Histoire littéraire des Fous
INTRODUCTION.
EPIGRAPHE.
J'ose dire que s'il y a encore un livre curieux à faire au monde, en Bibliographie, c'est la bibliographie des fous, et que s'il y a une bibliothèque piquante, curieuse et instructive à composer, c'est celle de leurs ouvrages.—Nodier, Mélanges tirés d'une petite Bibliothèque, page 247.
INTRODUCTION.
Lorsque la pensée nous vint de composer une esquisse biographique sur les Fous Littéraires, le sujet nous parut peu compliqué et n'exigeant que de patientes recherches. Mais à mesure que les matériaux s'accumulaient, et que nous cherchions à les coordonner, les difficultés de fixer des bornes à ce travail, augmentaient.
Tout dépendait de pouvoir définir d'une manière claire et précise quelles étaient les spécialités qui rentraient dans notre cadre. Ici tout devenait doute. La folie entre pour quelque chose dans l'existence de la plupart des grands esprits que l'histoire nous fait connaître, et il devient souvent très difficile d'établir les dissemblances qu'offrent les prédispositions à la folie, avec certains états dits de raison.
Ainsi que l'a dit M. Lélut, membre de l'Institut, personne ne peut croire que Pythagore, Numa, Mahomet, &c., fussent des fourbes, car la fraude n'a jamais eu et n'aura jamais un tel pouvoir. Pour creuser sur la face de la terre un sillon dont les siècles n'effacent pas l'empreinte, il faut penser, affirmer, croire comme les masses, et plus qu'elles; donc ces grands hommes croyaient à la réalité de leurs visions, de leurs révélations. C'étaient tout simplement des hommes de génie et d'enthousiasme, ayant des hallucinations partielles. L'auteur que nous venons de citer, a établi scientifiquement et avec calme, que ce qu'on est convenu d'appeler le Démon de Socrate, n'était autre chose qu'un état d'extase et une folie momentanée.[1]
[1] Le Démon de Socrate, ou application de la science psychologique à celle de l'histoire. Paris, 1856, in 8o.
L'écrit trouvé cousu dans le pourpoint de Pascal, après sa mort, et que Condorcet a nommé son Amulette mystique, le précipice imaginaire qu'il voyait à ses côtés, le globe de feu que vit Benvenuto Cellini, et les démons qui lui apparurent dans le Colysée et lui parlèrent, ainsi qu'une foule d'autres faits de la même nature, rendraient une histoire complète de la folie littéraire, une œuvre immense.
Un recueil des biographies psychologiques de ces sortes de personnages, sous le titre de Vies des Hallucinés célèbres, constituerait un livre intéressant et utile, comme le fait observer le docteur Lélut, dans le travail qu'il a consacré à démontrer la folie bien caractérisée de Pascal.[2] La folie ne peut pas se définir, pas plus que la raison, a dit le Docteur Calmeil.[3] Celui dont l'imagination fascinée prête un corps et une forme aux idées qui prennent naissance dans son cerveau, rapporte ces idées aux appareils des sens, les convertit en sensation que presque toujours il attribue à l'action d'objets matériels qui n'agissent point actuellement sur ses organes, et il en vient souvent à baser ses raisonnements sur ces données vicieuses de l'entendement. L'halluciné réalise jusqu'à un certain point la supposition des Berkeléistes, qui prétendent établir qu'il n'est pas positivement nécessaire que l'existence de l'univers soit réelle, pour qu'on l'apperçoive tel qu'il se montre à nos sens. Peu d'entre nous n'ont pas été, dans le cours de la vie, sous l'influence de quelque hallucination momentanée.
[2] L'Amulette de Pascal, pour servir à l'histoire des hallucinations. Paris, 1846, in 8o.
[3] De la folie considérée sous le point de vue pathologique, philosophique et historique. Paris, 2 vol. in 8o. 1845.
Les observations précédentes que l'on pourrait étendre considérablement, font comprendre combien il est nécessaire et en même temps difficile de circonscrire et de déterminer une bibliographie des fous littéraires. Laissant à d'autres le soin de développer cet intéressant sujet, nous voulons nous borner à tracer une esquisse de quelques unes de ces existences dont l'état mental a été suffisamment dérangé pour que l'on prît des précautions à leur égard.
