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Job le prédestiné

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II

Cette première nuit, dans leur domicile de commerçants, fut de celles qu’on dénomme « blanches », parce qu’elles sont doublement noires. Hélène, à deux heures du matin, se retournait encore dans son lit ; le voyage, les journées harassantes, la surtension anxieuse, le désordre même de la chambre, l’odeur de poussière que suaient les meubles et le plancher, tout crispait son idée fixe : « Je ne pourrai plus dormir. » Bernard, homme d’un sommeil régulier, profond, avait fait, auprès d’elle, depuis leur catastrophe, l’apprentissage de l’insomnie. Adjointe à ses tourments, la nervosité de sa femme le rendait, lui aussi, nerveux. Néanmoins, la fatigue le ramenait, d’ordinaire, à l’équilibre du repos ; il parvenait, en se recueillant dans une oraison monotone, au silence intime, jusqu’à ce que sa pensée défaillît. Mais, cette fois, le mot transperçant d’Hélène : « Il faudra que nous divorcions ! » s’agriffait à sa cervelle ; il se répétait en vain qu’elle ne pensait vraiment pas une pareille phrase, puisqu’aussitôt elle lui en avait demandé pardon :

« Oui, cherchait-il à se convaincre, une grimace de souffrance n’est pas le réel visage de quelqu’un. Une femme excédée de lassitude, angoissée, dément son cœur en s’exaspérant. Je suis lamentable de m’alarmer, comme si elle avait perdu sa droiture.

« Mais fuirai-je cette évidence ? Hélène a horreur de la pauvreté ; elle ne tolère pas la vie sans une certaine somme de bien-être. Elle ne la comprend point comme moi. Elle ne m’aime pas assez, elle n’aime pas ses enfants assez pour que la misère avec nous soit du bonheur. Elle cherche une issue à tout prix, elle l’exige. De sourdes révoltes assaillent son âme en désarroi. Elle regimbe contre Dieu qui nous éprouve. Il ne la tentera pas au delà de ce qu’elle peut endurer. Seulement, elle trouvera toujours que c’est trop. Ah ! mon Dieu ! que je meure à la peine, s’il le faut ; mais que je lui fasse une existence selon sa faiblesse, et que, jamais, elle ne fléchisse jusqu’au désespoir… »

Alors, il remuait en sa tête les calculs d’où sortirait le redressement de ses affaires, le chiffre de bénéfices possible, ce qui lui resterait après avoir payé son loyer, sa patente, ses impôts et les trois mille francs d’annuités, plus les intérêts qu’il devait à Bonfils. Comment retenir, étendre sa clientèle ? Les autres libraires, de quel œil accueilleraient-ils un concurrent inconnu ? Et, sans doute, la librairie toute seule ne suffirait pas. Il faudrait vendre aussi du papier, des plumes, des images pieuses, des cartes postales. Afin que le public fût bien averti du changement de la maison Bonfils, quelques annonces dans le journal du lieu seraient expédientes, et un prospectus que Mme Couaneau glisserait dans toutes les boîtes du quartier. Le front sur son traversin, Bernard cherchait, pour ses réclames, les formules qui conviendraient.

Un autre que lui eût, depuis longtemps, prévu des détails. Mais son caractère possédait une singularité qu’avait accrue son mysticisme : dès qu’un acte lui paraissait profitable, il répugnait à l’envisager. Il en repoussait l’image, comme mesquine et plate. Combiner des gains, c’était, de sa part, héroïque. Ce qui ne l’empêchait point de sentir lourdement, privé de ses rentes, sa différence de position.

De même, un autre aurait songé sans dégoût : « J’irai voir mes confrères en librairie, les directeurs de pensionnats, des personnages ecclésiastiques ; je leur ferai valoir les circonstances pressantes où je me débats, mes charges de famille, mes aptitudes. » Quant à lui, jusqu’à sa quarantième année son aisance lui avait assuré l’illusion d’être indépendant. Jamais il n’avait mendié un service, il s’était contenté d’en rendre. A présent, s’il arrêtait son esprit devant ces démarches humiliantes, il essayait de s’y dérober par de fallacieux prétextes : « Je saurai mal m’y prendre, et, en essayant de plier l’échine, j’offenserai les gens. »

Et pourtant il ramenait sa volonté contre l’obstacle ; il voulait briser sa hauteur, devenir un homme nouveau, un humble. Il avait marché, toute sa jeunesse, sur des duvets de cygne ; désormais, il écorcherait ou, à la longue, durcirait ses pieds sur des tessons de bouteilles et des cailloux pointus. Il se résignerait, pourvu que l’honneur fût sauf, à n’importe quoi.

Si, au moins, en retour de ses peines, les siens étaient bons ! Mais la dure boutade d’Hélène demeurait implantée dans les coins tendres de son être, les ravageait. Il se morfondait à réfléchir :

« Elle m’en veut de nos malheurs, et Paulette se met avec elle. Paulette en veut à son père. Adèle et mon petit Charles sont les seuls qui m’aiment. »

Entre Hélène et Bernard le désaccord des tendances était originel. Tant qu’ils eurent la richesse, Hélène faisait des concessions. Maintenant, ils se heurtaient à tout propos. Bernard n’eût demandé qu’à se leurrer sur elle ; quand une erreur est mal remédiable, on se bouche les yeux jusqu’au moment où une certaine secousse contraint à ne plus être aveugle. Sa parole : « Dieu n’est pas bon » l’avait éclairé malgré lui ; alors qu’il s’efforçait d’atteindre les refuges de l’abnégation mystique, elle se collait à la terre désespérément, elle divaguait comme une enfant malade, elle blasphémait plutôt que de se soumettre et de rendre gloire à la Main suprême qui la touchait :

— Elle ferme sa porte à Dieu, elle veut qu’Il s’en aille…

Nulle constatation ne semblait à Bernard plus désolante. D’elle à lui, il percevait un obscur abîme qu’il ne pouvait franchir ; et par quelle preuve la persuader que le dénûment est une béatitude ? Elle souffrait, elle ne voulait plus souffrir et n’admettait rien au delà.

Le plus douloureux durant cette longue nuit, ce fut de taire son chagrin. Il n’osait rouvrir le débat, de crainte qu’une explosion d’aigreur n’aggravât leur conflit. Hélène respirait à son côté ; elle chiffonnait par instants les guipures de sa taie d’oreiller ou grattait avec ses ongles les lettres enlacées, brodées sur le drap. Et il s’interdisait de la questionner ; il n’aventurait, pour la supplier d’être calme, que des exhortations câlines, à de longs intervalles. Elle répondait :

— Mais toi aussi, trouve donc le sommeil. C’est fini de dormir. Je suffoque dans cette baraque. Et puis, ces rats, oh ! ces rats !

Les boiseries vermoulues livraient, en effet, passage à des bandes extraordinaires de rats qu’on entendait scier les solives, courir et crier ; ils se pourchassaient avec une telle furie que la cloison, quelquefois, paraissait crouler sous leur galop ; ils sautaient jusqu’au fond de la chambre, parmi les tables et, au moindre bruit s’enfuyaient, entraînant on ne savait quoi. Hélène avait peur que Charles ne fût mordu dans son sommeil ; elle croyait sentir ces vilaines bêtes monter contre elle. Vers quatre heures du matin, ils s’apaisèrent.

Par la fenêtre entrebâillée un air vif se glissait ; le silence des rues s’emplit tout à coup d’un piétinement rythmé, d’un vague cliquetis d’armes ; des charrettes cahotèrent. Ce devait être des soldats qui s’en allaient à la gare, s’embarquer pour le front. Hélène et Bernard, sans échanger leur pensée, eurent la même : ils comparèrent leurs tribulations à l’inévaluable somme de souffrances que des myriades humaines pâtissaient dans l’insomnie fangeuse des tranchées. Hélène se représenta Jules : Où était-il ? Vivait-il encore ? L’idée d’un malheur qui réduisait à de minimes proportions les siens infondit en ses veines comme un rafraîchissement ; elle se laissa couler dans l’indéfini des songes, et Bernard, enfin, put reposer.

Au grand jour, une voix enfantine les tira tous deux de leur sommeil d’accablement. Charles, qui couchait dans leur chambre, s’était réveillé ; ni sa mère ni son père ne bougeaient ; il s’effraya, les appela, et, sautant hors de son lit, vint caresser la chevelure de Bernard, lui cria dans l’oreille :

— Petit père, m’entends-tu ?

Bernard se dressa en chancelant, tel qu’un homme ivre ; quand il dormait, il avait peine à réintégrer l’univers tangible, comme s’il eût ailleurs sa patrie ; et, ce matin, sa tête restait bourrelée des cruels pensers nocturnes. Mais, aussitôt debout, il se confirma dans de viriles résolutions. Ce n’était plus le temps des doléances infructueuses : il s’agissait de s’installer, d’organiser la maison, et, dès qu’on pourrait, de gagner sa vie ; expression, en apparence, usée comme un vieux sou, mais qui se colorait, pour sa misère, d’une clarté farouche ; car, désormais, ne rien gagner, c’était, à moins de mendier, mourir.

Il gourmanda Paulette attardée en ses draps et descendit à la cuisine où Adèle, depuis longtemps levée, déballait des ustensiles. Comme, en l’embrassant, elle lui demandait s’il avait passé une bonne nuit :

— Pas trop mauvaise, répondit-il, malgré les rats.

— Il nous faudra un chat, fit-elle en se remettant au travail.

— Il nous faudra deux chats, reprit Bernard, toujours porté à voir en grand.

— Deux ? s’étonna la prévoyante Adèle. Leur nourriture sera une charge.

Cette leçon d’économie causa un léger choc à Bernard. Adèle avait raison ; ils en étaient à ce point de ne pouvoir nourrir deux chats ! Mais la sagesse de sa fille le toucha d’une joie sérieuse.

— Cette petite, songeait-il, sera une colonne de notre pauvre foyer.

Adèle n’avait pas encore douze ans ; sa taille élancée et ses hanches fermes lui donnaient déjà une tournure de grande fille. Sous les bandeaux unis de ses cheveux d’un blond cendré son visage était suave, sans fadeur pourtant, grâce à des sourcils châtains et à un nez fûté, le nez des Restout ; ses yeux, beaucoup moins myopes que ceux de Bernard, en répétaient, plus céleste, l’azur ingénu ; c’étaient aussi des yeux faits pour les pays du soir et qui semblaient regarder au delà du couchant. Ses joues claires, animées par le rude ouvrage, dans le jour gris de la cuisine, émettaient une sorte de rayonnement. Son sourire eût égayé même la porte d’une prison.

Bernard avait fait quelques pas au milieu de « son jardin » ; elle lui montra, du côté où donnerait le soleil de midi, trois ou quatre roses tardives, mouillées de pluie et molles sur leur tige, mais qui restaient odorantes :

— Tiens ! dit-il, presque jovial, nous avons des roses !

— Oui, appuya-t-elle, maman verra que notre poulailler peut être un paradis.

Le magasin n’était pas ouvert ; la veille, Mme Couaneau avait appliqué les volets contre la devanture ; elle ne devait revenir qu’à dix heures du matin ; Bernard sortit et les retira. Il accomplit son premier acte rituel de boutiquier. En jetant un coup d’œil sur la rue, il fut surpris de s’apercevoir que le flot des passants suivait, plus haut, la rue Saint-Dominique et la rue Marchande, celles où il savait établis les plus importants libraires et papetiers de la ville ; personne, dans l’instant, ne descendait ni ne remontait la rue de la Barillerie. Cette remarque n’eut rien d’agréable. Mais allait-il en induire que les affaires de sa librairie seraient nulles ?

