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Job le prédestiné

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VII

L’été s’acheva, pour Bernard Dieuzède, aussi monotone sous la grosse poutre de sa librairie que, pour un soldat, devant le parapet de sa tranchée. Sa vie journalière demeurait, comme disait Toustain de la sienne, « tout sable et cailloux ». Chez lui, les impressions s’incrustaient lentement et ne s’effaçaient plus. Des semaines où il avait cru toucher le fond des souffrances possibles il gardait un goût de fiel dans la bouche. Ses tristesses étaient un manteau de plomb qu’il soutenait avec des épaules viriles, mais alourdi, voûté par le faix.

Cependant il s’évertuait à l’oubli ; même il essayait de se convaincre qu’Hélène, innocente, n’avait jamais aimé Glenka. Peut-être en aurait-il acquis la persuasion, si elle était redevenue telle qu’auparavant. Par malheur, le soin de sa toilette et de sa personne semblait la tyranniser jusqu’à la folie. Alors que la famine, près de s’asseoir à leur table, déjà mordait les gonds de leur porte, Hélène suivait la mode en s’achetant des parfums coûteux. Mlle Colombe Chemin venait l’aider à se bâtir des combinaisons brodées. Elle ajoutait un plat d’entremets au repas du soir, prétextant la croissance de Paulette et d’Adèle, mais surtout parce qu’elle avait peur de maigrir et de vieillir. « Vieillir de faim », confessait-elle à Jules, c’était son appréhension du moment. On eût dit qu’elle se préoccupait de plaire à quelqu’un ; et pourtant nul étranger ne fréquentait la librairie, sauf le sérieux Brouland, dont l’attitude, une fois Glenka disparu, avait repris son aisance et sa tranquillité. Peu de jours avant le départ de Woronslas, il s’était brouillé avec lui ; et personne, au dire de Jules, ne connaissait le motif d’une si étrange rupture. Jules s’était aperçu que, s’il mettait l’entretien sur Glenka, Bernard laissait tomber le propos, et que son visage se crispait fugitivement. Il eut ses motifs de s’enquérir :

— Glenka t’a écrit ?

— Oui, quatre mots.

— Tu lui as répondu ?

— Non, je n’ai pas eu le temps…

Jules s’étonna de cette froideur, s’en inquiéta, car lui-même venait d’écrire au médecin, ayant besoin de son entremise pour être admis à Saint-Cloud, dans la villa de Mme Eschmann. Seul, un instant plus tard, avec Hélène, il lui posa la question qu’elle prévoyait :

— Bernard a quelque chose contre Glenka ?

— Bernard est vexé, répondit-elle vivement, de ce que le docteur, le matin où il est parti, est venu lui dire adieu, ne l’a pas trouvé et n’a pas attendu son retour. Bernard, comme tous les gens malheureux, devient d’une horrible susceptibilité. En le frôlant, on l’écorche ! La vie n’est point gaie.

Sur cette parole, qui se donnait une mine de confidence, Hélène le quitta ; une cliente opportune l’appelait au magasin. Il se contenta de l’explication, ne scrutant guère les faits au delà des apparences ; sceptique à la façon des hommes d’argent sur la vertu des femmes, jamais il n’aurait mis en doute celle de sa sœur ; il était à mille lieues de supposer entre elle et Glenka la possibilité d’une intrigue. S’il avait pu savoir, il ne l’eût, d’ailleurs, aucunement honnie, pas même blâmée ; il l’aurait conseillée « dans le sens de ses intérêts ».

Mais, comme il choyait les siens propres, il revint à la charge, le jour suivant, pour la lettre au docteur.

— Tu lui as écrit ? interrogea-t-il Bernard.

— Pas encore ; j’ai la vue très fatiguée…

— C’est bien de toi ; remettre toujours au lendemain ce qui t’ennuie ! Écoute, si tu veux être gentil, mets-toi à ton bureau, fais cette lettre.

— Fais-la toi-même, se défendit Bernard. Tiens, voilà du papier.

— Mon oncle, intervint Paulette, tu diras à Glenka les amitiés de Paulette et qu’elle pense beaucoup à lui.

Hélène regarda son frère assis au bureau, rédigeant d’une main nerveuse le mot où il faisait valoir son impatience de se retrouver dans le service du neurologue éminent. Elle n’articula aucune objection ; mais le refus de Bernard signifiait, pour elle, un ressentiment qui ne savait pas oublier, une rancœur accusatrice ; elle s’en irrita et secoua comme une chaîne usée le reste de pitié affectueuse par où elle tenait à son mari.

