Histoires magiques
L'AUTRE
Elle se coucha, obéissante comme un enfant, promettant de dormir, de ne pas rêvasser, d'être bien sage, et, pour la tranquilliser, pour apaiser un peu la fièvre de son cerveau malade, on lui prouvait que cela serait bientôt fini, que le méchant mal allait fuir, intimidé avant d'avoir mordu.
Son mal, c'était une ineffable lassitude, une fuite de toutes ses forces, un effondrement de toutes ses énergies vitales et volontaires. Elle se fondait comme en un bain trop chaud et trop prolongé, énervée jusqu'à l'inquiétude, agacée, avec des besoins de remuer et sans nerfs pour exciter les muscles. L'intelligence aussi somnolait. Elle désirait des mondes et se contentait de riens; elle pleurait sur sa détresse et se consolait à une plaisanterie médiocre imaginée pour l'amuser. Seul, le cœur vivait, et violemment: l'entrée de son mari lui faisait soudain relever la tête; une parole tendre, et ses yeux flambaient; une caresse, et tout son être frémissait, un instant galvanisé par l'amour; un peu de rouge animait ses joues, ses mains reprenaient le pouvoir d'articuler des gestes de grâce; et ses lèvres avaient la force, pour une seconde, de s'unir aux lèvres adorées de son maître.
Elle était toute diaphane, comme une coquille abandonnée, et, mise au soleil, elle aurait permis à la lumière de la pénétrer et de l'iriser ainsi qu'une nacre égarée dans les sables. Ou bien, aux yeux mélancoliques qui la contemplaient, elle semblait un précieux coffret qui n'a plus de glorieux que son bois sculpté, histoires de jadis, la dentelle de ses ferrures, sa serrure guillochée, ses cabochons et ses clous de vermeil: tout le trésor intérieur avait fui.
Elle se coucha donc et d'abord, comme elle l'avait promis, elle dormit sérieusement et profondément. Mais, bientôt, son sommeil s'allongea, remonta vers la surface des choses, vint flotter sur le lac, ainsi qu'un bois lourd qui, enfin soumis à la loi, surnage et vogue. Son âme réveillée voguait, entraînée par un courant secret qui laissait immobile la surface de l'eau. Elle voguait et elle songeait les yeux clos, sans faire un mouvement, sans respirer d'un rythme moins régulier, afin de laisser croire qu'elle dormait toujours, au fond du lac, afin que l'on fût bien content d'elle,—afin de n'être pas grondée.
Elle était si enfant depuis sa maladie, redevenue si petite fille, si docile, si première communiante! Elle, femme naguère impérieuse et obéie, conseillère écoutée et, à l'occasion, tyrannique maîtresse, elle était maintenant douce comme une vierge sans désirs. Sa joie était ainsi: fermer les yeux, obtenir le silence autour d'elle et rêver. Elle rêvait à des choses anciennes: aux premiers baisers qui lui avaient révélé l'extériorité de l'amour et combien pouvait être agréable le contact de cette bête dangereuse, l'homme. Infatigablement, elle repassait l'histoire de son initiation, retrouvant jusqu'aux moindres mots, jusqu'aux moindres gestes de son ami, et même la couleur, et même le parfum des premières fleurs qu'il mettait à ses pieds, et quand elle arrivait à la nuit suprême, à la nuit adorable, souvent elle poussait un cri qui inquiétait la maison,—et on la trouvait hypocritement calme, faisant semblant de dormir, mais la respiration un peu oppressée et une insolite rougeur à ses joues si pâles.
Ce soir-là, elle dormit bien, mais rêva mal.
Les souvenirs ne s'enchaînaient plus logiquement dans son imagination déprimée, et toutes les circonstances qu'elle se remémorait s'évanouissaient en une seconde, pour ne lui laisser que l'obsédante et grotesque vision d'une femme au visage voilé d'un mouchoir dont une main brutale relevait la robe. Toute la nuit, cette ignominie s'agita sous ses paupières et, en même temps qu'un grand dégoût, elle ressentait à ce spectacle une impuissante colère qui l'épuisait, qui terrassait sa fragile vitalité.
