Histoires magiques
DANAETTE
Comme elle s'habillait après déjeuner, toilette spéciale et même mystérieuse, la neige se mit à tomber.
Sous les rideaux d'apparence de vitrail, relevés et épinglés pour un peu de lumière, elle la voyait tomber, la belle neige, tomber, tomber toujours,—et c'était solennel et triste; cela donnait l'idée d'on ne sait quelle puissance occulte et ironique, d'on ne sait quelle âme divine, terrible et froide qui aurait épandu d'en haut la cristallisation légère de son dédain pour la niaiserie humaine qui analyse tout et ne comprend rien.
—Il y a une grande bataille dans le ciel, lui dit sa vieille Bretonne de femme de chambre. Les anges s'arrachent les plumes des ailes,—et voilà pourquoi il neige. Madame le sait bien.
C'était péremptoire. Madame n'émit aucune contradiction. Tous les ans, d'ailleurs, et souvent plusieurs fois par hiver, la Bretonne articulait cette même confidence, terminée par un «Madame le sait bien» irréfutable et presque menaçant. Sur toutes choses, la vieille servante avait ainsi toutes prêtes, brèves et nettes, des explications charmantes et d'une manifeste évidence.
Madame ne répondit donc rien, mais, dès que sa coiffure fut achevée, elle congédia la Bretonne.
Elle voulait être seule—avec la Neige.
Sa toilette n'était qu'à moitié, elle n'y songeait plus, et, assise sur un divan, près du feu, elle regardait, fascinée, le vol incessant et lumineux des plumes neigeuses et angéliques.
Sa toilette! Oh! quel ennui, deux ou trois fois par semaine! L'adultère est agréable certainement, les premiers jours; on va vers l'inconnu, on se tend comme une voile au souffle impérieux et doux qui vous pousse à des baisers nouveaux, on est gonflée de curiosité, on ne pense à rien qu'au plaisir d'une initiation nouvelle et plus complète: le péché apparaît tel qu'un baptême à l'ingénuité relative de la pécheresse. Mais si intense que soit pour les petites détraquées cette sensation du renouveau par le mensonge, elle est brève et traîne après elle un détestable frère jumeau nommé Ennui.
Quel ennui! Il faut penser à tant de choses, et l'expérience est là qui vous pousse du coude et vous suggère mille précautions humiliantes et décourageantes.
«Ainsi, songeait-elle (sans perdre de vue la neige), je dois, malgré le froid, mettre des souliers et non des bottines. Lui-même me l'insinua. La première fois, il me les reboutonna innocemment, pieusement, en serrant ma jambe sur ses genoux; la seconde fois, il tira de sa poche un tire-bouton et me le mit dans la main; la troisième fois, il n'avait même pas pensé à apporter cela, et je fus très malheureuse.
«Pour le corset, la robe, c'est la même chose. Monsieur est impatient; il arrache les agrafes, il emmêle les cordons. J'ai dû faire faire un corsage spécial qui se déboutonne tout d'un trait, et je remplace le corset, ces jours-là, par une sorte de brassière comme on en met aux bébés: cela se déboutonne selon le même système que le corsage. En un clin d'œil, je suis nue, ou peu s'en faut.
Oui, nue, car il a imaginé de m'imposer des chemises qui ressemblent à des soutanes et qui s'ouvrent comme des rideaux, dès qu'on a fait sauter les minuscules boutons qui les closent,—et ce costume influe sur mes mœurs.
«Allons! Il faut mettre la brassière et enfermer mon corset sous clef, pour que la Bretonne ne me dise pas, d'un air scandalisé, devant mon mari, quand je rentrerai tantôt: «Madame est sortie sans corset. Madame le sait bien.»
«Ah! la belle neige!…»
Elles tombaient toujours, les douces, les fines, les blanches plumes d'anges. La rebelle adultère devint naïve; la fascination de cette subtile et monotone neige, de neige perpétuelle et qui semblait infinie, agissait sur sa sensibilité. La péremptoire sottise de la Bretonne lui revint à l'esprit, et elle eut pitié des anges déplumés!
Cela devait être singulier, un ange aux ailes nues, pareil à ces oies déduvetées qu'on aperçoit en Normandie dans les cours de ferme, ces pauvres oies qui ont donné leur vêture pour faire des oreillers aux frileuses adultères.
Image ridiculement enfantine, mais, enfin, les anges déplumés sont encore des anges,—et les anges sont de fort belles créatures.
La neige tombait toujours, et même plus tassée, si épaisse que l'air semblait maintenant s'être condensé en un polaire océan d'étoiles blanches, ou en un immaculé vol de mouettes, qu'un souffle parfois troublait et jetait, effarées, contre les vitres.
Oubliant son rendez-vous de classique adultère, la petite chérie s'intéressait énormément à ces tourbillons imprévus, mais sa joie était plus amusée encore, quand le nuage constellé s'écroulait lentement, majestueusement, avec le calme absolu de la certitude. Ses yeux pourtant se fermaient, lassés, et elle ne les ouvrait plus qu'à grand'peine, entêtée, résolue à ne pas céder, à regarder tomber la neige, tant que tomberait la neige.
Elle fut vaincue: ses yeux se fermèrent et ne se rouvrirent plus qu'après un long demi-sommeil. Mais, en ses yeux clos, la neige tombait toujours: les vitres maintenant n'arrêtaient plus le vol des candides étoiles. Il neigeait dans sa chambre, sur les meubles, sur les tapis, partout; il neigeait sur le divan où elle s'était couchée, domptée par la fatigue. Une des fraîches étoiles tomba sur sa main; une autre sur sa joue; une autre sur sa gorge un peu découverte: et ce furent, la dernière surtout, d'exquises et inédites caresses.
D'autres étoiles tombèrent: sa robe de pâle vert s'illuminait comme un pré d'une floraison de marguerites ingénues; ses mains et son cou en furent bientôt tout couverts, et ses cheveux et ses seins. Cette irréelle neige ne fondait pas à la chaleur du corps, ni à la chaleur du foyer: elle demeurait purement fleurie, telle qu'une parure.
Délicieusement glacés, les baisers de la neige traversèrent ses vêtements, allèrent, malgré toutes défenses, chercher la peau et se blottir, dans les plis: c'était merveilleusement doux et d'une qualité de volupté assurément inconnue!
En vérité, la Neige la violait et la possédait,—et Danaette se laissait faire, curieuse de cet adultère nouveau, toute livrée au plaisir ineffable—et presque effroyable—d'être l'amoureuse proie d'un divin caprice et l'amante élue par le rêve de quelques anges devenus soudain pervers.
La neige tombait toujours et pénétrait si profondément en son corps pâmé qu'elle n'avait plus aucune autre sensation que celle de mourir ensevelie sous les adorables baisers de la neige, embaumée dans la neige,—et de partir, emportée par un tourbillon dernier, vers la région des éternelles neiges, les infinies et fabuleuses montagnes où les chères petites adultères, toujours aimées, se pâment sans repos aux impérieuses caresses des anges pervers.