Malgré tout, sa vie antérieure s’obstinait à régir sa conduite apparente. Vis-à-vis de ses enfants et du monde elle demeurait l’épouse correcte de M. Dieuzède. Elle était le sépulcre blanchi, en paix sur les pourritures qu’il abrite, tant que l’odorat des passants n’en est point alarmé.

Seul, Bernard s’apercevait de son changement, et, si enclin qu’il fût aux illusions, il dut reconnaître que le départ de Glenka l’avait peu assagie. Presque tous les jours elle sortait, ou bien pour un thé chez Mme Lalotte, ou pour une visite à Mme Surin, pour une réunion musicale chez Mme Laboré. Elle allait voir des blessés dans tous les hôpitaux, assistait aux enchères de l’hôtel des ventes. Ce besoin d’être hors de chez elle, Bernard l’eût excusé en des temps moins âpres. Mais, d’abord, leur commerce en souffrait. Quand une « fournée » de clients envahissait la librairie, il ne suffisait pas à les servir ni à les surveiller. Les gens s’impatientaient de sa lenteur, se juraient bien qu’ils ne reviendraient plus. D’autres volaient des cartes postales, des livres. Jusqu’à la fin des vacances, Adèle le soulagea de son mieux, elle pliait des paquets ; besogne où il n’arrivait pas à se rendre habile ; les yeux vigilants d’Adèle tenaient les maraudeurs en respect. Lorsque l’enfant eut repris ses classes, il avertit Hélène que sa présence lui était nécessaire.

— Et si j’étais morte ou en voyage, répondit-elle, comment ferais-tu ?

Elle revenait de la salle des ventes, dépitée de n’avoir pu acquérir une petite table à ouvrage Louis XV « tout à fait exquise ». Bernard devinait trop pourquoi le Louis XV avait sa prédilection. Il répliqua plus amèrement qu’il n’aurait voulu :

— Voyons, ma chère, la question n’est pas d’acheter des meubles, mais d’empêcher que les nôtres soient mis à l’encan.

L’échéance d’octobre, louve impitoyable, avait emporté dans sa gueule leurs derniers billets de mille francs. Avec le peu qui restait du prêt Lendormy on mangerait jusqu’à Noël. Ensuite, si les bénéfices ne couvraient pas les dettes, la famille traverserait, à l’aventure, la noire futaie de l’indigence.

Furieuse de son rappel à l’ordre, Hélène s’exclama :

— Décidément, tu as une âme de défaitiste. Quel homme !

— La défaite, ma pauvre Hélène, c’est toi qui la veux. Tu abandonnes tout à vau-l’eau, comme si tu n’avais plus d’espoir.

Elle s’élança vers sa chambre, dont elle fit claquer la porte, s’exaspérant en proportion de ses torts. Pour attester qu’elle méprisait les justes reproches de Bernard, toute l’après-midi du lendemain, elle courut la ville. Elle semblait vouloir habituer son mari à de longues absences, afin qu’il s’étonnât moins si, un jour, elle s’attardait sans explication plausible.

Son cœur n’aspirait qu’à vivre hors du présent ; une seule image, plus oppressive depuis que Woronslas était au loin, la délectait et la ravageait de souvenirs fiévreux, parmi des regrets qui ne se tournaient pas en remords, des attentes mornes ou effrénées.

Jules avait obtenu son transfert à Saint-Cloud ; elle l’enviait de voir et de toucher le héros qu’elle idolâtrait ; les lettres de Jules émettaient des vibrations lumineuses quand Glenka s’y trouvait nommé. De Glenka lui-même elle recevait des billets rapides où la passion empruntait le voile d’une amitié discrète. Il les adressait chez Mlle Colombe Chemin. Hélène avait commis l’imprudence d’exposer sa réputation entre les mains vénales de cette intrigante ; elle ne calculait pas à quel prix il lui faudrait payer sa complicité jamais sûre.