— Quand on nous connaîtra, on viendra.

En attendant, il avait besoin d’un menuisier pour poser des rayons et planter des clous ; car il était mal exercé aux tâches manuelles ; toute son ambition, en cet ordre de choses, se bornait, puisqu’il s’improvisait marchand, à faire proprement des paquets. Mme Couaneau avait offert un ouvrier qu’elle connaissait, ayant nom Papin. Bernard vit arriver, avec sa boîte d’outils, un petit homme d’une cinquantaine d’années, replet, rubicond, à l’œil narquois. Sa politesse lui inspira une bonne opinion de ses talents ; et, tandis que Papin se mettait à scier placidement une planche, lui-même, à grand effort, déclouait des caisses. De temps à autre, fatigué, il s’interrompait, et parlait au menuisier qui s’arrêtait aussi dans sa besogne. Bernard l’interrogeait sur la ville, sur le commerce, sur le caractère des habitants. Papin ne demandait qu’à prolonger ces pauses ; il raconta sa vie de célibataire :

— Chez moi, exposait-il de sa voix grasse et flegmatique, tout est rangé comme si j’avais une femme. C’est triste, tout de même, de vieillir seul…

— Alors, mariez-vous, lui dit Bernard, enclin aux vertueux conseils.

— Oui, pour être trompé ! Le beau grade !

Il n’eut pas le loisir de sonder quelles désillusions justifiaient sa méfiance à l’égard du beau sexe. Hélène descendit, légère, impétueuse, et qui ne semblait plus se ressentir de sa nuit atroce. Elle regarda Papin manœuvrer, puis, attirant Bernard vers l’arrière-boutique, elle lui dit presque haut avec une exagération d’inquiétude :

— Cet homme est lent comme un escargot ! S’il persiste de ce train-là, dans deux mois nous lui paierons encore des journées.

Bernard fut tenté de le défendre ; Papin, sans qu’il sût pourquoi, l’intéressait ; mais il n’opposa qu’un argument :

— C’est peut-être l’allure des gens du pays. Si tu le renvoies, où en trouverons-nous un meilleur ?

Hélène s’approcha du menuisier, essaya de lui mettre dans la tête qu’il devait changer sa méthode.

— Madame, répondit Papin avec une sereine assurance, j’aime le joli travail. A c’te heure on ne fait plus que du fringant. Moi, je suis la manière de nos anciens, elle avait du bon. Que Madame se rassure ; elle sera contente de moi.

Et, de ses mains méticuleuses, apathiques, il continua d’équarrir les extrémités d’un rayon.

Bernard eut envie d’admirer, même à son propre détriment, cet artisan d’un autre âge ; Hélène comprenait trop que Papin, cherchant à tirer les journées en longueur, se moquait d’eux. Elle s’irrita d’une mauvaise volonté contre laquelle la sienne se voyait impuissante. « Ah ! si nous étions riches, on se mettrait en quatre pour nous servir ! » Sa gêne était une géhenne ; où qu’elle se tournât, elle se piquait à des orties, quand ce n’était pas à des pointes de glaives. Cependant, la nécessité déterminait en son esprit une réaction de courage :

— Bernard, se disait-elle, est incapable de mener un commerce. C’est moi qui devrai penser à tout.

Une fois débrouillé le désordre du magasin, elle se préoccupa d’y mettre un ton d’élégance. Elle voulait corriger « la laideur » de sa pauvreté. Mais les choses fastueuses qu’elle disposa de son mieux juraient avec la minable officine.

Dans l’embrasure de la porte qui séparait la boutique de l’arrière-salle, elle accrocha une portière de velours noir que parsemaient des fleurs de lys d’or ; à droite de cette portière, contre la longueur de la muraille, elle appuya le majestueux canapé Louis XIII, et, à gauche, Bernard, avec Papin, dressa la monumentale armoire, pièce de musée qu’on aurait crue dérobée aux appartements d’un roi. M. Dieuzède père l’avait rapportée d’un voyage à Wiesbaden. Ce meuble pompeux venait sans doute des Flandres espagnoles ; ses panneaux vernis d’ocre chaude, étalaient, entre trois colonnes torses, de brunes coquilles d’où émergeaient des têtes d’enfants joufflus ; l’art hispano-flamand, reconnaissable à la structure massive, aux ferrures tourmentées, à l’emphase de la décoration, s’était diverti en des arabesques peintes autour des colonnes et qui figuraient des sorcières échevelées, aux seins étirés, chevauchant des licornes ou des oiseaux fantastiques.

Sous le plafond sale, auprès des chaises cannées et du boiteux escabeau, héritage de Bonfils, ces restes de splendeur avaient l’air d’un paradoxe, ne pouvaient être à leur place. Ils consolaient néanmoins les yeux de Bernard et d’Hélène. Bernard y voyait surtout un entourage d’amis fidèles ; ils représentaient pour l’imagination d’Hélène un retour possible à la prospérité perdue ; elle supposait aussi que la distinction anormale du magasin arrêterait les acheteurs intelligents.

Sans viser à les séduire, mais parce qu’il aimait les belles harmonies, Bernard mit en montre, dans la vitrine, derrière des livres de choix, quelques gravures attirantes, entre autres une vue des quais de Bordeaux au XVIIIe siècle, pleine de lumière et de mouvement, où palpitait la gloire d’un peuple heureux. Il y ajouta une eau-forte qu’il tenait d’un jeune graveur presque inconnu, une Résurrection : le Christ, dont le suaire s’envolait comme une nuée flamboyante, s’élançait du sépulcre, aspirant avec lui vers les gouffres du ciel un tourbillon de blancheurs ; sa face diaphane comme le soleil et la forme allongée, presque immatérielle, de son corps éblouissant chassaient en bas l’épaisseur des ombres, tandis que de vagues démons à tête d’âne, grouillant dans les ténèbres, mordaient le roc du tombeau. Robert, — c’était le nom de l’artiste, — avait su fixer cette vision sublime, comme s’il se souvenait d’un spectacle vu. Malgré l’outrance un peu tumultueuse des contrastes, son œuvre dénotait un grand calme de joie intérieure, l’état de grâce intuitif ; et Bernard voulait croire que, s’il y avait, dans la ville, une dizaine de chrétiens éclairés, cette eau-forte les transporterait, à la manière d’une révélation. Quelques-uns entreraient chez lui pour la marchander, tout au moins pour s’enquérir de l’auteur. Il savait Robert très pauvre, chargé d’enfants ; son désir était de l’aider, tout en se faisant connaître lui-même. Aussi, dans son prospectus imprimé avec diligence et lancé la veille, signalait-il la mise en vente de sa Résurrection.

Or, la première personne qui, ce jour-là, — c’était un jeudi, vers dix heures, — franchit la porte du magasin, fut une dame d’âge respectable, venant acheter deux douzaines de plumes !

Cette cliente, gantée de noir, avait une mise correctement austère, un aspect de parcimonieuse sécheresse. A voir ses lèvres pincées, son nez court de chouette, le pli dévotieux de ses paupières qu’elle levait presque furtivement, Hélène devina une provinciale racornie, quelque directrice d’œuvres, qui entrait dans la librairie nouvelle pour lui faire une réputation.

Cette dame mit un certain temps à choisir les plumes ; ensuite, s’étant informée du prix, elle déclara qu’ailleurs elle les payait moins cher et se rabattit sur un calepin de quatre sous. Elle dévisageait, du coin de l’œil, Bernard assis au comptoir, occupé à rédiger une commande ; l’étrangeté du libraire l’intriguait. Hélène se rendit compte qu’elle l’épluchait elle-même, depuis ses bottines jusqu’à sa coiffure. En pliant le calepin, elle se dispensa de lui demander : « Et avec ça, madame ? C’est tout ce qu’il vous faut ? » Ce vocabulaire commercial dégoûtait ses lèvres insoumises ; sa façon de tendre l’objet à l’acheteuse eut un air de discrète supériorité, celui d’une femme du monde qui, par complaisance, se prête à remplacer une fille de service absente.

L’inconnue inspecta d’un regard bref et méfiant les livres exposés sur la banque. Parmi eux se trouvaient plusieurs volumes de l’élégante collection Lemerre, et Bernard avait placé très en vedette l’Ensorcelée avec le Chevalier Destouches de Barbey d’Aurevilly ; la Normandie étant proche du Maine, il s’imaginait qu’un grand écrivain normand devait être goûté par les manceaux. Mais l’examinatrice détourna de la couverture ses yeux pudibonds : le laboureur nu, qui appuie son pied sur la bêche, la choqua visiblement. En hâte, elle tira d’un porte-monnaie quelque peu râpé les quatre sous, les posa sur le comptoir, et répondant à peine au salut de Bernard debout derrière elle pour la raccompagner, elle sortit. Hélène balaya dans le tiroir ouvert les quatre sous :

— Bon ! Beau début ! dit-elle en se raidissant par l’ironie contre sa déception.

Bernard faisait son geste des moments soucieux : ses longs doigts repoussaient, autour de son oreille gauche, ses cheveux emmêlés. Mais il répliqua :

— La journée commence ; ne nous troublons point.

Une autre cliente fit retentir le timbre de la porte, celle-là sans chapeau, une femme brune au corsage débordant, qui portait une jaquette rouge sur une jupe verte. Ses joues encrassées de fard, sa démarche et ses yeux suffisaient à définir ce qu’elle était. D’une voix de rogomme elle demanda :

— Avez-vous les Mystères de Paris ?

— Nous ne tenons pas cet article, répondit Bernard d’un ton raide qu’il n’était guère habitué à prendre.

La lectrice d’Eugène Sue pirouetta sur ses hauts talons, fit claquer sa langue contre ses dents, et, en guise d’adieu, lâcha un mot sonore qui, tombant de ses lèvres, ne parut pas trop déplacé.

Bernard en resta, malgré tout, surpris ; jamais encore ce vocable n’avait résonné à son adresse. Hélène, dès que la femme eut disparu, se mit à rire :

— Tu inscriras, dit-elle, le mot dans la colonne des recettes !

— Attendons notre vrai public, émit Bernard après un sourire de complaisance.

— Où est-il, notre public ? Pouvons-nous être à son niveau ? La bonne personne de tout à l’heure nous fera de la réclame à sa manière, sois-en certain. Et, pourtant, j’ai bien tâché de ne pas lui laisser comprendre qu’elle m’était odieuse. Quand elle me soutenait qu’ailleurs les plumes coûtent moins cher, elle mentait. Je ne lui ai pas dit : Vous mentez…

Hélène regarda vers la rue taciturne et grise. Des passants, par intervalles, glissaient contre la vitrine ; quelques-uns s’arrêtaient, considérant les titres des volumes ou les gravures ; personne n’entrait.

Bernard se prit à réfléchir qu’au lieu d’éparpiller ses prospectus dans les boîtes de citadins anonymes, il aurait dû les expédier par la poste, sous enveloppe cachetée, aux gens présumés capables d’acheter des livres, aux prêtres, aux pédagogues, aux érudits notoires de la ville, aux artistes, s’il y en avait. Comme il avouait à Hélène son désir de réitérer sa publicité mal faite, elle objecta la dépense en ajoutant cette réflexion chagrine :

— Que veux-tu ? mon pauvre ami, les idées justes te viennent toujours trop tard.

Et, découragée, elle remonta l’escalier de sa chambre, la regagna. Attendre dans le magasin des clients fantômes lui était insupportable. D’ailleurs, l’air confiné de la boutique et de l’arrière-boutique lui pesait horriblement ; elle croyait ne respirer un peu qu’au premier étage. La lourdeur molle du climat manceau lui infligeait une sorte de somnolence ; et Paulette se plaignait d’être comme elle.