Nous prévenons donc tout d'abord que nous n'allons nous occuper que de quelques individus qui nous ont semblé réellement atteints de folie, et qui, s'ils n'ont pas été enfermés dans des maisons de sûreté, comme la plupart de ceux mentionnés ici, ont néanmoins montré une aberration mentale très décidée.
L'application des causes aux effets dans la monomanie et dans son opposé, la folie raisonnable, offrira toujours un sujet d'étude du plus haut intérêt. L'Etiologie de ces maladies s'explique l'une par l'autre. Dans le premier cas, il y a un point malade dans un cerveau sain d'ailleurs, dans le second cas, un cerveau malade nous offre un point sain et normal. Ce sont ordinairement des esprits contemplatifs et noblement doués que l'on voit frappés par ce malheur.
Presque toutes les nations fournissent des exemples d'écrivains qui entrent dans cette catégorie, et ce qui doit augmenter la curiosité des Bibliophiles à ce sujet, c'est que leurs ouvrages sont toujours assez rares, et qu'il est difficile de se les procurer. Ces monomanies intellectuelles sont presque toujours caractérisées, comme le fait très bien observer le Dr. Calmeil, par une association d'idées fausses basées sur un faux principe, mais justement déduites, et par la possibilité où se trouve l'individu qui en est atteint, de raisonner juste sous tous les rapports, sur les matières étrangères à sa folie.
Afin de réunir les éléments épars de cette histoire littéraire, de manière à éviter la confusion, nous diviserons en quatre sections les auteurs que nous allons citer. La première traitera des fous théologues; la seconde, des fous littéraires proprement dits; la troisième, des fous philosophiques; et la quatrième, des fous politiques.
Les voyageurs nous apprennent une chose très frappante, c'est que la folie est comparativement un fait rare chez les nations tout-à-fait barbares. Humboldt dit qu'on rencontre très peu de fous parmi les tribus originaires qu'il visita sur le continent de l'Amérique. D'autres auteurs dignes de foi remarquent aussi qu'en Chine, au fond de la Russie et de l'Inde, la folie est moins fréquente qu'en Europe. Quoiqu'il en soit, la folie d'écrire est particulièrement une des maladies mentales de cette dernière partie du globe, effet probable d'un excès de civilisation, de même que la pléthore est souvent produite par un excès de santé. Il serait inutile de rechercher quelle est la cause de la folie, et même ce que c'est que la folie, car les analyses les plus persévérantes de la nature et de la composition du cerveau, n'ont abouti qu'à confirmer l'axiome du savant Gregory: “Nulla datur linea accurata inter sanam mentem et vesaniam.” Dans maintes circonstances de la vie, il est arrivé à la plupart d'entre nous, qu'appelé à décider en nous mêmes, sur la valeur d'une idée ou d'une action, notre jugement hésite à se prononcer, et nous disons avec le poète Beattie:—
Some think them wondrous wise, and some believe them mad.
Dans l'ordre métaphysique, Malebranche était arrivé à un résultat semblable, lorsqu'il a dit: “Il est bon de comprendre clairement qu'il y a des choses qui sont absolument incompréhensibles.”
Les savants qui se sont occupés de la médecine psychologique, et de la pathologie mentale, rapportent nombre de faits où la folie produit des résultats semblables à ceux d'une haute intelligence, résultats que l'esprit de l'individu est incapable d'obtenir, dès qu'il rentre dans l'état normal. Nous citerons un fait de ce genre qui nous a été raconté par le médecin même qui avait donné ses soins au malade:—Une dame d'un caractère très pieux commença peu à peu à être oppressée par un profond sentiment de mélancolie, qui se changea bientôt en un véritable dérangement d'esprit. On fut obligé de la mettre dans une maison de santé. Là, durant ses accès de folie, elle exprimait les idées de son cerveau malade, en vers tellement remarquables que le médecin en fut frappé, et transcrivit des passages, pendant qu'elle les récitait. Au bout d'un certain temps, cette dame recouvra ses facultés mentales, mais ne se rappela rien de ce qui s'était passé, et n'eût pas été capable, m'affirma le docteur, d'écrire une page avec quelque élégance.