L’idée fixe, chez elle, étouffait le sentiment des risques et désorganisait toute rectitude. Tandis qu’auparavant mentir lui paraissait détestable, elle prenait une jouissance d’enfant perverse à se cacher pour correspondre avec Glenka. Son imagination se trahissait déviée vers des lectures érotiques. Mme Lalotte, par une malsaine fantaisie, avait prié Bernard de faire venir un roman où les mœurs des courtisanes grecques étaient scandaleusement glorifiées. Comme il s’y refusa, Hélène railla ce qu’elle appelait « un faux scrupule de dévotion » et prétendit que, bientôt, il ne débiterait plus un seul livre « sans l’avoir soumis à son confesseur ».

Il avait mis en réserve, sur un rayon obscur, un exemplaire de Madame Bovary presque neuf acheté au rabais à un collégien qui l’avait peut-être volé. En cherchant un autre volume, Bernard s’aperçut que celui-là n’était plus où il le croyait. Interrogée par lui si elle l’avait vendu, Hélène expliqua :

— Non, pas vendu… prêté à un jeune Belge de l’hôpital qui aime les livres français.

Il prit pour bonne cette réponse ; sa seule inquiétude était que Paulette, affriandée de tout ce qu’elle supposait illicite, n’eût déniché la Bovary. Pouvait-il concevoir qu’Hélène mentait ? Mais comment n’aurait-elle pas menti ? Elle se faisait, en cachette, du vieux roman une pâture désespérée, s’identifiant à la pitoyable Emma, admirant même son suicide. Au reste, son mensonge, dans sa pensée, n’en était pas un : elle avait promis le livre à un jeune peintre soldat en traitement à l’hôpital belge et qu’elle visitait sur la prière de Woronslas.

Au même hôpital, Mme Surin désirait la faire entendre avec sa harpe dans « une fête de bienfaisance » qui devait être donnée le jeudi d’ensuite. Cette fois, l’absence d’une robe neuve ne tourmenta pas Hélène, elle mettrait sa toilette de l’autre automne, celle du dimanche où elle avait rencontré Glenka. Elle négligea seulement un peu plus son ménage, ayant ce concert à préparer. Elle travailla ses morceaux « comme une enragée », parce que Woronslas aurait des nouvelles de la fête ; et, si elle jouait mal, Mme Macreuse aurait hâte de corner à tous les échos son insuccès.

Depuis la soirée fatale, quand les deux femmes se trouvaient ensemble dans un salon, l’amie négligée du docteur marquait à Mme Dieuzède le dédain d’une bourgeoise huppée pour une boutiquière grelue ; cette affectation d’indifférence enveloppait les plus félines rancunes. Hélène en riait secrètement ; le dépit d’une rivale déclinante l’assurait d’un triomphe qu’elle n’avait point cherché. Elle fut surprise, trois jours avant le concert, d’un mot de Mme Laboré qui l’engageait à venir, chez elle, répéter une mélodie pour harpe et chant ; Mme Macreuse, au piano, les accompagnerait. Hélène eut grande envie de refuser ; n’était-ce pas un panneau où l’attirait Mme Macreuse, en l’induisant à l’exécution d’une pièce peut-être difficile, dans l’espoir qu’elle y barboterait ? Elle consentit pourtant au rendez-vous ; car elle se disait, présomptueuse, toujours prête à relever un défi : « Nous verrons bien », et ne prévoyait qu’un piège musical.

Mme Macreuse était assise, les jambes croisées, sur le tabouret du piano, insolemment décolletée avec un collier de marcassite d’où pendait un médaillon d’améthyste qui s’insinuait entre ses deux seins ; lorsque Hélène entra, sans se lever elle lui tendit une main scintillante de bagues, d’un air condescendant, qu’elle voulut rendre gracieux :

— Je suis ravie, chère madame, que vous nous reveniez tout à fait remise de votre aventure.

— Quelle aventure ? s’étonna Hélène d’un ton léger, presque drôle, tant elle était loin de s’attendre à une attaque brusquée.

— Mais oui. J’ai su que vous aviez été prise, sur le trottoir, d’une faiblesse, qu’on a dû vous ramener, en voiture à votre domicile…

Hélène l’interrompit en essayant de sourire :

— Oh ! c’est de l’histoire ancienne. Je n’y pensais plus…

Cependant une rougeur subite avait troublé ses joues ; elle se tourna vers Mme Laboré qui rougit elle-même, interdite, compatissante, et s’empressa, pour dissiper leur commun embarras, d’ouvrir sur le pupitre une partition. Mme Macreuse, elle, s’était dressée et scrutait Hélène avec la sinistre ironie d’une certitude acquise, d’une vengeance réalisable. Hélène feuilletait des yeux sa partie de harpe, une mélodie impressionniste changeante de mesure, confuse de tonalité.