Paulette, dans la chambre de sa mère, accoudée à un petit bureau, aux prises avec un devoir d’arithmétique, griffonnait sur son cahier la caricature d’une demoiselle à lunettes, dont la langue se tirait, démesurément longue, balafrée d’additions et de multiplications.

— Que fais-tu ? lui demanda Hélène, sévère par boutades.

— Je fais le portrait de mon professeur, répondit sans embarras Paulette, et je la force à me montrer sa langue savante pour qu’elle me dise la marche de mon problème.

Comme Hélène la tançait de sa paresse, Paulette bâilla, se frotta les yeux :

— Ici, geignit-elle, je ne suis pas en train, je n’ai goût à rien. Je voudrais m’endormir, et me réveiller… quand nous serons loin du Mans.

Dans cette plainte de sa fille Hélène reconnut si bien sa propre désolation qu’elle se mit à pleurer. Paulette, à son tour, sanglotait, baisait et caressait éperdument sa mère. Mais Hélène se reprit aussitôt de sa faiblesse, morigénant Paulette, lui remontrant qu’il fallait travailler, puisqu’elle était pauvre.

— Oh ! répliqua Paulette dont les larmes s’étaient vite séchées, sois tranquille. Je ne ressemblerai jamais à papa. Je saurai me débrouiller dans la vie.

Hélène s’assit, commença une reprise à un manteau qu’autrefois elle n’eût pas daigné porter deux hivers de suite. En bas, Adèle savonnait une lessive ; on entendait Charles, dans la cuisine, jacasser auprès de Mme Couaneau qui faisait cuire le dîner. Jusqu’alors Hélène ne s’était point résignée à gâter ses mains en lavant du linge ou en épluchant des légumes. Pourrait-elle garder longtemps, du matin au soir, une femme de ménage onéreuse et lui abandonner l’anse du panier ?

De ce problème, plus incommode à résoudre que celui de Paulette, elle s’évadait, tout en cousant, par une absence nostalgique. Elle se croyait encore dans son manoir et retrouvait contre ses yeux la lande où vibrait le vent des solitudes marines, la lande pleine de romarin et de bruyère. Elle choyait en son rêve, mieux que si elle y était corporellement, le vert mordoré des falaises, les ombres moussues au creux des pentes, la couleur saphiréenne des eaux, les voiles d’un rose de feu qui passaient au large du goulet, dans le soleil, l’allée de chênes conduisant à la maison, le salon austère et somptueux, et, au delà des bois, l’étroite chapelle de Sainte-Anne, toute brûlante de cierges sous la fraîcheur des ormes…

Un grossier vacarme rompit son illusion. Devant sa fenêtre, le long du trottoir de Me Lendormy, un tombereau lourd de charbon s’ébranlait pour monter vers le carrefour. L’attelage ne parvenait pas à démarrer ; le charretier hurlait, cinglant aux jarrets son cheval de devant, un bidet gris efflanqué, puis le gros percheron qui tirait entre les brancards. Les deux animaux se tendaient, partaient d’un seul élan, arrachant du pavé des étincelles ; mais, brusquement arrêtés par leur charge, ils fléchissaient sur leurs genoux, reculaient et s’immobilisaient. Le charretier, vociférant, les frappait à la figure du manche de son fouet ; les cinglons aux jambes étaient si furieux qu’on voyait celles du bidet trembler. Un rassemblement se forma ; aucun des spectateurs n’offrait son aide ni n’intervenait ; seul, un petit homme grisonnant, coiffé d’un feutre verdâtre, les épaules voûtées sous un vieux pardessus, aborda le charretier, lui suggéra de faire tourner ses chevaux et de redescendre la rue jusqu’à un endroit moins raide d’où ils remonteraient plus à leur aise. Le brutal haussa les épaules et s’entêta ; enfin, à bout d’efforts, il obéit au conseil du judicieux passant.

Hélène, tandis qu’elle suivait, malgré elle, cet épisode vulgaire, se disait que la foule attirée en face du magasin y retiendrait peut-être quelques acheteurs. Bernard n’avait songé qu’à plaindre les chevaux. Il aperçut le petit homme coiffé du feutre verdâtre s’approcher de la vitrine, coller son nez camus vis-à-vis de la Résurrection, et demeurer là, plusieurs minutes, comme ébloui d’une extase, montrant un de ces visages barbus avec des lèvres trop grosses, mais épurés par une simplesse divine, qu’on rencontre sculptés sur les polyptyques des cathédrales. Des larmes semblaient humecter la rondeur de ses yeux bleus. Cependant, il fit trois pas vers la porte et entra :

— Monsieur, dit-il à Bernard, d’une intonation mystérieuse, en agitant dans sa main son feutre aux bords fripés, vous avez là une eau-forte étonnante. Je voudrais bien la voir de près…

Bernard la posa devant lui, sur un pupitre, en bonne clarté. L’admirateur, un instant, reprit sa contemplation, cette fois plus méditative. Un commerçant quelconque lui aurait vanté l’objet, eût visé à « l’entortiller ». Bernard le laissa rompre, de lui-même, le silence ; et il fut saisi de l’entendre proférer à mi-voix, un peu comme dans une église :

— Voilà l’ineffable naissant visible. Ces blancheurs jusque dans les ombres, la toute-puissance d’ascension qui élève le Ressuscité, le calme triomphe sur cette face… Où est-il l’homme qui a pu voir cela, et de notre temps ? Vous le connaissez, monsieur ?

— Non, répondit Bernard avec un heureux sourire, je sais de lui simplement qu’il habite la banlieue de Paris, à Sainte-Geneviève-des-Bois. Il est pauvre et obscur, comme l’est tout artiste chrétien à cette heure de chaos. Ses cinq enfants, m’a-t-il écrit, ont plus de dents que de pain ; et lui, il a plus de génie que ses héritiers ne feront d’argent avec ses œuvres.

Le client s’informa du prix de l’eau-forte et ajouta sur-le-champ :

— Oh ! ce n’est pas pour moi. Je suis très pauvre aussi… Mais peut-être vous trouverai-je acquéreur. Demain, je repasserai.

— Alors, osa insister Bernard, si un amateur se présente dans l’intervalle, je refuserai la vente ? Je dois vous attendre ?

— Oui, déclara le petit homme après un mouvement d’hésitation, ne concluez pas avant que je sois revenu. A demain, monsieur.

Bernard eut la pensée de lui demander son nom. Mais, déjà, d’un pas affairé, le singulier enthousiaste s’éloignait au dehors, sans rien regarder autour de lui.

Midi sonnait ; Adèle, dans l’arrière-boutique, mettait la table pour le repas. Hélène, redescendue, souleva la portière fleurdelisée, et vint à Bernard, mécontente de ce qu’il n’avait point su vendre « son Robert ». Patiemment il se justifia. Pendant leur explication, un autre personnage fit halte devant la vitrine. Il avait un cou ridé d’oiseau de proie, engoncé dans le col de fourrure d’un pardessus ; de longues oreilles décollées, des yeux bordés de rouge aux cils clignotants, un nez luisant, dur et crochu, les poils tordus de sa barbiche lui donnaient la mine bizarre d’un chèvre-pied travesti en bourgeois. Il prolongea sur l’eau-forte le coup d’œil sec et commercial d’un commissaire-priseur, puis pénétra dans le magasin, traînant les semelles, son chapeau melon rejeté en arrière de sa tête d’une façon malotrue ; il guigna aussitôt l’armoire ; mais, indiquant la Résurrection :

— Combien la faites-vous ? interrogea-t-il avec un dur accent alsacien.

— Cent cinquante francs, dit Hélène qui ne voulait pas laisser à Bernard le loisir de répondre.

— Je vous en donne cent et je l’emporte, brusqua l’acheteur en même temps qu’il étendait vers la gravure des doigts malpropres…

— Pardon ! intervint Bernard. J’ai promis à un autre client d’attendre sa réponse. Revenez, s’il vous plaît, demain.

— Demain, je serai loin d’ici, répliqua l’individu, enserrant Hélène d’un regard méphistophélique.

— Mais, dit-elle tournée vers son mari, es-tu bien sûr que l’autre reviendra et qu’il achètera ?

— J’ai promis, je n’ai qu’une parole, opposa Bernard d’un ton si ferme qu’elle n’osa point riposter.

— Comme fous foutrez. Le brocanteur tourna le dos, ayant, une seconde fois, reluqué l’armoire et demandé négligemment :

— Elle est à vendre ?

— Non, répondit Bernard, presque maussade. La physionomie, le langage de ce trafiquant blessaient tout ce qu’il était lui-même ; et il aurait jugé odieux de livrer à vil prix, comme pour trente deniers, entre ses mains brutales, sinon sacrilèges, une œuvre pleine de l’Esprit divin. Mais Hélène, déçue de cette première vente manquée, dès qu’elle fut seule avec Bernard, le blâma aigrement :

— Écoute, je n’ai pas voulu pour cette fois, t’humilier et passer outre à tes lubies. Tu es absurde. Quand on a une femme et trois enfants, est-ce qu’on lâche la proie pour l’ombre ? Si tu continues à mêler du sentiment aux affaires, nous pourrons bientôt, nous, mêler à notre pain sec de la cendre et le bois du plancher !

Bernard eut le cœur outré de reproches qu’il sentait iniques. Il conserva cependant son calme pour se défendre :

— Ma pauvre Hélène, rien en ce monde n’arrive au hasard. Si ce goujat de client était venu avant l’autre, je lui aurais peut-être cédé pour cent francs ce qui serait mal payé dix mille. Crois-tu donc que j’aurais voulu prendre un bénéfice, envoyer à Robert moins de cent francs ? Grâce à Dieu, c’est l’autre, le brave homme qui est entré d’abord. Il nous reviendra, j’ai confiance…

— Et s’il ne revient pas, quel dindon ?…

— Il reviendra, et avec de l’argent. Même s’il ne revenait pas, mon acte de foi en sa parole vaudrait plus que son argent.

Hélène haussa les épaules, mais s’abstint de le quereller davantage. Ceinte d’un tablier de cuisine, joyeuse, Adèle arriva : « Maman, le dîner est prêt. »

Bernard, avant de s’asseoir à table, fit, selon son habitude, un large signe de croix. Adèle et Charles l’imitèrent. Paulette, comme sa mère, s’en dispensa. C’était un des points où le désaccord tacite des époux s’accusait même en présence de leurs enfants. Hélène, malgré tout, n’allait pas jusqu’à vilipender, devant eux, leur père.

Le repas se fût passé correctement sans Paulette qui avait entendu les observations virulentes de sa mère et cherchait à les envenimer de sa personnelle rosserie. Comme Hélène venait de lui servir une tranche de cheval en daube :

— Il est dur comme du bois, se plaignit-elle, la bouche pleine, en repoussant le morceau sur son assiette. Le bois, les rats en mangent. Mais j’aimerais mieux manger des rats, comme Tuong, que du bois. Tiens, mon petit Tuong. C’est pour toi…

L’animal qui répondait au nom annamite de Tuong était un chat jaune efflanqué, recueilli par Mme Couaneau dans une ruelle du vieux Mans ; sa vigilante férocité à l’égard des souris devait procurer aux Dieuzède des nuits moins douloureuses. Paulette lui tendit la moitié de sa tranche avec laquelle il se sauva, comme s’il avait peur que l’aubaine lui fût disputée.

— Oh ! Paulette ! s’exclama, indignée, l’économe Adèle.

— Paulette, tu n’y penses pas ! vitupéra Bernard avec une rudesse insolite. Tu mériterais d’être privée de dessert et mise au pain sec.

