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Job le prédestiné

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Un dimanche soir, au commencement de juillet, Bernard, avec Adèle et Charles, monta, par la rue de la Truie-qui-file, vers la butte du vieux Mans.

Il aimait cet étrange quartier dont les logis, fastueux jadis, mais abandonnés à une plèbe famélique, lui représentaient les contrastes de sa vie paradoxale. D’un balcon du XVIIIe siècle aux ferronneries compliquées et délicates, d’une fenêtre altière close par des guenilles en guise de vitres, des gamins loqueteux se lançaient des pelures d’orange. Plus loin, sur la façade lézardée d’une maison à pilastres et à rinceaux, au-dessus d’un bas-relief où une Ève enguirlandée de feuillages cueillait pour Adam une pomme grosse comme une mappemonde, se lisait cette enseigne : « Saullgrain, casseur de bois. » Des allées nauséabondes laissaient entrevoir des escaliers de la Renaissance qu’avait dessinés pour un prince quelque Jean Goujon. Contre une porte monumentale aux pierres taillées en pointes de diamant et montrant encore l’écusson d’armoiries détruites, de vieilles mendiantes se tenaient accotées, leurs genoux entre leurs mains ; hâves, elles levaient des faces de harpies sur Bernard et ses enfants et les regardaient avec une méfiance envieuse, ne soupçonnant guère que ces bourgeois, d’allure élégante, étaient ou avaient été proches d’elles dans leur dénûment.

Bernard se souvenait d’avoir connu la faim ; mais il était sorti de la forêt sauvage où elle le pourchassait. La rencontre du missionnaire fut celle du bon Samaritain qui porte le moribond sur son âne jusqu’à l’hôtellerie. Peu après, son confrère Leroy lui prêta cinq cents francs ; la lettre attendue de Fergus Fergusson arriva, contenant un chèque de deux mille livres.

L’excès même de ses malheurs avait rompu la grille barbelée des calomnies et des malveillances qui écartait de sa librairie la clientèle fructueuse. On y rencontrait maintenant des personnages de poids, la marquise de La Rapinière, M. Parochel, érudit sagace et jovial, président généreux de toutes les sociétés charitables.

Le docte, mais batailleur chanoine Quoniam y donnait rendez-vous au chanoine Leguicheux, doux humaniste, qui savait par cœur des chants entiers de l’Énéide et préparait depuis des années une apologie de Pierre de Ronsard, glorieux chanoine du Mans. M. Leguicheux valut au libraire la pratique du chanoine Fonbonne, son ami, comme lui chauve et portant lunettes, homme courtois, théologien sûr, grand amateur d’ouvrages mystiques dont il recherchait, en bibliophile, les éditions épuisées.

Grâce à un petit prospectus envoyé à tous les presbytères du diocèse, Bernard atteignait aussi les clients de passage, ecclésiastiques se rendant à l’évêché, riches campagnardes qui, les jours de foire, venaient acheter chez lui des paroissiens et des souvenirs de communion.

Adèle n’aurait pas suffi à l’aider. Toustain lui avait découvert un commis, ayant nom Frimbault. Ce garçon, blessé à Verdun, amputé d’une jambe, accepta d’humbles appointements pour collaborer à une œuvre de librairie, belle à ses yeux comme un apostolat. Honnête, méthodique, acharné au labeur, il déployait, en outre, des qualités qui manquaient à Bernard ; il faisait admirablement les paquets, savait prévoir l’équilibre des recettes et des débours ; il attirait le public par son empressement à servir et combinait d’avantageuses réclames.

Les affaires de M. Dieuzède allaient donc vers le mieux et, en même temps, la reprise de ses capitaux n’était plus, comme disait Jules, « qu’une question de mois ». Sarug, au printemps, certain du succès, lui avait proposé, non plus de céder sa part, mais de recevoir, en tant qu’associé, les deux mille deux cents actions d’apport auxquelles il avait droit. Bernard avait consenti à mettre sa signature auprès de celle d’un Sarug parce que cette raison sociale ne devait pas durer ; dès qu’il jugerait satisfaisante la hausse des actions, il les vendrait et dégagerait enfin son patrimoine du péril ou des hontes de sa longue aventure.

Tout cela, pour son esprit, semblait chose acquise, reculée déjà dans les profondeurs, comme ces roches qu’on entrevoit sous la nappe d’un courant, obscures et glissantes. Que pesait une fortune à reconquérir ? C’était Hélène qu’il voulait sauver.

Un événement, d’une gravité salutaire, quelques semaines auparavant, avait brisé sa liaison avec Glenka. Au moment de la poussée allemande vers Paris, le docteur s’était fait envoyer près du front. Éprouvait-il une lassitude d’un amour trop exigeant et d’une adoration qui lui ménageait trop peu d’imprévu ? Ce fantaisiste, insouciant de la mort, s’amusa-t-il à la braver, dans l’illusion peut-être qu’elle n’oserait pas le prendre au collet ? Un matin, comme il pansait un agonisant au bas d’une colline bouleversée par le feu ennemi, un obus le pulvérisa, lui et l’homme sur lequel il se penchait. On ne ramassa intacts que sa main droite, sa main d’artiste enchanteur et subtil, et son portefeuille, où se trouvait la lettre d’une amie. Personne de son entourage ne sut quelle femme signait Hélène et, âprement, se plaignit d’être délaissée. Hélène apprit sa mort par les journaux qui la célébrèrent. Sa détresse fut si noire qu’elle songea d’abord à se tuer. Paulette l’en détourna ; car elle avait gardé Paulette à Paris, malgré les avertissements de Bernard, en prétextant que sa fille, atteinte et mal remise de la terrible grippe qui sévissait alors, réclamait ses propres soins.

