Job le prédestiné
IX
L’absence de Mme Dieuzède ne pouvait demeurer longtemps inaperçue ; et son mari prévoyait les commentaires qui bourdonneraient autour de sa disparition. Il était résolu à la justifier comme un éloignement concerté avec lui pour des motifs d’intérêt. Mais, dès le lendemain, il se rendit compte que nul ne serait dupe de cette fiction généreuse.
Le temps s’était épuré ; un peu d’azur descendait sur les ardoises des toits, et les nuages, en convois ensoleillés, voguaient comme ces caravelles aux voilures énormes que Bernard, jadis, voyait, en rêve, couvrir une mer toute d’argent.
L’après-midi, — c’était un dimanche, — il se préparait à emmener les enfants dans la campagne. Brouland sonna ; Bernard, au premier regard qu’échangea le docteur avec lui, sentit les choses graves qu’ils allaient l’un à l’autre se communiquer. Il le fit entrer dans le magasin sombre, mais en soulevant la tenture du fond, de peur que Paulette, à la dérobée, n’écoutât.
— Je suis venu aujourd’hui dimanche, dit Brouland à voix basse, désireux de vous parler sans témoins. Avez-vous des nouvelles de Mme Dieuzède ?
— Pas encore, voulut répondre Bernard, la figure péniblement contractée. Comment savez-vous qu’elle n’est plus ici ?
— Je me trouvais hier à la gare, sur le quai, au moment où arrivait l’express de Paris. J’ai aperçu Mme Dieuzède s’installant dans un wagon de seconde ; une personne l’accompagnait et lui tendait ses bagages.
— Tiens ! qui donc ?
— La femme de service de… Glenka, la demoiselle Chemin.
— Ah ! sursauta Bernard.
Et il pensa : « Je m’en doutais. Cette horrible hypocrite, c’est elle, la complice, l’entremetteuse… »
— Mme Dieuzède m’a bien vu. Mais elle a évité mon coup d’œil, elle a pâli ; elle n’a pas eu l’air de me reconnaître… Permettez, mon cher Dieuzède, continua le docteur en touchant le poignet de Bernard comme s’il allait tâter son pouls, ne vous tenez pas sur le qui-vive avec moi. Faites-moi l’honneur de me prendre pour ce que je suis, pour un ami clairvoyant. C’est mon devoir de vous entretenir, enfin. J’aurais dû le faire plus tôt. Mais de quoi cela eût-il servi ? Je me tairais peut-être encore si je ne lisais dans vos yeux rouges et sur votre mine qu’il est temps de vous dire tout. La crise qui se développe, j’en ai suivi les symptômes depuis des mois. Et je n’ai pas eu besoin d’un diagnostic. Le lendemain de la soirée, Glenka me prit pour confident de son trouble… et de ses espoirs. Je lui remontrai avec une telle force l’ignominie des conséquences qu’il me promit de ne plus revoir votre femme ; et il tint parole près d’un mois. Vous vous rappelez, ses visites cessèrent. Mais ce qui était d’abord une fantaisie de blasé se tourna en une passion. Il touche à l’âge mûr, il approche du moment où un libertin commence à user les charmes de l’inconstance. Ce qu’il avait entrevu, chez Mme Dieuzède, d’honnête et d’ardent, l’a fixé davantage dans un sentiment qu’il croit sérieux. Peu de jours avant son départ j’ai pénétré que l’intrigue reprise allait aboutir à ses fins. Je l’avertis avec de véhéments reproches ; il les accueillit très mal. Nous nous sommes brouillés…
Ici, Bernard, en silence, pressa la main de Brouland, et le médecin poursuivit :
— A vrai dire, il y avait entre nous plus de camaraderie que d’amitié solide. Glenka me recherchait parce qu’il avait besoin de moi. J’admirais ses dons d’artiste, sa puissance d’irradiation joyeuse ; je l’aurais presque subie. Mais une intimité comme la nôtre était bridée, malgré tout, par le sens critique. Mme Dieuzède, elle, s’est mal défendue. Les circonstances ont eu l’air d’une coalition nouée pour son péril. Elle a rencontré Glenka dans une période où son énergie se déprimait : elle souffrait d’un changement de position ; séparée des artifices mondains, elle devait être plus accessible aux naïvetés sentimentales. Il a émis sur elle son magnétisme fascinateur ; horriblement impressionnable, elle a été, pour une part violente, victime d’une suggestion…
— Et j’ai si mal su la préserver ! confirma Bernard en baissant la tête comme sous le fardeau de la faute qu’il faisait sienne.
— Oh ! gronda Brouland, n’exagérons point son innocence. Sa folie est de celles qu’une vie entière ne suffit pas à racheter. Elle discernait, avant d’agir, le mal qu’elle voulait commettre. Mais je ne moralise point sur son cas ; je l’explique ; habitude ou, si vous aimez mieux, tic de physiologiste. Si elle avait tenu bon jusqu’au départ de Glenka, elle sortait de cette aventure probablement indemne. Le contraire étant, à cette heure, trop certain, l’absence et le souvenir ont exaspéré l’aimantation réciproque ; faut-il nous étonner qu’elle ait pris hier le train pour Saint-Cloud ?
— Elle n’est pas à Saint-Cloud, rectifia Bernard, elle a trouvé une situation à Paris.
Et il instruisit, sous le sceau du secret, Brouland des volontés qu’énonçait la lettre d’Hélène. Le docteur l’approuva de refuser Paulette ; après une pause réfléchie, il dit encore :
— Actuellement, pour la sauver, vous ne pouvez pas grand’chose…
— Si, beaucoup, dans l’ordre invisible.
— Je suis croyant, vous le savez, repartit le docteur ; l’intervention, dans les événements, des causes supérieures, je l’admets comme l’inconnu, l’X nécessaire ; mais il faut que notre action sur l’humain y corresponde. A vous, je vous reprocherais de l’apathie mystique. Comprenez-moi. Personne au monde, pas même Dieu, ne peut empêcher un homme et une femme qui se cherchent de se joindre en désir ou en fait, au mépris du décalogue. Voilà pourquoi leurs actes ont des suites très lourdes. Seulement, ce faux bonheur va-t-il durer ? Je connais Glenka ; Mme Dieuzède n’est pas une rouée capable de le retenir longtemps dans ses filets. Elle joue en amour avec lui trop franc jeu ; il la domine comme elle vous domine ; il la fera souffrir ; elle aura des bouderies de petite fille gâtée dont il se lassera fort vite. Il se lassera et la quittera. La guerre offre tant de prétextes ! Il n’a qu’à se faire envoyer dans un hôpital distant de Paris, à retourner en Orient ou sur le front. Ce sera, pour Mme Dieuzède, l’instant critique ; c’est alors que ses amis devront la protéger du désespoir, ou empêcher une autre chute qui, celle-là, pourrait être mortelle. Je pense à une femme excellente, dont la présence serait une chance de salut. Mme Laboré, à cause de son vieux père malade, passe plus de temps à Paris qu’ici. Je la mettrai, si vous m’y autorisez, dans la confidence. J’estime son tact et sa bonté incomparables. Elle visitera, comme par hasard, le magasin de Mme Dieuzède ; elle l’engagera tout naturellement à venir chez elle. Isolée comme elle va l’être, votre femme, c’est vraisemblable, lui ouvrira le mystère de sa vie, recevra ses conseils. Et, à l’heure de la détresse, Mme Laboré sera là pour lui tendre deux mains vigoureuses.
Brouland se leva, étira, selon son geste habituel, les pointes de sa barbe.
— En attendant, mon cher Dieuzède, conclut-il, ne vous laissez pas dévorer par votre chagrin. Vous êtes trop sensible, pas assez volontaire. Malgré les apparences, moi qui ai une légende de dureté féroce, je suis un peu comme vous : mon gamin d’enfant aurait besoin d’être mené à la baguette ; et je l’élève avec une déplorable faiblesse, parce que sa mère, en mourant, m’a fait promettre de ne jamais le rudoyer.
L’imprévu de cet aveu amena un vague sourire sur la face de Bernard inclinée dans la pénombre du magasin comme une image de la résignation expiatrice. Brouland, par ses rudesses d’analyse, faisait panteler sa douleur ; et pourtant son amitié le soulageait.
— Si vous n’aviez pas, vous aussi, exprima-t-il en le reconduisant, ce fond sensible que vous blâmez chez moi, vous ne m’eussiez pas apporté un réconfort où je découvre un signe divin. J’ai tort d’être faible, je le sais trop. Mais je m’obstine à croire que le dernier mot, même dans ce monde, reste à la bonté, à l’amour vrai. Ma pauvre femme nous reviendra parce que, seul, je l’aime ; et, d’ici peu, elle le comprendra.
Il était dit que, pour Bernard, le fiel devait se mêler au vin des consolations comme dans le breuvage dont le Christ ne voulut pas goûter. Paulette, au lieu de se rendre à l’école l’après-midi du dimanche et d’y subir sa punition, avait caché sous son oreiller la lettre de la directrice.
— Je ne la montrerai point, avait-elle d’abord décidé ; demain la directrice me renverra et je ne retournerai plus dans sa boîte.
Ensuite, elle eut peur, malgré tout, d’une comparution devant cette respectable dame. Impatiente, en outre, de savoir si son père l’enverrait à Paris, elle cherchait à provoquer un éclaircissement. Au retour de la promenade elle se prit, d’une manière subite, les tempes entre ses mains.
— Oh ! s’exclama-t-elle, ma retenue que j’ai oubliée ! Le départ de maman me fait perdre la tête.
Elle courut à sa chambre et redescendit avec la lettre.
— Voyons ! dit Bernard sans courroux, — il ne s’attendait qu’à une espièglerie, — quelle affaire t’es-tu mise encore sur les bras ?
Mais le mouvement de Paulette lui présentant un pli cacheté l’attrista, comme une répétition méchante du geste qu’elle avait eu la veille en tendant la lettre d’Hélène. Quand il vit le motif de la retenue, le propos qu’on avait surpris : « La messe, tous les jours, ça commence à me barber », sa figure se resserra d’une sévérité insolite.
— Pourquoi, interrogea-t-il, as-tu prononcé cette phrase pitoyable ?
— Je l’ai dit, répliqua Paulette, parce que je le pensais. Je ne suis pas comme Yvonne Cornilleau qui fait la bigote pour plaire à Mme la Directrice.
— Paulette, allons, tenta d’insinuer Adèle, ne te montre pas plus vilaine que tu n’es.
Paulette se retourna contre sa sœur d’un air de petite furie.
— Toi, d’abord, tu n’as pas voix au chapitre. Et puis, toi, tu es aussi arriérée que le vieux cuir du rasoir de papa.
— Alors, intervint Bernard, tu crois que s’ennuyer à la messe, c’est prouver qu’on est très avancé et intelligent ?
