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Histoires magiques

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LA SŒUR DE SYLVIE

I

Mme de Maupertuis traversa la cour et, ouvrant une petite porte à claire-voie, entra dans le jardin.

Comme elle courait çà et là par les allées, sa robe étroite de léger et blanc jaconas modelait au vol la finesse de ses formes. Un ruban rose s'éployait derrière elle. La gorge, découverte par l'échancrure du corsage fermé à plat comme une chemise, se montrait ingénument, malgré la jalousie d'une écharpe à la dernière mode, jaune, rouge et bleue. Nu-tête, ses cheveux blonds coiffés à la grecque se relevaient sur la nuque, encadraient le front, bouillonnant un peu entre l'œil et l'oreille. Toute pâle, au lieu de l'habituelle roseur de son teint, et même ses yeux bleus creusés et ses narines pincées par les dures veilles dans une chambre de malade, elle était encore charmante.

Accoudé au mur qui fermait le jardin, dominant l'abrupte pente au bas de laquelle se courbait en arc la route royale, M. de Maupertuis songeait, les yeux sur un lointain de prés pleins de saules, sur un horizon fermé par un cercle de collines peuplées de hêtres. Le soleil, en face de lui, tombait lentement derrière les arbres; un flot de lumière, roulant sous les voûtes vertes, venait baigner la route blanche; les prés s'endormaient dans une pénombre humide et déjà le brouillard montait, dessinant en inconsistants contours les sinuosités d'un ruisseau, dont le chant s'élevait sur la mort de tous les autres bruits.

De tels paysages et de tels effets de crépuscule, M. de Maupertuis se souvenait d'en avoir vu en Angleterre, où son enfance, pendant l'émigration, s'était traînée si douloureusement, et soudain il revit dans un lointain précis le triste manoir de Watering-Hill, où il avait assisté, par un soir tout pareil, à la tragique mort de lord Romsdale,—et à cette évocation, à ce nom de Romsdale, dont il avait murmuré les syllabes, sa songerie devint plus profonde.

La petite main de sa femme se posa sur son épaule.

—Adelaïde! vous m'avez fait peur.

Il tremblait vraiment, Adelaïde lui mit ses deux bras autour du cou et, douce, le baisa au front; ses yeux s'étaient allumés d'une flamme d'amour; elle regarda un instant son mari, souriante d'un indécis sourire, avant de lui confier:

—Patrice, ma sœur veut te parler, à toi seul. Elle insiste. Elle veut être toute seule un instant avec toi.

—Caprice de mourante, dit Patrice en se laissant emmener; que peut-elle avoir à me dire qu'elle n'ait dit à son confesseur,—ou à toi?

II

M. de Maupertuis entra, pris au cœur par l'odeur de mort qui flottait autour du lit. Une petite main sortait des couvertures, maigre comme une feuille de tremble et aussi diaphane; il la prit dans les siennes, s'agenouilla et, malgré sa répugnance, la porta à ses lèvres.

Dans le grand lit, le mince corps phtisique ne tenait pas plus de place que la dérision d'une poupée. La tête s'enfonçait, visible seulement par sa couleur de cire qui diézait le blanc des batistes. Sur ce faible modelé, les sourcils noirs traçaient deux barres droites convergeant vers la racine du nez, qui était bourbonien; les cils semblaient de petits traits fins détaillés comme dans les icones, et quand elle ouvrait les yeux, c'était de la nuit qu'on y voyait. Les cheveux, bruns, avaient été tordus sous un bonnet de dentelles, mais des mèches dépassaient vers le front, coupant d'une courbe illogique les rides creusées en sillons égaux.

Se mouvant avec effort, la mourante atteignit sous le traversin un assez grand portefeuille de velours rose tout fané et froissé. Une cordelette de fils d'or le fermait; il y avait brodé dessus, en soie jaune, à une place où le velours exprès était rasé en losange, et ainsi écrit sur deux lignes:

SYLVIE

M. de Maupertuis regarda le portefeuille, et ses yeux rencontrèrent ceux de Sylvie. Si mornes, l'instant d'avant, ils s'animaient d'une lueur qui lui sembla hypocrite et perverse. Cela le mit en défiance contre ce qui allait suivre, défiance tout involontaire, car il avait le respect de la mort.