— C’est très mal écrit, observa-t-elle, pour la harpe. Enfin, essayons…

Le timbre de sa phrase n’accusa pas le moindre émoi ; son teint avait déjà retrouvé sa pâleur sèche ; le coup de stylet qu’elle n’avait pas su tout à fait parer semblait avoir à peine effleuré sa peau. Elle attira entre ses genoux son instrument, et, pendant qu’elle s’accordait, la résonance d’une tierce fit émerger de sa mémoire des idées surgies en une minute lointaine, au crépuscule, chez Glenka. Elle se réentendait, s’adressant la question scabreuse :

— Serait-ce Mme Lalotte ? Serait-ce ?… L’ensorcellement du souvenir liait son esprit à une sorte d’état somnambulique où le passé devenait la seule chose présente. Elle déchiffra la mélodie comme on lit parfois en songe, sans hésiter, sans comprendre. Mme Macreuse, déçue de n’avoir pas humilié son talent, se revancha dans une autre allusion perfide.

— Je connais quelqu’un qui regrettera, jeudi, de ne pouvoir vous applaudir.

Hélène se garda bien de lui demander : « Qui donc ? » Elle rompit le compliment par cette incisive leçon :

— Madame, il ne s’agit point de nous faire applaudir ; nous jouons pour les blessés ; que la gloriole reste à la porte.

Mme Laboré l’approuva et Mme Macreuse, sentant qu’Hélène avait bec et ongles, s’abstint d’égratignures maladroites. La vilipender en sourdine lui suffirait jusqu’à meilleure occasion.

Hélène glissa donc à travers les pièges de Mme Macreuse sans en avoir une totale conscience. Mais, dès qu’elle eut quitté ces dames, seule dans la rue, elle repensa qu’elle avait rougi ; elle s’indigna contre elle-même : son manque de sang-froid l’exposait aux pires affronts. Elle se représenta plus encore la rougeur de Mme Laboré ; cet indice la tortura.

Mme Macreuse avait su, par qui ? par Lendormy, sans doute, l’événement singulier du retour en fiacre, l’anxiété, le chagrin de Bernard ; et, liant ces faits aux inductions de son espionnage, elle avait deviné trop juste. Aussi déshonorait-elle à petit bruit Mme Dieuzède auprès des personnes qui l’estimaient. Avertie, Mme Laboré, en présence de son trouble, avait lu dans sa surprise un aveu ; un réflexe de sympathie avait fait monter la pourpre de la honte à ses joues.

Ce blâme et cette pitié poignaient Hélène plus âprement que la haine de Mme Macreuse. Auparavant elle était parmi les femmes dont on ne dit rien parce qu’il n’y a rien à dire. Désormais, c’était fini ; on parlait d’elle ; jusqu’à sa fin et au delà elle serait notée comme une femme inconséquente, immorale ; et le public devant qui elle jouerait jeudi chuchoterait sur sa conduite les insinuations les plus diffamantes.

Elle percevait, d’avance, ces murmures anonymes, comme si elle eût été mordue, la nuit, par des chiens qu’elle ne connaissait pas. Mais, au lieu de s’en prendre à la cause initiale de son déshonneur, à ses égarements, elle se rebellait vis-à-vis d’un milieu où une Mme Macreuse, parce que sa richesse « mettait un bœuf » sur les langues malveillantes, restait considérée.

Elle avait cru détenir, dans le mystère de sa passion, comme un anneau de Gygès qu’elle tournait contre l’univers des jaloux et des hypocrites. Aujourd’hui, elle voyait son lamentable amour, nu et pantelant, sous les crocs de l’envie et de la dérision. Dorénavant, elle déchiffrerait dans tous les yeux ou une méfiance ou un mépris, chez certains hommes des contenances de fatuité protectrice, chez quelques femmes un louche attrait plus outrageant encore. Au coin de chaque rue, quand elle sortirait, un opprobre serait embusqué. La ville qui lui infligeait ces perspectives de honte lui faisait horreur. Des projets de fuite assaillaient son imagination élancée aux extrêmes. Elle eut besoin, pour les mettre en déroute, de songer à Paulette, à Charles ; elle se donna peur d’un scandale dont ses enfants, plus qu’elle, eussent été les victimes.

