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Histoires magiques

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LE CIERGE ADULTÈRE

Elle eut cette fantaisie et cette perversité.

Elle voulut cela: que, la nuit même où son mari devait rentrer de voyage, l'adoré tendre et frêle, un peu timide, restât près d'elle jusqu'à l'heure d'aurore imposée au train; plus longtemps encore jusqu'au bruit de la voiture arrêtée devant la porte; plus longtemps encore, jusqu'à la tremblante clef tournant dans la serrure!

Car elle tremblera, la clef du maître, au moment d'ouvrir le coffret de ses amours: il m'aime, et déjà l'anxiété de la joie prochaine lui a ému le cœur, et la cage s'est rétrécie sur l'oiseau frissonnant. Qu'elle se dilate à la chaleur de me voir, mais moi, j'aurai eu mon anxiété, et différente. Oh! que je ne l'aime pas, celui qui a le droit de me surprendre et de m'imposer, à une heure convenue et réglée par lui, son plaisir de seigneur à jeun des baisers qui lui signifieront ma haine!

«Et pourquoi je ne l'aime pas? Les raisons? Ah! ah! ah! Il n'y en a pas.»

—Te voilà, amour? Donnez vos lèvres, petit adoré. Tu es pâle. Aurais-tu peur?

—De quoi?

—De ce que nous allons faire. Regarde-moi bien. Il n'y a rien d'insolite dans mes yeux.

—Si, des petites flammes, presque…

—Presque?…

—Presque méchantes.

—Oui, petit adoré, je suis méchante, ce soir, de toute la tendresse dont je fonds pour toi. Je fonds comme une cire, je coule comme un cierge au chevet d'une joie morte, mais je vais m'exalter pour les funérailles qu'il nous faut.

—Enfin, folle?

—Enfin, il revient, j'entends le trépidement du train, les signaux se déclanchent, la gare grouille, les portières s'ouvrent, la porte s'ouvre,—celle-ci! Toi, tu sortiras par celle-là.

—Quand? Déjà? A quelle heure?

—Nous avons le temps. Ah! je commence à m'amuser? Songe: il pense à moi, il me voit. Oui, mon cher, il me voit toute seule, somnolente, l'oreille aux aguets, les yeux cherchant l'heure, avides de l'heure exquise et définitive,—il me voit! Me voit-il t'embrasser sur la bouche? Voilà ce que je voudrais savoir, ah! ah! ah! ah! ah!

Le petit adoré comprit mieux le baiser que les préalables divagations de son amie. Amie, il l'appelait ainsi, ou bien Folle. Mais, folle, jamais encore elle ne l'avait paru si complètement, si insolemment. La croire, ne pas la croire, c'était également dangereux: elle était capable d'imaginations bizarres, d'hallucinations,—et capable d'être vraie et sûre. Qu'avait-il compris, en somme? Le baiser. Le retour? Oui, pourtant, il faudrait savoir…

Il demanda:

—Sérieusement, à quelle heure revient-il?

—A quatre heures.

—Tu as raison, folle, nous avons le temps, mais c'est triste, triste, triste.

—Triste? pas encore, dit Amie,—et elle déshabilla petit adoré, et petit adoré dévêtit l'amie; ils jouaient, maintenant, s'excitaient comme chat et chatte; et le frêle amoureux, c'était lui qui semblait la timide femelle, car l'amie était plus grande que lui, forte, impérieuse et charnelle reine.

Ils jouèrent et ils s'aimèrent, et voilà que, penchée sur le front pâle de son amant heureux, elle le contemple…

Qu'il est pâle,—et pas un mouvement, pas un frémissement de muscles! La bouche est entr'ouverte, les yeux sont clos: il a l'air évanoui!

Son cœur, son petit cœur? Oh! qu'ils sont faibles, les battements de son petit cœur,—si faibles qu'on ne les entend pas.

Pas du tout.

—Petit adoré!

Nulle réponse, nul geste, nul cillement.

Alors elle le prend dans ses bras, mais il est inerte, et si lourd, le frêle amoureux, si lourd, que ses puissants bras de reine charnelle sont trop faibles pour le frêle amoureux si lourd.

Des essences, de l'eau, du vinaigre, des sels!

Nul geste, nul cillement, nul souffle.

Il est mort.

«Petit Adoré est mort. Il est mort, il est mort, il est mort…»

Il est mort!—Elle disait cela, elle chantait cela, elle pleurait cela: Mort, mort, mort!—Et c'était vrai.

