Histoires magiques
LA MARGUERITE ROUGE
Mme de Troène n'avait rien de remarquable qu'un visage endormi dans le calme d'une beauté qui s'était conservée toute seule, sans autre secours que l'eau pure, les modestes lavandes et les essences les plus honnêtes. Il est probable que, malgré les approches de la quarantaine, son corps avait gardé l'harmonie de la belle maturité, mais nul, certes, n'en savait rien, et nul, peut-être, n'avait jamais essayé de lire les lignes voilées sous les robes noires et les pèlerines à perles; nul, et elle-même ignorait l'état de sa forme, car, étant fort chaste, elle n'entrait au bain que les volets clos, et elle changeait de chemise avec tant d'adresse que les esprits même qui rôdent dans la chambre des femmes avaient renoncé à leurs indécentes curiosités.
On l'avait mariée fort jeune, il y avait plus de vingt ans, au marquis de Troène, qui, respectant le temple, avait à peine osé quelques pas tremblants vers les mystères vierges du bois sacré. Le marquis était si vieux et si impotent qu'à l'église il lui avait fallu l'aide d'un bras pour s'agenouiller et pour se relever, mais il était si riche et de si noble famille que personne ne fut surpris. Ces mariages sont fréquents parmi l'aristocratie terrienne: on clôt ainsi un procès, on récupère un domaine perdu, on ramène l'aisance, l'estime des paysans, la tolérance des notaires en des maisons ruinées, on rend au vieux blason fané l'éclat de ses ors et de ses sinoples primitifs.
D'ailleurs, le marquis de Troène ne fut pas méchant et il mourut n'ayant joui que peu d'années du lumineux sourire de sa jeune femme; il mourut, la laissant légataire de toute sa fortune.
Mme de Troène avait alors vingt-six ans; la fréquentation d'un vieillard l'avait rendue si indolente, lui avait tant affaissé la volonté que, cédant aux hypocrites caresses de sa famille, elle refusa de se remarier.
Des années passèrent: reine au milieu des siens, gâtée, courtisée, amusée par le bruit qu'on évoquait autour d'elle, Mme de Troène vivait sans joies et sans ennuis. Le mariage, qui ne lui avait rien révélé, ne la faisait jamais rêver. Elle n'imaginait rien au delà du rôle que lui avait enseigné son mari: chauffer le lit du roi, être bien obéissante, sourire et parler peu. Sans doute, un mari plus jeune aurait été plus agréable de relations, aurait permis la gaieté, le rire, les promenades, les voyages, mais ses sens, morts-nés, ne se troublaient jamais dans leur quiétude, et son cœur était froid. Vers trente-cinq ans, cependant, elle ressentit soudain la brûlure caressante d'une petite flamme intérieure. Ce fut un matin d'automne, un dimanche, en allant à la messe. Elle devait communier, ce jour-là; elle n'en eut pas la force, ou bien, elle n'osa pas, et, demeurée à son banc seigneurial, pendant que les femmes encapuchonnées de tulle blanc, leurs mains rouges et gourdes croisées sur leur ventre, s'en allaient en file vers l'autel, ou revenaient, les yeux baissés et amortissant avec précaution le bruit de leurs sabots sur les dalles, demeurée à genoux et le front dans ses mains, Mme de Troène pleura.
C'était la première fois de sa vie. A partir de ce moment, son caractère se modifia; sa famille, peu à peu, lui devint indifférente; elle s'enferma des mois entiers au château de Troène, sans voir personne, sans ouvrir ses lettres, sans écrire, lisant des manuels de dévotion, bientôt tout abandonnée aux mains du curé, homme scrupuleux mais sage et de ceux que les évêques délèguent dans les paroisses où il y a de riches veuves qui pourraient faire de leur fortune un mauvais usage.
En trois ans, l'église fut restaurée, le presbytère reconstruit et enrichi d'une belle prairie ornée de vaches grasses, les armoires et les tiroirs de la sacristie comblés de royales chapes, de chasubles idoines à émerveiller des cathédrales, et on montrait, en un écrin de bois de cèdre, un calice d'or massif où se profilaient en relief douze anges à genoux, offrant à l'agneau, de leurs mains tendues, chacun une des douze pierres liturgiques, une gemme, améthyste ou saphyr, diamant ou sardoine, grosse comme une noisette aveline.
Or, quand la gloire de Dieu fut pourvue, il y eut de grandes fêtes au château de Troène et l'on y vit réunie, au nombre de plus de trente personnes, la famille de la donatrice. Une telle assemblée, c'est presque de la solitude, c'est la liberté de chacun assurée par la liberté même dont chacun a besoin. Des groupes et des intimités se formèrent. Mme de Troène accepta spécialement les soins du jeune Jean de Néville, un grave et bel adolescent qui lui portait son pliant, si on allait se promener dans le parc, qui ne manquait pas de lui glisser un coussin sous les pieds, qui lui servait de dévidoir, enfin, avec une touchante bonne grâce.
Il ne la nommait ni «ma tante», à la mode de Bretagne, ni «ma cousine», à la mode de Normandie, mais «Madame», ce qui est de meilleur ton, et il semblait vraiment son page.
Le petit Jean de Néville s'intéressait aux histoires et aux légendes de sa famille. Mme de Troène lui en conta quelques-unes, qu'en son enfance on lui avait dites et apprises, telles que des fables, mais lorsque Jean parla de la «marguerite rouge», elle ne sut que répondre.