Cet accablement dura jusqu’au jeudi, et, comme une condamnée marcherait vers le lieu de son supplice, elle partit pour la salle du concert. Mais, une fois arrivée, elle rebondit hors d’elle-même, dans une bravoure de désespoir, défiant l’opinion et crachant son dédain sur ceux qui, à mi-voix, l’insulteraient. Au premier rang de l’assistance elle aperçut le docteur Sautel ; le jeune flandrin la lorgnait avec un sourire de galanterie prétentieuse, superbement inepte ; elle s’imagina le beau soufflet qu’elle planterait sur son museau glabre, si jamais il osait une déclaration.

Elle commença, très énervée, sa fantaisie romantique, et, tout d’un coup, sa mémoire perdit le fil du texte musical ; elle improvisa, dans le vide, des arpèges extravagants. L’hostilité qu’elle présumait au sein de l’auditoire crispait ses doigts, rendait son jeu saccadé, sec, incertain. Des musiciens, venus pour l’entendre, se regardaient entre eux, stupéfiés ; et les autres, indifférents aux virtuosités d’une harpe, écoutaient à peine. Les conversations bourdonnantes traversaient les spirales décousues des traits. L’accord final n’arracha que de maigres claquements de mains, une aumône obligatoire. Gonflée d’une sombre jouissance, Mme Macreuse pensait : « Que Woronslas n’est-il là ! » Du moins, on lui apprendrait, en l’exagérant, l’insuccès de son amie.

Ce faillit être une déroute. Au milieu de la mélodie décadente où elle accompagna Mme Laboré, Hélène commit une faute de mesure ; le piano, la harpe et la voix, un instant, discordèrent. Mme Macreuse, visant à souligner la faute, se retourna du côté de la harpiste, d’un air anxieux. Hélène se rattrapa, comme sur une corniche, au-dessus d’un précipice ; et le morceau fut terminé sans encombre.

Après ces accrocs, les pas dangereux semblaient franchis. Elle respirait, reprenait l’aisance de ses moyens ; car elle n’avait plus à jouer que l’air : O fièvre brûlante, celui que Bernard aimait. Bernard n’était pas au concert ; il n’avait point voulu laisser Adèle seule avec Charles dans le magasin. Paulette, assise auprès de Mme Lalotte, ridiculisait le nez en poire de l’un des deux chanteurs à qui sa mère allait donner une réplique instrumentale. Hélène exécuta largement l’immortel motif ; l’accent de cette phrase ingénue, rythmée comme les pulsations d’un cœur douloureux, soulevait les moins sensibles des auditeurs. Mais, à la première reprise, une corde éclata, puis une autre. Le baryton interloqué, s’arrêta. La harpiste aurait continué en transposant ; elle s’interrompit, remit des cordes, et on recommença. L’émotion du public s’était dissipée et ne revint plus. Hélène se jura que, de sa vie, elle ne livrerait plus son art en pâture aux bêtes. Par surcroît, elle avait grelotté entre deux portes, dans un passage de vent glacial. Elle frissonnait, courbaturée, éprouvant au creux des épaules un point qui l’essoufflait.

Une hâte violente la ramena au logis où elle se coucha. Son échec ajouté à la masse de ses peines l’ulcérait tellement qu’elle eût désiré mourir. Dans sa tête martelée de fièvre, elle composa une lettre à Woronslas, monstrueuse et folle ; qu’il revînt et l’emmenât ; sinon, elle se tuerait. Cette lettre, elle l’écrivit le lendemain sur son lit, sur le lit d’où Bernard, tout à l’heure, s’était levé. Ensuite, elle la déchira et la mit au feu. Un éclair lucide lui montra l’énormité de son aberration ; désespérer les siens, non, elle n’en aurait pas le courage. D’ailleurs, Glenka méprisait les faibles ; en lui confessant le fond de sa détresse, elle ne réussirait qu’à l’éloigner d’elle. Enfin, elle était sans argent ; si elle acceptait, même un prêt, de Woronslas, elle savait ce que signifiait cette obligation, quelle femme elle deviendrait. Elle simula donc l’intrépidité et, dans une seconde lettre, narra en badinant ses mésaventures du concert.