Mais elle-même, écrasée par son désespoir, devint la proie d’une consomption nerveuse où elle ne dormait plus, où elle cessa presque de se nourrir, ne pouvant avaler sans des spasmes à croire qu’elle étouffait. Elle continua d’abord son service dans son magasin ; ses appointements restaient son unique ressource ; Paulette convalescente avait un appétit de jeune louve, et le terme du loyer approchait. Puis, elle dut se mettre au lit ; sa faiblesse, sa maigreur effrayèrent Mme Laboré qui la vit, les derniers jours de juin. Cette femme excellente pensa le moment venu de réconcilier Hélène avec son mari. Glenka étant mort, Bernard, prêt au pardon, accueillerait la malheureuse comme si elle ne l’avait jamais quitté. Hélène résista, obstinée à mourir en sa misère plutôt que de confesser : « J’ai eu tort, pardonne-moi. » Mme Laboré écrivit pourtant à Bernard :

« J’espère, d’ici peu, la décider. Son découragement est affreux. Hier, elle se comparait « à un de ces parapluies déchirés, tordus par un ouragan, qu’on jette au rebut sur les orties du fossé ». Elle n’a plus même la velléité de se guérir. Et je crains, par instants, que le délire ne perde sa raison. « Voyez-vous, me disait-elle, ces branches d’arbres qui s’agitent ? Elles ressemblent à des têtes de chevaux cabrés ; elles se penchent vers moi ; elles ont des gueules de monstres qu’elles ouvrent pour me dévorer. » Je lui ai demandé si elle reverrait avec plaisir Adèle et Charles.

«  — Oh ! oui, m’a-t-elle répondu.

«  — Et Bernard ?

«  — Bernard ne viendra jamais ici ; et il fera bien ; je lirais en ses yeux trop de reproches. »

« Mais j’ai compris qu’au fond elle aurait une grande paix à vous revoir. Vous êtes juge, cher ami, si votre générosité peut ou doit franchir ce pas décisif. Le salut de votre pauvre femme en dépendra. Mon mari et un autre docteur qui l’ont examinée ne croient pas sa vie menacée immédiatement. Je ne veux point vous cacher qu’elle est très bas. Je vous avertirai par un télégramme, s’il y a lieu. »

Bernard, en avançant vers les alentours de la cathédrale, méditait sur les péripéties qui lui restituaient Hélène, peut-être pour la voir mourir ; et la déciderait-il à bien mourir ?

Adèle, instruite d’une partie de ses anxiétés, essayait de les tourner en espoirs.

— Crois-tu maman aussi malade qu’on te l’écrit ? Je suis certaine qu’elle se guérira.

— Nous irons à Paris ? questionna Charles. Je reverrai ma Paulette ?

Charles s’était mal consolé de Paulette, Adèle n’ayant plus le loisir de jouer avec lui. Adèle se réjouissait en sachant qu’elle retrouverait sa sœur ; mais l’antipathie de leurs inclinations, l’égoïsme taquin de Paulette lui avaient rendu facile à supporter son absence.

— La ramènerons-nous, voulut-elle savoir, avec maman ?

Bernard lui expliqua, sans répondre sur Paris, que sa mère avait besoin d’un grand séjour en pleine campagne ; il pensait à une maison de repos, plus loin que Rennes, dans un pays ayant nom, croyait-il, Brohiniac. C’est là qu’il l’enverrait tout l’été ; Charles et Paulette l’y suivraient, et Adèle aussi, que les fatigues énormes, les inquiétudes avaient douloureusement anémiée. Mais Adèle se permit une objection :

— Tout seul, que feras-tu ? Est-ce que tu peux te passer de moi ?

Bernard sourit à cette naïve main-mise du dévouement filial sur sa personne de rêveur. Ils arrivaient au milieu d’une petite place déserte, somnolente dans la langueur du dimanche et du jour finissant ; un double escalier dominait une rue voûtée qu’on dénomme le Tunnel et joignait l’éperon du vieux rempart de l’oppidum cénomanien. De cette terrasse, Bernard, avide des larges espaces, découvrait, au delà de la rivière, des toits d’ardoise bleuissants, des futaies déjà brunes, éparses au flanc des coteaux, des prés où ricochaient les rayons du soir, et les hauteurs occidentales, tendues comme un mur vaporeux que touchait la roue brûlante du soleil. Il n’y avait, près d’eux, sur l’escalier, qu’une jeune femme, tête nue, parée comme une courtisane, boutonnant avec lenteur la manche de sa blouse rose, et un chien noir qui, le museau entre les barres du garde-fou, regardait aussi le soleil couchant.

La jeune femme descendit les premières marches ; elle s’arrêtait, se retournait, avait l’air d’attendre quelqu’un. Un bracelet vermeil miroitait au poignet de sa main gauche allongée sur la rampe de bronze encore fauve de reflets. L’orbe rouge glissa jusqu’au ras des terres poudroyantes ; une moitié seulement émergeait, puis s’enfonça comme aspirée par le vide immense. Le ciel, les arbres, les toits, l’escalier, tout, à l’instant, parut s’éteindre ; le froid d’une absence, un frisson de mort passa. Le chien noir s’éloignait, la jeune femme avait tourné au coin d’une des ruelles borgnes qui se tassent au bas de la cathédrale. Sur la tour des cloches, criaient et s’assemblaient les corneilles avant de s’aller percher dans les bois.

