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Histoires magiques

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SUR LE SEUIL

Au château de la Fourche, tout était triste et grand: ce nom patibulaire d'abord, souvenir des primitives et dures justices seigneuriales; les quatre avenues sombres dont les lamentations faisaient un bruit d'océan; les douves où des cygnes noirs nageaient parmi les roseaux brisés, les menaçantes ciguës et tant de fleurs jaunes épanouies, mais comme des soleils de mort; le château, avec ses murs couleur de ciel d'orage, son toit creusé de sillons tel qu'un labour, ses étroites fenêtres ogivées et tréflées, sa tour découronnée, proie d'un formidable lierre qui semblait la perpétuité même de la vie.

Le perron gravi et la porte franchie, on entrait en de vastes salles hautes et froides, meublées de chêne, tendues de verdures où se revoyaient les roseaux penchés de la douve, ses fleurs mornes et ses ciguës, abritant sous leur ombre glacée la promenade royale des cygnes désespérés. Nul tapis que des nattes de paille; partout des chiens dormant, le nez entre les pattes, et, spectre étrange (auquel je ne m'habituai jamais), vaguant de salle en salle, faisant claquer son bec dès qu'on ouvrait les portes, un héron familier. Cet être funèbre entrait partout; il nous suivait à l'heure des repas, picorant dans une jatte où on lui jetait sa pâture, faisant, à intervalles réguliers, un bruit pareil à celui d'une tuile branlante que le vent secoue sur un vieux mur. On l'appelait le Missionnaire, parce qu'il ressemblait, avec son regard oblique et paterne, à un révérend père capucin qui avait prêché une mission à la Fourche,—et dont la mort, survenue peu de jours après, avait coïncidé avec l'apparition de l'oiseau, blessé d'un coup de fusil et trouvé sur la douve par un garde-chasse.

Cette histoire, un peu ridicule, m'avait amusé, le premier soir passé à la Fourche, quand mon hôte me la conta sur un ton qui, cependant, excluait toute jovialité; mais, dès le lendemain, le Missionnaire m'épouvanta, moins par sa laideur que par son assurance, par la certitude où semblait cette bête d'être chez elle, d'être maîtresse et, vraiment, d'y accomplir une mission surnaturelle. Jamais on ne la rabrouait, jamais on ne l'enfermait; dès que son bec claquait contre une porte, on se levait pour lui ouvrir et, si elle sortait en même temps que nous, elle passait la première, grave et l'air, non de n'importe quel capucin, l'air d'un vieux juge incorruptible et doucement impitoyable.

Le Missionnaire: intérieurement, je lui avais donné un autre nom, le Remords.

Or, un soir que nous nous levions de table, ayant soupé de venaison et de cidre parfumé au genièvre, je me heurtai à l'oiseau près de la porte et, impatienté, je dis à mi-voix:

—Passe donc, Remords!

—Pourquoi ne l'appelez-vous pas le Missionnaire? me demanda brusquement le marquis de la Hogue, en me saisissant le bras et en me regardant avec des yeux animés d'un sentiment que je crus d'abord de la colère, mais qui était de la terreur.

Il ajouta d'une voix qui tremblait et qui cassait les mots, comme pour en extraire, malgré soi, le secret:

—Comment savez-vous qu'il s'appelle le Remords? Qui vous l'a dit?

—Vous!

Et par ce seul mot lancé au hasard, car j'étais presque aussi troublé que M. de la Hogue, je venais de m'assurer de prochaines confidences.

Quand nous entrâmes dans la salle de nos causeries du soir, l'oiseau était devant la cheminée, où flambaient des arbres, debout sur une patte, le bec sous son aile. Voulant reprendre le dialogue, je dis simplement, en m'asseyant dans un des fauteuils de bois, pareils à des stalles de cathédrale:

—Il dort?