Bernard avait pénétré sa déconvenue : le détachement des « glorioles », c’était facile à prêcher, comme, l’autre jour, à Mme Macreuse ; mais son amour-propre se relevait mal d’une humiliation publique ; des mots acerbes lui échappaient sur la stupidité des foules. Il devinait qu’une crise plus profonde la tourmentait, et ne savait par quelle voie l’apaiser, lui venir en aide. La voyant souffrir, même dans son corps, il multiplia ses soins avec une discrète sollicitude ; car ses empressements l’eussent importunée ; il veillait aux infusions pendant qu’Adèle courait chez le pharmacien ou posait à la malade des ventouses.

Le lundi, étant mieux, elle put descendre au magasin. Bernard sortit vers quatre heures ; il avait à examiner un lot de gravures du XVIIIe siècle que lui proposait un rentier dans la gêne, des images coloriées d’une vente facile, parce qu’elles illustraient des scènes d’alcôve libertines, quelques-unes de la plus graveleuse obscénité. Entre sa conscience et son intérêt, il n’eut pas une minute d’hésitation ; il feuilleta négligemment la série et répondit au possesseur :

— Cette marchandise n’est pas faite pour ma clientèle ; quand bien même je trouverais à la vendre, je refuserais de m’en charger.

— Mais, monsieur, insista le rentier, homme dévot qui rêvait d’équilibrer ses besoins d’argent et ses scrupules, ce lot d’images je ne l’ai pas acheté, il me vient d’un grand-oncle. Dois-je les laisser moisir au fond d’un placard ? Je veux m’en défaire ; attendu que les sujets sont, je l’avoue, inconvenants. Si on m’en offre un prix raisonnable, vous croyez que j’aurais tort ?…

— Eh bien ! oui, monsieur, trancha Bernard en retirant ses lunettes de son grand nez. C’est d’un art plus que médiocre ; toute la valeur commerciale de ces choses-là tient dans leur ignominie. A votre place, j’en ferais une flambée, simplement.

Le conseil parut décevoir le personnage ; Bernard se retira, certain que sa franchise lui valait un ennemi de plus. Au reste, il oublia sur-le-champ la figure et la maison du client insipide. Mais la donnée d’une des gravures le poursuivit : un vieux seigneur surprenait son épouse en une conversation trop intime avec un chérubin impatient, et faisait signe au valet qui l’accompagnait, levant un flambeau, de ne point les alarmer. Il était odieux pour Bernard de s’appliquer l’hypothèse d’une rencontre pareille. Néanmoins, il se traçait une ligne de conduite.

— A lui je ne dirais pas un mot, je n’aurais point l’air de le voir. J’irais droit à elle, je l’avertirais : Hélène, je ne suis plus rien dans ta vie, je le savais. Mais, devant Dieu, tu m’as promis d’être fidèle ; tu as des enfants qui sont les miens ; prends garde et repens-toi…

Il traversait le jardin aux roses, le même qu’il avait admiré du balcon de Glenka ; les rosiers nus, l’herbe des pelouses fanée par l’automne semblaient pleurer des illusions mortes. Un gros vent tiède enflait contre le crépuscule des nuées amères balafrées de rides sanguinolentes. Il y avait, selon le mot du pays, de la hargne dans le temps. Des cloches semblables à celles qu’il entendait jadis au-dessus de la mer sonnaient un glas que déchiraient les rafales. Il longea la partie boisée du jardin, au bord d’un étang qui incurvait entre des chênes ses berges blondies sous les feuilles tombées. Deux cygnes battaient de leurs ailes l’eau noire et tremblante ; un paon cria parmi le vaste gémissement des arbres. A l’Orient livide, derrière les branches d’un séquoia, la lune pleine roulait sur un tumulte de vapeurs verdâtres. Bernard s’en allait, son manteau, ses cheveux au vent ; le chaos de la tempête et de la nuit tombante excitait les sauvages ivresses de sa douleur. Avec les puissances d’amour dont il frémissait, quelle infortune l’empêchait d’être aimé ?

Le magasin était désert. Aucun bruit dans la maison mal éclairée. A cette heure, en haut, Adèle et Paulette travaillaient ; Charles, près d’elles, se tenait tranquille, construisant des bateaux de papier. Il souleva la tenture qui masquait l’arrière-boutique ; aux braises d’un feu languissant, il entrevit, devant la cheminée, sur une chaise basse, Hélène enveloppée d’un châle ; son profil étiré, l’affaissement de ses membres avouaient ses lassitudes, l’abandon d’elle-même et de tout.

— Sans lampe, mon amie !