Cette fantasmagorie mourante des apparences, Bernard ne voulait pas en subir la tristesse ; elle s’assombrissait, malgré lui, de l’image d’Hélène désespérée et renonçant à vivre. Il dit aux enfants :

— Rentrons.

A peine eut-il poussé la porte du corridor, Adèle aperçut un papier bleu qu’on avait insinué sur les dalles. C’était une dépêche de Mme Laboré, elle ne portait que ces mots :

Hélène en danger. Venez tous.

Adèle, voyant son père une fois de plus bouleversé, trouva des réflexions encourageantes.

— Je suis sûre que Mme Laboré exagère. Elle veut nous faire venir, je m’en doute… Maman se remettra. Je prie tant pour elle Sainte Geneviève de Paris, comme j’ai prié pour toi Saint Julien du Mans !

Il répondit simplement :

— L’express part à minuit. Nous le prendrons… Je vais t’aider à remplir nos valises.

Adèle ne pouvait comprendre quelle victoire sur lui-même signifiait cette phrase : « Nous le prendrons. » Bien que Glenka fût mort, Hélène peut-être agonisante, bien que Bernard eût cent fois renouvelé l’acte intérieur du pardon, qu’il essayât d’excuser l’infidèle, « car, jugeait-il, elle ne savait pas ce qu’elle faisait ; autrement, elle ne l’eût pas fait », aller revoir Hélène dans le garni où elle avait vécu avec son amant, la retrouver couchée dans le même lit, cette démarche exigeait une effrayante immolation. Tout ce qu’un amour humain enferme de charnel et de jaloux pâtirait au delà de ce qu’il avait pu souffrir.

— Eh bien ! oui, réagit-il, je souffrirai pour elle, et ce ne sera pas en vain.

Il sortit afin d’informer de son départ Frimbault et, en fermant sa maison, il confia ses clefs à son commis. Ce voyage, de même que beaucoup d’autres épisodes de son existence, lui semblait presque fictif ; il quittait Le Mans, comme s’il n’y était point venu, comme s’il n’y devait plus revenir. L’accidentel de ses actes se déroulait en dehors de lui. Seule, cette incertitude le déchirait :

— Si Hélène meurt, en quel état son âme partira-t-elle ?

Mais Charles, qui succombait de sommeil, sur le quai de la gare, posa une question baroque :

— Papa, dans quelle cave coucherons-nous demain ?

Il savait Paris incessamment bombardé et se figurait que les habitants avaient leurs lits installés en des souterrains. Cette naïveté ramena Bernard à l’énorme tragédie de la guerre qui tirait alors au dénouement ; la conclusion, il n’avait jamais cessé de l’espérer victorieuse ; les tourmentes obscures de sa destinée avaient subi le même rythme que celles des batailles ; ne touchaient-elles pas aussi à une fin libératrice ?

Le wagon où ils purent monter fut envahi par des soldats qui s’en retournaient sur le front. Charles leur distribua tout un cornet de berlingots. Le plus loquace de ces hommes disait à d’autres permissionnaires :

— On se reconnaît, les gas de Serbie, les gas du Maroc, les gas de Verdun… Moi, j’ai fait l’Alsace, j’ai fait la Marne, j’ai fait Verdun, j’ai fait la Somme, j’ai fait l’Italie, et je n’ai rien attrapé. Eh bien ! je connais quelqu’un qui serait content d’avoir une jambe ou un bras de moins, et de rentrer chez lui !

Il parlait avec une joie attendrie du gas Joseph, le nouveau-né de sa femme qu’on avait baptisé pendant sa permission. Les camarades l’écoutaient et pensaient de même ; tous n’avaient qu’un désir : rentrer chez eux. Cependant ils repartaient sans savoir s’ils reviendraient, et aucun ne s’avouait triste ni ne maudissait la guerre ; la force des impulsions unanimes les emportait au but prochain. Bernard sentit ses espérances tonifiées par le contact de ses rudes voisins, et cette nuit sans sommeil, achevée sur une banquette, dans la puanteur chaude du compartiment, ne lui aurait point semblé trop dure, si Hélène, de plus en plus présente à mesure qu’il se rapprochait, n’eût tendu vers Paris ses anxiétés. L’aube enfin se délia contre les vitres sales, les hautes maisons de la banlieue se multiplièrent.

— Avant une heure ou deux, frémit Bernard, je la verrai, je saurai. Cette matinée décidera de son avenir et du nôtre. Inspirez-la, mon Dieu, et inspirez-moi.

A la gare Montparnasse, la sortie fut terrible, parmi une cohue brutale, un torrent d’hommes effréné où la valise d’Adèle faillit lui être arrachée des mains, où Bernard dut prendre entre ses bras Charles qu’on étouffait.

Ils s’arrêtèrent dans un hôtel de la rue de Rennes et firent une rapide toilette. En peignant ses cheveux dont les mèches grisonnaient, Bernard vit répété par une glace son visage bouffi de lassitude :

— Comme elle va me trouver vieilli !

