Histoires magiques
CELLE QU'ON NE PEUT PAS PLEURER
Il pleurait celle que l'on ne peut pas pleurer, celle que l'on ne peut pas avouer, la morte dont le nom et dont le souvenir appartiennent à un autre. Lui seul souffrait peut-être et il était forcé de sourire, d'écouter des anecdotes,—et d'en conter lui-même et de ne ménager ni les sous-entendus, ni les insinuations, ni les perfidies, car il voulait garder son secret.
Il pleurait, mais les larmes lui tombaient dans la gorge et non sur les joues et il avalait, comme un damné dantesque, un fleuve de douleur intarissable et empoisonné. Deux ou trois fois, en voulant faire une délicate et discrète grimace de surprise, il sentit que sa face se contractait, que sa gorge se soulevait,—et il lui fallut la surhumaine force de l'amour, pour ne pas éclater en sanglots et troubler une cérémonie décente par le scandale et par le ridicule.
On suivait le corps le long d'un petit chemin bordé de sapins, d'une tristesse convenable, d'une désolation modérée, et à mesure que l'on approchait du cimetière, les conversations s'apaisaient, tombaient, comme les bruits d'une forêt avant l'orage, comme les murmures d'un troupeau à la porte de l'abattoir. L'inquiétude, peu à peu, imposa silence, et la foule entra dans la ville morte avec la peur de n'en pas sortir.
Lui, cependant, soutenait en angoisse son rôle d'indifférent, et il se donnait l'air de lire avec soin les vaines inscriptions imposées à l'insensibilité des marbres. Les espérances gravées là le révoltaient par leur candeur ou par leur hypocrisie… L'éternelle survie des âmes ne remuait en lui aucun levain de désir; il n'y croyait pas, et il n'en voulait pas.
Toutes les formalités subies, et pendant que, délivrés et joyeux, les gens redescendaient à grands pas, il se présenta, par convenance et aussi par amitié, au mari, le vieux marquis de V…, afin de lui serrer la main, en proférant quelques banalités attendries:
—Je vous attendais, mon ami, dit M. de V… Soyez celui qui me donnera le bras et me reconduira chez moi. Venez, je vous en prie, sauvez-moi des importuns.
Faisant un signe d'adieu, M. de V… s'éloigna avec le compagnon de deuil et de confidences qu'il venait de se choisir.
«—Allons, et soutenez-moi bien, poursuivit le vieux marquis; je suis brisé, il me semble que je viens d'atteindre cent ans! Tout ce qui me restait de force et de vie est encloué dans un cercueil: comprenez-vous cela, que c'est moi qui l'enterre, elle qui devait, comme une respectueuse fille, me fermer les yeux et consoler d'un baiser suprême mes tempes froides? Ah! mon ami! Vous me restez, vous au moins! Vous ne m'abandonnerez pas, dites? Vous ne le pourriez pas. Je sais que vous ne le pouvez pas, car je suis le seul à qui il vous soit permis de parler d'elle, le seul près de qui vous puissiez pleurer,—car je n'ignore rien, et tout ce qui est arrivé, non seulement je l'ai supporté, mais je l'ai voulu,—et, écoutez-moi bien, l'adultère de ma femme a été la rédemption de mon mariage.
«Quand je l'épousai, il y a six ans, je n'étais déjà plus que l'ombre d'un homme et je me savais parfaitement impuissant à lui donner les plaisirs attendus. Je la condamnais donc à une sorte de veuvage hideux et humiliant,—humiliant, parce que, dans son ignorance, elle pouvait se croire méprisée; hideux, parce que, si j'avais renoncé à la possession de la vierge qui m'était livrée, je n'avais pas renoncé au libertinage et aux amusements qu'un vieillard peut tirer d'une créature docile et innocente. Mais, marié et dès le seuil de la chambre nuptiale, j'eus honte de l'abjection de mes désirs. J'entrai, et toute ma volupté fut de caresser un instant de beaux et doux cheveux blonds, et de «border le lit» de ma femme, comme les mères font à leurs fillettes. Elle fut, sans doute, fort surprise,—surtout plus tard, lorsqu'elle connut le secret dont je ne pouvais lui donner le mot. Le mot, elle le reçut de vous,—et je vous en dirais le jour et peut-être l'heure, si vous les aviez oubliés! Vous souvenez-vous de la tendresse de mon accueil, ce jour-là, et de votre embarras, et de vos mensonges, et de vos rougeurs? Enfants, enfants! Avouez que vous aviez peur et avouez aussi qu'en même temps vous jouissiez délicieusement!
«J'étais si peu dupe, mon cher ami, que j'arrangeais moi-même vos rendez-vous, prenant bien soin de vous prévenir à l'avance de mes absences et de mes retours. Souvent, afin de vous maintenir en amour et en désir, je contrariais vos rencontres projetées, ou bien je restais une semaine entière à la maison, sans bouger, exigeant, pour un malaise simulé, la constante présence de la triste Antoinette. Ah! j'ai été bien paternel et vous me devez bien de la reconnaissance. Sans mes ruses, vous vous seriez peut-être brouillés au bout de trois mois, et, sans ma prévoyance, vous n'auriez pas trouvé au bout du parc ce charmant pavillon de chasse, où tout le monde croyait que je me reposais l'après-midi et où je vous laissai si tranquilles pendant tant de belles nuits d'été!
«Mon devoir était de donner à ma femme les plus élémentaires joies de la vie; incapable par moi-même, j'en facilitai la tâche à celui qui me sembla digne de ce rôle. Vous l'avez bien rempli. Elle vous a aimé jusqu'à sa dernière minute, prononçant encore votre nom dans l'inconscience de l'agonie.
«Tous les deux, vous vous êtes conduits dignement. Votre discrétion fut parfaite,—et je suis sûr que la marquise de V… est morte avec la réputation d'une épouse héroïque et fidèle. Héroïque, oui, car elle me fit toujours bon visage, pliée à ma volonté et à mes manies de vieux garçon;—fidèle, car un seul homme lui baisa ses genoux.»
Ils arrivèrent à la maison de M. de V… et montèrent tout droit à la chambre de la marquise:
«—Je ne fus rien de plus pour elle, je vous le répète, continua M. de V…, qu'un père indulgent. Je viens de perdre ma fille. Vous, pleurez votre femme.
«Ce que penserait le monde de moi, si cette aventure lui était connue, je le sais: il me mépriserait. Ce que vous en pensez vous-même, je ne vous le demande pas. Que m'importe! Je me suis toujours regardé comme un homme libre,—libre des préjugés et libre des devoirs négatifs. Il y a des hommes qui montent d'un échelon en acceptant le respect des conventions sociales; moi, je descendrais.
«Quel que soit le degré d'immoralité conventionnelle dont un honnête sot taxerait ma conduite, je la juge, moi, d'une moralité très haute et même absolue,—et je puis, fièrement et douloureusement, embrasser dans la chambre de ma femme morte celui que moi-même je fis son amant.
«Pleurez, pleurez, mon ami! Jouissez de toutes les affreuses délices de la douleur! Pleurez celle que, hors d'ici, vous ne pouvez pas pleurer.
«Tenez, ses bijoux, ses dentelles, ses souliers, ses robes! Ses robes, il en manque une,—sa robe de noces, celle qu'elle portait le jour où elle se donna à vous: elle est couchée avec, là-bas!»