Au fond de cette parole une telle douceur d’amitié vibra qu’Hélène, presque émue, releva les yeux, et, faiblement, répondit :

— Que ferais-je d’une lampe ? L’obscurité me repose… Il faut bien être économe… Et ces gravures ? Tu les rapportes ?

Il secoua la tête, se courba pour jeter une bûche dans le feu :

— Non, je n’en ai pas voulu. Ça ne valait rien. Des immondices !

— Oh ! toi, quand tu tomberas sur une bonne affaire, c’est que les étoiles auront changé de place.

Il s’était assis à gauche de la cheminée, et, les pincettes en main, il rejoignit les braises autour de la bûche pétillante.

— Alors, énonça-t-il d’une voix contenue, tu crois que mon étoile n’est pas heureuse ? Nous avons eu pourtant des années parfaites, et, à présent encore, si tu voulais…

— A présent, coupa-t-elle avec un sursaut d’impatience, je ne crois plus à rien, j’ai la nausée de vivre. Je sortirais de ce monde exécrable, comme après une nuit d’insomnie on quitte un wagon de troisième classe empuanti par des goujats.

— Tu ne crois plus à rien ? Tu le dis, mais tu es loin de le penser. Hélène, si tu ne croyais plus à rien, c’est que tu n’aimerais plus rien.

Le regard qu’il envoya sur elle en répliquant ainsi eut peur de pénétrer au plus vif d’une blessure. Il le détourna dans le vague. Elle avait incliné son front, puis le redressa brusquement.

— Comprends-moi, se défendit-elle. Quand je me suis mariée, et longtemps après, j’avais encore devant l’existence l’ingénuité d’une petite fille qui, tous les matins, à son réveil, peut se dire : « Aujourd’hui, pour moi, quelles bonnes choses arriveront ? » Je croyais que la vie doit porter du bonheur comme un rosier porte des roses. Maintenant, je la connais. Je n’attends d’elle que des souffrances ; hors d’elle, je n’ai point d’espoir, et je ne t’envie pas tes illusions.

— Je t’écoute, soupira Bernard ; si ton âme ressemblait au portrait que tu m’en donnes, ce serait une tristesse à en mourir. Mais tu n’es pas ce que tu penses être. As-tu interrogé toutes les fibres de ton cœur ? Est-ce qu’on peut respirer sous le ciel des vivants sans un désir ni un espoir ? Tu me parais comme cette enfant souffrante qui boudait sa poupée et voulait la mettre en pièces parce qu’elle ne répondait plus à ses fantaisies. Tu aimes désespérément la vie de ce monde ; elle te fut indulgente ; aujourd’hui, elle t’a mise au pain sec ; elle t’enseigne, malgré toi, la sagesse ; tu es pressée de la maudire. Il faudrait, pourtant, ce soir, te séparer d’elle ; tu songerais, en pleurant peut-être, qu’elle fut douce quand même.

— Détrompe-toi, je coulerais dans le néant comme j’en suis sortie, et plus contente d’y rentrer que d’en sortir. Le silence, le sommeil à jamais, oh ! pour moi qui dors si mal, c’est le Paradis, c’est mon seul trésor, et personne ne me l’ôtera.

— Personne ? En es-tu bien sûre ? Il n’y a plus de sommeil dans l’éternité.

Une quinte de toux secoua le dos d’Hélène : elle ramena son châle autour de sa poitrine et repartit, un peu haletante :

— Tu voudrais me faire peur de l’autre vie ! A quoi bon ? La foi, je ne l’ai plus, je suis allégée de ne plus l’avoir. Tu vas me dire que je blasphème. Le blasphème est une prière encore. Nous sommes là tous les deux, seuls dans la nuit, seuls dans le noir. S’il existe un Dieu, il nous regarde, il m’entend qui te parle et qui doute de lui. Si je me trompe, pourquoi ne me révèle-t-il pas sa présence par un signe, par un souffle, par une voix, par une émotion inconnue ?

Bernard sentit passer en elle le frisson du vide intérieur. Le vent grondait, le feu palpitait ; au dehors, un volet claqua. Chacun des mots d’Hélène le transfixait d’une angoisse ; cependant, il s’étonnait avec une sourde joie de trouver un chemin vers ce cœur obstinément barré. Pour qu’elle glissât à une sorte de confession, fallait-il qu’elle fût excédée d’amertume, à bout de mensonge ! Elle maintenait, d’ailleurs, l’entretien dans des généralités ; d’instinct, elle défendait les abords d’une conscience qui ne voulait pas livrer son énigme.