Mais une pensée le rassura et le peina pourtant :

— Elle a vieilli peut-être beaucoup plus que moi.

La rue Rousselet, toute proche, étroite et sombre à son entrée, s’éclaircissait en face du long jardin de Saint-Jean de Dieu, qui l’égaie de ses marronniers et l’abrite dans une tranquillité provinciale. Hélène, faite pour la campagne, avait sans doute élu ce refuge, d’ailleurs exempt d’odieux vis-à-vis, parce que, même dans le désordre, elle cherchait l’illusion du calme et le silence.

La maison paraissait ancienne, avec de hautes fenêtres et une porte cochère d’un jaune déteint ; à l’entrée de la cour, un réverbère comme on n’en fait plus dominait la loge de la concierge. Celle-ci était une femme d’un grand âge, courbée, décharnée, mais vive en sa démarche, et dont le nez retroussé, la figure drôlatique évoquaient le profil spirituel de certains caniches. L’arrivée, à sept heures du matin, de cet homme aux longs cheveux, qu’accompagnaient une adolescente et un petit garçon, l’étonna visiblement. Il demanda l’étage de Mme Dieuzède et ajouta, l’air angoissé :

— Cette dame est très malade ?

La concierge, se redressant sur le balai qu’elle manœuvrait déjà, répondit :

— Hier, Mme Dieuzède a été prise d’une syncope. Mais je ne la crois pas à l’article de la mort, oh ! non. Elle a encore de beaux jours devant elle.

Il sonna, et, supposant qu’on l’attendait, frappa deux coups contre la porte.

Une voix faible, haletante, — c’était la voix, jadis si claire et si décisive, d’Hélène, — appela : Paulette ! Paulette !

Paulette, qui dormait sans doute, prit son temps pour se lever. On entendit grincer des volets qu’elle repliait. En ouvrant, à la vue de son père, elle prit une mine penaude ; elle s’exclama, presque affolée de surprise :

— O maman ! c’est papa !

Et, sans rien dire d’autre, elle s’enfuit, comme une biche effrayée, à l’intérieur de l’appartement.

Bernard entra, par un obscur vestibule, dans la chambre vaste où sa femme était couchée. Était-ce bien Hélène ? Il eût passé devant elle, sans la reconnaître : deux creux d’ombre sous les pommettes, les yeux reculés comme au fond de deux trous, la peau du menton collée sur une mâchoire de morte, et un teint exsangue que l’émotion fit d’un rose pâle, pâle comme celui d’une lune d’hiver dans un soir gelé.

Il s’avança auprès du lit, ne pouvant prononcer un mot. Seulement, il leva les bras et les laissa retomber par un geste d’involontaire commisération qui signifiait :

— Toi, Hélène ! Est-ce possible que je te retrouve à ce point anéantie ?

Il s’inclina sur elle, et de ses lèvres lui toucha le front, ainsi qu’on baise un enfant malade ; ce baiser grave eut la solennité tacite d’un pardon. Avec un grand effort, elle haussa vers lui ses prunelles sans flamme.

— Mon pauvre ami, murmura-t-elle, je t’ai fait beaucoup de mal… Je n’ai jamais douté de toi. Tu es venu quand même. Tu es bon…

— Ne parlons pas de moi, protesta doucement Bernard. Ce que j’ai souffert est passé ; je suis debout. Il faut que tu sois debout. Je ne veux pas que tu te laisses mourir.

Elle souleva sur le drap sa main droite dont les doigts n’étaient plus que des osselets d’ivoire jauni, et ce mouvement eut l’air d’exprimer : « Mourir, c’est sans importance. » Mais elle tourna ses yeux du côté d’Adèle et de Charles qui attendaient un signe pour s’élancer à son cou. Un sourire effleura sa bouche, y ranima comme une fleur de vie.

— Et Paulette ? fit-elle soudain, en la cherchant du regard. Paulette, tu ne viens pas voir ton père, Adèle, Charles ? Es-tu sotte, mon enfant !

Paulette avait disparu dans sa chambre ; elle se tenait à distance, butée contre ce retour à l’unité familiale, et jalouse de ne plus avoir sa mère pour elle seule, craintive aussi devant un père qu’elle avait offensé. Mais le reproche d’Hélène : « Es-tu sotte ! » eut prise sur le point sensible de son orgueil, sur l’amour-propre de se croire intelligente. Elle l’était et, jugeant sa bouderie stupide, aussitôt la répara. Elle accourut impétueusement, embrassa son père comme si elle l’avait vu la veille, puis Charles et sa sœur, qu’elle attira vers l’embrasure d’une des fenêtres, pour leur montrer la vue, les masses des marronniers encore dans l’ombre au bout du jardin, le potager et les pelouses radieuses le long desquelles circulaient des infirmières en blanc. Bernard, qui l’avait accueillie sans vive tendresse, entendit qu’elle s’informait du Mans et de Tuong.

— Tuong, répondit Adèle, n’est pas sérieux ; il s’absente des nuits entières. Les souris s’en donnent ; c’est infernal ! Nous lui cherchons un successeur…

Bernard s’était assis au chevet d’Hélène, à la façon d’un médecin qui fait une visite ; elle laissa retomber sa tête sur l’oreiller, et manifestement exténuée, referma les paupières.

— Souffres-tu beaucoup ? interrogea-t-il, sentant qu’il fallait rompre à tout prix l’embarras des premières minutes.

