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Job le prédestiné

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VI

A midi, sans amertume, il avait accompagné sa belle-mère au train. Jules, vers trois heures, prit l’express de Paris, lesté de cinq cents francs, « la part du lionceau » sur les six mille du prêt. Bernard avait cédé aux instances d’Hélène ; moins elle était à lui, plus il tremblait, en l’irritant, de se l’aliéner davantage. Cette concession, d’ailleurs, paraissait raisonnable : devait-on négliger, si fragile qu’elle fût, la chance de relèvement qu’apportait le voyage de Jules ?

Ni Brouland, que d’exorbitantes fatigues avaient forcé de se mettre au lit, ni Glenka n’étaient revenus. Le dimanche, fidèle à son intention première, il se proposa de faire au docteur, avec Hélène, une visite de convenance. Un autre mari, une fois prévenu par ses soupçons, aurait brisé tous rapports. Mais il était de ces hommes qui, avant un acte, pèsent et contrepèsent les motifs de se décider, dans une balance jamais au repos. Pour se montrer incivil à l’égard de Glenka, il n’apercevait aucune cause extérieurement plausible ni même certaine. Après avoir annoncé, l’autre jour : « Nous irons », quel prétexte l’autorisait à décider : « Nous n’irons pas » ? Quel fait péremptoire lui démontrait que le docteur eût des visées coupables ? Il se faisait honte d’être jaloux, bousculait sa méfiance comme une bassesse et une injustice.

Paulette ayant obtenu de sa mère qu’on l’emmenât, sa sœur et Charles iraient aussi. Hélène, à contre-cœur, se prépara ; elle souhaitait que Woronslas fût absent ; se retrouver devant lui, à deux pas du balcon, en présence de ses enfants et de Bernard, quelle cérémonie déplaisante ! Elle n’adhérait pas au mensonge jusqu’à le tourner en jouissance. Néanmoins elle perdit sa matinée à rajeunir un chapeau qu’elle voulait mettre, ne sortit que pour la messe la plus tardive et la manqua.

Toute la famille en corps, — événement qui ne s’était point renouvelé depuis des mois, — s’achemina donc vers la demeure de Glenka. L’après-midi était accablante ; les coteaux succombaient sous des vapeurs laineuses ; un orage menaçait et des craquements de tonnerre enserraient les horizons. Dans les allées des Jacobins étaient assis des soldats blessés, des spahis amplifiés par leur manteau rouge, des Sénégalais aux figures de marbre noir, et ces hommes immobiles semblaient alourdir de leur silence le sommeil des arbres. Mais, au long des rues torpides, des troupeaux de citadins endimanchés gagnaient, d’une marche poussive, le Jardin des Plantes. Plusieurs commerçants du carrefour de la Sirène, déambulant avec leur « dame » et leurs filles, reconnurent les Dieuzède qui les dépassaient vivement ; sur le dos du libraire, de sourdes moqueries désengourdirent les langues molles. Hélène s’en aperçut et, au lieu de mépriser la sottise des jugements ignares, elle fut humiliée d’avoir un mari que l’on trouvait ridicule.

Quant à lui, il marchait comme absent du monde qu’il traversait. Cette visite au séducteur possible de sa femme crispait son attente ; il la jugeait maintenant absurde ; et, en même temps, il désirait les voir l’un vis-à-vis de l’autre, scruter leur attitude ; en poussant, à la porte de Woronslas, le bouton du timbre électrique, il eut l’impression que ce logis d’un étranger nomade tenait noué, derrière ses volets clos, l’avenir d’Hélène et des siens.

On fut lent à ouvrir ; la personne qui gardait la maison, — Hélène la connaissait, lui avait confié des travaux de lingerie, — Mlle Colombe Chemin apprit aux Dieuzède que le docteur, d’un instant à l’autre, allait rentrer.

— Ça le soucierait de manquer Monsieur et Madame. Que Monsieur et Madame veuillent bien attendre une minute. Par ce grand chaud ce serait malheureux d’avoir fait la course pour rien.

Elle précéda les visiteurs au premier étage, les conduisit au salon. Malgré les fenêtres hermétiques la chaleur du dehors s’y répercutait. Hélène ne fut point fâchée de s’asseoir à l’ombre. Les lys de l’autre samedi étaient morts ; mais on avait dû les enlever depuis peu ; l’air de la pièce restait saturé de leur langoureux poison. Hélène se revoyait faisant chanter sa harpe ; elle retrouvait les émois vaniteux de la soirée et la commotion néfaste de l’aveu. Elle respirait le maléfice des tendresses coupables. Ah ! si Bernard avait deviné sûrement ce qu’elle éprouverait, l’eût-il lui-même ramenée  ?

Paulette, parce qu’elle croyait le mobilier à Glenka, s’extasia sur le canapé, sur les fauteuils laqués blanc, aux coussins garnis de broderies japonaises, meubles qui sentaient le factice et le provisoire, ceux d’un jeune officier dont la femme courait les aventures, tandis qu’il courait les espaces, guerroyant sur un avion.

— Mais tu ne sais donc pas, lui fit comprendre Adèle, que le docteur est en garni ?

Mlle Colombe Chemin reparut et, d’une voix onctueuse, pria « Madame et Monsieur » de passer dans l’atelier où ils seraient plus au frais. Elle avait longtemps servi chez la comtesse de Bourcival ; c’est pourquoi elle savait les bonnes manières. Elle était haute et mafflue, grisonnante, sérieuse de mine, mais singulièrement fardée, et la poudre qui barbouillait son nez en cornichon lui prêtait un profil de vieux clown. Elle roulait des yeux mijaurés, pleurards et drolatiques à la fois ; sa parole, d’une douceur humide, suintait l’hypocrisie ; elle en imposait aux gens superficiels, comme Glenka, entortillé par ses mignardises au point de lui commettre toutes les clefs de sa maison.

— Depuis les grosses chaleurs Monsieur couche ici dit-elle en introduisant les Dieuzède.

On apercevait, en effet, dans un angle de cette salle qui donnait au nord, un lit bas comme un divan, caché sous des draperies pourpres. Paulette, s’en approchant, fit remarquer à sa sœur, au-dessus du chevet, sur une petite encoignure, une statuette de cire, esquisse de femme nue.

