Histoires magiques
LA ROBE
Ce jour-là, il la rencontra,—la robe nouvelle!
Elle s'avançait, lente et fière, avec la souriante et mystérieuse majesté qui convient aux réalisations esthétiques de la dernière heure, avec la grâce irritante de l'inédit.
C'était bien elle, c'était bien la robe nouvelle.
Depuis une semaine, il la guettait au coin des rues, des rues larges et claires où elle peut s'éployer, livrer à l'œil toute sa gloire inconnue, volter, s'arrêter, repartir et filer comme une mouette au-dessus de la grève. Les toilettes «pour aller en voiture» ne l'amusaient pas; il n'aimait que «la robe qui marche», et il ne l'aimait qu'une fois, la première fois qu'il la voyait.
La robe nouvelle, la robe de printemps, était pour lui le grand et périodique événement de l'année; il en rêvait des mois à l'avance, s'inquiétant des pronostics de l'Observatoire, espérant de précoces chaleurs, faisant, comme un Parsi, sa prière au soleil.
Dans l'universel renouveau, rajeunissement de la chair et de la feuille, de la fleur et de l'herbe, rien ne l'intéressait—que la robe, et la robe seule.
Ce qu'il pouvait y avoir dedans, quelle nuance et quel grain de peau; quels seins et de quelle forme, le calice ou la coupe, hauts ou bas, unis ou frères ennemis; quelles épaules et si elles étaient doucement tombantes; quels reins, quelles jambes: tout cela n'occupait pas un instant son imagination. Il lui suffisait que la robe fût nouvelle, bien faite et bien portée. Qu'elle pût, artificieusement, voiler de graves défauts corporels, c'était la dernière de ses craintes et le dernier de ses soucis.
Sans doute, son amour de la robe nouvelle n'était pas exclusivement platonique, ni exclusivement l'amour de quelques chiffons agréablement assemblés sur un mannequin. Il n'était pas de ces fous qui s'éprennent d'une sydonie, ni même d'un corset, ou même d'une paire de souliers, ou qui s'arrêtent contemplatifs à la vitrine du grand magasin où s'exhibe, de pied en cap, une nouvelle mariée, moitié pudique et moitié tape-à-l'œil. Non, mais quoique la femme l'intéressât moins que la robe, le vin moins que le flacon, il ne séparait pas la robe de la femme,—ou plutôt, ce qui est un peu différent et donne bien l'explication des goûts de notre étrange ami, il ne séparait pas la femme de la robe.
Une femme nue lui paraissait une absurdité, une anomalie, quelque chose comme une perruche chauve ou un poulet plumé; cette vue lui inspirait un étonnement plutôt douloureux, et, en de certaines hospitalières maisons, où sa jeunesse imprudente l'avait conduit, jadis, il avait eu la sensation, avouait-il, de s'être trouvé plutôt dans une rôtisserie dahoméenne que dans un lieu de plaisir.
Les Vénus grecques, non moins que les modernes, lui semblaient des aberrations coupables, et il n'admettait que la statuaire qui respecte assez la femme pour lui conserver, au moins dans le marbre, la forme et les lignes de ses indispensables plumes.
Ce jour-là, il la rencontra,—la robe nouvelle.
Elle était de très claire soie mauve en forme de cône que tronquait la ceinture, et vers le bas, adornée de trois rangs de rubans noirs dont le dernier, rasant le sol, semblait le minuscule piédestal de la jolie et captieuse statuette. La taille était fine, cerclée de noir aussi, et les épaules et les bras se couvraient d'une pèlerine à trois collets, d'un mauve plus sombre, d'où sortait, fleur pâle et blonde, la tête fine.
Costume qui bientôt nous irritera, car bientôt nous l'aurons trop vu, mais dont l'apparition première charme, en effet, les yeux contents de la chute des manteaux et des fourrures, contents de la floraison imprévue de l'arbrisseau féminin.
Ayant rencontré la robe nouvelle, il en devint aussitôt amoureux. Son cœur battit très fort, un étourdissement soudain le fit chanceler: son rêve passait, sa joie se promenait. Oh! si cette robe voulait se laisser aimer! Si elle n'était pas de ces robes insolentes qui bousculent, dédaigneuses, les désirs les plus purs et les plus sincères!
«O robe, ne sois pas farouche!»
La robe ne fut pas farouche. Comme beaucoup de ses pareilles, elle se laissa suivre en musant le long des étalages, puis elle tourna discrètement au coin d'une rue dénuée de promeneurs et, sous une porte, disparut.
C'était une chambre comme d'autres, peu séduisante, trop parfumée et gâtée par un divan trop large et trop précis,—mais la robe était là, sous ses yeux, sous ses mains: il la contemplait, il la baisait, il la respirait avec ivresse.
A genoux devant la chère robe qui se dressait rigide et inquiétante, il semblait prier, maintenant, disant de folles et douces paroles et même des sottises.
«Dès que je t'ai vue, je t'ai aimée… Oh! un désir fou… J'aurais donné je ne sais quoi… Comme tu es bonne!…»
La joie cependant ne le faisait pas délirer au point qu'il ne sût la qualité de sa conquête, et quel genre d'âme animait cette robe si exquise. Il s'arracha à son extase pour interroger sa bourse, et avant d'avoir entendu les odieuses paroles du marchandage, il avait comblé les désirs qui attendaient, muets, et payé la robe, la jolie robe nouvelle, probablement ce qu'elle valait.
Ensuite, il recommença ses adorations et l'autre le laissait faire, habituée à de plus singulières et même à de plus dangereuses fantaisies. Seulement, en dedans, elle s'impatientait un peu, trouvant bien longs ces prolégomènes, et bien ridicules. D'ordinaire, elle menait ses clients plus rondement et, devinant leurs goûts, les rassasiait avec art et avec promptitude; mais celui-ci était bizarre. Elle le toléra encore pendant quelques minutes, se laissant admirer, croyait-elle, flattée aussi de ces manières délicates, et, enfin, n'y tenant plus, rêvant à ce qu'il y avait dans l'air, dans le soleil, dans les rues, d'amour à cueillir et quelle merveilleuse pierre philosophale était sa «robe nouvelle», elle se dégagea et demanda avec un sourire qu'on la laissât au moins ôter sa pèlerine.
«Non, non! La robe tout entière! Je veux la robe tout entière!»
Et il l'entraînait vers le divan, l'étreignant déjà furieusement.
Elle comprit et cria:
«Avec ma robe? Jamais!»
Elle put se redresser et elle dégrafait sa ceinture quand elle sentit deux mains lui serrer le cou sans pitié. La tête renversée, elle tomba inerte sur le divan, et, inconscient de son crime, ignorant la mort de la chair à laquelle il allait joindre sa chair, l'amoureux des robes apaisa son désir.