— Je n’en sais rien, mais je sais que je m’y ennuie. Maman a raison : je n’ai pas la dévotion dans le sang. Que veux-tu ? Je suis une Restout, moi… Il est temps que je m’en aille vers maman. Elle veut que je sois avec elle. Quand me prendras-tu mon billet ?
— Paulette, mon enfant, dit Bernard d’un ton de tranquille fermeté, ne compte pas que je te laissera partir. Ta place est sous mon toit avec ta sœur et ton frère.
— Eh bien ! je partirai sans ta permission.
— Tu ne partiras pas sans argent ?
— Oh ! j’en trouverai. Il y a des gens qui auront pitié de moi.
— Et tu ne sais pas que je te ferais ramener par les gendarmes ?
— Maman me cachera ; elle me défendra contre les gendarmes ; et, s’ils me ramènent, je me jetterai sous les roues du train.
— Les gendarmes seront prévenus et te passeront les menottes.
— Au Mans, je n’aurai plus les menottes. Je repartirai ou j’irai me noyer dans la Sarthe. Vous voulez que je sois contente avec vous, et vous me traitez comme au bagne !
— Paulette, tu es décidément une mauvaise fille. Je n’ai que des bontés pour toi ; tu n’y réponds que par l’ingratitude…
— Eh bien ! glapit-elle, roulant au fond de sa gorge des sanglots de colère, si je ne suis bonne à rien, débarrassez-vous de moi. Maman a bien fait de s’en aller, elle ne reviendra plus. Je suis du côté de maman, je ne suis pas de ton côté.
A bout de patience, Bernard la gifla, la chassa vers le corridor ; et, surprise devant la réaction d’une force supérieure à sa volonté, elle se tut, monta lentement l’escalier.
Bernard marchait de long en large dans une exaspération indicible. Son impuissance à vaincre sa fille par le raisonnement ou par les menaces le blessait comme la plus amère des défaites. Quel avenir présageait, à douze ans, cette anarchique malignité ? C’était, pour lui, la faillite partielle de son existence ; et il apercevait, dans la révolte ouverte de cette enfant, la première répercussion des actes d’Hélène. La famille était brisée. Le cri de Paulette : « Je suis du côté de maman » le traversait jusqu’aux jointures des os. Paulette était « une Restout » ; elle le disait parce qu’elle l’avait entendu dire. Bernard lui avait pourtant donné quelque chose de son âme ; il le cherchait au fond d’elle, et n’en retrouvait plus rien.
L’âme de Paulette ! Il la rêvait pareille à un jardin lilial que les eaux de la grâce arrosaient et embellissaient. Peut-être le jardin n’était-il pas détruit. Mais des bourrasques infernales en saccageaient les alentours. On eût dit, par moments, qu’un Esprit de haine lui soufflait ses cruautés insolentes et parlait pour elle.
Enfin son mot fanfaron : « J’en trouverai » (de l’argent) trahissait une connivence avec la mercenaire de Glenka, Mlle Colombe Chemin. Faute de preuves, Bernard n’oserait inculper cette créature, lui signifier qu’on avait l’œil sur elle. Il n’en devrait pas moins surveiller Paulette. Seule, Adèle, partageant nuit et jour sa vie, pouvait suivre toutes ses manœuvres. Or, elle ne se prêterait guère à cet espionnage. Comment triompher du mal en ne se servant que du bien ?
Il s’était affalé sur une chaise, dans l’arrière-boutique ; le jour déclinait, Adèle sortit de la cuisine, tenant, droite comme une vierge sage, la lampe qu’elle était allée remplir. Elle la posa et vint s’asseoir sur les genoux de son père :
— Mon pauvre papa, va, tu n’es point seul, je suis avec toi ; et Paulette n’est pas si endiablée qu’elle essaye de le paraître. Elle voudrait te faire céder. Si elle voit que tu lui résistes, elle se soumettra.
Sans répondre, il la caressa ; puis, se dressant par une brusque résolution :
— Viens, dit-il, nous allons, dès ce soir, préparer le paquet dont ta mère a besoin.
Un crépuscule grave comme la mort emplissait la chambre ; la clarté blanche de la fenêtre touchait encore la crosse brillante de la harpe et un miroir sous lequel une robe était pendue ; ce miroir inscrivait dans son ovale deux pantoufles de velours laissées par Hélène au bord du tapis. Bernard entendait qu’elles y restassent jusqu’à ce que celle qui les mettait vînt les reprendre.
Contre l’absente, cependant, un ressentiment insurmontable en cette minute l’indignait. Le pardon implique une sereine supériorité sur l’offenseur ; il est difficile de maintenir égale cette hauteur de vues, lorsque l’offense atteint les fibres les plus endolories d’un cœur et que ses effets se prolongent, s’aggravent en se multipliant. La défection d’Hélène était une épreuve suffisamment atroce. Mais qu’elle entraînât Paulette à se déclarer l’ennemie de son père, qu’il dût expédier à sa femme le linge et les robes qu’elle mêlerait aux intimités d’un autre amour, ces surcroîts d’amertume excédaient sa grandeur d’âme.
Il saisit avec des mains presque violentes, empila les chemises et les vêtements qu’Adèle plia de son mieux ; et, tandis qu’elle cousait autour du ballot une toile blanche, il pensait, lui si clément, aux sacs vengeurs où les Turcs liaient, avant de les précipiter dans la mer, les sultanes convaincues d’infidélité.
Une question se posait : répondrait-il lui-même à la lettre d’Hélène ? Il estima, pour l’heure, que c’était impossible ; il n’accepterait pas de sembler dupe jusque-là et de ratifier une honte par une contenance toute bénévole. Adèle, sous sa dictée, écrivit donc ce simple billet :
« Ma bien chère maman,
« Papa est trop affecté de ton départ imprévu ; il te répondra plus tard. Le chagrin que tu nous fais dépasse tout ce que tu peux te figurer. Nous n’avons plus le cœur à rien. Du matin au soir, nous te cherchons dans la maison. Je ne te dis pas quelles larmes nous versons pour toi. A table ton couvert est mis, ta chaise est devant ta place. Charles demande chaque fois : « Est-ce aujourd’hui que maman revient ? » Nous sommes aussi malheureux qu’on peut l’être, et tu dois être aussi très malheureuse. Reviens vite.
« Ton
« Adèle,
qui, pour nous tous, t’embrasse bien fort. »
Et, de son chef, elle ajouta :
« Je viens de coudre dans une toile les objets que tu demandes ; tu les recevras mardi. Je t’enverrai aussi trois petits mouchoirs ; mais je n’ai pas fini de les broder. »
En portant, le soir, cette réponse à la poste, Bernard avec les enfants passa devant la vitrine illuminée d’une confiserie. Charles trépigna d’aise à la vue d’une pyramide de papillotes ; Paulette délia sa langue pour admirer des fruits confits. Adèle se tut ; elle comprenait que les circonstances interdisaient de songer aux friandises. Bernard se dit, apaisé depuis tout à l’heure :
— Je veux qu’au moment des étrennes mes enfants mangent quelques bonbons, comme si leur mère était là.
Mais il comptait sans son hôte, et son hôte s’appelait encore Bonfils ; car le logis qu’il occupait appartenait, tant qu’il n’aurait pas tout payé, au vieux libraire plus qu’à lui. Le lundi, dans son courrier du matin, il trouva une lettre où Bonfils lui reprochait aigrement son manque de parole et, d’autre part, ne pouvant à cause du moratorium exercer ni contrainte ni saisie, le suppliait de lui bailler le peu d’argent dont il disposait : sa fille était atteinte d’un cancer à la gorge ; sous peine d’asphyxie on allait l’opérer ; le chirurgien exigeait qu’on le payât d’avance ; ensuite, les soins, dans une clinique, seraient une ruine ; et tout cela en sachant bien qu’avant une année elle mourrait quand même d’une mort horrible.
Un autre débiteur lui eût froidement opposé sa pénurie totale : « Mes enfants et moi, avant vous ! » Bernard, depuis qu’il était pauvre, se représentait parfois ce que tel ou tel aurait pu faire et ne faisait pas afin de soulager son indigence. Aussi avait-il acquis cette conviction :
— Si dénué qu’on soit, on a toujours quelque chose à donner.
Bonfils, plus que lui peut-être, se trouvait aux abois et, en somme, avait le droit de compter sur son argent. Il chercha de quelle façon il pourrait lui prouver son bon vouloir.
— Les deux bergères de la chambre, songea-t-il, ne sont pas indispensables. Maintenant, surtout, je puis vivre sans fauteuils. Je les vendrai par Lendormy.
Il les descendit pour les montrer au maître brocanteur quand il le verrait, dans la journée.
Lendormy entra, comme d’habitude, avec l’allure d’un animal bondissant et fureteur ; aussitôt, il guigna les bergères ; mais, avant de prendre un journal, il s’informa d’un ton obséquieux :
— Madame est en voyage ?
— Oui, dit Bernard, placide et naturel autant qu’une telle question le lui permettait.
— Nous l’avons vue, reprit Lendormy, avant-hier, filer avec une valise, ma foi ! assez lourde. Vous n’avez donc pu l’accompagner ?
Hélène, en effet, évitant de sortir devant le magasin, était montée vers le carrefour, et Bernard occupé n’avait pas soupçonné sa fuite.
— Comment voulez-vous, répondit-il, que je quitte le magasin ? Quand ma fille aînée n’est pas là, je n’ai personne pour m’aider.
— Mme Dieuzède doit vous faire faute. Elle n’est pas en trotte pour longtemps ?
— Je pense que non.
— Ce n’est qu’une petite cessation de jouissance ? ricana l’huissier, transposant, par un gracieux à-propos, le style des baux et locations.
Bernard avançait l’une des bergères, et ne parut pas avoir entendu ce marivaudage de clerc en goguette.
— J’ai ici deux meubles, expliqua-t-il, qui encombrent notre chambre. Je les vendrais volontiers. Vous en chargeriez-vous ?
Lendormy sautilla sur ses béquilles et, s’approchant, il se prit le menton entre le pouce et l’index, prolongea sur l’une et l’autre bergère un coup d’œil dépréciateur.
— Combien demandez-vous de ces deux pièces ?
— Trois cents francs.
— Héla ! mon cher voisin. Nous sommes loin de compte. De ça vous ne trouverez pas ça. Essayez de les mettre à l’hôtel des ventes. Vous verrez.
Bernard, que dégoûtaient ces marchandages, répondit sans insister :
— J’essaierai.
Lendormy, déçu, — il supposait que Bernard, à la veille de n’avoir plus un sou vaillant, vendrait au plus bas prix, — se retourna vers la vitrine de Glenka ; il se passa la langue sur les lèvres et, d’un ton doctoral, murmura :
— Timeo Danaos et corna ferentes.
— Vous dites ? frémit Bernard qui avait trop bien compris.