— Oh ! une Vénus, vois-tu, Adèle ?

— C’est sa Sainte-Vierge, répondit Adèle un peu scandalisée. Il est païen.

— Pourquoi pas ?

— Pourquoi pas ? Alors, toi, qu’es-tu, païenne ou chrétienne ?

— Je crois bien, confessa Paulette, que je suis païenne.

— Tu es une dinde !

Adèle, avec un hochement de tête attristé, s’éloigna vers une fenêtre ; elle eut l’air de considérer, dans un jardinet voisin, des enfants qui jouaient à l’ombre, sous le magnolia d’une pelouse. Mais, sans vouloir critiquer ses parents, elle réfléchissait :

— Pourquoi mon père fréquente-t-il un homme aussi contraire à lui ? Le docteur nous a rendu des services. Voilà ce qu’il faut subir, quand on est percé aux coudes. Du moins, pourquoi nous amener ? Paulette, tournée comme elle est… Ce milieu ne lui vaut rien.

Bernard n’avait pas entendu le dialogue en sourdine de Paulette et d’Adèle ; à l’autre bout de l’atelier, il regardait un dessin posé sur un chevalet, une tête de vieillard presque immatérielle dans le vaporeux de sa chevelure moelleuse et de sa barbe ; émerveillé, il objectait à ses soupçons contre Glenka :

— Comment un artiste qui a le sens si noble des intimités spirituelles peut-il être captif d’immoraux penchants ?

Par distraction il souleva ce dessin ; au-dessous, un autre se dissimulait, le portrait d’une femme jouant de la harpe ; la ressemblance d’Hélène s’y offrait trop palpable. De mémoire, Glenka l’avait composé ; donc il mettait en elle la pensée du moment ; et il prenait le soin de cacher son inclination, comme le portrait. Bernard frémit devant l’évidence de la chose présumée.

Il se retourna vers Hélène assise au creux d’une bergère et rêvant, les paupières entrecloses, lasse et somnolente, tandis qu’elle tenait sur ses genoux un album déployé où Charles feuilletait des images.

— C’est à lui qu’elle pense, se dit désespérément Bernard.

Adèle s’ennuyait d’attendre, et son intuition virginale percevait en ce lieu d’occultes miasmes.

— Maman, suggéra-t-elle, l’orage approche. Ne ferions-nous pas bien de rentrer ?

En effet, derrière une bosse de verdures fauves, se gonflait un nuage d’un noir bleu, crevassé d’éclairs ; une rafale annonciatrice submergea les jardins sous la poussière des routes.

— Oui, rentrons vite, trancha Bernard, emporté par une hâte sombre de fuir.

En apparence indifférente, Hélène répondit :

— Si nous avons le temps d’arriver avant l’averse, allons.

Dans le vestibule, Mlle Colombe Chemin essaya de les retenir. Mais Bernard poussa devant lui Paulette rechignante, et partit sans explication, se jurant que, jamais, cette maison funeste ne reverrait son visage.

Au bas de la rue, Charles se plaignit d’avoir dans sa bottine un clou qui le blessait. Bernard l’enleva entre ses bras et continua de marcher d’une telle allure qu’Hélène s’écria :

— Je te laisse aller. Nous ne pouvons plus te suivre.

Elle était contrariée, et le reconnaissait en elle-même, d’avoir manqué Glenka. Le sujet ostensible de son dépit, c’était de voir son mari balancer l’enfant contre son épaule, ainsi que font les ouvriers. Charles riait d’être porté par son père ; il dominait de haut les passants. Pour Hélène, le geste trop naturel de Bernard marquait la déchéance du pauvre dans la vulgarité.

Ils atteignaient les Jacobins, quand l’orage creva au-dessus d’eux. Ils se réfugièrent sous le kiosque de la musique, déjà encombré de promeneurs surpris par les premières gouttes. Des éclats de tonnerre, secs comme un bris d’ardoises, claquèrent sur les têtes des ormes ; les hautes ramées oscillaient avec un déferlement d’eau et de feuilles saccagées. Bernard, éperdu de tristesse, eût presque appelé la foudre sur lui et ses enfants. Mais, devant lui, les lourdes frondaisons, pareilles à des chevelures de fous, chaviraient sous l’ouragan, puis se redressaient confiantes vers le ciel qui les massacrait. Ne devait-il pas faire comme les arbres et mieux, ayant des espérances éternelles ?

Du côté où les Dieuzède avaient pu chercher abri, la grêle et l’ondée balayaient le kiosque. Bernard protégeait un peu de son grand buste Hélène et Paulette ; Adèle s’exposait pour couvrir Charles ; elle et son père étaient trempés. Bernard s’attendait à ce qu’Hélène maugréât ; de cette mésaventure lui seul était cause, puisqu’il avait voulu partir en dépit de l’orage. Elle garda le silence, étrangère comme une dormeuse à ce qui l’entourait. Son hébétude extérieure l’inquiéta plus encore que sa fébrilité d’auparavant.

Une péripétie inespérée allait, pour quelques jours, suspendre ses alarmes.

Le lundi, vers l’heure habituelle où Glenka et Brouland étaient venus tant de fois à la librairie, ils parurent l’un et l’autre, et Bernard s’efforça de faire à Woronslas un accueil honnête, sinon gracieux. Il toucha de sa main. — oh, à peine ! — la main offerte de l’homme dont la visite tendait probablement à lui voler sa femme. Mais il affecta de s’intéresser davantage au retour de Brouland. Celui-ci, la figure blême et tirée, après une semaine de fièvre et d’entérite, avouait, même dans ses prunelles languissantes, la faiblesse d’un convalescent qui se raidit pour être debout.