Il avait rapproché sa chaise de la sienne et, s’efforçant de paraître calme, il répliqua :

— Tu me demandes pourquoi Dieu se cache, quand il est la Lumière. Je ne suis pas un théologien ni un scrutateur des abîmes. Je n’aperçois qu’une chose : c’est en nous que sont les ténèbres ; nous épaississons comme un mur entre la lumière et nos yeux. Tu crois avoir perdu la foi ; j’ai la certitude qu’elle subsiste chez toi à des profondeurs où tu ne saurais l’atteindre et l’anéantir. Mais réfléchis de quelle manière elle a semblé s’éteindre, comment tu as cessé d’entendre la parole de vie. Ton âme sommeillait dans une tiédeur d’habitude ; pas à pas, sans t’en douter, tu te retirais hors de l’embrassement divin. Puis, un jour, tu as eu l’impression que Dieu était absent. Il ne l’est pas, il ne veut pas l’être ; mais tu lui as fermé ta porte ; il reste, comme un mendiant, derrière ton seuil, jusqu’à ce que tu reviennes vers Lui.

— Alors, dit Hélène, douloureusement ironique, si nous restons chacun sur nos positions, cela durera longtemps, jusqu’à la fin.

— Tu oublies, protesta-t-il avec une tendresse poignante, qu’Adèle et moi nous prions, nous souffrons pour toi. La prière peut tout, quand la souffrance lui donne des ailes. Et tu ne sais pas, des conjonctures viendront sur toi, des signes que tu ne voudras point récuser. Celui qui t’aime se lassera d’attendre que tu lui ouvres ; il pénétrera tout d’un coup à la façon d’un voleur.

Les doigts d’Hélène, quand il proféra les mots : celui qui t’aime, furent pris d’un léger tremblement. Ensuite, elle haussa les épaules :

— Je te comprends. Tu espères que Dieu, pour m’éclairer, me réserve des malheurs de choix. Merci de ta prédiction. J’ai lu dans plus d’un livre cette vieille ritournelle. Moi, la souffrance ne me convertit pas, elle me raidit. J’en veux aux forces implacables qui prétendent me ployer sous leur loi de fer sans que je sache pourquoi, ni ce que je leur ai fait.

— Mais enfin, s’écria Bernard, étreignant entre ses deux mains la main gauche de sa femme, celle où brillait l’anneau bénit, ma pauvre Hélène, explique-moi donc ce qui te rend si malheureuse. Notre misère est dure, je le sais trop. Es-tu la seule à en pâtir ? J’ai aussi un cœur de chair, et je m’afflige plus que toi, parce que je porte le fardeau de tous, je m’afflige dans l’espérance pourtant. Nous n’avons pas manqué, jusqu’à ce soir, de pain ; nous n’en manquerons pas demain non plus. Le pain, ce n’est pas assez. Il faut l’amour. Si tu nous aimais, tu mettrais en commun tes tristesses avec les nôtres. Tu les trouverais légères. Pourquoi as-tu cessé de nous aimer ? Je ne te fais, à mon endroit, aucun reproche. Trop de choses en moi, je le sens, doivent te déplaire. Mais je t’aime si entièrement que tu peux me faire les plus cruels aveux, je te pardonnerai tout, je t’aimerai malgré tout. Romps ce silence qui est horrible. Hélène, je t’adjure, au moins laisse-toi aimer…

La supplication de Bernard se brisait en une plainte ; elle eut peine à ne pas éclater comme un cri. Il se penchait sur elle, l’enveloppait de son souffle ardent, allait tomber à ses genoux. Elle subissait, dans une immobile stupeur, cette voix implorante et éperdue. Soudain, elle se délivra de son étreinte, se leva, le repoussa :

— O Bernard ! A quoi penses-tu ! Où vas-tu chercher que je ne vous aime plus ? Laisse-moi, je t’en prie. Je suis trop faible pour de pareilles scènes. Non, c’est affreux !

Comme saisie d’épouvante, elle s’échappa vers l’escalier. Au moment où il s’inclinait, elle avait vu à ses genoux Woronslas la suppliant avec des sanglots d’amour aussi ; et elle croyait qu’en écoutant Bernard elle serait infidèle à l’homme qui avait pris son âme, en qui elle se consumait, incertaine, de loin, s’il répondait à sa démence.

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