— Je dis, reprit plus haut l’huissier avec une insolence finaude inexprimable, que si cette vitrine était à vous, vous pourriez en tirer un très bon parti. Le propriétaire vous a-t-il fait signer une reconnaissance ?
Bernard se tint à quatre pour ne point le souffleter et le pousser dehors, jusqu’au seuil de son antre, à coups de poing.
— Est-ce que, par hasard, M. Lendormy, vous seriez vous-même capable de faire argent avec le bien d’autrui ? Il vous vient quelquefois de ces idées qui ne sont pas rassurantes.
— Rassurez-vous, oh ! rassurez-vous, monsieur Dieuzède. Votre bien dort tranquille sous les poutres de ma maison. Mais permettez-moi une remarque : vous manquez d’une imagination, de celle des affaires. Admettons que le possesseur de ladite vitrine meure demain intestat et sans héritiers ; ne vous sera-t-il pas licite de considérer à vous un dépôt non réclamé ?
Lendormy louvoyait en vue d’introduire dans l’entretien la personne et le nom de Glenka. Il tenait en réserve des questions insidieuses, plus d’un brocard oblique et vénéneux. L’arrivée d’une cliente déjoua son manège ; il rumina, pendant que Bernard la servait, sur la vente des deux fauteuils ; la négliger, c’eût été démentir un de ses principes les plus intangibles :
« Les menus profits, en s’additionnant, font les gros. »
— Pour vos bergères, dit-il après avoir lu son journal, j’ai peut-être un moyen d’ajuster nos flûtes. Je connais un ménage de réfugiés qui cherchent des meubles d’occasion. Il y mettrait bien deux cent cinquante…
— Trois cents, pas un centime de moins, rectifia Bernard, habile à son insu, mais intraitable parce que l’entremise de Lendormy l’écœurait.
— Trois cents ! Les réfugiés méritent des égards. Vous devenez dur comme un juif, mon cher monsieur.
— A votre école, Me Lendormy.
Dosés selon une prudente tartufferie, les sous-entendus et les bons mots du « loucheur d’en face », — ainsi que le surnommait Paulette, — ne laissaient plus à Bernard aucun doute : on savait dans le quartier que Mme Dieuzède avait comme amant le docteur Glenka, qu’elle venait de « filer » pour « se mettre avec lui ». La citation latine que Lendormy avait dû ciseler en jouissant de sa finesse plantait sur le front du libraire l’ornement de la risée publique. Il allait devenir fameux dans le voisinage par sa mésaventure conjugale. Et l’on exploiterait, au détriment de son pauvre commerce, la fugue de son épouse. Le surlendemain, Valérie, la femme de ménage, lui rapporta une phrase qu’avait criée à ses oreilles Mme Rapicault, la quincaillière de la rue des Ponts-Neufs :
— Ces gens-là ne m’ont jamais inspiré confiance.
L’honorable marchande réclamait à Bernard une note de trente francs qu’il était certain d’avoir payée, mais Hélène avait égaré l’acquit. De même que Mme Rapicault, les clients de la librairie diraient en chœur de tous les Dieuzède : « Ces gens-là » et, sauf une minorité dérisoire, ils ne reparaîtraient plus.
Quand il eut la visite de Toustain, sur son visage naïf et cordial, facile à lire comme un missel, il aperçut un brouillard attristé. Toustain savait, lui aussi. Mais il n’osait parler à Bernard de sa nouvelle infortune ; et Bernard éprouvait, devant Toustain, timide en sa compassion, une pudeur d’accuser sa femme, de s’avouer un mari trompé. Tandis que Brouland avait prévenu ses confidences, débridé carrément les ligatures saignantes autour de l’ulcère profond, Toustain attendait un soupir, un mot qui l’encourageât à plaindre tout haut son ami ; le silence de Bernard lui laissa comprendre que, pour une telle affliction, la meilleure des pitiés était de ne point en faire sentir.
Il venait charger le libraire de vendre un ouvrage à lui, assez rare, un in-quarto relié en maroquin vert, Les Observations de plusieurs singularités et choses mémorables trouvées en Grèce, Asie, Judée, Égypte, Arabie et autres pays estranges, rédigées par Pierre Belon, du Mans. Il désirait obtenir de ce volume cent cinquante francs, dont le tiers serait pour M. Dieuzède. C’était une aumône indirecte que sa pauvreté personnelle ne l’autorisait pas à élargir encore plus ; et Bernard voulait refuser, jugeant excessive la commission.
— Ah ! mon cher Toustain, au point où j’en suis, cent sous de bénéfice, c’est l’Eldorado. Songez qu’avant peu, à moins d’un miracle, je me demanderai chaque soir comment je paierai mon boulanger le lendemain.
Toustain, à cet aveu, leva les deux bras, dans un pénible émoi. Comme il tournait vers Bernard ses bons yeux bleus mouillés de larmes, le long de la rue, trotta en traînant ses galoches sur le pavé une bande de gamins qui sortaient d’une école voisine. Ils s’arrêtèrent près de la librairie, vociférant une chanson stupide où le mot « cornard » servait de refrain ; puis ils détalèrent avec des rires, des sifflets, des clameurs de singes en folie ; et, un peu plus loin, le couplet ignoble, hurlé plus fort, attira aux fenêtres, sur la porte des boutiques, tout le quartier. Bernard devint blême ; il n’avait point prévu le charivari d’une meute acharnée contre lui sans savoir pourquoi, sans le connaître, simplement parce qu’il montrait une longue chevelure, une démarche excentrique, et qu’on racontait sur son ménage l’éternelle histoire de Georges Dandin. Pour les petits bourgeois d’alentour, il était l’étranger, l’aristocrate, celui qu’on jalouse et qu’on exècre, dont on dit, s’il crève de faim : « Tant mieux ! »
Ces gamins tenaient de leurs ascendants une si parfaite couardise que, d’eux-mêmes, ils s’étaient enfuis à l’idée du châtiment mérité par leur prouesse. Comme la victime ne bronchait pas, sans doute ils recommenceraient plus effrontément et, ensuite, se lasseraient. Bernard fut troublé, n’ayant jamais encore fait l’expérience d’une manifestation populacière dirigée contre sa personne. Au reste, il n’était pas le seul atteint ; qu’arriverait-il si Adèle, Paulette et Charles, en rentrant de la pension, entendaient ces cris d’opprobre et cette chanson ?
— Elle est pour nous, dit-il à Toustain, l’aimable sérénade.
— Pour vous ! s’exclama Toustain, qui ne s’expliquait pas très bien les hurlements et les rires.
Il brandit sa grosse canne du côté de la rue :
— Attendez ! s’ils reviennent, ils sentiront les nœuds de ma trique. Je leur ôterai l’envie…
— N’en faites rien, s’opposa Bernard. Vous me chargeriez de ridicule, un peu plus. Je saurais me défendre, si je le voulais. Mais je ne le veux pas. Il faut apprendre à tolérer ses ennemis, si on est incapable de les aimer. Ce n’est pas à moi de fixer la mesure des souffrances qui me sont dues. Mais ne trouvez-vous pas humainement incompréhensible cette démonstration furibonde venant d’individus à qui je n’ai rien fait, qui ne me connaissent même pas ?
— Mme Dieuzède, hasarda Toustain, si elle était ici, prendrait la chose moins pacifiquement que vous.
— Si elle était ici, la chose ne serait pas arrivée. Vous savez qu’elle a voulu partir tout d’un coup. Notre gêne lui pesait trop. On lui a offert à Paris une position…
— Pardonnez-moi, reprit Toustain, une question trop indiscrète. C’est bien avec votre consentement qu’elle est partie ? Quelqu’un m’a rapporté des bruits déplorables. Je me suis indigné. Ah ! j’étais sûr qu’on la calomniait. Partout où je pourrai me faire entendre, je la défendrai…
— Oui, défendez-la, cher ami. Ceux qui l’accusent répètent, sans savoir d’où ils sortent, des ragots infâmes.
A ce moment, une acheteuse pénétra dans le magasin, arrogante d’allure, drapée d’une cape violette qu’enrichissait une étole de renard blanc. A son chignon roux, à ses lèvres vipérines, peintes plus que jamais, à son nez effilé comme un bec de serpette, Bernard aussitôt reconnut Mme Macreuse, et il se tint sur ses gardes, assuré que cette visite couvrait un sinistre dessein.
Mme Macreuse choisit, comme l’autre fois, une boîte de papier à lettres. Elle présenta ensuite au libraire un billet de cent francs et, pendant qu’il fouillait le fond de sa caisse, rassemblant à grand’peine des coupures crasseuses pour lui rendre ce qu’on appelle encore de la monnaie, l’ancienne amie de Woronslas Glenka versa dans les oreilles du mari d’Hélène, comme des gouttes de vitriol, ces mots assassins :
— Je ne vous demande pas des nouvelles de Mme Dieuzède. Dimanche, j’étais à Paris. Je l’ai croisée au Bois. Elle se promenait dans une auto de louage, assez confortable. J’ai cru distinguer auprès d’elle un monsieur que nous avons connu. Elle semblait en excellente santé, fort gaie.
Les joues maigres de Bernard se crispèrent légèrement ; ses doigts tremblaient en étalant sur son bureau les coupures. Il essaya pourtant d’affecter de l’indifférence ; il se leva, répliqua :
— Connaissez-vous, madame, le nom du monsieur que vous avez distingué auprès de Mme Dieuzède dans une auto ?
— Vous le savez, comme moi. Le docteur Glenka.
— Ah ! oui, le docteur Glenka, celui que vous passez pour avoir distingué un peu trop, en des temps meilleurs. Mais je n’en veux rien croire. Que signifient les apparences ? Ma femme est à Paris ; elle a été toute la semaine très occupée ; le dimanche, elle éprouve le besoin de se reposer et de se distraire. Un ami l’accompagne. Que voyez-vous là d’étrange ?
— Oh ! rien du tout, monsieur. Je vous admire. Vous êtes un mari commode, sans préjugés. Vous avez raison ; les intérêts avant tout.
Elle martela d’un accent sarcastique ces derniers mots. Bernard était devenu cramoisi ; il s’avança contre elle, les poings tendus comme pour l’assommer.
— Hors d’ici ! rugit-il, tellement formidable qu’épouvantée, oubliant son emplette sur le comptoir, Mme Macreuse courut vers la porte, disparut.
Toustain, qui, à l’écart durant ce colloque, feuilletait un livre, se dressa, les mains en avant, prêt à intervenir :
— Cher ami, j’ai cru que vous alliez la tuer !
— Oui, je l’aurais houspillée peut-être. Vous l’avez entendue ? Elle me fait passer pour un mari complice de sa femme, partageant les bénéfices de ses galanteries. Ah ! la chienne !