— Oui et non. Je flotte dans le vague, comme un noyé qui va s’évanouir. Mais tout me brise, tout me transperce. J’ai la tête enserrée d’épines, et des épines sous mon front qui bougent dans mon cerveau. J’ai arrêté la pendule ; le tic-tac me perforait les tempes. Il pleuvait, l’autre nuit. Le bruit des gouttes, sur la tôle des chéneaux, m’exaspérait comme si des becs d’oiseaux m’avaient piqué les côtes. Hier, je me suis évanouie ; le graphophone du marchand de vins hurlait un air de bastringue ; le supplice de ne pouvoir fuir m’a donné une crise d’étouffements. Mme Laboré, par bonheur, se trouvait là. Tu sais, elle passe des heures, tous les jours, avec moi. Elle aide la femme de ménage à retourner mon matelas. Tu la verras, ce matin… C’est elle qui m’a cueilli ces fleurs…

Hélène indiqua, d’un revers de main, sur la cheminée en désordre, parmi des fioles de remèdes, un bouquet d’héliotropes et de jacinthes sauvages, dans une buire d’étain, d’une forme charmante.

— Approche-toi, dit-elle ; ces jacinthes sentent l’amande. Regarde ces petites feuilles brillantes, dentelées. Comme c’est joli !

Bernard songea brusquement que la buire devait être un cadeau de Glenka. A son arrivée dans la chambre, par un sublime oubli de lui-même, il avait fait abstraction du passé. Il n’avait vu que la pauvre femme aux abois, qu’il aimait et qu’il venait disputer à la mort. Mais la présence du rival, incrustée en ce lit, en ces meubles, sur le plancher, mêlée à l’air du logis, à des choses qu’il devinait sans les voir, Hélène, d’une intonation et d’un geste, la réveilla tout à coup. Elle s’exaltait devant les fleurs de Mme Laboré, parce que le vase où elle les avait mises était un souvenir de son amant ! Bernard sentit au fond de sa propre chair le retour des instincts qui ne pardonnent pas. Entre sa femme et lui le fantôme s’interposa ; le ménage à trois continuerait-il ? Et il ne pouvait rien pour empêcher cette possession fictive, rien, si ce n’est patienter. Les années useraient l’image de Woronslas, comme elles avaient usé, en Bernard lui-même, celle d’Édith.

Il ne s’approcha point des fleurs, mais considéra tristement Hélène qui relevait derrière sa nuque une touffe de cheveux gris.

— Repose-toi, dit-il. Je ne veux pas que tu t’agites en parlant. Quand Mme Laboré viendra, nous prendrons une décision. Il est impossible que tu restes ici.

— Et où veux-tu que j’aille ? gémit-elle, consternée. Ici, j’ai un grand calme, — le graphophone ne joue que le dimanche ; — j’entends les coqs chanter, des petites filles sauter à la corde. Le soir, derrière les marronniers, les crépuscules sont si beaux ! Les gens viennent s’asseoir sur leur porte ; des jaseries lasses et tranquilles, comme dans un village. Vers dix heures, tout est endormi, sauf moi. Oh ! si je pouvais dormir une bonne nuit, une seule bonne nuit ! Mais, plus je cherche le sommeil, moins il vient. Je ressemble à ce condamné qu’on fit mourir en le privant de sommeil, et chaque fois qu’il s’assoupissait, on lui enfonçait dans les membres des pointes de baïonnettes.

Bernard tâcha de la convaincre que l’équilibre du dormir reviendrait avec l’ensemble de ses forces. « Vieillir de faim » avait jadis été sa frayeur ; à présent, elle se laissait consumer par cette maladie bizarre : ne vouloir et ne pouvoir plus manger ! Seul, un traitement vigoureux dans une maison de santé lui restituerait l’énergie de se nourrir et le sommeil.

— Et comment paierai-je ? se défendit-elle. Il me reste à peine cent francs.

— Quelqu’un de généreux m’a prêté, répliqua Bernard. Ne te mets pas en souci. Pense à vivre.

Il la comprenait trop : pour elle, se séparer du logis où Glenka l’avait aimée serait un sacrifice indicible. L’homme par qui elle s’était vu abandonnée lui demeurait, quoique disparu, plus cher que son mari vivant et tout à elle, plus cher que ses enfants et que la vie elle-même. En face d’une telle aberration, Bernard, un instant, perdit courage ; il se tut, et, dans son silence elle discerna qu’elle l’avait blessé. Ce fut elle qui reprit l’entretien ; elle demanda, car le prestige de son frère persistait à la gouverner :

— Jules t’écrit-il ? J’ai reçu un mot de lui, après son arrivée. Il était heureux, mais très las du voyage. Depuis, rien.

— J’ai eu de ses nouvelles, l’autre mois, répondit Bernard, sommairement. Ses affaires sont toujours magnifiques, en espérance.

Il sous-entendit que Jules lui donnait des chiffres sur la hausse, déjà prononcée, du caoutchouc ; il n’admettait pas qu’Hélène pût être conduite à se rapprocher de lui, parce qu’un meilleur vent soufflait dans ses voiles.

— Et Lendormy ? s’informa-t-elle. A-t-il rendu l’armoire ?

— Hélas ! quand la délivrerai-je de ses mains hideuses ?