—Il ne dort jamais! répondit M. de la Hogue,—et, en effet, à une lueur plus vive qui sortit du foyer, j'aperçus, ironique et froid, me fixant avec l'éclat sali d'une étoile vue dans une mare à grenouilles, l'œil du vieux juge, un œil incorruptible et doucement impitoyable.

—Il ne dort jamais, reprit M. de la Hogue; ni moi non plus. Mon cœur ne dort jamais. Je connais le sommeil, j'ignore l'inconscience. Mes rêves sont tellement la continuation de mes pensées du soir, et, le matin, je renoue si logiquement mes rêves à ma pensée, que je ne me souviens pas d'avoir cessé de nager en pleine clarté intellectuelle pendant une heure, depuis trente ans. Et à quoi je songe ainsi durant les interminables heures de ma vie? A rien, ou plutôt à des négations, à ce que je n'ai pas fait, à ce que je ne ferai pas, à ce que je ne ferais pas, même si la jeunesse m'était rendue. Car, je suis ainsi, je suis celui qui n'a jamais agi, qui n'a jamais levé le doigt vers l'accomplissement d'un désir ou d'un devoir. Je suis le lac qu'aucun vent n'a jamais ridé, la forêt qui n'a jamais brui, un ciel introublé par les nuages de l'action.

Il se tut quelques instants, après ces phrases un peu solennelles et même déclamatoires, puis:

—Connaissez-vous ma vie? Non, vous êtes trop jeune, et d'ailleurs ce que le monde sait de moi n'est pas moi. Je ne me suis jamais raconté et, sans le hasard—ou la providentielle perspicacité—qui vous a fait tantôt proférer un mot—un nom!—qui m'épouvanta (je l'avoue), vous ne recevriez pas ce soir, vous non plus, ma confession.

La voici:

J'avais huit ans, quand ma mère ramena d'un voyage lointain une petite fille à peu près du même âge, notre cousine, au moins par le nom, et que la mort de ses parents laissait aussi dangereusement seule au monde qu'une agnelle perdue la nuit dans un bois. Cette adorable petite fut tout de suite l'enfant gâté et, pour moi, une idéale sœurette, ou peut-être même une évidente fiancée, un ange chu des étoiles pour mon éternelle consolation. A douze ans, cœur précoce et vigoureux garçon grandi parmi les pâtres, j'aimais déjà Nigelle d'une amour infinie et qui, par conséquent, jusqu'au jour où je l'ai perdue, n'a pu ni croître, ni décroître. Elle m'aimait aussi d'une ardeur toute pareille; je le savais, et l'aveu qu'elle me fit, mourante, ne m'apprit rien que ma propre scélératesse.

Dès qu'un peu de raisonnement avait été possible à ma cervelle d'enfant, je m'étais fait de la vie une conception singulière, et, je le sens maintenant, criminelle. Ayant cueilli une rose, un midi que son parfum exaspéré me tentait et que la pourpre de son sourire me donnait des envies de conquête, ayant erré dans les allées du jardin avec ma rose cueillie et oubliée entre mes doigts, je vis qu'en moins d'une heure elle s'était flétrie toute et attristée toute, blessée par les flèches du soleil,—et je songeai qu'il faut désirer les roses, mais qu'il ne faut pas les cueillir.

Et je songeais aussi, Nigelle venant au-devant de moi, qu'il faut désirer les femmes, mais qu'il ne faut pas les cueillir.

Beaucoup de pensées m'assiégèrent à la suite de cette primordiale découverte et, lentement, toute une philosophie de néant, toute une religion nirvanique s'élabora dans mon orgueilleuse et faible tête. Un jour, je me la résumait d'un mot:

Il faut rester sur le seuil.

Quelques livres m'avaient aidé, des écrits ascétiques, un résumé de Platon, des abrégés de métaphysique allemande, mais, pratiquement, ma doctrine était bien à moi. J'en devins très fier et je m'enfonçai résolument dans les ténèbres de l'inaction.