— Calmez-vous, supplia Toustain, calmez-vous. Ceux qui vous connaissent vous estiment, et les autres n’existent pas. Vous, si chrétien, vous m’étonnez…
— Mon cher, tout à l’heure vous vous êtes indigné vous-même devant le vacarme de quelques galopins. C’est facile de dire à autrui : Tendez l’autre joue ; courbez le dos sous les outrages. Cette créature traîne dans la boue ma femme, elle me déshonore. Je ne suis pas une statue de bois ni d’airain. Toute patience d’homme a ses limites. Et songez aux suites de sa campagne. Je sens déjà autour de moi comme un désert. Faudra-t-il que je ferme boutique, et que j’aille avec mes enfants en guenilles, de porte en porte, mendier notre pain ?
Mais, au bout d’un instant, comme sa colère tombait, Bernard, en face de Toustain silencieux et confondu par les révélations qu’il venait de subir, reprit d’une voix plus sourde, encore trépidante :
— Après tout, j’aurais mieux fait de garder mon sang-froid et de répondre à cette femme humblement : « Madame, vous désiriez m’apprendre votre rencontre, au Bois, avec Mme Dieuzède dans une compagnie que vous savez dangereuse. C’était un soin superflu. Vous la croyez en péril ; plaignez-la, mais abstenez-vous de la juger, si vous ne voulez pas qu’on vous juge. » J’ai pris le ton d’un mari sceptique et commode. J’ai eu tort, pour sauver des apparences, de n’être pas absolument vrai, comme j’ai eu tort, mon cher Toustain, en visant à défendre ma femme, de vous laisser croire qu’elle était partie avec mon consentement…
Il commençait l’histoire exacte de son désastre domestique, quand les enfants rentrèrent de la pension. Toustain, avant de le quitter, lui laissa des paroles de chaude espérance.
— Dans mes misères qui sont loin des vôtres, il y a un cri du Psalmiste que je me suis maintes fois approprié : Elevans allisisti me ; en me brisant, tu m’as élevé. C’est une tourmente qui passera, comme passera l’effroyable année de guerre où nous entrons. Vous en sortirez plus fort et, croyez-moi, plus heureux.
En attendant, la persécution tramée autour du libraire par les haines du quartier n’allait pas s’arrêter à la chanson « des galopins ». Le lendemain, à l’aube, Adèle sortit pour déposer au bord du trottoir la caisse des immondices. Sur les volets du magasin, elle put déchiffrer, tracé à la craie, en majuscules énormes, un mot de quatre lettres qu’elle n’avait lu nulle part. Ce mot lui sembla rendre un son affreux ; elle comprit que c’était une insulte… De son mieux, avec son tablier, elle l’effaça ; le haut des lettres resta visible. Lorsque Bernard descendit ouvrir, même sans ses lunettes, il démêla, au-dessus du barbouillage blanchâtre, les cornes des deux C, l’œuf pointu de l’O et les deux barres de l’U. Il s’était préparé à tous les affronts. La vilenie de cette farce nocturne le mordit au cœur néanmoins : à voir écrit contre sa devanture le mot indélébile, il le sentit plus cruellement marqué sur l’intime de sa vie. Adèle, avant lui, l’avait aperçu ; elle devinait, honteuse, l’épithète, puisqu’elle avait voulu l’effacer ; son tablier restait sali de craie ; que dirait Paulette, si, à un autre moment, ou collée ailleurs, l’inscription reparaissait ?
Le soir du même jour, après souper, il ferma le magasin ; Adèle, Paulette et Charles avaient mis leur manteau et « firent un tour » avec lui le long des rues désertes où, de loin en loin, un réverbère endeuillé sous un capuchon divisait les ténèbres glaciales. En revenant, la clarté vague que laissait fuir une fenêtre du premier étage, chez Lendormy, leur montra les volets de la librairie encore maculés du mot déshonorant. Paulette poussa une exclamation :
— Oh ! dit-elle, on nous a mis une enseigne. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Charles épelait les lettres gigantesques ; il articula le mot entier et le trouva si drôle qu’il le répéta, le cria presque en riant, Paulette riait aussi, et elle réitéra sa question :
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Taisez-vous donc, enjoignit Bernard qui les poussa vivement à l’intérieur de la maison. Rappelez-vous bien, répondit-il, une fois la porte close, qu’une bouche honnête d’enfant ne doit jamais prononcer ce mot. C’est une injure qu’on a inscrite sur notre porte, parce qu’on nous sait malheureux. On nous en veut d’être des étrangers et de ne pas ressembler à tous les autres.
Adèle accepta l’explication ; une discipline pieuse, le tact de son ingénuité la détournaient de pousser plus avant une enquête qui l’eût conduite vers des laideurs défendues. Paulette se pinça les lèvres et monta chercher dans un dictionnaire un éclaircissement. Le mot, par bonheur, ne s’y trouvait point. Mais Bernard savait que, tôt ou tard, la vérité crue viendrait meurtrir ses enfants ; leur mémoire garderait l’ignoble empreinte de l’enseigne qui, d’un seul coup, avec quatre lettres, flétrissait leur mère et faisait de leur père un grotesque.
L’obsession du mot fatal entra dans son cerveau comme le cri aigre de la meule du rémouleur, quand l’homme au foulard rouge repassait les grands couteaux du boucher. Ses yeux le découvraient partout sur les murailles ; il le reconnaissait parmi les clameurs diffuses du dehors. Chaque matin, cahotait le long de la rue le tombereau du boueur, un tombereau bleu, à clochette, tiré par un vieux cheval jaunâtre de poil et dont le nom était : Cocu. A toutes les haltes, quand le charretier avait vidé dans son véhicule une caisse d’immondices, il secouait l’animal engourdi avec cet appel strident : « Allons, Cocu ! » Ou : « Tu dors, faignant de Cocu ! » Bernard observa, — était-ce une illusion de persécuté ? — que, depuis quelques jours, en arrivant au trottoir de la librairie, le boueur lançait comme un coup de clairon le : « Allons, Cocu ! » et le scandait d’une sorte de rire injurieux.
Sauf le jeudi et le dimanche, le passage des écoliers, à midi et à quatre heures, s’accompagnait immanquablement des vociférations et du couplet abject ; certains grimauds jetaient même, à distance, du gravier contre la vitrine. Pas une nuit ne s’achevait, sans que l’inscription, si Bernard l’avait effacée du volet, n’y fût remise. Il veilla, espérant surprendre l’obstiné vexateur ; mais il n’entendit rien, tant on opérait d’une façon prudente. Pour qu’une telle conspiration durât, un personnage intéressé devait s’en faire le boutefeu. Nul autre que Lendormy n’était soupçonnable : si Bernard, exaspéré, se livrait à quelque violence extravagante ; s’il s’affolait et décampait n’importe où, s’il en devenait malade ou dément, Lendormy resterait possesseur de l’armoire qu’une seconde échéance impayée livrait à sa merci. Le drôle avait, d’ailleurs, un fond de vieille gauloiserie méchamment farceuse ; il eût tourmenté le libraire pour le seul gain de se divertir. Ainsi, la complicité des écoliers s’expliquait ; leur maître-adjoint fréquentait le clerc de l’étude, et ce pédagogue exécrait Bernard, depuis qu’ayant demandé, dans le magasin, une feuille irréligieuse et anti-patriote, il avait reçu cette réponse :
« Monsieur, je ne fais pas de commerce avec l’ennemi. »
Bernard enfin résolut de se défendre et allait déposer une plainte au Parquet. Comme il écrivait au Procureur, Lendormy entra, et Bernard, à dessein, lui communiqua le début de sa lettre. D’abord surpris, l’huissier esquissa une grimace maussade ; il dissuada son « cher voisin » d’une démarche vaine, car le Parquet se garderait de mettre la main sur les auteurs du délit, ni même de les chercher.
— Et, si on les trouvait, appuya-t-il, qu’y gagneriez-vous ? Toute la ville, toute la France saura qu’on a chansonné M. Dieuzède, libraire, rue de la Barillerie, au Mans, et pourquoi on l’a chansonné. Croyez-moi, soyez patient, cette rigolade finira, ainsi qu’elles finissent toutes, usée par votre indifférence. Le mot vous émeut ; je ne vous comprends guère ; si vous ne l’êtes point, l’êtes-vous davantage parce qu’on vous a décoré d’un grade qui vous déplaît ? Si vous l’êtes, en quoi l’êtes-vous davantage après qu’avant la chanson ? Mais, mon cher monsieur, nous le sommes tous, au moins en idée. Peut-il y avoir une femme si sainte ou si glacée qu’elle n’ait jamais rien éprouvé pour un autre que son mari ? C’est la tentation, vous le savez bien, qui fait la vertu. Mme Lendormy n’est point belle, et Groguelin, mon clerc, est plus bancroche que moi…
— M. Lendormy, arrêta Bernard, vous parlez comme un moraliste impertinent. Laissez-moi, je vous prie, terminer ma lettre. Quoi que vous en pensiez, je l’enverrai ce soir même au Procureur.
Lendormy, de même que Panurge, « craignait naturellement les coups » ; prit-il pour lui la menace ou la transmit-il à d’autres ? Une fois la lettre adressée, les criailleries de la rue cessèrent ; l’inscription ne reparut que par intervalles, et le persécuteur se fatigua. Adèle avait prié d’un cœur éperdu afin que ces infamies dont elle ne voulait pas éclaircir l’énigme fussent arrêtées. Qu’on s’entêtât à nuire sans autre raison que « la joie de mal faire », cet abîme jusqu’alors ignoré d’elle la consternait. Quant à Bernard, une diversion éloigna de son esprit l’indigne épisode.
Le 20 janvier, dans l’après-midi, qui vit-il en effet surgir devant la porte du magasin ? Jules, un Jules remis à neuf, non plus militaire, mais étoffé d’un manteau à vaste pèlerine, comme en portaient les voyageurs élégants, et tenant au bout de sa main gantée un sac de cuir jaune. Son allure délibérée, le feu moins dur de ses prunelles, son teint éclairci indiquaient la confiance d’un homme qui, de nouveau, se croyait maître des événements et dans son bagage emmenait la Fortune. Il arrivait de Brest où, avant de prendre le bateau pour Singapour, il était allé demander de l’argent à son père et embrasser sa mère clouée sur son lit par des rhumatismes déformants.
Les nouvelles de l’exploitation étaient excellentes ; Fergus Fergusson l’avait reprise avec énergie ; la récolte du caoutchouc doublerait dans l’année ; la hausse ne se ferait pas attendre plus tard que le printemps.
— Fergus m’annonce, continua-t-il, qu’au prochain courrier, il te répondra. Tu lui avais écrit sans m’avertir, vieux cachottier que tu es ! As-tu quelque chose de Sarug ?
— Non, rien encore.
— C’est étonnant… Il va te soumettre un ensemble de propositions. Tiens ferme, je te l’ai dit et je viens te le redire : ne consens pas à céder, pour un morceau de pain, ta part d’associé.