— Cher ami, annonça Glenka, paisible à son ordinaire, plus grave pourtant, je viens vous communiquer une nouvelle. Vous en serez peut-être peiné, moins que moi-même, croyez-le. J’ai reçu hier, une dépêche. C’est ce qui m’a fait rentrer tard chez moi. Je suis affecté à l’un des hôpitaux de Saint-Cloud, celui que dirige Mme Eschmann, une Juive très remarquable. Quand partirai-je au juste, je ne le sais encore. J’attends une lettre du médecin…

Avant qu’il eût achevé sa phrase, et sans avoir entendu le commencement, Hélène arriva, d’un air peu pressé, avec la contenance indolente et fataliste qu’elle avait prise depuis la veille. Elle s’était dispensée de toute menue et hâtive coquetterie : ni frisons harmonieux, ni poudre sur les joues ; une blouse de mousseline vieux rouge à peine rehaussée de perles en jais. Elle semblait vouloir dire à Woronslas : « Que je vous plaise ou non, cela m’est fort égal. » Cette façon d’être ne visait pas à le décourager, mais procédait, chez elle, d’un vrai découragement et d’une lassitude insondable. Pour moins souffrir elle en venait presque à ne plus se soucier de rien : « Qu’il me cherche ou non, j’ai trop lutté, trop douté. Je ferme les yeux, je m’abandonne… » Cependant, si elle eût songé à le séduire en époinçonnant son amour-propre, elle n’aurait pas trouvé un plus adroit artifice.

— Quoi donc, s’étonnait Glenka, sensible à la froideur de sa nonchalance et au négligé de sa mise, elle me dédaigne ! Est-ce sincère ?

Mais Bernard fit quelques pas au-devant d’elle, et, sur un ton de très vague déplaisir :

— Hélène, le docteur vient nous apprendre son départ prochain.

Au pli des lèvres d’Hélène une moue amère et crispée trahit le choc profond. La secousse fut si brève que Bernard seulement, interposé entre sa femme et les deux médecins, put l’apercevoir. Hélène se remit aussitôt, et, tendant à Woronslas d’abord, puis à Brouland le bout de ses doigts, elle dit en femme du monde aimable avec mesure :

— Déjà ! docteur. Nous comptions vous garder un peu plus… Mais vous aurez vite oublié Le Mans.

— Moins vite, chère madame, que je n’y serai oublié !

— Oh ! croyez-vous ?

Elle se tourna vers Brouland, s’informa de sa maladie, et ajouta :

— Vous, docteur, vous nous restez. Quand vous serez parti à votre tour, quel ami aurons-nous dans cette triste ville ?

Elle faisait sur elle-même un horrible effort pour ajuster à ses paroles le masque insignifiant qu’imposait une position délicate. Woronslas discerna en ses intonations un certain manque de naturel ; il pensa qu’elle souffrait et se contraignait. Sa vanité se rassura, son amour tressaillit d’une confuse espérance. Anxieux un instant, il reconquit sa victorieuse sérénité, osa redire que les plus heureux moments de son séjour s’étaient passés dans la librairie ; il renouvela ses louanges sur les magnifiques dons de musicienne qu’il avait admirés chez Mme Dieuzède.

Hélène baissait les paupières et faisait mine de sourire aux compliments qui la torturaient. Sous chaque mot de Woronslas elle entendait autre chose, elle y répondait en désir d’autres mots. Bernard, malgré son énorme satisfaction d’apprendre que l’homme dangereux s’en allait, ne retrouvait qu’au dehors sa mansuétude. Les mensonges d’un tel entretien l’excédaient, et Brouland comprenait le paradoxe de le prolonger. Aussi se préparait-il à dire :

— Je ne suis pas très bien, mon vieux, tu m’accompagnes à l’hôpital ?

Mais Paulette descendit, se jeta presque indécemment au cou de Glenka :

— Ce n’est point vrai, grand ami, que vous nous quittez ? Non, je ne veux pas !

Charles accourut derrière elle, tirant par la bride un cheval à roulettes, cadeau de son père qui le faisait participer à l’aubaine des six mille francs ; et le cheval offrit une diversion. Glenka s’était rendu compte, chez Bernard, d’un embarras et d’un recul intime ; la cause de ce changement ne lui était pas encore évidente ; seulement il sentait ses propos affables résonner comme un motif de romance sur les touches d’un piano désaccordé. Il avait aussi remarqué l’absence du meuble opulent, la laideur du vide qu’elle creusait. C’est pourquoi il aventura une proposition :

— Cher ami, voudriez-vous me rendre un petit service ? J’ai acheté ici, à une vente, une vitrine Louis XV que vous avez vue dans ma chambre. La faire, en ce moment, transporter à Paris, ce serait, comme disent les Manceaux, bien casuel. Pourriez-vous, jusqu’à ce que je rentre chez moi, lui donner l’hospitalité ? Elle remplacerait avantageusement votre monumentale armoire, puisque vous avez trouvé à celle-ci une autre place.

La demande s’énonça d’une voix si naturelle et avec un tel à-propos, que Bernard n’aurait guère pu, sans une brutale discourtoisie, refuser. Et quel biais délicat pour feindre, en obligeant les autres, d’être leur débiteur ! Cette ingénieuse galanterie pénétra plus Hélène qu’une folle déclaration. Il lut son triomphe dans le regard obnubilé d’ivresse qu’il obtint d’elle en partant. Mais à quoi bon, puisqu’il ne la reverrait qu’une fois dans un bref adieu, sous l’œil peut-être ouvert du mari ?

Bernard, immensément soulagé, bénissait les saints Anges d’avoir détourné de son toit le suprême désastre. Sans doute sa joie aurait-elle mieux dû se contraindre. Hélène le devina jaloux et un malin désir l’agita de lui en donner des motifs. Pourtant, elle se ravisait encore devant la possibilité d’une chute ; son amour-propre d’honnête femme, l’appréhension de l’irrémédiable la préservaient du total consentement. L’Hélène vertueuse, dont l’image idéale avait jusqu’alors gouverné ses actes, faisait honte à l’autre Hélène d’impulsions extravagantes et stériles. Elle semblait être sauvée. Mais le ravage qui lézardait la bâtisse de sa droiture la laissait à la merci d’une occasion.