Si l'on trouve souvent des éclairs de talent chez les aliénés, il arrive aussi que des hommes remarquables par la clarté et l'élégance de leur style, donnent tout à coup l'exemple de la plus entière incohérence. Un médecin de New York, à la suite d'un travail excessif, écrivit la lettre suivante à sa sœur:—
“My dear Sister,—As the Cedars of Lebanon have been walking through Edgeworth forest so long, you must have concluded that I have returned to the upper world, but I am still in purgatory for James Polk's sins, which, if they do not end in smoke, surely have as good a chance of beginning that way, as the ideas began to shoot; for if Thomas had not left his trunk on the cart at the Depôt, our shades would have been a deuced sight nearer to Land's End, than Dr Johnson said they would, by the time the Yankees rebelled,” &c.
Le Docteur Brigham donne d'autres curieux exemples de ce genre dans un article intitulé: “Illustrations of Insanity, furnished by the letters and writings of the insane,” et insérés en 1848 dans l'American Journal of Insanity.
Durant le cours de nos recherches, pour rassembler les matériaux de cette esquisse, notre attention a été particulièrement attirée par une méthode curative, que nous croyons peu en usage sur le continent, et qui mériterait de faire l'objet d'une étude spéciale. Dans plusieurs des grands établissements pour les aliénés, qui existent dans le Royaume de la Grande Bretagne, l'encouragement régulièrement donné à la composition littéraire, a eu les plus heureux résultats. Nous dirons en passant quelques mots sur deux ou trois de ces asyles consacrés à la guérison des maladies mentales.
The Crichton Royal Institution, au Comté de Dumfries en Ecosse, possède une presse dirigée par les habitans de l'établissement, au moyen de laquelle on y publie un petit journal mensuel intitulé: The New Moon. On y trouve rassemblées les compositions en prose et en vers de ceux qui, dans leurs intervalles lucides, se sentent enclins à ce genre de distraction. La partie matérielle de l'impression, le tirage, la correction des épreuves, tout s'exécute par les patients.
Voici l'extrait d'une lettre que nous écrivit le médecin de cette maison de santé, pour expliquer le système qu'on y suit:—
“Mental occupation has been a marked feature in the establishment from its commencement. A monthly journal, composed, published, and printed by patients, has been in existence for many years. Some years ago, a series of essays on our poets, philosophers, &c., were composed and printed also by them. More recently a small volume of poems was published by one of our lady patients, and we are just now thinking of publishing a selection of poems from our New Moon. Many other articles of a minor character have also been published. I am afraid it will not be possible now to obtain copies of any of them, as the impressions have been completely exhausted.”
La publication d'une série de Mémoires Biographiques a été commencée, dans cette maison, sur les poètes, philosophes, rois, &c. frappés de folie: “Memoirs of mad poets, mad philosophers, mad kings, mad churls, by inmates of the Crichton Institution.”
Il y a lieu de s'étonner qu'un pareil sujet ait été choisi par de pareils écrivains, mais il est remarquable que la plupart des compositions écrites dans des maisons de fous, indiquent que ceux qui en sont les auteurs, ont une parfaite conviction de leur état.
Voici deux ou trois courts extraits des pièces poétiques insérées dans le journal de l'institution. Une femme, nommée Geneviève, écrivit les strophes suivantes à l'occasion de la mort de son bouvreuil:—
Un des patients envoya un jour à celui qui était chargé de recevoir les morceaux destinés à l'impression dans le journal, les vers suivants signés Le Grand Orient, et accompagnés de cette explication:—
“Ces vers ont été apportés par le vent dans la Galerie du Grand Orient, et étaient signés Sapho Rediviva. Ils portent la marque d'un esprit malade. Je vous les envoie donc comme un tribut convenable à la Lune.[4]
[4] Allusion au titre du Journal.