—C'est pourtant, reprit Jean, la grande légende des Diercourt, dont vous descendez directement par les femmes. Et moi aussi, j'en suis, ajouta-t-il fièrement, et la légende, je vais vous la dire.
—Dites, mon page.
—C'était au temps que l'inquisiteur Springer brûlait les sorcières en Allemagne. Catherine de Diercourt, femme du mestre de camp qui servait alors en ce pays, fut emprisonnée, non précisément comme sorcière, mais comme protectrice des sorcières. Ainsi que les autres, on la mit nue et on la tortura. Dès que le brodequin de bois, serré par de puissantes vis, eut mordu sur sa jambe, elle avoua ce qu'on lui demandait. On la condamna au bûcher: alors, elle se déclara enceinte. Springer ordonna de surseoir, mais, destinée au feu, elle fut stigmatisée de la marque des «vouées», qui était une sorte de marguerite à treize pétales que l'on imprimait au fer rouge sous le sein droit. Catherine de Diercourt avait dit vrai. Elle accoucha en prison et fut brûlée, trois semaines plus tard, avec soixante de ses amies.
L'enfant, une fille, fut remise à M. de Diercourt; le stigmate avait passé mystérieusement de la mère à la fille: la seconde Catherine était marquée de l'effroyable marguerite rouge. Et voilà où commence la légende, continua Jean de Néville: on dit que toutes les femmes du sang des Diercourt, descendantes de la protectrice des sorcières, ont au sein cette même marque, indélébile et héréditaire; on dit encore qu'elles ne doivent aimer et être aimées qu'une fois,—et que celui-là qu'elles aiment et qui les aime est voué à une mort prompte. J'ai cherché dans l'histoire des familles issues des Diercourt femmes, eh! bien,—c'est vrai!
—Quel conte! dit en s'efforçant de rire Mme de Troène. On ne m'en a jamais parlé, pas même ma mère,—et je suis bien sûre que moi, cette marque, je ne l'ai pas… Mais je ne ma suis jamais regardée… Fi! se contempler dans les glaces, mettre sa pudeur à nu—devant cette autre femme, image ironique, qui vous fixe et vous sourit vilainement! Fi!
Jean de Néville, les joues un peu rosées, la respiration un peu haletante, ses beaux yeux grands ouverts et un peu vagues, tremblait, les poignets chargés, comme de chaînes, de l'écheveau de soie qu'il embrouillait. Tout d'un coup, et après un silence, un terrible silence pendant lequel des images et des idées avaient effleuré d'invisibles caresses la marquise et le page adolescent, tout d'un coup Mme de Troène pencha la tête vers Jean agenouillé à ses pieds et, les mains sur les épaules de l'enfant, elle lui baisa la bouche.
Quand ils se relevèrent, initiés, la nuit tombait et on apportait les lampes. Mme de Troène frémit délicieusement; elle regarda Jean, qui était tout pâle et comme écrasé. Ils ne trouvèrent rien à se dire: ils étaient submergés sous des océans d'émotions. Enfin, elle murmura, épuisée de délices:
—Va-t'en!
Le lendemain. Mme de Troène apparut si défaite et la figure si bouleversée, que tout le monde s'inquiéta. Elle donna une cause à son malaise, mais dès qu'elle fut seule avec Jean, elle toucha son corsage et dit:
—La marguerite rouge! Je l'ai, la marguerite rouge!
—Tant mieux, dit Jean, avec la simplicité et la noblesse d'un amant héroïque; je vous aime tant que je veux bien mourir de votre amour.
Ensuite, d'obscures et silencieuses nuits de joie leur furent données. Jean cherchait avec sa main, le stigmate, non plus des «vouées», mais le stigmate qui le vouait, lui, à la mort. Un soir, Mme de Troène permit que la veilleuse restât allumée, et Jean vit le signe, et, avec une étrange frénésie, avec une précoce perversité, il baisa, inlassé, jusqu'au matin, la diabolique marguerite rouge.
Cela dura deux mois. Jean partit, retournant à ses études, à sa dernière année de collège. Il avait promis d'écrire: nulle lettre; elle écrivit, discrètement: il ne répondit pas. Elle alla le voir. Elle le vit mourant, sans regard, sans souvenir, mourant de ses deux mois d'amour, mourant d'avoir aimé la marguerite rouge!
Mme de Troène prit le deuil et orgueilleusement, sans daigner répondre aux questions, le conserva jusqu'à sa mort, qui ne tarda guère. Elle cessa d'être dévote, sans cesser d'être religieuse, mais sa religion avait quelque chose de farouche; elle se martyrisait; elle resta une fois agenouillée à l'église pendant huit heures de suite, sans bouger plus que le saint Jean de pierre qu'elle fixait comme en extase; elle se commanda des jeûnes qui eussent effrayé les anachorètes. Son suicide dura trois ans.
Comme, malgré son évidente piété, elle ne se confessait jamais, le curé, un jour, l'interrogea. Elle répondit durement, retrouvant d'un coup l'insolence des Diercourt et leur haine de l'Eglise:
—Monsieur, les secrets d'une marquise de Troène, cela ne regarde que Dieu.
A son agonie, quand le prêtre redoublait ses objurgations, elle demeura muette,—et elle mourut, drapée, comme dans un linceul, dans l'impertinence de son silence absolu; elle mourut le doigt sur son secret, le doigt sur l'heure inoubliée de joie humaine que le Maudit lui avait donnée, le doigt sur la marguerite rouge.