Bernard escomptait que Jules resterait à Paris une semaine au moins, jusqu’au départ de Glenka ; — il aurait doublé son viatique pour prolonger son séjour. Brusquement, le voyageur écrivit qu’il revenait. Ses démarches avaient réussi ; et Sarug assumait la combinaison salutaire, toutefois avec des exigences « un peu raides » ; on les mettrait au point. Ils avaient déjeuné ensemble, avenue des Champs-Élysées, chez Ledoyen ; cette invitation ruineuse forçait Jules à un retour immédiat. Bernard en fut consterné comme si de subtils démons inéludables concertaient la perdition d’Hélène. Le dégoût d’être lié par un pacte au sinistre Sarug, d’apposer sa signature au bas d’un contrat, près de la sienne et d’abandonner les débris de sa fortune aux mains crochues d’un forban, tout cela et le reste glissait à l’arrière-plan de ses anxiétés. Il ne voyait qu’une chose : empêcher entre sa femme et Glenka une rencontre pleine d’inconnu. Aussi, négligeant ses griefs contre Jules, lui manda-t-il de venir dîner, dès qu’il arriverait, « à la maison ». Mais Jules paya d’une épouvantable migraine les agitations de Paris et les secousses du trajet. En rentrant, il se coucha, fit avertir sa sœur qu’il l’attendait le lendemain. Bernard déclara, s’autorisant des circonstances :

— Je t’accompagnerai. Je tiens à discuter les exigences de Sarug.

Hélène se garda de le contredire. Il savait trop cependant qu’elle se fût volontiers passée de sa compagnie. Par une déplorable coïncidence, l’après-midi, au moment où ils allaient sortir ensemble, un flot de clients survint et, derrière eux, la petite Mme Lalotte, se promenant dans une automobile militaire, où elle étalait une robe en charmeuse d’un rose nacré ; fraîche elle-même, malgré ses quarante ans, comme un œillet qui vient de s’ouvrir. Elle voulait acheter le dernier roman drôle d’un assez méprisable auteur ; les tristesses de la guerre, à l’entendre, requéraient un antidote. Bernard n’avait pas la marchandise demandée ; il nota le titre du volume, confus de se ployer à vendre, pour l’amusement d’une désœuvrée, les facéties d’un baladin. Mme Lalotte vit Hélène en toilette ; apprenant qu’elle devait se rendre à l’hôpital :

— Je vous emmène, proposa-t-elle ; si cela vous va, chère madame, nous ferons une partie de croquet dans les allées du parc, et nous goûterons sous les ombrages.

Hélène accepta d’enthousiasme. Elle paraissait très gaie ; l’espoir que Jules rapportait avec les promesses de Sarug avait détendu son humeur ; dans son rire palpitait l’attente nerveuse de joies inavouées. Elle prévint cavalièrement son mari :

— Nous partons en avant ; tu nous rejoindras dès que tu pourras.

Et, fringante, elle prit place au fond de la voiture. Le sourire forcé de Bernard s’éteignit sur ses lèvres ; la mort au cœur, il la regarda envoyant vers lui, par bienséance, un signe amical du bout de l’éventail ouvragé qu’elle appuyait à son menton.

Il se rassura quelque peu, lorsqu’il la retrouva, une heure plus tard, sous les vieux sycomores d’une allée, sagement assise, et qui goûtait au milieu de Mme Laboré, de Mme Surin et d’autres personnes d’impeccable renom. Mme Surin tendit à Bernard une assiette de gâteaux ; comme il se rationnait maintenant même au principal repas, il savoura une obscure douceur à cette collation imprévue. Les feuillées, excitées par un vent frais, faisaient vaguer des ombres liquides sur les robes claires et les visages. Des voix d’oiseaux tintaient parmi le babil des femmes. Il aurait presque cédé à la magie d’une minute élégante et suave, s’il n’eût réfléchi : « Hélène reviendra d’autres jours, et sans moi. » Glenka manquait à cette partie de plaisir ; incidemment, il sut de Mme Laboré qu’Hélène l’avait vu au chevet de Jules.

Il monta seul auprès du malade. Dans la salle où Jules était couché, un soldat venait de mourir ; on l’avait étendu, à terre, sur un matelas ; une infirmière agenouillée peignait sa barbe noire et ses cheveux pendants comme ceux d’un Christ déposé de sa croix ; on parlait bas autour de lui. Bernard se signa et s’arrêta devant le cadavre :

— Celui-là, songea-t-il, en considérant la longue face terreuse figée par le dernier sommeil, n’aura plus le souci de ses créanciers, ni de ses enfants qui endurent la faim, ni de sa femme qui aime un autre homme. Mais son âme lui suffit comme fardeau, et il attend peut-être que je souffre avec lui pour moins souffrir là où il est.

Jules, accoudé à son traversin, le front bandé d’une compresse, aperçut venir son beau-frère dans une attitude de parfaite indifférence.

— Eh bien ! tu vas mieux ? demanda Bernard en prenant sa main droite qui, brûlante, cherchait un peu de fraîcheur sur le drap.

— Rien de trop ; j’ai encore le cerveau contracté ; mordu comme par des pinces. Ma tête est pleine de brouillard… Il faut absolument que je m’en aille d’ici. L’air, les voisinages me suffoquent. Toute la nuit et, ce jour, jusqu’à cinq heures, l’agonisant, derrière moi, a râlé. Et ces loques d’humains qu’il me faut voir promener leur carcasse ! Je ne puis pas me guérir dans un pareil enfer.

Il indiquait d’un doigt méprisant des infirmes qui circulaient à travers les lits, l’un avec un pied tordu comme un pied bot, l’autre ayant peine à décoller du plancher ses semelles dont le bruit traînant ressemblait à celui d’une toile qu’on déchire, un troisième agité d’une danse de Saint-Guy, un autre, tout jeune, montrant une face presque adolescente, et l’échine cassée en deux autant qu’un vieillard qui porte à califourchon la mort sur sa croupe. Jules n’admirait point la gloire latente de ces pauvres corps dévastés pour la patrie ; l’opprobre physique de ses compagnons lui rendait plus aigre la conscience d’être comme eux, alors qu’il jugeait leur personne, auprès de la sienne, quelque chose de tout à fait négligeable. Bernard s’empressa de lui donner espoir que Brouland et Glenka obtiendraient sans peine son transfert dans une maison de convalescents.

— Oui, Glenka, s’il le veut, peut m’introduire chez Mme Eschmann, à Saint-Cloud…

— Es-tu content de ton voyage ?