Cette question d’Hélène confessait qu’elle songeait à la vitrine de Glenka. Bernard, après la mort du docteur, avait prévenu sa veuve qu’il lui expédiait le meuble maléfique. Il n’en parla point à Hélène ; toute conversation, entre eux, il le savait bien, serait longtemps épineuse comme la coque d’une figue de Barbarie ; il y aurait, jusqu’à la fin, des sujets interdits, impossibles. Mais il ne cherchait plus un bonheur sans amertumes ; il voulait le salut de celle qu’il aimait, pour elle plus que pour lui.

On sonna ; c’était, fidèle à sa promesse, Mme Laboré. En trouvant tous les Dieuzède accourus selon son attente, sa figure naïve et juvénile, pressée de bandeaux blonds, s’illumina de contentement ; elle eut le tact de ne point le manifester avec exubérance. Elle arrivait, comme une sœur de charité, attentive d’abord aux soins nécessaires. Elle fit bouillir une tasse de chocolat, suggéra, imposa presque à la malade de l’absorber, cuillerée par cuillerée. Hélène, à chaque gorgée qui descendait, était prise d’un étouffement ; elle suppliait :

— Assez, assez ! Voulez-vous donc m’achever ?

Mme Laboré, d’une voix persuasive, insistait « Encore une ! encore une ! » Et elle persévéra jusqu’à ce que la tasse fût vide.

— En voilà pour longtemps, déclara Hélène, impatientée.

— Et tu crois, s’écria Bernard, survivre à un pareil régime ! N’est-ce pas, chère madame, malgré vos bontés admirables, jamais elle ne se remettra sans un traitement énergique dans une maison appropriée.

Mme Laboré opina que c’était bien sa conviction. S’il l’autorisait, elle avertirait le docteur Picard, de Neuilly, qui viendrait lui-même avec une voiture d’ambulance et transporterait la malade. Il n’y avait plus un jour à perdre. Hélène se récria :

— Aujourd’hui ! Non, je ne veux pas. C’est un coup monté. Vous abusez tous de mon impuissance.

Paulette, à la rescousse de sa mère, commença une scène de larmes ; Mme Laboré prévint Bernard en lui intimant de se taire.

— Ma petite maman, dit Adèle, sois obéissante. Tu vois bien qu’il faut te laisser guérir.

Mais Hélène jeta un coup d’œil à son amie ; Mme Laboré pénétra son tourment ; avant de quitter la chambre, Hélène tenait à mettre en ordre ou à détruire plusieurs choses intimes. Mme Laboré pria Bernard d’aller s’entendre, au téléphone, avec le docteur Picard ; le dévouement de ce jeune neurologue était acquis ; Laboré lui avait, à ses débuts, rendu des services qui n’avaient pas aidé un ingrat :

— Il sera vôtre comme il est nôtre.

En rentrant de cette course, Bernard trouva Hélène habillée, tant bien que mal, sa robe ne tenant plus sur son squelette, et ses bas ayant l’air de cacher deux bâtons. Il remarqua, au fond de la cheminée, un amas de papiers noircis, et se douta qu’en son absence on avait brûlé des lettres.

Le docteur arriva, un homme d’aspect délicat et pâlot, un de ces médecins dont on pense qu’ils ont oublié de se guérir avant de soigner les autres ; mais il rappelait Brouland par le sérieux de son diagnostic, avec une douceur affectueuse dans le regard qui manquait à Brouland. Son accent de simplicité captiva dès l’abord la confiance d’Hélène ; il l’interrogea, l’ausculta pour conclure :

— Vous n’avez aucun organe atteint. Seulement, la faiblesse du pouls, votre état général vous mettent à la merci d’un accident. Il faut agir, et je vous emmène.

— Comme vous voudrez, dit-elle d’un ton de lassitude immense où elle s’avouait résignée à tout, même à renaître.

Il appela le chauffeur de l’automobile et un domestique resté en bas avec lui. Les deux porteurs soulevèrent Hélène, la déposèrent sur une civière capitonnée.

— Madame ne pèse pas lourd, observa le domestique.

— Je pèse, murmura-t-elle, le poids d’une ombre.

Tandis qu’on l’emportait, livide et défaillante, elle s’aperçut dans la glace d’une armoire, fut épouvantée de sa mine et dit encore d’une voix à peine distincte :

— Je regarde partir mon cadavre.

Ce départ était si lugubre que Paulette et Charles, derrière elle, éclatèrent en sanglots. Mais Bernard se pencha vers Mme Laboré ; dominant toute sa douleur, il attesta son espérance :

— Une autre Hélène renaîtra.


Trois jours après, il reprenait le chemin du Mans. Le docteur de Neuilly constatait déjà chez sa malade « une détente » ; il avait obtenu six heures de sommeil spontané ; elle venait d’absorber sans peur d’étouffements un bouillon de légumes. Désenvoûtée de la chambre funeste et de l’obsession du mort, Hélène laissait l’afflux vital se réordonner en ses organes ; à moins de complications improbables, elle était sauvée.

Adèle la quitta, certaine que sainte Geneviève l’exaucerait jusqu’au bout. Paulette, de bonne grâce, regagna le foyer paternel ; Paris, sous les bombes, l’enchantait médiocrement :

— J’y retournerai, disait-elle, quand on ne lira plus contre les portes des maisons : Abri pour vingt-cinq personnes.