— Un morceau de pain ! s’écria Bernard. Cette fois, ce n’est plus une manière de parler. Nous en sommes là. Mon commerce est trop maigre pour que nous en vivions. A cette heure, j’ai juste devant moi cent vingt francs. Et encore, je ne les aurais pas si je n’avais fait vendre aux enchères les fauteuils de la chambre. (Il sous-entendait l’envoi à Bonfils d’une bonne moitié de la somme qu’il en avait tirée.) D’ici quinze jours, je prévois qu’il me faudra mettre ma montre au Mont-de-Piété, engager notre linge ou vendre ce canapé et jusqu’à notre grand lit. Et je vais trouver la boulangère pour solliciter un peu de crédit.
— Sacrebleu ! bougonna Jules en se grattant la tête, est-ce possible de si mal se débrouiller ? Tu n’as donc pu nouer ici des relations qui te rapportent justement un peu de crédit ? Tes fermiers, à Portzic, ne t’ont pas versé un centime depuis trois ans et plus. Tu ne pourrais pas les apitoyer, en extraire quelques avances ? Que diable ! remue-toi donc. Fais feu des quatre fers. Ne te laisse pas exterminer, et surtout résiste à Sarug.
Bernard le dévisageait tristement ; il lui répugnait de tendre la main à l’homme qui l’avait dépouillé ; cependant il se disait : « Jules a de l’argent ; il pourrait m’aider, et il ne fera rien ! »
Jules ne voulait pas exhiber devant Bernard son portefeuille bourré de billets ; outre les subsides arrachés à son père, il venait d’obtenir cinq mille francs de Dervart dont il avait ressaisi la confiance en lui démontrant, d’après Fergus Fergusson, que le caoutchouc allait remonter. Mais il supputait les frais de son voyage, ce qu’il dépenserait à Singapour les premiers mois. Sacrifier au salut de son beau-frère, ne fût-ce que deux ou trois cents francs, c’eût été une niaiserie sentimentale, un manquement envers lui-même.
— Je ne le mettrais pas à flot, raisonnait-il ; et je serais plus gêné que lui.
Plein de soi et de sa réussite certaine, il ne s’était pas encore aperçu, en regardant Bernard, de sa mine exténuée, fondue par le chagrin et les jeûnes. Il s’avisa brusquement que cet homme ruiné, séparé de sa femme, pourrait être assez bête pour se laisser périr de tristesse ; seule avec trois enfants sur les bras, Hélène implorerait son assistance. Embarras qu’il ne voulait point accepter parmi ses prévisions.
— Hélène t’écrit-elle ? s’informa-t-il à brûle-pourpoint. Tu sais, je la trouve absurde ; elle s’est embarquée dans une mauvaise affaire, et je la pousse fortement à en sortir au plus vite.
— Tiens ! s’étonna Bernard, non sans une pointe de reproche, elle prétendait que tu l’approuves.
— Au début, c’est possible. Je croyais qu’il s’agissait d’une simple combinaison commerciale. Mais elle reçoit Glenka, tu le sais, je ne t’apprends rien ; elle a tort ; ce n’est pas quelqu’un de sérieux…
Cette condamnation, pour Jules, signifiait que Glenka, tâté par lui, quand il avait su l’intimité d’Hélène et du docteur, s’était refusé à lui faire des avances de fonds.
Les enfants arrivaient ; l’entretien se rompit. Paulette combla Jules de cajoleries exorbitantes. Elle se plaisait à irriter son père et Adèle. Celle-ci, toujours pratique, interrogea son oncle :
— Tu dînes ce soir avec nous ?
— Non, j’ai averti Brouland que je l’invitais. Je lui dois bien ça. Une idée ! Je vous emmène tous. Nous dînerons dans une crémerie tranquille où je me souviens d’avoir mangé des choses succulentes.
Telle était la sévérité quotidienne du régime chez les Dieuzède que la perspective d’un bon dîner, hors de la maison, fit sauter d’allégresse Paulette et Charles ; et Adèle estima son oncle très généreux. Durant ce repas, Bernard garda la contenance d’un homme en deuil qui ne veut pas infliger à ses convives le poids de ses douleurs. Il cédait vaguement à l’atmosphère d’une table bien servie, aux persuasions allégeantes que Jules savait communiquer.
Jules montra des photographies de l’exploitation ; sur l’une d’elles était fixé en belle lumière Fergus Fergusson, un grand blond, d’une membrure élégante et forte, avec cette carnation radieuse et cet aspect de loyauté candide qui spécifient certains visages anglo-saxons. Bernard se souvint de l’étranger providentiel qu’Hélène avait croisé dans un rêve : la lettre annoncée à Jules apporterait-elle les prémices d’une libération ?
Mais, en reconduisant le voyageur, au moment de lui dire adieu, il eut la soudaine impression qu’il ne le reverrait plus ; et sa voix s’emplit d’une gravité excessive en lui disant :
— Je te souhaite une traversée exempte de torpillages.
— Oh ! répliqua Jules, les torpillages ne sont pas pour moi. J’ai payé ma part. Je suis tabou.
— Attention là-bas, conseilla Brouland, aux coups de soleil. De la prudence.
— J’en aurai, lui répondit Jules, plus sérieux. Je mettrai un turban de gaze par-dessus mon casque.
— Et, poursuivit Bernard, je te souhaite de ne plus croire à l’argent.
— Encore ta vieille marotte ! Tu vois bien pourtant que sans lui, tu ne peux rien.
— Non, moins que jamais j’y crois. Mon royaume n’est pas de ce monde.
— Que veux-tu ? dit Jules, riant un peu « du royaume » de Bernard, chacun le sien.
Et il ajouta, convaincu décidément que son beau-frère était, par vocation, destiné à toutes les catastrophes :
— Ce qui est doit être.
Chargé de cette devise fataliste, Jules s’enfonça dans la nuit qu’illuminait, devant ses pas impatients, un torrent d’or où ses mains brassaient de la puissance et des spéculations illimitées.
La pensée de Bernard le suivit avec une compassion plus haute que le dédain de Jules pour lui ; et, si on lui avait offert d’échanger son propre abaissement contre les fausses grandeurs dont Jules s’enfiévrait, il eût pressé plus fort sur sa poitrine la pauvreté, son amoureuse.
Mais pourquoi Jules, en des termes si impérieux, exigeait-il — sa visite n’avait pas eu d’autre objet, — que Bernard tînt tête aux propositions de Sarug ? Voulait-il, en sauvant les capitaux de son beau-frère, réparer les préjudices et restituer la fortune engloutie ? Bernard savait trop bien qu’un repentir de cette sorte eût semblé à Jules Restout la plus méprisable des faiblesses. Non, Jules considérait qu’aux yeux de Sarug, il endosserait une partie de l’énorme sottise, si Bernard acceptait ; il n’admettait pas qu’un malin compère le spoliât dans la personne du mari de sa sœur ; son intérêt, au surplus, lui faisait désirer que Bernard se relevât de ses ruines ; autrement, il s’exposait, une fois riche, à se voir tapé par Hélène qui, certes, n’imiterait pas l’abnégation de son époux, et secouerait son frère avec de furieuses insistances.
C’est ainsi que Bernard interpréta la diplomatie financière de Jules. Il n’en pouvait, honnête comme il était, atteindre les visées secrètes : Jules se proposait de racheter lui-même à Bernard, avantageusement, sa part d’associé. Il s’établirait ainsi, dans l’entreprise, sur le même pied que Fergus Fergusson et Dervart ; et les Dieuzède, après avoir failli tout perdre, exulteraient de retrouver une honorable aisance.
Quelques jours plus tard, Sarug qu’il revit et pressa fit parvenir à Bernard les projets de contrat ou plutôt les amorces annoncées. Des ouvertures vagues, prudentes, qui représentaient la hausse du caoutchouc comme lointaine et problématique. De longtemps, sinon jamais, les anciens associés ne pouvaient songer à récupérer la valeur des capitaux primitifs. Mais, dans l’hypothèse où se constituerait une société d’actionnaires, M. Dieuzède serait-il disposé à céder les actions d’apport auxquelles il avait droit contre le versement d’une somme déterminée selon le prix actuel de la matière première et le cours des changes ?
Au dire de Jules, la somme qu’offrirait Sarug ne dépasserait point cinquante mille francs. Pour un miséreux qui allait vendre ses derniers meubles, c’était quand même une tentation opprimante.
— O paradoxe ! débattait Bernard. Moi qui voudrais aimer la pauvreté comme elle m’aime, je vais refuser cinquante mille francs avec l’espoir indistinct d’en retrouver un jour trois ou quatre cent mille ! Je suis pareil aux autres : des simulacres, des ombres, du néant, voilà ce qui asservit mes actes. Mais ce n’est point pour moi. Aurais-je le droit de faire plus pauvres mes enfants et Hélène ?…
Repousser les suggestions de Sarug, une sagesse grossière le lui dictait : puisque cet aigrefin offrait de valeurs non encore lancées un rachat positif, si dérisoire fût-il, c’est que l’affaire lui paraissait pleine d’avenir. Seulement, sur l’époque où elle deviendrait bonne, lui et Jules pouvaient se tromper. S’il fallait attendre un an ou plus, par quel prodige Bernard durerait-il jusque-là ?
N’importe ! La vente du canapé et du lit, celle de quelques chaises anciennes et de guéridons lui assureraient trois ou quatre mois de subsistance. Il n’avait pas encore réclamé d’argent ni emprunté à personne. Il sonderait son fermier Bellec. Il escomptait aussi que Fergus Fergusson lui envoyait un secours. Bref, il rendit à Sarug une réponse négative et s’en remit pour l’inconnu des temps, à l’invisible Main qui le conduisait.
Mais une commotion dernière allait lui faire connaître jusqu’où sa patience devait égaler ses épreuves.
Le 5 février, Charles souffrant d’un rhume, et Adèle d’une migraine, — la crise de l’adolescence, chez elle, était proche, — Paulette s’en fut seule du côté de l’école. Après la classe, à quatre heures, elle ne rentra point. Bernard supposa qu’on la gardait, comme d’autres fois, à cause d’une leçon mal sue ou d’un méfait quelconque.
Il conversait, en ce moment, avec un visiteur dont la physionomie absorbait son attention. Le Père Lecoq, missionnaire du Congo belge, était venu se remettre, en France, des fièvres et de la dysenterie qui avaient failli l’emporter. Un ouvrage sur l’Afrique, dans la vitrine du libraire, avait saisi ses yeux, et il entrait pour le prendre ; l’Afrique était sa nostalgie, son domaine d’apôtre et d’explorateur, un champ de bataille et de souffrance où il brûlait de retourner au plus tôt. Il avait une figure longue et fruste, même abrupte, avec des saillies puissantes, mais un regard doux et bleu, des joues creuses que prolongeait une barbe divisée en deux mèches soyeuses. Son parler un peu lourd s’appuyait de « voyez-vous ! » énergiques. Sa flamme de foi rude et comme neuve, son impatience de conquête rendaient ce prêtre très différent des paisibles chanoines que Bernard connaissait. Il le fit asseoir, et, assis lui-même à son bureau, il l’écoutait deviser des nègres qu’il dirigeait parfois à coups de poing dans la voie du salut, de la forêt où il partait à l’aventure, du marais où il marchait en pleine eau, des heures, sous un soleil écrasant.