— Très, l’affaire est bien amorcée ; dès que le caoutchouc remontera, Sarug la prendra sérieusement en main. Mais il a su, j’ignore par où, que vous êtes près de couler à pic. Il prétend te racheter ta part d’associé pour une somme dérisoire, soixante, même cinquante mille. Il doit t’écrire ; ne te laisse pas manœuvrer, tiens ferme ; refuse net. Comprends-tu ? Il faut surnager, sept à huit mois, n’importe comment. Ne paie plus Bonfils ni personne. Ce serait trop bête de lâcher tout, quand l’avenir est certain et magnifique.

— C’est entendu, répondit Bernard. En as-tu parlé à ta sœur ?

— Je lui ai dit ce qu’il fallait. Elle n’a pas eu l’air de m’écouter, elle était à autre chose. Il est question d’une soirée avant le départ de Glenka… Maintenant, laisse-moi fermer les yeux. J’ai, dans le crâne, un vilebrequin qui me trépane une fois de plus…

Si Jules demandait grâce pour sa faiblesse, c’était que ses tortures devenaient insupportables. Sa tête se renversa au creux du traversin, et la peau de ses grandes paupières se plissait d’un tremblement spasmodique. Bernard, une minute, resta muet, à l’examiner, compatissant. Sa pâleur verte accusait les saillies sculpturales de sa physionomie, le menton relevé en bosse et la vigueur osseuse des joues. Mais le masque amer faisait penser à celui d’un moribond ; ses dents, par intervalles, crissaient comme les dents d’un malheureux qui triture son désespoir. La crise passerait ; demain Jules rebondirait vers le monde des vivants. Néanmoins, le voisinage d’un cadavre, l’odeur phénique dont la salle était imbibée, la présence de grabataires momifiés dans un plâtre, certains immobilisés jusqu’au terme de leurs jours misérables, tout imposait des idées funèbres. Bernard sortit avec la conviction qu’il avait eu devant les yeux l’agonie future de Jules ; et cette catastrophe se ferait-elle longtemps attendre ? Elle ne l’affligeait pas à cause des suites, mais il se représenta l’atroce fin solitaire de l’ambitieux qui se réveillerait sur la rive inconnue sans avoir prévu la traversée.

En attendant, il rejoignit Hélène, chargé d’un plus broussailleux fagot d’inquiétudes. D’elle à Glenka, un échange de paroles secrètes, peut-être un billet insinué entre ses doigts expliquait cet égarement dont Jules s’était aperçu. Le projet subit d’une soirée servait trop bien une intrigue qu’on ne pouvait plus traîner en longueur. Et, par surcroît, Sarug ! Après Lendormy, — son policier probable, — le Shylock au bec de vautour se ruant sur le patrimoine en lambeaux du chrétien malchanceux. Il faudrait subir son approche, l’assurer, dans des lettres, de sa considération, résister poliment aux embûches de ce maître chanteur.

Bernard était acculé sur une chaussée glissante, ayant à sa droite un trou profond comme des oubliettes et, à sa gauche, une fondrière sans merci : ou bien céder en pâture au Juif, pour une poignée de dollars, les quatre cent cinquante mille francs paralysés à Singapour, ou faillir aux engagements signés avec Bonfils. Jules avait posé comme le plus catégorique des impératifs la ligne de conduite qu’enjoignait un élémentaire instinct de défense : tenir ferme contre Sarug. Et Bernard lui avait donné, sans réflexion, l’assurance qu’il résisterait. Se laisser tondre par un Mandrin d’agioteur, c’eût été une sottise humainement inexplicable. Seul, Bernard, peut-être, aurait chéri dans l’offre de Sarug une occasion d’embrasser la sublime Pauvreté ; il se fût dégagé, en acceptant, de toute alliance d’intérêts avec cet homme hideux ; Hélène et ses enfants lui faisaient un devoir de ne pas abandonner un patrimoine récupérable. Mais, au lieu de pourchasser l’incertain, ne devait-il pas d’abord remplir ses promesses envers Bonfils ? Le dilemme traversa, un instant, sa conscience d’honnête homme. Il s’en libéra, selon son naturel, par une solution où l’imprévu divin compensait le vague des calculs :

— Aussi longtemps que j’aurai quelques sous dans ma caisse, je paierai, d’abord, Bonfils. Mais je ne céderai pas à Sarug. Pour les mois difficiles, le Pauvre qui possède tout aura pitié de ses pauvres.

L’anxiété de l’imminente indigence s’effaçait, au reste, devant la terreur de perdre Hélène ; tant que Glenka n’aurait pas disparu, de jour en jour, le péril rôdait autour d’elle plus dévorant.

Sous l’allée des sycomores, Hélène se promenait doucement avec Mme Lalotte, et les deux femmes se penchaient l’une vers l’autre d’un air de sympathie confidentielle. En se retournant, Mme Lalotte aperçut Bernard qui s’avançait et portait sur sa mine la gravité de ses impressions.

— M. Dieuzède, dit-elle, m’évoque un archevêque anglican dont j’ai entendu le sermon à Canterbury. Cet archevêque était beau ; il n’avait pas les beaux cheveux de M. Dieuzède ; et son sermon m’a ennuyée. Vous êtes heureuse, chère madame, d’avoir un mari plus beau qu’un archevêque, et ne faisant pas des sermons ennuyeux…

Ce compliment, un peu baroque, était ce qu’on appellerait, dans le style militaire, une prudente reconnaissance, une pointe en zig-zag sur le terrain ennemi. Mme Lalotte suivait une curiosité ; elle faisait le tour des sentiments d’Hélène, comme une belette flaire de son museau la porte d’un grenier obscur. Elle savait Glenka refroidi à l’égard de Mme Macreuse ; quelle autre femme l’occupait ? Entre Mme Dieuzède et lui, elle soupçonnait un mystère ; elle s’amusait à l’éventer. Sa visite et ses démonstrations d’amitié n’avaient pas eu d’autre motif. Hélène, un moment confiante, fut pincée par la bizarrerie de sa phrase serpentine.

— Mon mari est un grand cœur, répondit-elle d’une voix rapide, assez haut pour que Bernard pût l’entendre ; et, s’adressant à lui :

— Comment as-tu trouvé le pauvre Jules ?