Le Mans commençait à s’emplir de soldats américains. Soixante mille hommes devaient établir leurs cantonnements dans la province du Maine ; ce fut, sur la ville, une inondation de dollars. La librairie Dieuzède en fut elle-même arrosée. Frimbault planta au flanc du balcon une énorme enseigne où rayonnaient en lettres d’un rouge cardinalice ces deux mots : Catholic Library. Les chevaliers de Colomb connurent ainsi la route du magasin ; son air de gueuserie ne les découragea point d’entrer ; achalandés par des cartes postales et des livres pieux, une fois l’habitude prise, ils revinrent en troupeau. Tant de monde s’y pressait l’après-midi et jusqu’au soir, que Lendormy, ne trouvant plus où poser sa visqueuse personne et ses béquilles, interrompit ses visites quotidiennes. Il empruntait un journal et l’emportait chez lui.

D’août à la fin de septembre, Bernard gagna de quoi lui rembourser son prêt ; l’armoire traversa la rue, se réinstalla pompeusement auprès de la tenture fleurdelisée, et ce ne devait pas être sa dernière pérégrination. Dès ce moment, Bernard songeait à reconstituer le centre de sa vie temporelle dans son manoir, à Portzic ; l’armoire serait un des premiers meubles qui rejoindraient la demeure vide.

De jour en jour, Hélène se rapprochait d’une santé ferme. Elle s’abandonnait à une mollesse végétative où se refaisait l’inconscient de ses forces. Il était entendu avec Bernard qu’au début d’octobre elle partirait de Neuilly pour continuer à se remettre, l’automne et tout l’hiver, dans la maison de Brohiniac. Paulette et Charles, Adèle aussi l’y suivraient ; le curé du bourg se chargeait de leur instruction, il commencerait aux deux filles le latin.

Hélène ne s’arrêta pas au Mans ; son mari conduisit les enfants au train qui s’en allait vers la Bretagne. Physiquement, il la revit métamorphosée, quoique bien maigre encore et avec des cordes au long des joues. Il démêla en son intérieur une tristesse mal clarifiée, la mélancolie d’une passion dont elle ne gardait pas même une pincée de cendre au creux de sa main, une gêne vis-à-vis des siens qu’elle avait trahis, le découragement en face d’un avenir où plus rien ne lui semblait désirable. Elle témoigna pourtant une extrême satisfaction d’emmener ses enfants, parut touchée que Bernard se séparât d’eux pour elle ; et il ne lui fut pas indifférent d’apprendre que la librairie prospérait.

On entrait dans la période triomphale de la guerre ; la France, d’heure en heure, sentait se desserrer les nœuds de fer dont elle avait, quatre ans, soutenu la compression. Enfin, on allait de l’avant ; chaque matin, une victoire nouvelle s’envolait sur le front des armées en marche. Bernard, né après la défaite de 70, se dilata d’une allégresse ignorée à sentir que son pays cessait d’être un pays de vaincus. Dans les lettres d’Hélène où elle parlait peu de soi, mais donnait de son entourage des nouvelles circonstanciées, ce bien-être victorieux perçait à travers de minces détails.

Il avait promis de passer une journée auprès des siens, dès que ses affaires lui concéderaient quelque répit. Il partit le 10 novembre, et n’arriva que le lendemain à la petite gare de Brohiniac. Personne ne l’attendait, il n’avait point prévenu de sa visite. Après avoir déposé à l’auberge sa valise, il monta par le chemin creux qui mène hors du bourg, au couvent. Une ferme vétuste, ample, où s’entrebâillaient des étables profondes, en formait le premier corps de logis. Deux bâtiments, que séparait une cour plantée d’ormes, alignaient, l’un des rangées d’étroites fenêtres, — c’étaient les cellules des religieuses, — l’autre, des baies lumineuses, — les chambres des pensionnaires. — La chapelle grise, derrière eux, s’unissait aux verdures d’un grand parc.

Il s’enquit de Mme Dieuzède ; une jeune femme en deuil qui paraissait enceinte lui répondit qu’elle l’avait vu sortir et prendre une allée débouchant à l’orée d’une lande. La promeneuse reviendrait sûrement par le même chemin.

Bernard s’engagea dans l’allée des chênes au bas de laquelle il découvrit la lande vergetée de bruyères et d’ajoncs. Le feu des feuilles mortes se ranimait sous le soleil montant. Cette matinée de la Saint-Martin s’égayait d’un azur tranquille ; une buée blonde riait sur les prairies, sur la plaine regorgeante d’arbres dorés, ondulant jusqu’à la lisière d’une forêt. Il recevait en son sang la douceur de l’air, le parfum des frondaisons expirantes d’où s’exhale un pressentiment de résurrection. Ses yeux accueillaient tantôt le rose cramoisi, le violet pourpré d’un brouillard de ramilles à la cime d’un bosquet lointain, tantôt le jaune grillé des fougères, le vert ardent d’un buisson de houx. Il marchait en paix avec le monde, avec lui-même et avec Dieu. Des âmes sans nombre semblaient se mêler à la sienne et s’y réconcilier.

Néanmoins, une inquiétude comprimait les pulsations de sa joie. Il allait se retrouver, seul à seule, en face d’Hélène. Il craignait de lui infliger des réminiscences sévères, d’être devant elle le reproche qui surgit, le réquisitoire silencieux et perpétuel ; mais il ne pouvait oublier, ni même paraître oublier. Incapable de calculer une attitude, il redoutait presque en même temps qu’il la désirait de toute sa tendresse cette rencontre dont dépendrait le ton futur de leurs relations.