— Du dessert ! nargua Paulette. Personne ici n’en aura plus, et, quand nous serons tous au pain sec, nous serons tous égaux.

— Paulette, gronda Bernard, tu es un mauvais cœur. Tais-toi et va en pénitence dans ta chambre.

Elle regardait sa mère qui détournait les yeux ; elle semblait hésiter à obéir. Bernard la prit par le bras et la poussa vers l’escalier. Elle gravit les degrés en pleurnichant, s’assit sur la dernière marche, pour écouter ce qu’on dirait d’elle. Durant quelques minutes elle ne perçut que le remuement hâtif des fourchettes et des couteaux se débattant avec le coriace cheval ; elle jouissait du pénible silence dont elle était cause comme d’une revanche qu’elle prenait sur l’autorité subie.

Bernard, quelle que fût sa constance d’âme, avait peine à n’être point troublé : aux amertumes qu’Hélène lui infligeait la malice de Paulette ajoutait cruellement. Il se voyait amoindri, atteint dans son prestige paternel. « Ai-je été trop bon ? s’examinait-il. On l’est toujours trop peu, on aime trop peu. Mais il faut savoir aimer et se faire aimer. L’ai-je su ? Ou Paulette serait-elle une vilaine nature ? De qui tient-elle ? Non, elle n’est point méchante, c’est une enfant malade : elle souffre plus que nous tous de notre misère, et je ne sais quel démon la tient… »

Bernard allait jusqu’au bout d’une évidence que d’autres eussent éludée par des subterfuges d’amour-propre :

— J’ai été faible, je le suis et le serai jusqu’à la fin. Il y a des hommes nés pour commander. Il y en a dont toute l’ambition doit se réduire à se maîtriser eux-mêmes…

Néanmoins, il retournait dans un sens de paix cette conclusion accablante :

— Par moi, je ne puis rien, et cela vaut mieux. Autrement j’aurais l’illusion d’être quelque chose comme j’ai eu celle de posséder quelque chose. Je n’attendrais pas d’En haut ma seule force.

Ainsi Bernard raffermissait en leur sérénité les régions profondes de son âme. Hélène, au contraire, trouvait, pour l’instant, son intérieur détestable comme la viande qu’elle mâchait. Il lui semblait que la punition de Paulette ricochait sur elle, et elle attribuait l’anormale sévérité de son mari à un obscur besoin de représailles contre la noise de tout à l’heure :

— Il ne veut pas s’en prendre à moi ; c’est Paulette qui paie.

Après un intervalle de mutisme boudeur, tandis que Charles s’était mis à bavarder avec ce gazouillement mélodique des enfants qui chantent leur vie dans tous les mots du langage, Hélène dit à Bernard entre haut et bas :

— Cette petite n’a pas d’appétit ; si tu la prives de dîner, elle sera encore plus désagréable.

— Elle mangera quand nous aurons fini, répliqua Bernard à voix plus basse ; mais il ne faut pas céder.

Hélène, alors, se laissa emporter par une de ces impulsions d’où risque de s’ensuivre un désastre. Se tournant vers l’escalier, elle cria très fort :

— Paulette, tu peux redescendre. Si tu demandes pardon, ton père te le permet.

Bernard se versait à boire ; il reposa brusquement la bouteille, croisa les bras et cloua sur Hélène des yeux qui ne ressemblaient plus aux siens. Jamais elle ne l’avait vu froncer les sourcils de cette manière. Il y eut en son regard plus de stupeur triste que de courroux, le sursaut de dignité du père qui ne consent pas à se laisser, dans sa maison, démentir comme un être nul. Pourtant il ne prononça aucune parole ; il voulait épargner à ses enfants le scandale d’une scène de discorde. Hélène s’étonna, chez un homme si placide, de cette réaction imprévue. Elle ne poussa point davantage le déplorable incident.

L’orgueil entêté de Paulette la frustra du trop facile retour en grâce que sa mère lui ménageait. Elle ne redescendit pas, et ne répondit rien. Elle pensait qu’Hélène viendrait auprès d’elle l’embrasser, la cajoler, lui demander pardon des rigueurs d’un père injuste. Ce fut Adèle, un moment plus tard, qui monta l’exhorter à reconnaître son tort :

— Quoi ! qu’est-ce que j’ai fait ? se défendit Paulette. J’ai répété une chose que maman avait dite. C’est un crime ? Papa me déteste. Il voudrait me voir morte de faim pour avoir une bouche de moins à nourrir. Va, toi aussi, tu le comprendras…

Elle jeta d’une voix distincte l’atroce accusation et, d’en bas, son père l’entendit.

— Veux-tu bien te taire ? adjura sa sœur en lui fermant de ses doigts la bouche.

Elle l’entraîna dans leur commune chambre, lui fit honte de ses idées criminelles, la raisonna, essaya de l’attendrir, l’attira sur ses genoux :

— Ma pauvre Paulette, tu tiens donc à être malheureuse ? Tu le seras encore plus si tu cherches à peiner les autres. Ne te raidis pas quand le bon Ange te pousse. Nous avons le meilleur des pères. Descends vite te réconcilier avec lui.

Paulette se débattait et, comme dans tous ses moments de violence, déboutonnait et reboutonnait la collerette de son corsage. Elle s’en alla vers la fenêtre, y appuya son front boudeur :

— Laisse-moi, Adèle, tu m’énerves. Si je ne suis bonne qu’à faire des sottises, tant pis pour moi. Ce qui est écrit est écrit.

Au fond, elle sentait qu’elle avait mal parlé. Mais, entrevoyant la gravité de sa faute, elle répugnait à se confesser coupable et à quérir son pardon.

Ses mots abominables avaient meurtri Bernard en plein cœur ; il devint tout pâle. Cependant, il n’eut pas l’air d’avoir entendu. Mme Couaneau arrivait de la cuisine, apportant une compote de pommes ; l’absence de « ces demoiselles » l’étonna ; elle flaira sous l’air tendu des parents quelque agitation tragique. Hélène, irritée contre Paulette, éprouvait pour son mari un retour de compassion affectueuse. Seulement, elle songeait : « Il a été maladroit, il a manqué de mesure ; ce n’est pas son métier d’être sévère ; » elle se contenta de lui dire, pour attester qu’elle prenait son parti :

— Tant que Paulette ne sera pas venue se mettre à genoux devant toi, je ne la connaîtrai plus.

Bernard, sans lever les yeux, répondit d’une voix où tremblait un chagrin étouffé :

— La question n’est pas de la punir, mais de la changer…

Un quart d’heure après, il était dans sa chambre et s’habillait. Il se proposait d’aller voir, ce jour même, ses principaux confrères en librairie ; il voulait les connaître et, surtout, être connu d’eux. Sa démarche courtoise, en admettant qu’elle ne servît à rien d’autre, préviendrait les inimitiés possibles ; on saurait qu’il visait modestement à continuer la spécialité de Bonfils : les livres de choix et les gravures. Il achevait paisiblement sa toilette ; sa pensée restait libre, malgré les coups de poinçon qui, depuis le matin, l’avaient lardé :

— Toutes ces souffrances, rêvait-il, je les ignorerais, si je n’étais point pauvre. Bienheureux les pauvres, eux, les plus près de Dieu, en ce qu’ils ont le plus à pâtir…

Certes, en voyant sa mise, on eût été loin de le ranger parmi les pauvres ; son pantalon gris clair avait, comme disent les marins, « la raie de l’amiral » ; la coupe distinguée de ses bottines, son ample veston, son feutre fantaisiste respiraient une nonchalante aisance ; sa cravate de soie noire flottait comme celle d’un artiste romantique ; il rappelait, avec son ondoyante chevelure et son grand nez, le Paganini qu’esquissa Delacroix. On le sentait élégant par droit de naissance ; même sous des guenilles, il n’eût pas cessé de l’être.

A l’instant où il allait sortir, quelqu’un frappa d’un doigt léger, Paulette entra. Livrée à ses réflexions, elle avait compris que son père était sérieusement offensé ; des excuses seraient inévitables ; elle aimait mieux s’y résigner seule à seul que devant tout le monde. S’ouvrait-elle, en outre, au remords ? Son cœur n’était pas aussi rebelle à la pitié qu’elle affectait de le laisser croire. Dressée à la confession et à l’examen de conscience, elle discernait dans ses actes le poids du mal. Mais elle tenait des Restout un besoin orgueilleux de suprématie et, pour sa puérilité maladive, l’unique manière de dominer les autres, c’était souvent de les faire souffrir. La déchéance de sa famille aiguisait, en les contrariant, ses jeunes appétits égoïstes. Elle voyait Hélène accuser Bernard des mécomptes qui la navraient ; elle renchérissait, craignant peu son père et différente de lui par toutes ses propensions. Après sa bourrasque de révolte, elle comprit qu’elle avait excédé les bornes permises. Mais elle aborda Bernard sans prendre une mine contrite, et, délibérément, s’approcha de lui :

— J’ai été sotte tout à l’heure, dit-elle d’une voix essoufflée, hâtive, comme pour être plus vite au bout de son humiliation. Paulette est une vilaine fille. Veux-tu, quand même, qu’elle reste ta fille ? Dis, papa, veux-tu que nous soyons amis ?

Bernard aurait pu rabrouer sa désinvolture et la tenir à distance. Il la sermonna d’une façon posée et tendre, lui parla ainsi qu’à une grande personne raisonnable. Elle l’écoutait, docile, l’air convaincu, baissant à demi les yeux. Mais, lorsqu’en signe de réconciliation il lui eut permis de l’embrasser, il surprit, dans la pointe de son regard, une étincelle victorieuse. Paulette, spontanément, concluait :

— Il n’y a pas à dire, je m’en suis bien tirée. Et, maintenant, allons voir s’il reste, pour moi, de la compote.

Elle pirouetta et descendit, fringante, ses boucles brunes frisées sautant autour de ses épaules menues.

Son changement, bien que superficiel, délivra Bernard d’une tristesse énorme. Il avait peur d’être contraint à la juger perfide, haineuse et, selon le langage de Mme Couaneau, « endémonée ». Quel avenir si, dans sa maison rompue en deux camps, sa femme et l’une de ses filles se faisaient un jeu de bafouer, de piétiner ses décisions ! A présent, il se rassurait.

Il s’en alla donc, plus ferme, à ses visites diplomatiques. Marcher lui fut une douceur, même par des rues insipides. Un vent moite, ensoleillé les traversait. En croisant sur le trottoir un soldat russe barbu, massif, mais alerte avec ses souples bottes et son ceinturon, il se représenta le spectacle qu’il avait admiré, à Brest, lorsqu’en août 1916 débarqua le corps d’armée expédié d’Arkhangel pour Salonique : les hommes, debout du haut en bas du navire, prolongeant, comme un chant d’orgue, dans l’ampleur de la rade, d’interminables hourras ; les bataillons qui défilaient, nonchalants et superbes, les petits enfants qui prenaient la main des soldats et se pendaient à leur cou. Bernard croyait entendre la note haute, étrangement prolongée qu’entonnait le chœur de ces troupes en marche si loin de leur pays, leur chanson de route semblable à celle d’une caravane perdue au milieu des steppes. Il conservait sur la force russe plus d’une illusion. Même une idée effleura son esprit :

— Si j’en avais acheté au lieu de m’empoisonner d’un tas de turcs et de hongrois… C’est Hélène qui l’a voulu. Elle a rencontré, chez la comtesse de Porsmilin, Osman pacha ; ses allures de grand seigneur indolent l’ont séduite. Aussitôt il aurait fallu convertir en turc tout ce que Jules nous laissait. Et elle me reproche de mêler aux affaires du sentiment !