— Dans une crise de névralgie ; une bonne nuit le remettra.

Les fines lèvres d’Hélène se froncèrent d’une moue négative ; elle parut très affectée. Était-ce l’état de Jules qui la mettait en sérieux tourment ? Bernard ne put s’interdire de comprendre qu’elle se façonnait une physionomie ; le paravent de sa tristesse abritait le désordre des tentations et les pensées qui lui mangeaient le cœur.

Mme Laboré et Mme Surin s’unirent à Mme Lalotte pour l’engager à les joindre, l’après-midi, dans le parc, le plus souvent qu’elle pourrait ; et qu’elle amenât Paulette, Charles, Adèle aussi. Bernard ne lui laissa pas le temps de répondre :

— Nous ne pouvons jamais, dit-il, ma femme et moi, nous promettre une heure qui soit à nous.

Hélène se garda de protester qu’elle reviendrait, quand telle serait sa fantaisie. Mais, perçant les craintes de Bernard, elle fut avertie de couvrir sous un front d’airain ses agitations.

Un mari despote à la mode des vieux siècles aurait, jusqu’à nouvel ordre, consigné sa femme au logis. Bernard le savait trop bien : toute contrainte incendierait les révoltes d’Hélène et la précipiterait dans les bras du rival qui la guettait. A moins de se déclarer jaloux, — et cet aveu lui faisait horreur, — aucun prétexte ne surgissait pour la détourner de ses courses auprès de Jules. Invoquer la contagion des maladies serait inopérant. Comme ils se retrouvaient seuls ensemble, à la nuit close, au moment de se coucher, elle parla du moribond qui avait rendu son dernier souffle pendant qu’elle arrivait là. Bernard essaya de lui remontrer que l’atmosphère d’une pareille salle était déplorable ; à cause de ses enfants et pour elle-même, elle devait espacer, abréger ses visites. Hélène sourit et le dévisagea d’une manière presque méprisante :

— Quelle idée te prend ? A Brest, j’allais voir des typhiques ; est-ce que tu t’alarmais ?

— C’est qu’à Brest, répliqua-t-il avec un regard de supplication indiciblement triste, nous vivions en pleine chimère, le malheur semblait impossible. Ici, tout nous menace, oui, tout…

— Oh ! tu deviens, s’écria-t-elle en lui donnant une tape entre les deux épaules, d’un pessimisme affolant. Tu veux me mettre plus de noir dans l’âme. Jules me tourmente assez !

Bernard faillit lancer, comme une grenade, cette riposte qui eût, peut-être, fracassé les portes du mensonge :

— Jules est-il bien ton vrai souci ?

Mais Hélène s’en était allée dans la chambre de ses filles où Paulette, au lieu de dormir, pérorait. On eût dit qu’elle prévoyait une explication et n’en voulait point. Elle barricadait les avenues de sa vie secrète, elle tenait sa conscience sous un cadenas. Bernard n’osa pas la violenter et souffrit sans un gémissement.

Ce qu’il endura cette nuit-là fut une de ces agonies où l’homme dépasse l’humain et, pour se comprendre lui-même, a besoin de se souvenir quelle fut la sueur sanglante d’un Dieu.

Entendre respirer contre soi une créature qu’on aime et songer : « Demain, il se peut qu’elle me trompe ; un autre jouira de son corps ; elle me volera pour lui les baisers de sa bouche et les pulsations d’un cœur que je ne puis forcer d’être mien, » c’est le supplice commun à toute jalousie suraiguë. Bernard en sentait les pointes comme des aiguilles de feu perforant ses os, se retirant et s’enfonçant encore. Cette torture charnelle se fondait avec l’impuissance plus déchirante d’empêcher la catastrophe, avec l’impuissance d’être aimé par celle qui ne l’aimait plus. Mais, chez lui, le chagrin ne s’arrêtait pas à la rage d’une défaite. Il voyait les conséquences de la chute, les hontes et les rançons dont l’égarée ne porterait pas seule la charge.

Et, tout au fond de sa douleur, l’état intime d’Hélène le désespérait. « Tu veux me mettre plus de noir dans l’âme, » avait-elle dit. Son âme était dans le noir, le noir était dans son âme. Des ténèbres plus épaisses que la terre obstruaient sa vue, tandis qu’un sortilège faisait danser devant son désir les pétillements d’un soleil pourpre, des thyrses de fleurs incandescentes.

Par quel miracle l’exorciser ?

Bernard prenait en lui sa détresse, ses troubles et ses combats ; il faisait sienne sa faute, si elle l’avait commise déjà dans son cœur, et, du plus bas des abîmes, il implorait le Juge clément afin que cette transgression ne fût pas consommée.

Mais la profondeur de sa pitié lui restituait peu à peu la paix, même l’espérance. Il reprenait par sa miséricorde une sorte d’ascendant sur Hélène. Son angoisse, d’ailleurs, se fatiguait à tourner autour d’un seul point fixe, sans que rien, du dehors, l’excitât. Car, enfin, de quels signes péremptoires induisait-il que sa femme était à la veille d’une erreur suprême ? N’était-il point victime d’une abominable obsession, suscitant, à force d’y penser, la chose qui l’épouvantait ?

Épuisé, rasséréné, il s’endormit ; et, le lendemain, il se tranquillisa confusément. Hélène se rendit à l’invitation de Mme Surin ; mais elle eut soin d’emmener Paulette et Charles ; Jules, plus dispos, les rejoignit sous les arbres du parc ; il voulait sortir le jour suivant et viendrait jusqu’à la librairie. Woronslas n’était point là ; on ignorait la date certaine de son départ. Seulement, il avait envoyé chez les Dieuzède la vitrine, cadeau à deux fins et n’ayant pas l’air d’être un cadeau. Elle tenait moins de place que la grande armoire ; sa féminine et flexueuse élégance charmait Hélène ; Bernard estimait que ce meuble ne s’harmonisait pas avec l’ampleur du canapé ; il eut quelque dégoût d’y loger des livres précieux.