Mais Adèle traversa le magasin et vint à son père, singulièrement troublée :
— Je me demande, lui dit-elle à mi-voix, ce que fait Paulette ; cinq heures ont sonné : elle devrait être ici depuis longtemps.
— C’est vrai, fit Bernard, aussitôt inquiet. Va vite voir à la pension.
La phrase d’Adèle préparait quelque chose de plus bouleversant. Elle tenait une lettre dans la poche de son tablier et tremblait de la présenter à son père :
— Quelqu’un l’a glissée sous la porte du corridor. On dirait l’écriture de maman.
Bernard, dont les mains étaient transies d’angoisse, déchira l’enveloppe ; ce billet laconique venait, en effet, d’Hélène :
« Tu ne veux pas m’accorder Paulette. Je ne puis me passer d’elle. Je lui trouve une occasion de partir. Sois sans tourment. »
Livide à cette lecture, Bernard voulut proférer : « Paul… » mais sa langue s’embarrassa ; un grand vide se fit dans sa tête ; elle vacilla comme s’il était ivre ; un brouillard emplit ses pupilles vitreuses, et il s’abattit, le front en avant, sur son bureau. Adèle étendit les bras pour le secourir ; le Père Lecoq, comprenant qu’une terrible nouvelle venait de frapper le libraire, bondit du canapé, lui toucha l’épaule :
— Remettez-vous, mon pauvre monsieur.
Bernard ne bougeait plus, pareil à un homme qui a reçu dans le crâne une balle, et, tué raide, semble endormi. Adèle se penchait contre sa joue :
— Qu’as-tu, mon petit père ? Réponds-moi… Il n’est pas mort, dites, il n’est pas mort ? Jésus, ayez pitié de nous !
Le missionnaire souleva péniblement la tête inerte et vit que le coin de la bouche paraissait tordu, comme paralysé.
— Une simple petite attaque, dit-il sans perdre son calme, en dégageant de la chemise le cou osseux de Bernard, et il insinua sa main vers la poitrine.
— Le cœur bat. Rassurez-vous, mon enfant. Vite, chez le pharmacien.
Avant qu’il eût achevé sa phrase, Adèle se précipitait à la pharmacie du carrefour. Elle ramena le praticien avec deux passants dont elle invoqua l’aide. On allongea Bernard sur le canapé ; l’énergie des révulsions, au bout d’une demi-heure, parvint à le ranimer. Les quatre hommes le transportèrent, sans qu’il proférât une parole, en haut, sur son lit. Charles, qui dormait couché, se dressa, pris d’épouvante, et fondit en sanglots. Le Père Lecoq s’offrit à courir au médecin, à chercher une garde-malade.
— On ne peut, dit-il, le laisser là, seul avec ces enfants, ni l’emmener, ce soir, à l’hôpital.
Bernard demeurait hébété ; ses yeux, comme éteints, semblaient insensibles à ce qui se passait devant lui. Mais, un long moment plus tard, il balbutia :
— Qu’arrive-t-il ? Où suis-je ? C’est donc la nuit ? Adèle, es-tu là ? Donne-nous de la lumière.
Adèle lui répondit doucement en approchant la lampe :
— J’ai allumé ; regarde.
Bernard fit un effort anxieux pour se tourner vers la clarté. Après une pause, il répéta, plus pressant :
— Allume donc. Je n’y vois rien.
— Tu ne vois rien ? Mais la lampe est en face de toi.
— Non, je n’y vois plus rien. Alors, gémit-il, est-ce que je suis aveugle ? C’est horrible ! Comment cela ?
Il se tut encore ; Adèle n’osait pas lui rappeler la cause de l’attaque. La mémoire du malheureux s’évertuait, avec des intervalles de stupeur, à renouer au présent la minute où il s’était abîmé dans un trou sombre. Tout d’un coup, sa conscience se dégagea du demi-sommeil qui la suffoquait :
— Paulette ! Paulette partie !… Elle est perdue ! Oh !…
Puis, il retomba dans une prostration où la souffrance glissait au bord de son être, impuissante à le dévaster davantage.
Le pharmacien et les deux passants étaient partis. Adèle, restée toute seule à son chevet, l’écoutait respirer lourdement, et ses plaintes effrayantes se prolongeaient en elle. Pour quel motif s’était-il écrié : Paulette est perdue ? Paulette allait rejoindre sa mère ; elle désobéissait ; Adèle ne pouvait comprendre en quoi le malheur de Paulette était si grand. Mais que son père devînt aveugle, était-ce possible ? Qu’avait-il fait pour mériter une telle affliction ? S’il demeurait infirme, avec elle trop jeune pour gagner leur vie à tous trois, ils n’auraient plus qu’à tendre la main sur l’escalier de la cathédrale, comme cette vieille, la mère Petitpain, qu’elle fêtait d’un bonjour et d’une menue aumône, chaque fois qu’elle montait à l’église.
Charles, assis sur sa couchette, demanda tout bas :
— Il dort ? Quand va-t-il se réveiller ?
Et il ajouta, par un retour d’égoïsme enfantin :
— J’ai soif. Adèle, fais-moi une infusion.
Quelques braises végétaient sous de la cendre au fond de la cheminée. Il n’y avait plus à la cave qu’une dizaine de bûches ; Adèle les ménageait comme si, après elles, ce dût être la fin de tout dans la maison. Elle écarta cependant les cendres et y posa un coquemar plein d’eau pour l’infusion de Charles.
L’œil sur la pendule, elle attendait, tourmentée jusqu’à la détresse, le médecin et la garde-malade. Le missionnaire était allé prévenir Brouland ; pourvu qu’il l’eût rencontré ! Mais, au moins, la garde-malade ! Si l’état de son père s’aggravait brusquement, que pourrait-elle afin de le soulager ?
Quelqu’un entra dans le magasin ; une voix de femme appela :
— Personne ?
Adèle, descendant avec sa lampe, aperçut le voile noir d’une religieuse de la Miséricorde, svelte et grande, la croix de cuivre sur sa poitrine, et un visage de bonté qui souriait au sien :
— O ma sœur, vous nous sauvez la vie !
Elle lui racontait l’accident, lorsque Brouland survint qui s’était, par bonheur, trouvé chez lui. Bernard, en l’entendant, sortit de son abattement léthargique ; il essaya de parler ; sa langue était encore pâteuse et bredouillante ; et sa vue s’obnubilait davantage. Il dit au médecin :
— J’ouvre les yeux, je ne distingue qu’une buée, comme une vapeur d’étuve. Êtes-vous donc dans les ténèbres ? Je n’aperçois même point les lignes de votre corps. Adèle, es-tu là ? Est-ce que je deviens vraiment aveugle ? Ce serait un coup de foudre pour nous.
Brouland l’examina et le rassura plus qu’il n’était lui-même rassuré : ses yeux étant faibles, la congestion s’était portée sur les centres nerveux ophtalmiques. Quand l’hémorragie rétinienne pourrait être résorbée, la vue reviendrait. Tel était son espoir qu’il insuffla au malade ; mais il savait des cas fréquents où cette paralysie congestive s’était fixée en une amaurose croissante et incurable. Il appliquerait tout à l’heure des sangsues ; le difficile serait d’en avoir. Mieux valait une saignée immédiate, et une ponction de la cornée ; pour celle-ci, on appellerait Lechaptois qui était un bon oculiste ; surtout, le grand remède, c’était le repos absolu, se laisser vivre, n’avoir souci de rien.
— Docteur, murmura Bernard, je voudrais vous dire un mot, seul à seul.
Adèle et la religieuse s’étant retirées :
— Paulette, commença-t-il, le croiriez-vous ?…
— Je viens de l’apprendre, interrompit assez rudement le docteur. Je vous défends d’y penser ; le mal est fait ; vous ne pouvez empêcher qu’il soit fait. Reprenez-vous d’abord ; ensuite vous aviserez… Tranquillisez-vous ; la religieuse est là pour aider Adèle à vous soigner.
— La religieuse ? Mais qui paiera le couvent ?
— Ne vous tourmentez donc pas. Nous arrangerons tout cela.
— Mais, s’inquiéta Bernard, où cette pauvre sœur pourra-t-elle s’étendre et dormir ? Je n’ai plus un seul fauteuil.
— Adèle, répondit Brouland, lui mettra un matelas sur le plancher. C’est la guerre.
Il partit après avoir fait, au pli du coude, une large saignée et revint plus tard avec Lechaptois qui opéra la ponction. Bernard s’endormit, au matin, d’un sommeil pesant et sans rêves. Mais, quand les rues se désengourdirent, quand le tombereau du boueur eut passé avec sa clochette et que l’homme eut crié son habituel « Allons, Cocu ! » le malade se souleva, ouvrit les yeux, et interrogea la religieuse que Charles appelait déjà familièrement : Sœur Marie.
— Ma sœur, le jour n’est-il pas encore levé ? J’ai entendu cependant sous la fenêtre le tombereau.
Sœur Marie s’approcha, et d’un ton gaillard qui enveloppait une pitié confiante :
— Que voulez-vous ? Le soleil, aujourd’hui, fait la grasse matinée.
Bernard, sur son oreiller, bougea sceptiquement sa tête embroussaillée de ses cheveux confus :
— Ma sœur, ne prenez pas la peine d’adoucir les choses. C’est le matin pour les autres, et, pour moi, c’est toujours minuit. Je ne vois même pas mes mains. Je suis dans le noir.
— Tu n’y seras pas longtemps, dit Adèle, en lui baisant les paupières, comme si l’attouchement frais de ses lèvres pouvait guérir les pauvres yeux.
En bégayant ces mots : « Je suis dans le noir, » Bernard se souvint qu’Hélène avait prononcé une phrase semblable, le dernier soir où elle lui avait entr’ouvert un peu de son âme. Elle était dans le noir infiniment plus que lui ; mais la nuit réelle qu’elle habitait devenait au fond des yeux de Bernard la nuit des apparences. Il était incarcéré par elle et pour elle comme dans un lieu sans lumière, un lieu d’expiation. L’expiation, cette fois, lui semblait si dure qu’il ne croyait jamais pouvoir s’y résigner.
— Je me jugeais très malheureux, pensait-il, et pourtant que Dieu était bon ! Il m’avait laissé la vue. Me serais-je figuré que je pouvais, même un jour, être aveugle ? Je voudrais dormir encore et avoir des rêves. En rêvant, je retrouverais la vue.