Mais il se blâma de cet inutile regret :

— Avant de sortir, j’osais répéter : « Bienheureux les pauvres ! » Et, déjà, je me repens d’être l’un d’eux !

Il arrivait chez le plus proche de ses confrères ; celui-ci était en voyage. Bernard se consola sans peine de son absence : s’exhiber lui-même semblait à son indépendante sauvagerie une corvée d’humiliation.

La seconde librairie où il pénétra regorgeait de clients parmi des employées bourdonnantes. Le patron, M. Le Roy, lui fit un accueil honnête, le reçut dans son arrière-magasin. Ventripotent, d’aspect solide, pondéré, Le Roy se distinguait par une grosse tête ronde dont une casquette protégeait la nudité, des yeux francs et vifs, une lèvre caustique qu’ombrait une mouche de poils gris. Le large cordon d’un binocle flottait sur sa bajoue opime. Il plut à Bernard en ce qu’il se révéla, tout de suite, non un marchand cupide, mais un connaisseur de livres et un lettré. Il tira pour lui d’une vitrine quelques volumes précieux, assemblés selon un éclectisme de bibliophile. Un Office de la Sainte Vierge, « traduit en français, tant en vers qu’en prose », par Pierre Corneille, édition originale à opulente reliure en maroquin, avoisinait les Contes de La Fontaine avec des vignettes de Fragonard, et un petit in-quarto gothique, publié vers 1530, La Louenge de mariage, par maistre Pierre de Lesnauderie, lors scribe des privilèges de l’Université de Caen.

Bernard lui expliqua les conjonctures qui l’avaient réduit à prendre le fonds de Bonfils. Quand il toucha un mot des quatre cent cinquante mille francs qu’il avait engagés à Singapour, Le Roy ne retint pas un mouvement de mâchoire, d’une discrète ironie : pouvait-on être naïf au point de mettre tous ses œufs dans un seul panier percé ! Il devina en Bernard un original, un lunatique impropre au négoce. Il l’encouragea néanmoins en lui narrant ses propres débuts : Bourguignon de race campagnarde, il avait d’abord tenté une exploitation de terres en Tunisie ; n’ayant pu réussir il acheta « d’occasion », au Mans, cette librairie presque déchue, la remit à flot avec des éditions de cartes postales illustrées. Depuis la guerre, sa maison marchait étonnamment bien : le passage des militaires de tout grade, l’afflux des réfugiés décuplaient l’activité commerciale :

— Vous verrez, dit-il à Bernard, avant peu, si la folie du gain et de la dépense n’est point matée par une catastrophe, plus les livres seront chers, mieux ils se vendront. Je prévois sur les tirages de luxe une hausse invraisemblable.

Bernard sourit à cette perspective, mais presque amèrement : ainsi, pour gonfler ses bénéfices, on devait spéculer sur le désordre public ! Lui que la guerre avait ruiné, il escompterait la guerre comme son meilleur courtier ! Il vivrait de la curée des morts !

Cependant, il quitta Le Roy, conforté dans l’espérance de tenir jusqu’à la paix ; et, après une halte brève à l’église de la Couture, il se hâta de rentrer rue de la Barillerie. Du dehors, il regarda sa vitrine, mais fut saisi de constater que la Résurrection n’y figurait plus. Hélène, assise au comptoir, écrivait tranquillement à sa mère une grande lettre.

— Eh bien ! dit-elle, levant un visage gai, tu es content de tes visites ?

— Très content… Le petit homme est donc revenu ?

— Non, pas lui, l’autre…

— Hélène, c’est très mal…

— Laisse-moi parler. Il m’a offert de l’eau-forte cent cinquante francs, — elle montra joyeusement les deux billets, — et, comme il allait prendre l’express de trois heures, je n’ai pas cru devoir attendre ton retour…

— Alors, quand l’autre reviendra, je serai forcé de lui dire : « J’étais sorti, ma femme a jugé bon de contrevenir à ma promesse. »

— Tu lui diras que je n’en savais rien.

— Non, repartit Bernard, j’aime mieux mettre à mon compte le manquement de parole. Mais, vois-tu, il faut que nous adoptions désormais une ligne de conduite… cohérente. Autrement, il n’y a plus rien de possible.

Hélène, sans lui répondre, continua sa lettre. Elle croyait superflu de se justifier : « Les affaires sont les affaires », elle laissait bourdonner au fond d’elle-même ce pitoyable lieu-commun, tandis que sa plume, glissant sur le papier bleu, narrait à Mme Restout les tribulations de l’arrivée.

Bernard, dans une tristesse pesante, monta pour changer de vêtements. Il ne considérait pas l’imprévu du gain ; il s’indignait de savoir la Résurrection abandonnée aux griffes d’un trafiquant louche et sinistre ; l’indépendance anarchique de son épouse lui présageait un avenir où il serait comme le cocher du mythe de Platon avec son attelage discordant dont l’un des chevaux bondit vers les hauteurs, tandis que l’autre se précipite vers les lieux bas. Il se disait : « Je dois lui tenir tête. » Mais comment faire ? En voulant briser ses révoltes, il risquait de s’aliéner sans retour son affection. A moins qu’il ne redevînt riche ou qu’elle se convertît par un coup de grâce miraculeux, rien ne pouvait suppléer l’autorité qu’il n’avait plus.

Il redescendit au magasin et se mit à parcourir un volume qu’un éditeur venait de lui expédier dans un ballot d’ouvrages pieux. C’était l’histoire d’une stigmatisée morte naguère à Lucques, de Gemma Galgani, un livre indigeste, embarrassé de toutes les fioritures du style dévot, mais poignant et imbu d’une force apaisante parce que les prodiges qu’il attestait rendaient, presque grossièrement, tangible la sanglante Passion perpétuée dans des Hosties volontaires. Bernard l’ouvrit, comme au hasard, à une page où il entrevit :

« Quand Gemma éprouvait les douleurs de la Couronne d’épines, une sueur de sang trempait son front, sa chevelure, et chacun de ses cheveux dénoués avait sa goutte qui tombait jusqu’à terre. »

Cette image terrible le rasséréna. Oserait-il se plaindre de ses mesquines misères, alors qu’une petite fille, cette Gemma Galgani, après mille autres victimes ardentes, avait voulu sentir, en sa tête déchirée, s’implanter et se tordre, comme des clous rougis au feu, toutes les pointes du diadème de dérision ? Lui, sans doute, il était indigne d’être associé à de plus royales souffrances. Ah ! si, du moins, il savait allègrement soutenir son lot bénin d’adversités !

Il s’arrêta dans sa lecture et se leva, parce que, du milieu de la rue, un homme se dirigeait en hâte vers la librairie ; il reconnut celui qui devait revenir le lendemain, l’enthousiaste de la Résurrection. Le visiteur, avant d’entrer, porta sur la vitrine un regard anxieux : ce qu’il cherchait n’était plus là.

— Je pense, exprima-t-il à Bernard, — sa voix d’asthmatique, un peu basse, anhélante, émettait des résonances profondes, semblables à celles d’une pédale d’orgue, — je pense, monsieur, que vous ne m’avez pas oublié. Je reviens plus tôt que je ne l’espérais. Votre eau-forte a trouvé, tout de suite, un amateur. Il en donne deux cents francs. Il est impatient de la connaître. Comme c’est un vieillard malade, il m’a chargé… Mais où est-elle ? Je ne la vois plus.

Ses yeux ronds, en quête de la gravure, faisaient le tour du magasin, puis ils interrogeaient Bernard avec une naïve inquiétude sans qu’on y pût lire encore cette idée : « Elle est vendue. »

— Monsieur, répondit Bernard, glissant ses lunettes dans leur étui d’un air d’embarras et d’affliction qui n’avait rien de simulé, non, certes, je ne vous oubliais pas. Mais vous ne deviez revenir que demain… D’amères nécessités nous ont fait un devoir, une occasion s’offrant, de ne point attendre. Je le regrette. Oui, je le regrette. Croyez qu’il a fallu des raisons bien graves… Je vous l’ai dit, notre ami Robert est pauvre. Nous-mêmes nous sommes très éprouvés par les événements…

Hélène, jusqu’à ces mots, était demeurée assise, inattentive en apparence au colloque des deux hommes, écrivant à Jules dont elle avait enfin des nouvelles et qui se battait, pour l’heure, en Picardie. Elle se leva tout d’un coup, vint au client penaud, irrité, prêt à partir.

— Détrompez-vous, monsieur, déclara-t-elle d’un ton cavalier, ce n’est pas mon mari qui vous a manqué de parole, c’est moi en son absence. Un autre amateur était venu après vous ce matin, il a reparu cet après-midi, il a insisté. Je savais M. Robert pressé de vendre, j’ai vendu. Mais si vous ne tenez pas à la planche originale, nous pourrons…

Le client devinait le sourd conflit que la vente de l’eau-forte avait failli causer dans le ménage Dieuzède et la grandeur d’âme de Bernard s’accusant plutôt que d’humilier sa femme. Il considérait le libraire ; la singularité magnifique de ce visage d’un autre temps le médusait beaucoup plus qu’à sa première visite. Bernard, de son côté, pressentait en cet homme d’un extérieur si humble un pèlerin des mondes invisibles tel qu’il en avait quelquefois croisé sur les routes terrestres. Une conversation se noua entre eux où leurs âmes se découvrirent promptement fraternelles.

Toustain, Hildebert Toustain ne revendiquait aucune parenté d’origine avec le maître d’œuvres qui, vers 1250, acheva le chœur de la cathédrale. Mais ce glorieux homonyme, s’il avait rencontré Hildebert, eût songé devant lui au bon Cyrénéen qu’un vitrail montre s’inclinant pour saisir la poutre de la Croix trop lourde, tandis que le divin porte-croix se raidit en arrière, à bout de forces, comme prêt à la lâcher.

Hildebert semblait avoir traversé les siècles, monté sur la vieille mule de Gargantua, laquelle « servit neuf rois ». Il n’avait rien pourtant d’un fossile, mais gardait l’œil simple et la foi brûlante d’un chrétien des grandes époques. Aucun éclat extérieur n’avait signalé sa vie. Son père était un marchand d’antiquités établi au Mans, rue des Filles-Dieu, et dont le commerce avait mal fructifié, car il achetait à trop haut prix des objets authentiques, d’une vente difficile. Après des études décousues, le jeune Toustain s’en était allé à Paris faire son droit « pour faire quelque chose ». A court d’argent, il entra chez un avoué, expéditionnaire aux gages de soixante francs par mois ; il fut ensuite commis chez un libraire-éditeur, et si l’éditeur n’eût point fermé boutique, il serait demeuré là jusqu’à sa vieillesse, aussi loin d’être ambitieux qu’un frère lai dans un couvent. Il aimait éperdument les livres, les estampes ; il possédait de naissance l’appétit et le flair du beau.

Une rencontre merveilleuse avait décidé sa formation. Dans la mansarde où il gîtait en son jeune temps, il eut pour voisin le peintre mystique, Léon Colombat, alors obscur et misérable. Colombat, que Toustain admirait sans réserves, discerna cette âme ingénue propre à recevoir le souffle de son génie visionnaire ; il exalta ses facultés afin d’y réfléchir son image, comme la flamme d’une lampe d’autel se contemple, empourprée, dans le verre où repose l’huile qui la nourrit. Plus tard, Colombat s’éloigna de Toustain ; tous deux s’étaient mariés, et Mme Toustain eut des piques avec Mme Colombat. Mais cette amitié dominatrice avait laissé dans l’intime de Toustain une transfiguration.