Elle se redressa, dégrisée, maîtresse d'elle-même; non plus folle d'amour ni de douleur, mais sérieuse et décidée, et brave.

Dans le lit pairé et tapoté, bien refait, calme, sévère, elle coucha son amant selon la plus chaste attitude, selon le repos le plus pur, le drap revenant jusqu'au menton, les bras sortis du drap, les mains jointes sur la poitrine, aux mains un crucifix, parce que c'est le symbole le plus évident de la mort, celui qui dit le plus clairement la vérité dernière et le dernier état de l'homme,—voix muette, mais si éloquente, si funèbre, mais si absolue!

Quand elle eut posé le crucifix entre les doigts du petit adoré, la courageuse adultère redevint pour un instant peureuse et tant affligée qu'une faiblesse lui inclina la tête vers la tête pâle enfoncée là, et les lèvres vers les pâles et froides lèvres;—mais elle se redressa vite: il fallait que cela fût plus royal et plus absurde; il fallait une surprise plus stupéfiante et une plus vraie satisfaction et une plus digne justification de son amour.

Elle vida de leurs fleurs l'antichambre et le salon. Toutes les grâces printanières furent semées sur le lit funèbre: lilas et roses, muguets et mimosas, toute la chevelure odorante d'un jardin de fée!

Alors, elle se sentit presque contente et un peu ivre.

Debout, les doigts crispés, l'haleine rapide, elle regardait l'amoncellement fou des fleurs et la pâle tête presque enfouie sous les roses,—mais tout à coup, sentant qu'une chaotique armée de réflexions allait prendre d'assaut sa cervelle démantelée, elle se mit à ranger les fleurs—artistement!

Elle ne voulait pas réfléchir, ni songer à l'instant d'avant, ni à l'instant d'après: être brave, seulement; dépasser une bravoure de femme: être héroïque—imprudemment; oui, faire son devoir de belle et de bonne adultère,—puis se coucher sous la colère qui allait éclater comme un tonnerre dans cette chambre insolente, sur le calme insolent de la mort, sur l'insolente paix de l'orgueilleuse amante.

Les lumières?

Ce soin dernier fut décisif et chassa définitivement l'armée des chaotiques réflexions.

Elle alluma les candélabres de la cheminée, et, posés au chevet du lit sur une table, ils eurent l'apparence de deux buissons ardents, de flammes inextinguibles et solennelles. Mais, sous l'avalanche de la lumière, le mort devenait hideux: la tête pâle éclatait d'une blancheur plus blême que le drap, plus blême que la batiste de l'oreiller, et des trous d'ombre se creusaient sous les yeux, et le nez s'allongeait vilainement, et la bouche sembla méchante,—sa bouche si douce!

Il fallut mettre tout cela au point, organiser le jeu des lueurs, maintenir la tête pure en une pâleur juste, combiner les ombres en vue du calme et de la beauté: un des candélabres resta au chevet, l'autre se dressa au pied du lit.

Et le cierge?

Elle le retrouva dans un tiroir, entamé à peine, n'ayant pleuré que quelques larmes, cierge pascal, cierge de gloire qu'il lui avait plu d'acquérir un jour,—cierge adultère et de blasphème, car il avait éclairé, en pleurant, les premiers baisers de l'Amie et de l'Adoré.

Ce cierge! Ah! que ce fut dur pour elle, la vue de ce flambeau d'amour, tout incrusté de grains d'encens, ce flambeau de consolation et de ressouvenir qu'ils ne devaient allumer qu'aux anniversaires, destiné à leur mesurer des années de joie,—et qui allait donner au mort sa dernière lueur, pleurer sur le mort ses suprêmes larmes.

L'amertume du péché, en cette minute, lui contracta la gorge et lui troubla le cœur.

Le cierge adultère! En l'achetant, en le profanant, en faisant surgir de la cire sacrée une flamme sacrilège, en l'érigeant témoin des mauvaises amours,—elle avait acheté la mort, la condamnation de l'adoré et la sienne; car, n'était-elle pas condamnée, elle aussi, et ne savait-elle pas exactement ce qui allait se passer, tout ce qui allait se passer, quand la tremblante clef aurait ouvert à son seigneur la porte de la maison adultère?

Mais elle ne voulait pas réfléchir, pas encore, jamais! Sa bravoure était en actes et non en pensées.

Elle alluma le cierge adultère et s'agenouilla, droite, les mains jointes et un peu écartées du corps, et—sans un mouvement que celui de sa poitrine effarée,—elle attendit l'heure de son maître, la belle, la bonne, la brave, la glorieuse Adultère.

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