Elle revenait indolemment, couverte d’une mante sombre, tenant appuyée contre son épaule son ombrelle ouverte. A distance, elle l’aperçut qui descendait vers elle, s’arrêta pour l’attendre. Il pressa le pas et avant qu’il l’eût tout à fait jointe, il l’entendit émettre cet affectueux reproche :

— Tu as voulu nous faire une surprise. Tu as bien tardé !

Il l’embrassa comme on embrasse une sœur ou une proche parente ; aucun émoi d’amour ne traversa la simplicité de son mouvement, elle lui rendit un baiser rapide, et ils remontèrent ensemble jusqu’à la maison.

Elle avait repris sa vive souplesse d’allure ; le repos à la campagne, dans une sérénité plantureuse qu’entourait, sans la contraindre, la discipline conventuelle, restituait à toute sa personne quelque chose de juvénile et d’allègre ; sous le hâle du plein air une fraîcheur sanguine éclaircissait ses joues qu’elle ne fardait plus. Il s’abstint d’admirer son changement, trop bon pour lui faire sentir de quelle déchéance il l’avait relevée. Leur entretien s’arrêta au séjour de Brohiniac, aux études des enfants, à l’humeur de Paulette qui s’était notablement assagie ; et, tout d’un coup, il dit avec force :

— Veux-tu que nous redevenions des campagnards ? Quand vous aurez passé ici tout l’hiver, au printemps vous retournerez à Portzic.

— A Portzic ? Il n’y a plus rien !

— Nous meublerons du nécessaire le pauvre logis. Vous y serez mieux que n’importe où.

Elle le considéra, plus étonnée, même froissée qu’heureuse de cette décision. Une couleur de deuil rembrunit sa figure ; elle n’osait l’interroger : « Et toi, que feras-tu ? » mais supposa qu’il prolongerait les rigueurs d’une séparation méritée. Bernard expliqua mieux ses projets : aussitôt finie l’effervescence du négoce que provoquait le passage des Américains, il vendrait, au Mans, sa librairie, et la transporterait à Brest où il se rendrait acquéreur d’un fonds, rue de Siam, que le libraire songeait à céder. Hélène retint l’objection qui lui venait aux lèvres :

— L’état de tes affaires te permettra-t-il ce rêve ?

Elle se contenta de répondre :

— Sans doute, ce serait le meilleur parti.

Ils s’étaient assis au soleil, sur la terrasse ; la venue de leurs deux filles et de Charles abrégea leur intimité. Paulette fut gracieuse avec son père ; Adèle ne chercha pas à contenir l’excès de son allégresse. Tout le monde était gai ; d’heure en heure on espérait la grande nouvelle, l’annonce de l’armistice. Au sortir de table, ils rencontrèrent le vieux facteur qui arrivait du bourg, et, les mains tremblantes de joie, tout en distribuant les lettres, propageait l’événement :

— J’ai vu la dépêche ; la paix est signée !

Déjà la grosse cloche de l’église se mettait en branle ; les petites, trinqueballées par des bras furieux d’enthousiasme, s’agitaient comme des danseuses ivres ; leurs volées se ruaient à travers le ciel sans ombre. D’autres, dans la campagne, leur répliquaient. Tous les clochers de France s’envoyaient le message de libération ; il semblait que les morts eux-mêmes écoutaient sous la terre allégée, et que les enfants à naître devaient bondir dans le ventre des mères exultantes.

Bernard, silencieux, se découvrit et pria sentant que l’univers, en ces minutes, se recueillait avec lui. Mais Charles jeta soudain une réflexion dénuée d’artifice :

— Puisque c’est la paix, Paulette ne me taquinera plus.

— Ne t’y fie point, répondit Paulette en riant ; Paulette sera toujours Paulette.

Au même instant vint à passer, avec deux petites filles vêtues de noir comme elle, la jeune femme que Bernard avait rencontrée le matin. Mme Lescuyer était la veuve d’un savant de noble avenir, tué, quatre mois avant, dans l’Aisne, à la tête d’une section qu’il commandait. Elle attendait, pour la fin de l’automne, la naissance d’un troisième enfant ; sous son voile funèbre étrange un jour de victoire, la lourdeur de sa taille était à la fois douloureuse et magnifique. Ses yeux restaient rouges de larmes fraîchement essuyées ; cependant, elle souriait. Bernard vit en elle la figure de la France déchirée et debout, plus grande que ses blessures, chargée d’espoirs sublimes, redressant au-dessus des ruines son front touché par des splendeurs clémentes. Elle dit à Mme Dieuzède :

— C’est terrible de songer que, si la guerre avait cessé quatre mois plus tôt, mon mari… Et pourtant, je suis joyeuse… Vous me comprenez, si vous avez perdu quelqu’un.

Hélène, en se détournant de Bernard, murmura :

— Oui, je vous comprends.

Adèle, qui s’était éloignée vers un groupe de religieuses, dans un bosquet du jardin, accourut pour annoncer :

— Les sœurs vont chanter un Te Deum. Tu viens, maman ?

— Je viens, répondit Hélène.

Elle entra, devant Bernard, à la chapelle. Il mouilla son doigt d’eau bénite, lui en offrit ; elle se signa, plus émue qu’elle ne croyait l’être, et l’échange du geste sacré fut entre eux le commencement de la Paix.

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