Au moment où son libraire fit faillite, Toustain hérita d’un oncle chanoine au Mans, quelques rentes fort minces et une maison délabrée. Il fut marri d’interpréter comme une bénédiction du ciel la mort de son oncle. Pourtant, ce peu qui lui tomba dans la main le préserva des pires amertumes : sa femme, dont il n’avait jamais eu d’enfants, était demeurée, à la suite d’une frayeur, paralytique ; elle réclamait, nuit et jour, son dévouement. S’il avait dû gagner leur pain, il eût été réduit à la mettre dans un hospice. Comme beaucoup de provinciaux d’origine, quand Paris est usé pour eux, il avait regagné sa ville natale, content d’y respirer l’air calme des matins d’autrefois, et de vieillir sous les solives d’un logis où le dernier d’entre les siens avait exhalé son âme.

Mais il n’était pas homme à s’éteindre dans l’inertie des heures toutes pareilles. Une charité toujours en alerte perpétuait sa jeunesse. Bernard observa que des larmes de compassions pieuses illuminaient souvent « ses pupilles de bon chien ». Il se voûtait à la manière de quelqu’un « qui aurait voyagé des mois sous la pluie ».

Bernard, comme s’il le connaissait de longue date, lui confia ses désastres et ses anxiétés. Toustain, aussitôt, s’offrit à l’aider en recommandant son magasin ; par malheur, dans cette ville, si peu de gens s’adonnaient aux choses de l’esprit ! M. Dieuzède vendrait des chapons ou des bouteilles de cidre, sa fortune serait immédiate ; mais, des livres et de beaux livres ? Malgré tout, grâce à la guerre, une clientèle de passage était espérable, des amateurs fervents, et qui ne marchanderaient pas.

— Ah ! la guerre ! dit Bernard douloureusement. Il y aura donc du sang des blessés et des morts sur chacun des chiffons de papier que nous encaisserons !

Ils s’entretinrent des écrasantes incertitudes que traînait à l’horizon des tranchées cette troisième année d’hécatombes ; plus le fléau durait, moins le terme se laissait entrevoir. Toustain l’envisageait comme « une piqûre de guêpe » auprès des bouleversements ultérieurs qui dévasteraient la face du monde. Bernard, ayant besoin d’éclairer l’avenir en beau, contemplait, au delà des temps d’épouvante, une phase de paix semblable à un matin de Pâques où les peuples communieraient à une même table eucharistique.

Quand Toustain partit, il lui serra chaudement les deux mains, dans cette pensée naïve : « Ici, j’ai trouvé peut-être ce que je n’avais point là-bas, ce bien inestimable, un ami vrai. »

Hélène s’était éclipsée ; Toustain l’offusquait par sa mine de pauvre et de grison dévot. Elle n’aimait guère les hommes « qui sentent l’eau bénite » ; et, d’une façon obscure, elle lui en voulait : pourquoi venait-il donner raison contre elle à son mari ?

Cependant, la visite de Toustain releva, comme eût dit Jules, « la pression barométrique » du ménage Dieuzède. Bernard y lut un signe de conjonctures heureuses ; Hélène reconnaissait tacitement que Bernard, maintes fois absent du réel, le dominait par ses intuitions et qu’elle avait eu tort de ne jamais les suivre. Paulette, elle-même, ayant tout entendu, se rendait, pour l’heure, à l’évidence des supériorités paternelles.

Le vendredi était jour de marché sur la place de l’Éperon ; la rue de la Barillerie, par où l’on y descend, fut moins déserte que la veille. Hélène débita des boîtes de papier à lettres, des images dévotes, quelques romans de la collection Nelson, et Bernard vendit, pour vingt-cinq francs, à un jeune blessé, musicien de son état dans la vie civile, les trois tomes reliés en veau des Mémoires de Grétry ; le premier de ces volumes portait à la page de garde une mention originale :

« Donné par l’illustre Grétry au jeune Piccini âgé de trois ans pour lui avoir dit en quel ton la musique jouait la Marseillaise. »

Le samedi, on fit de moins brillantes affaires. Un chanoine archéologue, en relations avec Toustain, l’abbé Quoniam, entra pour examiner quelques ouvrages curieux que Bernard avait serrés sur les rayons de l’armoire flamande. Il promit de les signaler à une Société savante, mais n’acheta rien.

La semaine, malgré tout, s’acheva dans une reprise de confiance. Hélène, afin d’atténuer le tourment du lendemain, essayait de vivre comme s’il n’y avait pas de lendemain ; et Bernard comptait qu’entre les bénéfices et les charges de sa maison « un miraculeux imprévu » rétablirait l’équilibre.

Le dimanche matin, en s’éveillant, comme la journée s’annonçait très belle, il émit le projet d’aller avec les enfants entendre la grand’messe à la cathédrale. Hélène déclara d’abord qu’elle irait seulement à la messe de midi : elle voulait prendre un bain ; ne plus avoir sa salle de bain affectait d’une privation quotidienne sa délicatesse : les ordes poussières de l’emménagement se collaient à toute sa peau comme la crasse de l’indigence ; ce dimanche, puisque le magasin restait fermé, elle pourrait songer, enfin, à sa personne.

Mais, tout d’un coup, elle se ravisa : une impatience de sortir l’agita, et un besoin de paraître en toilette, dans une église pleine, le désir aussi d’écouter l’orgue dont elle raffolait. Elle descendit en hâte à la cuisine, avec Adèle, faire chauffer l’eau du bain ; avant dix heures, elle était habillée. Elle mit un costume datant du dernier hiver, mais qui n’avait pas encore perdu la fraîcheur de son élégance, une jaquette longue en velours gros vert que rehaussaient, au bas, des bandes de renard noir. En épinglant sur sa tête, devant son armoire à glace, un chapeau de velours sombre relevé de côté, elle eut cette pensée rapide :

— Me prendrait-on pour une vendeuse de porte-plume à trois sous ?

Elle aurait pu recommencer à se croire la châtelaine de Portzic, la femme du monde admirée, celle dont les journaux, à Brest, au début de la guerre, écrivaient après une fête de bienfaisance :

« La charmante Mme Dieuzède a fait une quête fructueuse au profit des blessés. »

La mise de ses deux filles correspondait, dans des harmonies pimpantes, à la sienne. Elles avaient un manteau d’un vert plus glauque, à taille courte, étoffé de deux pèlerines, et sur le velours de leur petit bonnet deux roses de taffetas se nouaient discrètement.

On partit presque en retard, à cause de Paulette qui n’en finissait pas de friser ses boucles. C’était la première fois, depuis leur arrivée, que tous les Dieuzède sortaient ensemble. Bernard allait devant, au milieu de la rue, pressé d’atteindre l’église. Adèle venait un peu en arrière et ne marchait pas trop vite parce que Charles lui donnait la main. Hélène, comme Paulette, se fût volontiers attardée aux devantures ; des dentelles de Bruges, ouvrages de Belges réfugiées au Mans, captivèrent son caprice à jeun de frivolités.

Bernard était gai, d’une joie où se combinait la cristalline douceur de ce dimanche d’automne, l’attente de l’office dans la cathédrale, l’aise d’y conduire les siens et l’espérance diffuse de leur faire une vie tolérable.

Ils traversèrent l’esplanade des Jacobins, en face des allées majestueuses et profondes où se massaient les têtes à peine défeuillées des ormes jaunissants, çà et là, du jaune radieux des coings mûrs.

Bernard se retourna vers Hélène et, d’une main pleine d’admiration, désigna, sur le promontoire de la butte, le chœur de la cathédrale étançonné de ses arcs-boutants aériens, offrant au soleil les aiguilles de ses pinacles, ses balustres à jour, ses multiples vitraux en feu, et la ceinture de ses chapelles pressées, comme des barques, autour de ses flancs. Sous l’azur où de lentes corneilles se croisaient, l’abside apparaissait tendue vers l’espace, telle que la proue d’une nef de lumière qui attendrait l’instant d’appareiller pour des pays paradisiaques.

— Quelle audace de réussite ! s’exclama Bernard. Cette légèreté faite avec de la lourdeur ! Ces contreforts, des béquilles changées en ailes ! Et regarde : afin de ne pas aveugler les fenêtres, ils s’écartent en divergeant, à la façon des branches d’un compas ouvert. Peut-être même est-ce trop habile ; je comprends pourquoi Toustain me disait qu’il suspecte dans l’art compliqué des cathédrales un tourment d’orgueil, une revanche du vieux virtuose, de l’immortel Serpent, sur le simplisme de la croix.

Hélène ne prêta qu’une attention volage à cette vue mystique. Ils avaient gravi l’escalier au centre de la place, et ils entrèrent par la porte de la tour, sous le grand orgue. Des hauteurs du transept son mugissement déferlait ; un répons mâle des chantres lui fit écho. Hélène, depuis longtemps sevrée de toute émotion musicale, fut enlevée d’un brusque élan hors du flux trouble et grisâtre des pensées journalières. Lorsque ses yeux s’élancèrent aux fenêtres à meneaux, prodigieuses, qui montent jusqu’à la voûte éperdue, lorsqu’elle aperçut, vis-à-vis d’elle, l’immense rose translucide, elle céda au vertige d’une grandeur irrévélée.

Elle prit les devants, et ils descendirent, à gauche, par le bas côté, puis s’engagèrent au milieu de la grande nef, là où les fidèles, plus clairsemés, laissaient libres des prie-Dieu. Le profil chevelu, excentrique de Bernard et la toilette d’Hélène ne passèrent point inaperçus.

Au chœur, la maîtrise commençait un Gloria palestrinien. Bernard eut l’impression que l’entrelacement des voix, par les lignes de leur mélodie, configurait la structure de la cathédrale. Les massives tenues des basses correspondaient à la stabilité des colonnes, et le chant qu’elles supportaient, à la courbe des arcatures, aux joints des arêtes, à la progression des travées. Quand les soprani prolongeaient une note aiguë sur la marche plus dense des autres parties, il comparait cet éclat sonore aux javelots du soleil dardant parmi les ogives de l’abside. Il croyait voir toute la nef, avec son rythme roman de colonnes et de piliers, procéder d’un mouvement insensible et solennel vers la sublimité bondissante du chœur ; là, derrière le maître-autel, l’hémicycle des arcs brisés, les géantes colonnes qui les exaltaient, si parfaites en leurs proportions qu’à distance elles semblaient légères, et, entre leurs fûts ou plus haut qu’elles, l’écarlate, le bleu, l’améthyste des verrières ardentes, cette hiérarchie de triomphes l’émerveillait, de même qu’un Saint des Saints gardé par des archanges debout, en éternelle oraison. Un vitrail surtout fascinait son regard de myope, celui où un grand trèfle éploie ses feuilles, pareil à la face et aux bras d’un Crucifié lumineux. Transposition divine des apparences ! Une herbe des champs devenue la forme du Rédempteur !

Gloria in excelsis… Comme la blanche cathédrale était faite pour la gloire, et comme cette musique délivrait le cri enfermé dans ses parois, l’hymne aux altitudes de Dieu, la promesse de paix aux hommes de volonté droite ! Une même sagesse heureuse avait pondéré les nombres des harmonies et les rapports des voûtes avec les fondations ; le même appétit d’un amour infaillible en son terme séparait les voix pour mieux les fondre en un et divisait les nefs pour les mieux ramener au sanctuaire.

Tu solus altissimus… Tout ce qui est changeant respirait dans la présence unique de l’Absolu. Bernard se reposait en cette plénitude.

— Ici, rêva-t-il, les pauvres ont à eux le plus magnifique des palais ; le Paradis descend au-devant d’eux, afin qu’ils y montent comme des rois ; le Pain d’éternité leur est offert, et il ne leur coûte rien.