Le dépôt offert avec de louches intentions installait dans la librairie comme un mauvais sort. Néanmoins, son naturel le ramenait si fortement vers la confiance qu’il s’accusa en lui-même d’avoir, peut-être, mal jugé Glenka. L’envoi du docteur voulait dire : « D’une minute à l’autre, je serai loin d’ici. » Et il ne parlait plus de redonner une autre soirée musicale ; ses préparatifs l’absorbaient. Donc, le cauchemar allait finir.

Deux jours après, — c’était un samedi, — Hélène sortit seule, dans la matinée, voulant porter à la poste un petit colis pour sa mère, un de ces colliers en fausses perles que tressaient, à l’hôpital, des blessés aux mains patientes. Vers onze heures et demie, Bernard s’étonna qu’elle ne fût pas rentrée. La femme de ménage, — une vieille fille bossue et sourde prise, faute de mieux, après une ivrognesse, — regarda la pendule de l’arrière-boutique et, s’en allant, vint, comme à toutes les fins de semaine, au bureau de Bernard qui lui paya son dû. Adèle mettait le couvert, surveillait, à la cuisine, un pot où des pommes de terre menaçaient d’être trop cuites. Confusément inquiète, elle s’échappa jusqu’à la rue, lança un coup d’œil aux deux bouts… La flamme grise de midi plaquait sur les pavés les ombres rectilignes des maisons et les carrés de leurs lucarnes. Au loin, une dame en rouge, sous une ombrelle, — était-ce Mme Macreuse ? — attendait devant une porte lente à s’ouvrir et se tournait du côté de la librairie. Ni à droite, ni à gauche, Hélène ne surgissait. Adèle se retourna, vit derrière elle son père, la face livide, contractée d’angoisse ; elle courut à lui, et, l’embrassant :

— Ah ! mon pauvre papa, comme la moindre chose te bouleverse ! Que veux-tu qu’il soit arrivé à maman ?

— Je parie, dit Paulette survenue du jardin, qu’elle sera allée voir mon oncle.

Bernard se tut ; Adèle répliqua :

— Mais non, puisqu’il viendra ce soir.

L’Angelus avait sonné à la cathédrale ; des passants trottaient, de même que des animaux se hâtent vers l’écurie, attendus par leur pitance. Une jeune ouvrière pénétra dans le magasin, acheta un roman à dix-neuf sous. La pendule marquait midi vingt quand le pas d’un cheval retentit, venant du carrefour, et un fiacre s’arrêta d’où descendit Hélène, la figure empourprée comme si elle avait couru au gros soleil. Un peu haletante, elle expliqua son retard : une sorte d’étourdissement l’avait saisie en traversant une place ; elle était entrée chez un pharmacien ; de l’éther, — le mouchoir dont elle tapotait ses joues en demeurait imbibé, — quelques gouttes d’eau de mélisse avaient dissipé son malaise, mais, n’osant revenir à pied, elle avait demandé une voiture ; le cocher, en train de déjeuner, s’était fait, trois quarts d’heure, attendre. Elle passa dans l’arrière-boutique, et, avant de monter en sa chambre, elle ajouta :

— Mettez-vous à table : je vais me reposer sur mon lit.

Adèle voulait l’accompagner, l’aider à se dévêtir :

— Non, ma petite, défendit doucement Hélène, on a besoin de toi. Dépêchez-vous de manger…

Ce retour dramatique achevait-il une mise en scène gauchement improvisée par une femme coupable qui s’était oubliée à un rendez-vous ? Bernard s’évertuait à ne point l’admettre. L’invention d’un accident, la menterie puérile et faible lui semblaient tellement indignes de l’Hélène qu’il connaissait ! Mais, de nouveau, le doute replanta dans son cœur ses clous tordus ; la hideur des hypothèses assaillit sa vision. Il mâchait lentement une pomme de terre, puis buvait, et des larmes sourdes se gonflaient au creux de ses orbites rougissants. Adèle et Paulette devinaient qu’une souffrance anormale absorbait sa pensée. Adèle, sans comprendre, s’attendrissait devant son chagrin, songeait comment elle pourrait le consoler. Paulette cherchait à nouer un fil entre la longue absence de sa mère et la tristesse de son père. Il sentit, sous l’acuité de son regard, sa malice curieuse, implacable. La force de tout dissimuler lui revint ; il chassa des suppositions atroces et ne servant, hélas ! à rien.

Charles se faisait répéter par Adèle le conte du Chaperon rouge et y donnait ce dénouement optimiste où Bernard se reconnut :

— La grand’mère a dû être contente de retrouver sa petite-fille dans le ventre du loup.

Bernard se dérida en prêtant l’oreille à cette idée ingénue, aux inflexions mélodiques de la voix qui la modulait. Il contemplait Adèle, le cristal humide de ses yeux, ses joues délicates comme une fleur de pommier ; un reflet du dehors frôlait ses tresses bien serrées, çà et là, d’un or de bague neuve, tandis que les nœuds des torsades brunissaient. Quelle douceur d’avoir autour de soi ces âmes d’enfants, ces chairs d’enfants ! Comment Hélène se fermait-elle aux saintes allégresses offertes à pleines mains ?

Il monta sans bruit au seuil de sa chambre. Elle dormait d’un sommeil accablé, pâle au milieu de ses cheveux défaits. S’il s’était approché, il aurait pu discerner autour de sa bouche entr’ouverte une expression de voluptueuse angoisse que sa jalousie eût cruellement interprétée. Mais il se tint à distance, il se hâta de redescendre et d’enjoindre à Charles et à Paulette de parler très bas. L’évidence de certains malheurs est intolérable. Bernard se détournait du sien, par effroi de trop souffrir et aussi parce qu’il se refusait à croire Hélène tout à fait criminelle. Se pouvait-il que l’ascendant pervers de Glenka l’eût courbée sous sa convoitise au point qu’elle déchirât, dans une minute de délire, une vie d’honnêteté, et pour qui ? Pour un homme qu’elle ne reverrait, sans doute, jamais !

Une lettre lui apporta une diversion légère dont le réconfort, en d’autres temps, aurait été savoureux. Sir Macdonald le prévenait que Fergus Fergusson, grièvement blessé au bras droit et jugé inapte au service venait, après trois mois de convalescence en Écosse, de se réembarquer pour les Indes ; le négociant regagnait Singapour. Sa présence allait restituer à l’entreprise végétante l’œil d’un maître, une impulsion.