— Adèle, fait-il beau ce matin ?
— Il fera très beau.
— Tu es heureuse de voir le soleil ! Moi, je suis un vieil orgue, dans le coin sombre d’une église abandonnée…
Il eut comme une envie de pleurer sur lui-même, et les muscles de sa gorge se contractèrent douloureusement ; puis, aussitôt, il domina cette défaillance :
— Cela vaut mieux ainsi, puisque Dieu l’a voulu. C’est Lui qui blesse et qui guérit.
Adèle descendit ouvrir le magasin ; elle souffrait de sa migraine plus encore que la veille, mais négligeait les moindres maux, tendue vers l’héroïsme par la compassion et le sentiment des nécessités extrêmes. Elle était maintenant résolue, jusqu’à ce que son père se relevât, à tenir son commerce, tout en veillant au ménage avec l’aide intermittente de la bossue. « Il y a des grâces d’état », disait sœur Marie. Pourquoi ces grâces lui feraient-elles défaut ?
La religieuse étant sortie un moment, Bernard, tandis qu’elle balayait la chambre, lui parla de Paulette. Il s’enquérait si elle avait surpris, quelques jours avant, chez sa sœur, des indices qui présageaient sa fuite, si Paulette avait reçu ou écrit des lettres.
— Non, répondit Adèle, je ne crois pas qu’elle en ait reçu. Mais, avant-hier matin, dans la rue de l’Étoile, Mlle Chemin avait l’air de guetter notre passage. Du plus loin que Paulette l’a vue, elle a couru à sa rencontre ; elles ont dit quelque chose qu’elles ne voulaient pas me laisser entendre ; il m’a semblé que Mlle Chemin lui mettait un papier dans les doigts. Quand je les ai rejointes, Mlle Chemin m’a demandé de tes nouvelles, elle m’a fait des compliments sur ma bonne mine. Tu la connais… Paulette était sur le gril ; j’ai tâché de la confesser ; elle a gardé son secret jusqu’à hier ; plus longtemps elle m’aurait tout dit. J’ai eu tort de ne pas t’avertir ; mais tu as déjà tant de peines !
Bernard s’était évertué à suivre le conseil de Brouland : oublier Paulette. L’idée de sa fuite l’obsédait d’autant plus qu’elle le désespérait. Il se représentait Paulette, dans l’intérieur où venait Glenka, comprenant que sa mère avait un autre mari, mêlée aux hontes de leur amour, emmenée par eux dans des lieux de plaisir, lisant des livres corrupteurs, perdant son peu de religion, achevant de se gâter par l’exemple et le mauvais air quotidien.
L’effroyable banalité où sombrait Hélène l’affligeait peut-être plus que sa faute en soi. Il lui était affreux de savoir qu’on mêlait sa fille au train d’une aventure immorale et vulgaire entre toutes.
Pour contraindre Paulette à revenir, il n’avait qu’à informer de son départ clandestin le procureur de la République ; de même qu’il aurait pu sommer Hélène de réintégrer le domicile familial. Mais les motifs de ne pas agir lui paraissaient presque aussi graves que ceux de prendre un parti.
Hélène exigeait Paulette, alors que cette enfant devait être, dans sa vie coupable, un embarras. Évidemment, Glenka l’y poussait ; Paulette amusait Glenka ; ses drôleries couperaient l’uniformité du tête-à-tête. C’était donc un signe que l’amant s’ennuyait déjà ; sans Paulette leur liaison finirait plus vite ; mais une mesure violente aurait pour contre-coup immédiat d’exaspérer Hélène ; la réconciliation deviendrait impossible. Toute menace équivaudrait à une instance en séparation qui aboutirait au divorce ; perspective dont il avait horreur.
Ramenée de force, Paulette serait plus aigrie et détestable ; elle tomberait du bien-être à l’indigence. Bernard ne prenait pas trop au sérieux ses intentions de suicide. D’une cervelle à l’envers comme la sienne, il pouvait craindre cependant les suprêmes sottises.
D’autre part, laisserait-il se consommer la ruine de son autorité paternelle ? Sa résignation ressemblerait-elle à la passivité d’une souche abattue qu’on entaille, qu’on ébranche, qu’on met en quartiers, sans qu’elle se défende jamais ?
Dans le tumulte lourd de ce débat, les arguments s’entrechoquaient, se culbutaient comme des quilles renversées par une toupie. Pour calmer la torture de son indécision, il voulut qu’Adèle avertît sur-le-champ sa mère de l’accident qu’avait provoqué la conduite de Paulette. Elle écrivit selon son inspiration ; mais il lui dicta ce post-scriptum :
« Mon père, étant aveugle et dans son lit, me charge de te prévenir que l’absence de ma sœur ne pourra se prolonger ; il compte que tu n’ajouteras pas à ses autres souffrances celle de te rappeler ses droits méconnus. »
Aveugle, Bernard le fut totalement ce jour-là et le lendemain jusqu’au soir. A de certaines heures il crut même l’être pour la vie, et, d’abord, cette prévision l’accabla ; entre lui et ce qui était le plus doux à contempler, il sentait se durcir une cloison sans fissures ; il ne verrait plus le sourire d’Adèle et de Charles, ni la franchise de leurs yeux, ni les feuilles vertes au printemps, ni le sang du soleil dans les nuages du crépuscule, ni les vitraux de la cathédrale, ni la blancheur de l’Hostie. Ou plutôt il ne verrait tout cela qu’en songe et dans sa mémoire ; il vieillirait comme un dormeur éveillé.
Il ne verrait pas non plus le pain qu’il mangerait, s’il en avait à son appétit. Son dénûment, celui des siens allait être si prodigieux, inénarrable, qu’il ne voulait pas y croire, et pourtant il avait le frisson d’entendre heurter à sa porte la Misère nue, la Misère qui n’a ni feu ni lieu, et qui ramasse avec délices dans les ordures de la route les croûtes que les pauvres ont jetées derrière eux.
Mais, par degrés, il se courbait à l’obéissance ; il renonçait à la clarté des vivants. Il se répétait, en l’accommodant aux aveugles, le mot divin de l’Évangéliste : « Lux in tenebris lucet. »
La clarté n’est pas au dehors, elle luit en nous ; elle éclaterait pour mon âme quand même je serais au plus profond des abîmes.
Il disait à Charles, comme en badinant :
— Eh bien ! mon petit, tu seras le caniche de l’aveugle ; tu me couperas un bâton dans les haies pour que je tâte les marches de notre vilain escalier.
Il demandait à sœur Marie où s’achètent les livres en Braille, et quelle méthode en apprend l’usage à ceux qui ne peuvent plus lire autrement.
— Mais je vous certifie, protestait la sœur, que, vos yeux, vous les retrouverez.
Il l’écoutait, vive et discrète, aller et venir autour de lui ; il attendait, avec l’enfantillage des malades, l’heure où Adèle lui montait du bouillon, une tasse de lait. Son oreille captait les bruits les plus subtils dans la maison ; il s’exerçait à mesurer par l’ouïe les distances et à imaginer les formes. Son odorat cherchait des perceptions lumineuses. Comme sa fenêtre, après midi, était ouverte, il sentit contre ses mains la tiédeur du soleil qu’une vitre renvoyait sur le lit.
— Le soleil sent bon, dit-il en étirant ses doigts vers la caresse invisible.
Jusqu’à cette crise, il avait joui d’une santé plus forte que les chagrins, le manque d’air et les privations. Comme le Lazare de Heine, il aurait pu dire à son corps : « Tu as toujours été mon second moi, tu m’enveloppais amoureusement, tel qu’un vêtement de satin doublé d’hermine. » Maintenant il apprenait à se dévêtir même de ses organes, pour entrer dans le silence intime ; et, quand il parlait, les mots, avant d’atteindre ses lèvres, semblaient avoir traversé lentement d’obscurs espaces.
Il s’ingéniait à concevoir les suites heureuses qu’aurait son état cruel. « Au moins, je n’apercevrai plus, sur la figure de mes semblables, la hideur des haines et des instincts cupides. Je m’entretiendrai d’un cœur libre avec l’éternelle Vérité… Ma vie sera monotone. Mais quelle vie terrestre n’est pas monotone, et n’est-ce pas un gain sans égal d’être fixé, dès ici-bas, dans l’immuable ? »
Au reste, sa pleine acceptation d’un avenir d’infirme était allégée par l’espoir latent, qu’il se guérirait. Mais il n’eût osé croire que son expérience de la cécité serait brève et bénigne, comme si la pression d’un doigt mystérieux avait, un instant, éteint ses prunelles pour lui rendre ensuite, plus parfait, le don sacré de voir.
Le cinquième jour, vers l’heure où l’on allume les lampes, Adèle jeta sur les braises du feu une bourrée de margotins d’où bondit une flambée turbulente. Tout à coup, Bernard, tourné vers ce pétillement, poussa l’exclamation d’une surprise qui n’était pas encore de la joie, tant il tremblait de s’abuser :
— Adèle, je vois quelque chose. A travers un brouillard, j’aperçois des flammes qui bougent. Remets du bois, excite le brasier.
Il ferma ses paupières, les rouvrit à plusieurs reprises.
— Mais oui, les flammes dansent, elles sont jaunes, confusément. Oh ! c’est toi que je voudrais voir. Mon Dieu ! faudra-t-il me contenter de vivre comme une taupe ?
— Attends à demain, dit Adèle, débordante d’espérance, et tu verras même la couleur des yeux de sœur Marie.
La religieuse se prit à rire, en exhortant Bernard au calme : il était résigné, une heure auparavant, à demeurer aveugle jusqu’au tombeau ; et, parce qu’il allait mieux, il réclamait incontinent la vue parfaite !
Brouland qui vint dans la soirée se réjouit du symptôme ; il assura qu’à moins de complications improbables, « c’était simplement une affaire de patience ».
— Comme tout en ce monde, observa, presque gai, Bernard.
Il s’abandonna, plus confiant, à un sommeil profond, un de ces sommeils où on semble se dépouiller de son existence antérieure et jeter au néant ce qu’on eut à souffrir. Le grand jour le réveilla, quand le cri du boueur était déjà passé. Il n’entendait aucun bruit dans la chambre ni dans la maison ; Adèle et sœur Marie l’avaient laissé seul pour qu’il dormît plus longtemps ; elles déjeunaient ensemble à la cuisine. En soulevant ses paupières, il fut soudain ébloui par l’effusion blanche de la clarté qui arrosa ses yeux. Cette fois, il ne douta plus : la lumière visible lui revenait, encore offusquée d’une brume, comme après une trop longue lecture, lorsque des fils noirs voltigeaient devant sa rétine, mais la lumière certaine, et douce, et ineffable, celle dont Dieu même a dit qu’elle était bonne.
Il appela d’une voix forte :
— Adèle !