Les tracas de sa librairie, les amertumes de son ménage, l’oppression des temps de guerre reculaient très loin de son cœur extasié ; et il supposait que les siens partageaient sa totale allégresse.

Hélène, cependant, se bornait à un bien-être plus sensitif. Elle percevait par toutes les fibres de ses nerfs l’enchantement des voix ; ses prunelles se délectaient dans la puissance des architectures et les vitraux la ravissaient comme une imagerie d’Épinal merveilleusement chatoyante. L’église lui représentait moins une maison de prière qu’un lieu de volupté spirituelle.

Aussi, quand l’Amen du Gloria eut expiré, son esprit dériva-t-il vers les accidents extérieurs qui dissipaient son attention. Tandis qu’Adèle suivait, dans son paroissien, la lecture de l’Épître et que Charles, les pieds joints sur le barreau de sa chaise, se tenait sage, pénétré d’un respect docile, Paulette cherchait, à droite et à gauche, des objets divertissants ou comiques.

— Pourquoi, se dit Hélène, le premier et le dernier de mes enfants ont-ils le tempérament dévot ? Pourquoi Paulette est-elle née indifférente ? C’est elle qui, toute petite, me demandait :

— Maman, il n’y a qu’un bon Dieu ?

— Oui, Paulette.

— Oh ! fit-elle, c’est bien suffisant. Elle tient de ma mère et des Restout. Les choses qui ne se laissent ni voir ni palper, elle s’en méfie. Elle a l’esprit de contradiction : parce qu’on lui enseigne à croire, elle est tentée de ne pas croire. Un je ne sais quoi la tourmente que Bernard appellerait diabolique…

Elle ne scruta point davantage le problème dont l’idée la traversait. Devant elle étaient assis deux jeunes gens portant l’uniforme de médecin militaire : l’un paraissait attentif à l’office qui se déroulait ; l’autre, les jambes croisées, y assistait comme on entend, au concert classique, un morceau très connu. A l’Évangile, tous deux se levèrent ; et, par un de ces mouvements simultanés que rien de conscient ne justifie, ils se retournèrent, dévisagèrent les Dieuzède ; Hélène, tout en affectant de ne pas les remarquer, enregistra, d’un prompt coup d’œil, leur physionomie.

Le plus proche d’elle était moyen de stature, mince, les joues comme consumées d’une fièvre de labeur ou de passion ; sa barbe, aux anneaux blonds très soyeux, atténuait la dureté sensuelle de ses lèvres ; Hélène fut presque blessée de son regard fulgurant et froid comme l’éclair bleu d’une épée ; elle en reçut un choc analogue à la décharge fluidique émise par les pupilles d’un hypnotiseur.

Son compagnon, au contraire, se dressait avec une prestance avantageuse ; il portait dans sa mine l’aplomb d’un homme riche. Une tête longue casquée de cheveux extraordinairement noirs, un teint chaud et bronzé, des lèvres comme vermillonnées sous une moustache ondoyante déclaraient un sang exotique. Il arrêta sur Bernard et sur Hélène des yeux vibrants de curiosité et d’obscure sympathie.

Ni l’un ni l’autre ne retint les réflexions d’Hélène ; elle fit une simple remarque : celui des deux qui suivait la messe d’un air convaincu, c’était le blond, le médecin à l’œil dissecteur et oppressif ; le grand, celui qui avait une tournure de galant homme, n’était là, visiblement, qu’en dilettante ou pour accompagner son ami.

Mais cette comparaison glissa dans les remous d’une pensée qu’elle ne voulait assujettir à rien. Elle regardait vers le haut de la nef, entre les doigts gantés d’une femme, la tranche dorée d’un paroissien, d’où le soleil rebondissait comme d’un miroir. Cet or divertit sa vue, puis la fatigua. Elle ouvrit son petit livre de piété, essaya de lire. Mais son âme s’en allait ailleurs, abandonnée à l’enveloppement de l’orgue qui jouait seul un offertoire.

Les ondes massives des jeux graves dissolvaient des harmonies fondues, par des transitions chromatiques, de tonalité en tonalité, tandis qu’au-dessus tremblait un chant incertain, modulé dans le prisme des timbres ainsi qu’à travers les nuances d’un vitrail. Une fois de plus, elle se revit à Portzic, en automne, au crépuscule : elle soulevait un rideau de sa chambre ; la nappe de la mer montante murmurait contre les rochers ; des brumes derrière des brumes s’éclairaient, jusqu’à la zone purpurine de l’occident, perdu comme au delà des songes. Elle écoutait comme on écoute en dormant une musique fictive investie de sonorités inconnues.

Soudain, elle se dégagea de cette incantation ; Bernard, après le Sanctus, s’était agenouillé ; elle demeura, un instant, assise et réfléchit :

— Portzic est loin. Il n’y a plus que notre misère. En sortirons-nous ? Bernard est-il homme à m’aider ? Il aurait dû se faire moine. Même tondu, il serait beau sous le capuchon d’un froc. Je l’imagine chantant des psaumes, méditant, lisant des mystiques, sans avoir à chercher son pain. Voilà sa vie qu’il a manquée…

Or, à la même minute, Bernard, délogé de son exaltation par une soudaine reprise des soucis terrestres, s’égarait en des calculs budgétaires dont l’incertitude n’avait rien de jovial.

— Pourrai-je payer à Bonfils les trois mille francs de la première annuité, plus les cinq cent cinquante d’intérêts pour les quinze mille non encore soldés ? Si, au moins, j’avais une femme économe…

Mais la hallebarde du suisse frappa sur les dalles trois coups secs. Il se fit un remuement de chaises, puis un silence révérentiel. La Consécration commençait. Hélène, à genoux, le front incliné, bien qu’elle ne priât point du fond de son cœur, participait à la solennité du mystère, ses vaines inquiétudes s’écartaient. Confus d’avoir subi, juste alors, des pensers lourdement profanes, Bernard se jugeait semblable à ce personnage des anciennes crucifixions qui, debout près de la Croix, tourne vers la foule un visage distrait, oubliant que le sacrifice est pour lui.

— Ah ! mon Dieu ! s’humiliait-il, je ne mérite pas à votre table le plus bas bout de la nappe. Je voudrais être l’encensoir balancé devant l’hostie, et le moindre souffle m’emporte, comme une vile fumée sur un toit. Que je suis ladre et sordide ! Celui qui ne vous donne pas tout, c’est comme s’il ne vous donnait rien. Vous voyez ma détresse, non pour moi, mais pour les miens. Je tremble pour eux, parce que je ne suis pas sûr de vous. Devant vous, non devant les hommes, nous sommes des indigents, d’insolvables débiteurs. Donnez-nous votre paix et délivrez-nous du seul mal qui est de ne point vous aimer.

Hélène trouva brève la fin de la grand’messe, comme le dernier acte d’un drame dont le prologue a duré longtemps. Paulette fut contente de voir au maître-autel, le prêtre se retourner pour la bénédiction finale. Adèle eût souhaité que la cérémonie se prolongeât sans terme. Elle avait, mieux encore que son père, la béatitude aisée. Son minois suave semblait plus limpide, comme si la clarté que buvaient ses prunelles, fût ressortie de tout son être. Jamais elle n’avait assisté à une messe aussi opulente, dans une église pareille à cette cathédrale. Le chœur, plein de surplis blancs, de chasubles et de chapes dorées, entre les colonnes angéliques, sous les reflets des hautes fenêtres multicolores, lui présentait l’image d’une cour céleste. Les splendeurs du dehors se réfléchissaient dans sa contemplation naïve, de même que les flammes des cierges sur la page d’un missel fraîchement enluminé. Sa prière aurait été le simple cantique d’un ravissement, si elle ne se fût souvenue devant Dieu avec tendresse des siens et de leur infortune, des morts de la guerre, des blessés, des agonisants, et de son oncle qui se battait sans doute là-bas pour qu’une Adèle pût, tranquille, entendre chanter un si bel office dans cette nef aux pierres blanches qui, elles aussi, chantaient leur joie.

Mais les clergeons, les officiants, la maîtrise, les chanoines deux à deux l’aumusse au bras, et l’évêque sous sa mitre éclatante, s’en allaient vers la sacristie ample et ensoleillée. Le peuple, hâtif, s’écoulait par toutes les portes. L’orgue se déchaîna en une sortie fougueuse ; l’orage d’une colère divine gonflait ses poumons tonitruants. Bernard, avant de quitter la cathédrale, voulut en faire le tour ; la famille Dieuzède s’avança jusqu’au transept et s’arrêta devant les degrés du chœur, considérant de plus près ce miraculeux ensemble. Bernard se tint, quelques secondes, suspendu entre l’étonnement et l’enthousiasme. S’il élevait ses yeux vers la voûte, ce gouffre de hauteur le confondait. Mais le juste essor des piliers le rassura ; l’enthousiasme prévalut ; il dit à mi-voix :

— Plus beau qu’une symphonie !

Ensuite, il ajouta, pour lui seul, un mot où s’articulait la finalité surnaturelle du sanctuaire :

— Adorer, c’est grandir.

Oui, les architectes, en portant si haut dans l’espace les sommets de l’édifice, n’avaient pas seulement voulu se jouer de la matière asservie, ou éclipser, pour l’orgueil du chapitre, les chœurs des autres cathédrales. Leur œuvre configurait un monde béatifié par l’Ascension du Verbe, victorieux des rampements de la Chute.

Hélène, attentive aux détails, admira de quelle svelte poussée les colonnettes, d’un poli d’ivoire, avec leurs chapiteaux délicats, allégeaient, en les cantonnant, les piles de l’hémicycle.

Les arcs aigus des travées, plus étroits derrière l’autel que sur les flancs, de même qu’au-dessus la flexible armature des vitraux, et, autour, l’harmonie du double déambulatoire, le jour diapré qui, descendant du triple étage des verrières, immergeait les profondeurs de l’abside et, sous les arêtes des bas côtés, tissait de vagues oriflammes roses, tout cela, se disait Bernard, était sublime comme une vision, solide comme une arche sainte, souple comme les lignes d’une futaie, mystérieux comme le seuil d’un tabernacle d’éternité.

Cependant, Paulette, impatiente de voir du nouveau, s’était engagée, entraînant Charles, à gauche, vers le creux des chapelles. Hélène allait les suivre ; Bernard et Adèle la retinrent vis-à-vis de la grande rosace du Jugement dernier. Elle est dressée à vingt mètres du sol, et Bernard ne pouvait, même avec ses lunettes, définir les personnages insérés entre les nervures de ses rayons. Mais, au dessous, il en discernait d’autres, bleus ou rouges, presque trop diaphanes, lavés de blanc ; et, tout bas, un prêtre, des princes à genoux, joignant ou éployant leurs mains, renversant en arrière leurs faces suppliantes foudroyées sous les blancheurs d’en haut.

Il tendait, pour mieux contempler, son visage illuminé de ses cheveux bouffants. Hélène, moins captivée, se retourna, et aperçut, immobiles, à quelques pas, les deux jeunes médecins militaires qu’elle avait remarqués pendant la messe. Le grand, un crayon et une feuille de papier entre les doigts, observait Bernard à la façon d’un artiste qui prend un croquis. L’insistance de son attention déplut à Hélène, peut-être parce qu’elle-même n’en était point l’objet. Elle toucha le bras de son mari, chuchota :

— Pressons-nous ; il serait temps de rentrer.