—Patrice, ceci vous instruira, mais écoutez. Ne jugez pas Adelaïde sévèrement comme vous jugeriez un homme. Les femmes n'ont pas de l'honneur une juste idée; chez elles, les sentiments passent avant tout. Soyez… donc… indulgent…, Patrice…

La toux l'étreignait. Elle respira, puis reprit:

—Lord Romsdale…

Mais ce fut son dernier mot. Un spasme la dressa, du sang mêlé à de la salive coula par le coin des lèvres, et, retombée lourdement sur l'oreiller, elle expira.

Jusqu'à la survenue d'Adelaïde, Patrice demeura fasciné par les yeux de la morte, par les yeux hypocrites et pervers.

III

M. de Maupertuis connaissait cette histoire,—et quoi de plus banal? Un mariage manqué dont Adelaïde avait eu du regret, du chagrin, peut-être un momentané désespoir. Elle-même, avec une franchise qui paraissait totale, lui avait conté tout cela,—mais les lettres, vraiment, étaient un peu vives, presque inquiétantes. Un soir, sous la lampe, il dit à sa femme, en posant devant elle le portefeuille de velours rose:

—Adelaïde, voici le secret de Sylvie… Ah! votre sœur a été bien diabolique, car ces lettres, je suppose, vous lui aviez ordonné de les brûler, n'en ayant pas le courage vous-même…

—Quelles lettres?

—L'histoire d'une passion.

—Je ne comprends pas.

—Il s'agit d'une famille qui nous fut bienveillante. Le père m'aimait beaucoup; le fils…

—Le jeune lord Romsdale?

—Vous l'aviez donc oublié? Voici de quoi vous rafraîchir la mémoire.

—Ces lettres, en effet, auraient dû être brûlées, dit froidement Adelaïde.

—Il est encore temps, dit Patrice, mais qu'elles le soient de votre main… Tenez, voici la première, lisez et brûlez.

Oh! le premier amour, les jolis cheveux bouclés et les joues sainement roses du jeune Romsdale! Maîtrisant sa délicieuse émotion, Adelaïde prit la lettre du bout des doigts et la lut. Elle avait pâli, ses joues se recolorèrent. Oh! la joie, jadis, d'avoir reçu ce billet passionné!… Elle les relut toutes et les brûla toutes. Patrice les lui passait une à une. Quand tout fut fini:

—Adelaïde, votre sœur était une misérable…

—Non, interrompit Adelaïde, une jalouse, tout simplement. Elle se mit à aimer lord Romsdale, dès qu'elle s'aperçut qu'il m'aimait, et, quand vous m'avez aimée, elle se mit à vous aimer,—et à me haïr. Nul ne s'en aperçut jamais. Si elle n'est pas morte avec son secret, si son dernier acte a dit toute sa passion, amour, haine et jalousie, c'est que la mort exige la vérité… Oui, la mort exige la vérité et Sylvie a bien fait.

—La mort affirme les âmes, loin de les modifier, dit Patrice. Sylvie était une dissimulée et une menteuse. A vous, je n'ai nul reproche à faire. Vous étiez une enfant…

—Oui, Patrice, cria-t-elle en se levant et en se jetant tout en sanglots dans les bras de son mari, j'étais une enfant, une enfant, une enfant!…

IV

Cette soirée aviva leur amour. Leur calme tendresse y trouva un motif de surexcitation et ils s'en allèrent vers les grèves, en leur vieux petit château du bord de la mer, logis tout noir et tout nu où ils goûtèrent la volupté de ne devoir qu'à eux-mêmes la raison suffisante de vivre. Ils eurent un mois d'idéale renaissance, de joies incomparables à celles des premiers épanchements, car ils connaissaient plus profondément leurs êtres et savaient la valeur du plaisir.

Cependant ils s'adorèrent trop et Adelaïde eut des langueurs. Le médecin ordonna: «Pas d'émotions!»

—Excellent docteur, dit Patrice, y a-t-il de la vie sans émotions?

Ils en avaient eu d'exquises. Ce furent les dernières roses: un coup de vent effeuilla tout le parterre. D'une faiblesse que Patrice jugeait une passagère crise, Adelaïde ne se réveilla que pour mourir.

Et, avant de mourir, la sœur, oh! la vraie sœur de Sylvie, attira sous ses lèvres l'oreille de son mari, et une voix, comme venue d'un infernal au-delà, une voix qui tremblait de son mensonge suprême, dit:

—Patrice, je meurs en aimant lord Romsdale!

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