Au matin, le rêve s'évanouit et, toute la journée, elle fut accablée par le souvenir de sa mauvaise nuit, irritable et morose. L'obsession cependant ne se manifesta plus: les fantômes obscènes étaient redescendus dans l'abîme. Mais la triste vision sembla avoir activé le secret travail de la mort et diminué encore la faible flamme. Le dépérissement devint effrayant. Le coffret vide de ses trésors n'était plus seulement vide, le bois sculpté et historié paraissait maintenant tout vermoulu, réduit en poussière, mangé par une obscure armée de termites, et la serrure pendait, et le couvercle chavirait sur ses charnières.
Bientôt, l'œuvre fut accomplie, et attendu le dernier coup qui allait écraser et anéantir la misérable créature. La chambre prit l'aspect affligeant et presque funèbre d'une chambre de malade, avec sur tous les meubles les inutiles fioles, les lamentables tisanes,—et l'horreur des conversations à voix basse!
L'heure définitive sonna. C'était le soir. Se disant inutile, le médecin s'était retiré. Après un bref stage auprès du lit, de vaines questions à la pauvre muette que la mort étouffait déjà, le prêtre ayant formulé une douteuse absolution, s'était assis, attendant, pour de possibles confidences, le répit de l'avant-dernière minute. Une religieuse était debout, les yeux fixés sur la moribonde, guettant un geste, le désir de boire encore une fois, épiant ce regard voilé mais dont le voile pouvait soudain se déchirer pour un suprême sourire.
Le voile se déchira. Ce fut quand la mourante sentit que son amour était là, que la tête penchée sur sa tête d'agonisante c'était la tête adorée de son mari. Le voile se déchira et une douce lueur d'amour illumina les tristes yeux qui allaient se tourner vers l'autre côté de la vie.
Il y eut alors entre ces deux êtres une sinistre conversation muette,—muette, car l'un ne pouvait pas parler et l'autre ne voulait pas parler, craignant peut-être de vomir les turpitudes qui grouillaient dans son cœur. Et pendant que la trépassée se donnait l'illusion de vivre encore un peu, disant avec son regard, avec le très faible mouvement de ses doigts, la véracité absolue de son invincible tendresse,—l'homme qu'elle adorait jusqu'en son agonie ne trouvait pour lui répondre qu'un sourire où la compassion tempérait à peine l'indifférence.
Las de son mutisme, enfin, et de la simagrée que lui imposait la circonstance, il ouvrit la bouche, proférant d'abominables banalités ou des espérances plus blessantes que des injures. Il parla même d'un voyage à la campagne, affirmant l'utilité des déplacements, les bons résultats obtenus par le séjour dans les montagnes de l'Algérie.
—Nous penserons à cela plus tard, ajouta-t-il.
Puis, sans autre transition, il demanda:
—Votre sœur est là, voulez-vous la voir?
Et sans attendre aucun signe d'acquiescement, il sortit et rentra aussitôt, accompagné d'une jeune fille à la beauté toute large épanouie, et dont l'air, passionnément sensuel, niait clairement la virginité.
Les deux sœurs ne s'étaient jamais aimées, et l'aînée, celle qui entrait, radieuse et insolente sous son air condoléant, n'avait jamais pardonné à sa cadette, elle restée fille, son précoce mariage.
Ce qui s'était passé entre cette sœur et son mari, la mourante, douée soudain de divination, le comprit, à un certain air de complices qu'ils avaient là, tous les deux, au genre de regards qu'ils échangèrent, à l'indéfinissable intimité qui semblait invisiblement les joindre.
L'obsédante et obscène vision repassa en éclair devant ses yeux effarés et, paralysée d'épouvante, elle expira dans l'horreur d'avoir vu se dresser devant elle—l'Autre.