Nous ne pouvons nous empêcher de citer aussi huit vers composés par un malheureux que l'insomnie torturait, et que des malheurs privés avaient frappé de folie:—
Ces deux strophes nous semblent dignes d'être comparées aux vers du poète Anglais Herrick.
Dans le même établissement la musique est aussi employée comme un moyen de rétablir l'équilibre dans les facultés mentales des patients, et le directeur a formé une sorte d'orchestre composé de ceux qui jouent de quelque instrument, et tous les mois, il organise un ou deux concerts, dont les programmes sont, ainsi que le journal, imprimés par les presses de la maison.
L'hôpital pour les insensés fondé à Edinbourg, sous le nom de Royal Edinburgh Asylum for the Insane, a, comme le précédent, une presse et un journal mensuel intitulé: The Morningside Mirror; qui se publie régulièrement depuis environ douze années. Il forme aujourd'hui deux forts volumes in 8o. Le Médecin de la maison, le Docteur Skae, nous a assuré dans une de ses lettres, “that they are entirely the work of the patients, both in writing and printing.”
Voici des strophes composées par un jeune homme devenu fou à la suite de contrariétés d'amour:—
Un autre morceau, par lequel nous terminerons nos extraits des effusions poétiques de l'hospice d'Edinbourg, porte un cachet remarquable de monomanie mélancolique:—
L'hospice des aliénés de Hanwell, l'un des plus importants de l'Angleterre, présente une particularité que nous croyons devoir noter.
L'encouragement à la composition littéraire, y forme, comme dans les établissements cités plus haut, un moyen de guérison, et les médecins de la maison pensent que c'est un des remèdes qui ont produit les résultats les plus satisfaisants. En conséquence, l'administration a établi un bazar où les diverses pièces, écrites par les lunatiques, sont exposées et vendues à leur profit. Grand nombre de personnes se font un devoir d'aller visiter ces expositions de publications de fantaisie, tirées sur papier rose, vert, orné d'arabesques, &c. et le produit des ventes est parfois assez considérable.
Les quatre vers suivants furent écrits spontanément par un patient convalescent, au centre d'une couronne de laurier suspendu au mur de la salle où se donnait une petite fête, dans l'hospice, le jour de l'Epiphanie en 1843.
Nous avons réuni plusieurs des pièces exposées sur les étalages du Hanwell Asylum, pour notre collection d'ouvrages écrits par des fous. Nous transcrirons ici une strophe d'un sonnet composé par un nommé John Carfrae, et des extraits d'une ode par John P….. qui a rarement des moments lucides, et se trouve enfermé depuis longtemps.
On remarquera dans cette dernière pièce, des signes évidents d'un dérangement d'esprit.
THE HAPPY EVEN-TIDE.
Sonnet to the Pilgrim of Sorrow.
AN ODE
WRITTEN ON THE TWELFTH-NIGHT AFTER CHRISTMAS.
Dans le journal trimestriel édité par Mr le Docteur Forbes Winslow,[5] on trouve, entr'autres articles sur la folie dans ses rapports avec la littérature, un curieux essai “On the Insanity of Men of Genius,” dans lequel les lecteurs qui prennent intérêt à notre sujet, trouveront des rapprochements très curieux.
[5] The Journal of Psychological Medicine and Mental Pathology. 10 vol. 8vo. 1848-1858.
Les hallucinations et la folie du Tasse, de Benvenuto Cellini, du peintre Fuseli, de Cowper, de Swift, de Southey, de White, et de tant d'autres dont les noms se pressent sous la plume, présentent une page de l'histoire de l'esprit humain qui nous feraient presque convenir, avec Aristote, qu'il est de l'essence d'un bon poète d'être fou. Nous ne nous occuperons pour le moment que de ceux dont l'esprit a jeté un éclat moins brillant et moins durable, et qui, d'après l'expression du poète:—
Le problème psychologique dont nous rassemblons ici quelques éléments, peut exercer, pour tout esprit réfléchi, une pénible quoique salutaire influence sur le sentiment de fierté et d'orgueil que fait naître parfois le pouvoir de l'intelligence. Ce mélange de grandeur et de faiblesse est bien propre à nous donner, sous une forme pratique, une leçon d'humilité profonde.