Je m'appliquai à ne consommer que les actes les plus simples et surtout ceux qui, ne me promettant aucun plaisir exceptionnel, ne pouvaient me causer aucune déception.

J'avais de violents désirs, je m'y complaisais, je m'y roulais, je m'en soûlais. Mon cœur s'élargissait au point de contenir le monde. Désirant tout, j'avais tout, mais je n'avais pas tout de la même façon qu'on tient entre ses mains deux petites mains tremblantes. Je prenais tout, mais rien ne se donnait à moi; j'avais tout,—mais sans amour!

Ce n'est que plus tard, en un moment solennel, que je connus l'existence de l'amour. Jusqu'à ce moment-là, l'orgueil m'en donna l'illusion et je vécus parfaitement heureux, fier d'échapper au désenchantement qui naît de tout acte accompli.

Aujourd'hui même, et maintenant que je sais, maintenant que la douleur m'a instruit, il me serait impossible de cueillir la rose. A quoi bon? Cet épouvantable refrain chante sans cesse dans ma tête et il n'a jamais été plus impératif.

Nigelle et moi, nous vécûmes vingt ans l'un près de l'autre: elle, devenant chaque jour plus timide et plus triste, effarée de ma fortune, la pauvre qui ne possédait rien que la moisson mûre de ses cheveux blonds; moi, de plus en plus orgueilleux et indestructiblement muet.

Je l'aimais tant qu'on peut aimer, mais je ne l'aimais que jusqu'au seuil.

Ce seuil, je ne l'ai jamais franchi et pas même mon ombre, et pas même l'ombre de mon cœur ne s'est promenée dans ce palais d'amour.

Hospitalière et tendre, la porte était toujours ouverte, mais je détournais la tête, quand je passais par là, pour contempler mon propre désir, pour parler avec mon désir, pour confier à mon désir les rêves que je voulais irréalisés.

Franchir le seuil? Et après? Ce palais était peut-être un palais comme tous les palais,—mais le palais de mes songes était unique et tel qu'on n'en reverra plus jamais d'autres.

Elle mourut de m'avoir aimé, moi qui l'aimais d'une amour que je redis infinie. Elle mourut en me disant: Je t'aime! Et moi, je ne répondis rien.

Le héron changea de patte, fit claquer son bec, et de l'aile gauche le passa sous l'aile droite: son œil ironique et morne regardait maintenant M. de la Hogue.

—Cet oiseau, reprit mon hôte, vous semble bien laid et bien ridicule, n'est-ce pas?

—Bien funèbre surtout.

—Ridicule et funèbre. Je le supporte comme un châtiment. Il me fait peur, il me fait souffrir, et je veux qu'il en soit ainsi. Vous comprenez bien que, s'il me plaisait de lui tordre le cou, ce serait une affaire vite expédiée!

—Y pensez-vous? dis-je. Tordre le cou au Remords?

—J'y ai pensé, répondit M. de la Hogue. Mais, à quoi bon? Il n'y a dans cette ridicule et funèbre bête nulle signification que celle que lui donne ma volonté; je n'ai qu'à la nier pour qu'elle soit aussi morte qu'un oiseau empaillé. Croyez-vous que je sois dupe de son inanité? Me prenez-vous pour un fou?


Le vieillard s'était levé, secouant les longs cheveux gris qui pleuraient sur ses joues pâles et creuses; puis, soudain calmé, il se laissa retomber dans son fauteuil.

Il répéta, très apaisé et un peu moqueur:

—Je suppose que vous ne me prenez pas pour un fou?

Comme je le regardais en souriant, et en allongeant machinalement la main vers les plumes de l'oiseau immobile, il se leva de nouveau:

—Ne touchez pas au Missionnaire!

Il avait proféré ces mots avec la voix qui dut être la voix de Charles 1er disant à un indiscret sur l'échafaud: «Ne touchez pas à la hache!»

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