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Histoires magiques

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LES FUGITIVES

Laisse la rue à ceux que leur âme importune.

ALBERT SAMAIN.

«Et pourquoi une, se disait-il, quand il y a les autres? Quel commandement primitif me destina celle-ci, au lieu de celle-là? Je ne serai pas l'esclave d'une chair unique; je veux que mon désir divague, je veux le lâcher vers les inconnues par des routes inconnues…»

Son imagination malade souffrait très réellement de la multiplicité des femmes et parfois une fièvre d'érotisme cérébral le surexcitait à crier, tout à fait hors de propos: «Il y en a trop! Il y en a trop!»

Il aurait voulu résumer sur des lèvres élues toute l'essence du Féminin et la boire d'un baiser,—et l'accomplissement de son désir néronien eût tué le Désir aussi sûrement qu'on tue les roses en coupant le rosier et qu'on tue les sourires en tranchant la tête.

Aspirer d'une seule prise d'haleine le dernier souffle de l'Amour, le dernier parfum de la Vie et toute sa fécondité, maîtriser la dernière volonté de l'âme et sa dernière volupté!

Ces crises de déraison le prostraient; puis il riait de sa fantaisie pour ne pas avoir peur de sa folie: le dévergondage s'apaisait alors en d'innocents rêves; il jugeait son amie décidément adorable, la seule, celle qui vaut toutes les autres, et il la louait de confirmer si absolument, par un sourire indécis, le néant mystérieux et délicieux de ses paroles:

«Ta magnifique inintelligence, lui disait-il, te rapproche de l'Infini; tu fraternises avec l'Absolu, et le rien qui se meurt dans tes yeux, pareil à la lumière d'une étoile abolie, me prouve qu'on peut à la fois être et ne pas être…

Et le Néant m'a fait une âme comme lui.

«… Mais comprends ce que cela signifie: qu'en n'étant rien, tu es tout,—et toutes.»

Volontiers, la pauvre amie l'eût jeté à la porte, mais elle le craignait, et il profitait de sa peur pour lui égrener le chapelet des fugitives.

C'était la forme seconde de sa folie.

Il disait:

«Ah! toutes celles qui sont en toi, je vais te les réciter. Je les ai vues, je les ai prises, je les ai mises en toi: ce sont les femmes de la rue, les femmes qui passent, les inconnues qui s'en vont, on ne sait où elles vont, qui s'en vont par des chemins inconnus. Elles sont en toi, mais tu n'en sais rien, et moi, le sais-je—puisque si je te touche elles se libèrent de toi et s'en retournent vers leurs mystères. Celles qui sont en toi vraiment n'y sont pas: c'est rêver qu'on rêve—et je n'ai dit cela, ma chère, que par politesse, pour soustraire tout prétexte à ta légitime jalousie.

«Franchement, tu es trop minuscule pour contenir tant de rêves et tant de désirs. Celles que j'aime sont innombrables; je vais te les réciter:

«Une avait la démarche sûre et nerveuse d'une chasseresse, et quelles jambes fines et droites! Et juste ce qu'il faut de chair pour l'harmonie de la forme, la souplesse d'une branche de frêne. Quand elle défaille, les jours d'amour, au pied des vieux chênes consolateurs, dans les lointaines forêts dont le soleil a peur, je ne suis pas là, je ne serai jamais là… Ah! je meurs de désir!

«Une autre avait de si jolis cheveux couleur d'aurore et son ventre (je le veux) était aussi blanc qu'un tapis d'asphodèles… Celle-là non plus, jamais!

«Des yeux verts, oui, celle que je vois maintenant a des yeux verts, des yeux de succube, des yeux de fantôme, des yeux de nuit d'orage… Et je ne les verrai jamais s'ouvrir et fulminer dans l'ombre!

«Les autres?… Il y en a trop! il y en a trop! Les emmitouflées de l'hiver qui ressemblent, avec leurs fourrures, à de soyeuses chèvres de Mingrélie, ces inquiétantes bêtes qui fascinent les hommes!… Les presque dévêtues de l'été! une agrafe, un bouton,—et la chair tiède palpite, odorante!… Il y en a trop! il y en a trop!… Oh! ce féminin obscur qui passe et qui s'en va, et qu'on ne touchera jamais,—et qui s'évanouirait, si on le touchait; car son charme est d'être inconnu et intouchable,—et si on les tenait dans ses bras, celles-là, on ne les aimerait plus, on penserait aux autres, encore aux autres, aux fugitives, toujours, toujours aux autres!»

Pendant que l'amie pleurait, triste et fâchée, il continuait:

«Et quand mon rêve se réaliserait, et quand je les aurais eues toutes et même les autres, ou bien si j'avais bu sur les lèvres de l'Unique tout le féminin, tout l'amour et toute la vie,—il resterait encore les Impérissables. Il resterait Hélène, il resterait Salomé, il resterait Madeleine, il resterait Ophélie—et toutes celles que les poètes ont faites éternelles!»

Alors l'amie pleurante et fâchée riait à son tour,—et l'amant de l'infini, le fastueux buveur d'âmes, pacifiait ses délires grandioses, écroulé sur la chair compatissante d'une toute petite femme sans beauté.

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