Et, délicieusement, il regarda autour de lui pour être bien sûr qu’il voyait. Le premier objet offert à sa vue fut une petite croix d’ivoire qu’il avait mise sur la cheminée :
— Seigneur, prononça-t-il, soyez à jamais exalté, béni ! Vous m’avez fait légère cette part de votre Passion, et vous avez eu hâte de me libérer. Je vous adore dans tout ce qui vient de vous, dans la gloire de votre soleil comme dans la nuit de la cécité…
A l’énergie de son appel, sa fille et sœur Marie avaient deviné le merveilleux changement. Effarée d’impatience, Adèle s’élança la première.
— Ah ! s’écria-t-elle, je vois que tu vois !
En la regardant courir à lui, il reçut une commotion d’ivresse ; des larmes joyeuses coulèrent de ses yeux ressuscités.
— T’avais-je vue avant aujourd’hui, murmura-t-il quand il l’eut pressée entre ses bras, t’avais-je aimée, mon enfant ?
Sœur Marie, puissamment émue, s’était arrêtée au seuil de la chambre :
— Vous voilà, proféra-t-elle, de plain-pied avec le Paradis.
Adèle, dans son bonheur, l’embrassa et répondit :
— C’est vrai ; à présent qu’il n’est plus aveugle, tout me paraît, à moi aussi, plus clair et plus beau ; et je me figure que cette joie durera toujours, toujours…
Elle joignit ses mains devant la petite croix d’ivoire ; ils dirent ensemble le Te Deum des allégresses miraculeuses. Comme sœur Marie se tournait ensuite vers son malade :
— Ma sœur, exprima Bernard d’un ton d’aménité respectueuse dont elle s’égaya, vous me permettrez maintenant de vous regarder et de faire connaissance avec le visage de ma bienfaitrice ; car vous avez divinement coopéré à ma guérison.
Sœur Marie n’était plus très jeune ; mais la jeunesse d’une âme restée virginale persévérait sur sa physionomie de paysanne robuste, affinée par la prière, étirée par les veilles ; une douceur affable atténuait l’austérité de son profil au nez tranchant ; ses lèvres paraissaient devoir sourire même dans la souffrance : l’éclat de ses yeux, noirs comme les grains des mûres, laissait entrevoir des forces de passion que la discipline conventuelle avait épurées sans les amortir.
Bernard voulut s’habiller, et, bien que sa tête fût encore faible, alourdie, il se leva, marcha jusqu’à la fenêtre. Il s’extasia sur le ciel nébuleux, admira un pot de géranium qui décorait un vieux balcon de fer à volutes, le cône d’un cèdre qui pointait par-dessus un toit. Il eut plaisir à voir trotter le cheval d’un camion, et des soldats traverser le carrefour.
— Nous habitons une rue charmante. Comment ne m’en étais-je pas aperçu ?
Mais, en revenant à l’intérieur de la chambre, ses yeux rencontrèrent, accroché à la fade tapisserie, le portrait d’Hélène, un portrait datant des premiers mois de leur mariage, où elle était peinte avec un corsage mauve, et, en sa main, une fleur ouverte de magnolia.
— J’étais un aveugle alors, pensa-t-il, quand je l’aimais comme on aspire la volupté d’une fleur. Aujourd’hui, mon amour a vu ce qu’il doit être.
Cependant, pour les Dieuzède, la délivrance d’une calamité ne supprimait pas les autres. Adèle, sur les indications de son père, avait pris dans le placard trois billets de vingt francs, toute leur fortune. Les remèdes, la nourriture quotidienne avaient déjà consumé les deux tiers de ce reliquat pitoyable. Toustain qui venait, humble, discret, compatissant, chaque jour, savoir des nouvelles, apporta la commande d’un important ouvrage pour un chanoine de ses amis. Mais, avant qu’elle fût transmise à Durel, que celui-ci eût expédié les volumes, que Bernard touchât la commission, Adèle, Charles et lui seraient morts de faim. Toustain ne savait pas à quelle extrémité Bernard était réduit ; Brouland, pauvre lui-même, se chargeait de la garde-malade ; mais il ignorait aussi la détresse du commerçant.
Adèle, pleine de sa joie, ne voulut point gâter celle de son père en lui disant : « Après-demain, nous serons sans un sou. » Elle avait encore quelques réserves de pommes de terre et de riz, un morceau de viande pour préparer du bouillon ; la laitière, Mlle Bidart, la servirait, jusqu’au bout de la semaine, à crédit. Restait la redoutable boulangère, Mme Foulletourte ; elle résolut d’aller la trouver, de lui exposer l’embarras où la maladie de M. Dieuzède mettait momentanément ses affaires.
Mme Foulletourte, femme rubiconde et imposante, fardée, casquée de faux cheveux blonds, du haut de son comptoir de marbre, dominait tout le quartier. La boulangerie était vide à l’heure tardive où Adèle y entra ; deux ou trois pains trop cuits, sur les tringles de cuivre, offraient leur croûte brûlée. Elle choisit le plus gros, et s’approchant de la hautaine marchande, bien qu’intimidée, elle lui demanda, du ton d’une personne à son aise, si elle accepterait de n’être payée que tous les huit jours. Mme Foulletourte, à sa question, l’examina de la tête aux pieds ; elle constata l’usure de ses bottines quelque peu éculées, et en induisit que la rumeur publique ne mentait pas : les Dieuzède étaient des gens de rien, qui feraient faillite et seraient « saisis », dès que le moratorium cesserait de les garantir. Sa main chatoyante de bagues remua dans son tiroir les gros sous dont il était gorgé, tandis que, maussade, elle répondait :
— Vous comprenez, ma petite, le soir, nous manquons souvent de pain pour les clients qui paient. Ce n’est point pour en donner aux clients qui ne paient pas.
Sa phrase blessante fut appesantie du regard le plus méprisant. Adèle abaissa le sien, rougit et faillit pleurer. Elle comparaissait devant Mme Foulletourte comme l’indigence devant la richesse sans merci. Une fierté la redressa néanmoins, et, vivement, elle répliqua :
— Mais, madame, nous avons jusqu’à ce jour très bien payé.
— C’est possible ; enfin, pour cette huitaine, nous verrons…
A son retour, elle expliqua, en sous-entendant l’avanie qu’elle avait essuyée, que Mme Foulletourte leur accordait huit jours de crédit. Bernard s’enquit de ce qu’elle avait dépensé ; il ne s’étonna ni ne s’alarma d’apprendre à quel chiffre se bornait l’avoir de son ménage : à dix-neuf francs soixante centimes. Il avait ses yeux, et c’était immense !
— Demain, dit-il, vers quatre heures, nous prendrons une voiture et nous irons au Mont-de-Piété. Sur deux paires de draps et six serviettes on nous prêtera, au bas mot, cinquante francs. Et nous pourrons attendre que le canapé soit vendu.
L’enthousiasme d’être guéri dans l’essentiel de ses infirmités lui restituait la confiance de récupérer promptement toutes ses forces. Il rendit grâces à sœur Marie pour ses bontés précieuses et la pria de ne plus les prolonger.
Le lendemain, dans l’après-midi, le Père Lecoq, rentré d’un court voyage, vint s’informer de son aveugle ; car il se l’appropriait, considérant que sa présence providentielle, à la minute de l’attaque, établissait entre cet homme et lui un lien dont il ne savait pas encore toutes les raisons. Il s’émerveilla de le retrouver en son magasin, debout et voyant clair ; mais, à son aspect de pâleur émaciée, jaunie et vieillie, il conjectura les ravages secrets qui avaient déterminé l’accident.
— Cette maladie, affirma-t-il, vous a été envoyée pour éprouver votre soumission ; et elle vous est ôtée, voyez-vous, parce que Dieu ne nous tente jamais au delà de nos puissances. Maintenant, il vous faudrait du repos, du grand air, et une nourriture solide.
— Je me remettrai, dit Bernard, sans les deux premières choses. Quant à une nourriture solide, nous avons des pommes de terre et du riz.
Comme le prêtre en marquait sa surprise, il lui narra brièvement sa débâcle, ses malchances commerciales, et laissa comprendre que l’absence de sa femme, le départ subit de sa fille cadette avaient achevé son accablement. Il en était, confessa-t-il, à vendre ses derniers meubles.
Pendant qu’il parlait, la figure simple du Père Lecoq se tendait dans une violente commisération. Au fond de son cœur s’agitait un conflit qu’il allait dénouer selon le sens le plus généreux ; une dame belge lui avait remis, pour son retour à la mission, un viatique d’un millier de francs ; cette somme, affectée à ce qu’il avait de plus cher au monde, il ne voulait rien en distraire ; et, cependant, il se disait : « Cet indigent n’a pas été mis en vain sur ma route, sa détresse m’est confiée. Une part des billets que j’ai là, sur moi, suffirait peut-être à lui sauver la vie. Allons ! »
Brusquement il tira de sa soutane un portefeuille où il prit quatre billets de cent francs et les offrit à Bernard avec ces paroles :
— Mon cher ami, vous êtes dans une passe ardue, vous en sortirez. Prenez cet argent, ce n’est pas moi qui vous le donne ; j’ai mission de vous l’apporter.
Bernard esquissa un mouvement de refus ; mais le Père Lecoq, d’une main autoritaire, le lui mit entre les doigts. Jamais Bernard n’avait reçu l’aumône ; elle lui venait si noblement qu’il n’en put être humilié.
— Mon Père, vous êtes le Christ qui passe dans ma maison peu digne. J’accepte ce qu’Il m’envoie par vous ; mais je sens la sublimité de votre don, et je ne serai pas un ingrat, croyez-le. L’offrande d’un pauvre à un plus pauvre fructifie au centuple, pour tous les deux.
Lendormy, de son étude, avait-il entrevu le geste du missionnaire ? Un instant après, ses béquilles martelèrent le pavé, et il entra, la mine épanouie.
— Déjà sur pied, mon cher voisin ! Tous mes compliments. On vous disait très mal. Vous voilà ressuscité, en trois jours. Vous savez, je vous admire. A votre place, je serais comme une prune moisie bonne à tomber de la branche et à être écrasée sous les sabots des passants. Vous, vous avez le dos fait comme une enclume. Plus les coups pleuvent, plus vous êtes ferme.
— Voyez-vous ! approuva le Père Lecoq, la patience de M. Dieuzède me rappelle le saint homme Job…
— Dame oui ! s’écria Lendormy. Job, mais sans son fumier. Il ne vous reste, monsieur Dieuzède, qu’à redevenir un richard, comme le vrai Job de la légende…
Ici, le malin, content de sa trouvaille, se pinça le bout du nez, et, profond sans le savoir, il voulut émettre une allusion cauteleuse à la disgrâce conjugale de « son cher voisin » :
— Vous mériterez qu’on vous appelle, pour les siècles des siècles, in sæcula sæculorum,
Job, le prédestiné.