Jules, quand il arriva, manifestement joyeux de la nouvelle, n’en parut point surpris :

— Tu vois bien, dit-il à Bernard, que j’avais raison d’espérer.

— Mais, protesta Bernard, je ne t’ai jamais incité au désespoir. Je considère les choses autrement que toi, voilà tout.

Ils reprirent, cette fois sans acrimonie, une dispute sur leur incompatible idéal. Bernard soutenait à Jules que la suprématie de l’argent, colonne de ses espérances, ne devait pas être sa fin dernière, sa religion. Car la domination épuisante des financiers serait la plus éphémère des tyrannies ; elle ruinerait les peuples et croulerait avec eux dans l’universelle banqueroute.

— Eh bien ! répliqua Jules, peu troublé de cette prophétie, le lendemain du jour où tout le monde sera ruiné, nous recommencerons gaîment à faire fortune.

Son impuissance à concevoir un motif de vivre qui dépassât la boue terrestre semblait presque inguérissable ; il croyait en l’argent comme Bernard croyait au Symbole des Apôtres ; et Bernard, graduellement dégagé par ses épreuves du leurre des appétits, se navrait de ne pouvoir presque rien pour amender Jules non plus qu’Hélène.

Hélène, vers quatre heures, s’était réveillée. Elle s’attifa, elle farda ses joues, elle mit un trait de rouge à ses lèvres, et de bleu sous ses yeux. Des émotions du matin, que le sommeil avait effacées, plus un vestige ne restait. Si elle gardait, au fond du cœur, quelque chose de lourd et de changé, son miroir disait à son illusion démente : « Tu es comme hier ; même, tu es mieux ; et ton secret, nul ne te le prendra. » — Ton secret ? objectait le murmure des inquiétudes coupables. Mais il n’est plus le tien. Un autre en est le maître ; il en fera, comme de toi, ce qui lui plaira.

Elle rabroua cette voix intempestive, rejoignit Jules dans l’arrière-boutique où Paulette lui tenait compagnie, pendant qu’Adèle préparait un potage et que son père défendait seul le magasin contre une bande d’écoliers fureteurs et pillards qui l’avaient déjà volé. Jules s’informa de l’accident exagéré par Paulette.

— Oh ! ce ne fut pas grand’chose, répondit Hélène d’une intonation négligente. J’ai eu la sottise d’attendre une voiture chez le pharmacien. Ici, on s’est affolé…

La lettre de Sir Macdonald avait mis Jules en belle humeur. Comme un fanatique il s’exaltait dans des projets grandioses. Il ne se croyait plus au Mans ni dans « la cambuse » d’un beau-frère devenu gueux par lui. Il apercevait ses plantations régénérées, un comptoir énorme d’où sa puissance de spéculateur extrairait une fortune de rajah, pèserait jusque sur le marché européen. Il parlait d’acheter plus tard, aux îles Marquises, des terrains immenses pour la culture du coton. Cependant, à table, il daigna complimenter Adèle d’une « crème renversée », et, après le souper, dans la chambre du haut, apercevant la crosse dorée de la harpe, il voulut qu’Hélène lui jouât quelques morceaux. Mais la grande chaleur avait fait sauter presque toutes les cordes.

— Je suis moi-même, dit Hélène avec une mélancolique ironie, une harpe sans cordes…

Charles s’était mis sur les genoux de sa mère ; le crépuscule et le bruit calme des voix l’endormit. La tête de l’enfant se laissait aller contre le giron maternel. Bernard eut un sourd malaise à le voir ainsi posé.

— Cet enfant te fatigue, dit-il en le prenant de ses vastes mains pour l’étendre sur sa couchette.

Hélène parut inattentive à ses gestes. Son âme était ailleurs, bien qu’elle s’imposât, par moments, un entrain factice. Mais sa pâleur veloutée et brûlante, ses dents qui brillaient comme une rangée d’amandes entre ses lèvres carminées, sa voix tressaillante d’une fièvre contenue lui donnaient un attrait morbide, ce démoniaque pouvoir de séduction qu’une femme amoureuse doit à son pacte avec le péché.

Bernard fut effrayé de ce qu’il éprouvait auprès d’elle. Malgré la présence de Jules, la nuit ramenait autour de son front le vol noir des idées terribles. Pareilles à des chauves-souris, elles l’effleuraient de leur aile sale et molle, s’effaçaient dans l’ombre, puis repassaient en sifflant ; et il avait beau se débattre de tout son désespoir, elles tourbillonnaient, épaississant leur cercle, elles battaient ses paupières, griffaient son crâne en feu, le suffoquaient d’horreur.

Lorsque Hélène et lui furent seuls, il faillit éclater ; le supplice de se taire dépassait tous les supplices. Oui, arracher de cette poitrine le mystère qu’elle dérobait, accuser et supplier : « Voici mon soupçon ; est-il vrai ? Si tu l’aimes, aie le courage, avoue. Ne me laisse plus agoniser sous mon doute. Prends pitié. » Mais il répugnait devant lui-même à déclarer comme probable la vérité affreuse : « J’ai une femme indigne ; je suis un mari trompé. » S’il parlait, Hélène se moquerait de lui, le détesterait. En énonçant tout haut son infortune, il la fixerait dans une certitude plus irrémédiable. Et, cette fois encore, il ravala sans bruit ses sanglots.

Le dimanche matin, une secousse nouvelle acheva de l’éclairer. Avec les enfants, il était allé à la cathédrale pour la messe de neuf heures. Au retour, il entendit Hélène, du haut de l’escalier, lui dire très vivement :

— Tu as manqué une visite, le docteur Glenka. Il venait te faire ses adieux…

— Tiens ! coupa Bernard d’une voix sèche, il n’a pas attendu que nous fussions rentrés.

— Il n’avait qu’une minute à rester ; il part à trois heures ; il t’écrira.

— Eh bien ! bon voyage…

De ce mot sans tendresse qui devait être toute sa vengeance, Hélène ne lui demanda aucune explication ; et le silence, entre eux, tomba sur Woronslas Glenka comme sur un mort dont le nom même est oublié.

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