Qu’étaient devenus Paulette et Charles ? On les retrouva au fond du chœur, devant Notre-Dame du Chevet. Là, Paulette montrait à son petit frère un vitrail où le clerc Théophile, celui qui vendit son âme au Démon, met sa main dans la patte d’un Satan grotesque, habillé de vert, une sacoche jaune au côté, et dont le museau d’ours rougeoie comme une escarboucle de tous les feux de la géhenne. L’image amusait Paulette ; elle interrogea son père sur la légende du pacte. Il se contenta d’expliquer :

— Tu vois, pour la sacoche pleine d’or, il se vend à la Bête ! L’or, c’est le Diable.

— Il en faut quand même, murmura Hélène, levant les yeux jusqu’aux ogives de la voussure. Des anges y étaient peints, d’une grâce nonchalante, penchés avec des théorbes à cordes d’or qu’ils touchaient. Ceinte de ses vitraux qui se découpent en médaillons céruléens et rutilants, la chapelle ressemblait au vestibule d’un Paradis qu’illuminerait le soleil d’un autre monde. Hélène eut un instant de douceur inopinée. Ces magnificences l’enveloppaient comme un vêtement.

Puis, soudain, elle vit resurgir, derrière la grille, à l’entrée de la chapelle, les deux poursuivants inconnus. Le blond paraissait examiner les sujets d’un vitrail. Le dessinateur ne tenait plus son crayon ; il considérait la famille Dieuzède d’un air d’étonnement avide, indéfinissable, comme si elle fût un mystère à déchiffrer. Lorsque Hélène, en sortant, passa devant lui, rapide, indifférente, elle sentit glisser le long d’elle son regard scrutateur et caressant. Elle ne se crut point troublée. Malgré tout, pour la première fois depuis son arrivée au Mans, l’hommage d’une œillade virile, venu d’un homme qu’elle devinait hors du commun, s’adressait à sa personne. Un léger sursaut de vanité contente s’amalgama dans son impression aux éblouissements de la cathédrale.

Elle avait hâte d’être rentrée chez elle ; le dimanche, elle faisait l’économie de Mme Couaneau. Personne, en leur absence, n’avait préparé le repas. Elle se précipita tout droit vers la cuisine ; et, tandis qu’elle s’agitait, faisant sonner sur le carrelage les hauts talons de ses bottes lacées, elle dit tout d’un coup à Bernard qui, au seuil de l’arrière-boutique, dépliait un journal :

— Sais-tu ? A la fin de la messe, une idée heureuse m’a distraite. Pour attirer la clientèle, nous devrions vendre des journaux.

— Tenir des journaux ! s’étonna-t-il. Pourquoi pas un zinc où nous servirions des apéritifs ? D’abord, je n’admettrais que certains journaux ; je ne veux pas être un empoisonneur public. Et puis, il faudrait ouvrir le dimanche…

— Eh bien ! trancha-t-elle d’un ton brusque, nous ouvrirons jusqu’à midi. En temps de guerre on n’est pas si puritain

— Non, ma chérie, c’est impossible. Mieux vaudrait organiser un cabinet de lecture.

— Il y en a un déjà, et dans une ville où on ne lit rien…

Les enfants, après être montés mettre leurs tabliers, redescendaient. Hélène, devant eux, ne prolongea point le débat, confiante de ployer Bernard à ses vues, non sans résistance, car, sur les questions de principes, elle le connaissait épineux. En attendant, l’accueil hostile qu’il faisait à « son idée » la froissa. Elle s’attabla, manifestement boudeuse. Bernard s’en voulut de l’avoir contrecarrée en termes rudes. Mais cette perspective de vendre des journaux l’indignait comme une chute inutile dans la vulgarité. Hélène recommençait à tourner la meule de ses tristesses. Fallait-il donc qu’au sortir des plus saintes merveilles on se retrouvât les mêmes qu’auparavant ? Peut-être aussi la salle où ils mangeaient pesait-elle sur son humeur. Les volets du magasin restant clos, l’arrière-boutique prenait la morosité d’une cave ; à peine si les reflets du soleil qui chauffait la muraille de la cour franchissaient l’unique et basse fenêtre et dégageaient de la pénombre quelques assiettes bretonnes contre la tapisserie.

Pour chercher une diversion, Bernard lui proposa :

— Veux-tu que nous allions passer l’après-midi à la campagne ? Il fait si beau !

— Sortez, si vous voulez, répondit-elle avec une pointe d’amertume. J’ai trop de choses à mettre en ordre dans la maison.

Il insista, la supplia ; sans elle, rien d’agréable n’était possible ; elle priverait les enfants « d’une bonne partie ». Elle baissa les yeux, grignotant des miettes qu’elle ôtait à la croûte de son pain… Plus elle voyait Bernard contrarié, plus elle se retranchait dans un silence négatif. Le dîner fini, Paulette, afin de vexer son père, prétexta une migraine, déclara qu’elle ne sortirait pas. Adèle la suivit en haut et se mit en devoir de la secouer :

— Tu veux faire bande à part ! Tu n’es qu’une sotte.

— Pas du tout, protesta Paulette, d’une voix traînarde qui affectait une gentillesse d’apitoiement, petite mère va être seule ; moi, je lui tiendrai compagnie.

— Alors, ta migraine ?

— Oh ! oui, la tête me fait mal, de plus en plus. Je vais m’étendre sur mon lit. J’ai trop, ce matin, à la cathédrale, regardé.

Bernard, l’entendant se plaindre, ne put être dupe de sa comédie. Pourtant il s’abstint d’intervenir : s’il bousculait Paulette, Hélène en serait chagrine. Mais le cabotinage précoce de cette enfant l’effraya ; comme elle savait déjà mentir, et en se persuadant qu’elle disait vrai !

Adèle, heureusement, était sa consolation. Il retrouvait en elle, plus déliées et pures, les parties lumineuses de son être ; et, des Restout, elle n’avait pris que les énergies pratiques. Une grâce d’élection avait filtré les deux ascendances pour en conjoindre le meilleur dans cette âme exquise.

Il l’emmena donc seule avec Charles ; tous trois firent un simple tour le long des quais. Lorsqu’ils revinrent au logis, ils s’étonnèrent en percevant de la rue les sonorités d’une harpe. Bernard tressaillit d’une sorte de joie amoureuse.

— Ah ! dit Adèle, maman voulait nous faire une surprise.

Ils trouvèrent en effet Hélène aux prises avec son instrument délaissé depuis des mois. Une fantaisie, pendant leur absence, lui était venue de reprendre contact. Elle s’évertuait à remettre au diapason les cordes trop basses. Paulette était là, installée au fond d’une bergère, flattant d’une main l’échine de Tuong assoupi sur ses genoux, et lisant le feuilleton d’un journal de mode ; car elle se plaisait, disait-elle, « à lire en musique ».

— Tu n’imagines pas, exprima doucement Bernard, ce qu’à t’entendre j’ai ressenti. J’ai cru que nous n’étions plus ici, mais encore là-bas, chez nous…

Hélène s’interrompit de jouer, repoussa, comme lasse, la harpe sur le tapis.

— C’est trop de misère pour s’accorder. J’y renonce.

— Voyons ! protesta son mari, tu n’es plus une débutante. Un peu de patience. Que vas-tu nous jouer ?

— Il faudrait d’abord me refaire des durillons, répliqua-t-elle en montrant le gras de ses doigts potelés, rouge et mordu par le pincement des cordes.

Elle se rassit pourtant, ramena la crosse de la harpe contre son épaule et préluda d’une façon vague ; ses mains parcouraient au hasard le clavier tremblant ; elle paraissait chercher dans sa mémoire un thème qui ne revenait plus.

— Joue donc Une fièvre brûlante, insinua Bernard debout contre la cheminée, caressant les longues mèches de sa chevelure subtile comme une harpe éolienne.

Hélène se laissa persuader ; la musique était une sphère où elle se rencontrait avec lui sans froissements. Elle aimait, d’ailleurs, à faire vibrer sur sa harpe cette romance de Richard si simple et rythmée comme le souffle qui gonfle une poitrine.

Bernard s’établit dans un fauteuil, à distance, le dos tourné au jour, afin de se recueillir profondément. La vieille cantilène, tant de fois réentendue, tisonnait en sa mémoire des émotions jamais éteintes : à cette heure, pour les exilés qu’étaient lui et les siens, chaque note disait l’attente d’une délivrance inconnue ; une infinité de cœurs endoloris semblaient, par ce sanglot mélodique, alléger leur compassion. Bernard amalgamait à l’impression du chant des réminiscences de l’orgue et de la cathédrale.

Mais, quand la musicienne eut achevé le motif, elle le reprit avec des variations improvisées. La nostalgie pieuse de Bernard se résolut en molles délices qu’il connaissait trop bien. De temps à autre, il suivait des yeux les doigts d’Hélène courbés sur les cordes, son pouce écarté nerveusement. Les pulsations des veines sous la peau bleuâtre n’étaient-elles pas elles-mêmes une musique ?

La trame éthérée des arpèges défaisait et laissait renaître la forme d’une Hélène idéale vêtue d’une lumière de songe. Apparition instable volatilisée dans les spirales sonores, et où se mêlaient des images de feuillées scintillantes sous des brises, d’un arc-en-ciel irisant la plus lointaine vague de la mer, et d’un rayon de lune que ses lèvres, un soir de printemps, baisaient sur le front blanc d’une femme heureuse…

Mise en ardeur par ce début, les nerfs exaltés, les joues presque vermeilles, Hélène commença un autre morceau, un andante de Beethoven, celui de la sonate en ut dièse mineur ; et, de son mieux, elle pétrissait les harmonies du majestueux lamento. Deux coups de poing, cognés au dehors contre les volets de la librairie, l’arrêtèrent brusquement. Adèle, assise près de la fenêtre, l’ouvrit à la hâte, et Charles se pencha comme elle, regarda.

— Un porteur de dépêche, dit-elle tout émue, avant de bondir vers l’escalier.

De qui venait, un dimanche, ce télégramme ? Il ne pouvait enclore que des choses anormales ou sinistres. Les Dieuzède furent précipités hors de la féerie musicale sous l’appréhension des durs événements. Hélène s’élança au devant d’Adèle et, en remontant, déchira plutôt qu’elle ne décolla les coins du papier bleu.

— Ah ! fit-elle suffoquée, après avoir lu. Je m’en doutais… Le pauvre garçon !

Bernard prit de ses mains la dépêche et, à son tour, lut haut :

« Jules sérieusement blessé. Évacué sur le Mans.

« Restout. »

Un silence de consternation, au premier instant, opprima toute la famille. Bernard, avec sa grande bonté, s’empressa de le rompre, commenta dans un sens rassurant la désolante nouvelle. « Sérieusement blessé » ne signifiait point que Jules fût en péril de mort. Cela se disait d’une balle dans l’épaule, d’un « éclat » au talon. Pourquoi s’affoler ? D’ici peu, on saurait. Peut-être même Jules était-il arrivé déjà.

Paulette, s’approchant de sa sœur, fit à voix basse une réflexion :

— Si l’oncle Jules mourait, nous sommes perdus.

Adèle haussa les épaules, détourna la tête :

— Oiseau funèbre, tais-toi.

Elle courut à sa mère et se pendit à son cou, sur-le-champ imitée par Paulette qui exagéra. Hélène était encore pâle, trépidante de la commotion, mais s’évertuait à se maîtriser, car, enfin, Jules vivait, elle le verrait ; sa présence serait une force.

— Maman, s’écria, joyeuse de tout, Adèle, c’est tant mieux que l’oncle vienne ! Nous le soignerons, nous le gâterons…

— Oui, appuya Bernard d’un ton grave, comme si cette parole lui coûtait étrangement, c’est un bonheur pour lui…

Mais, trop averti par l’expérience, il n’osa terminer :

— Et pour nous.

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