Job le prédestiné
VIII
La journée s’allongeait, grise indéfiniment, de même qu’avant elle d’innombrables journées. Sur le fond gris de lin des nues que le soleil, çà et là, imbibait d’une blancheur diffuse, de bas nuages, étirés en pointe, filaient d’un vol mou, grands oiseaux mutilés. Le crachin moite mouillait la rue, plus fin que le jet d’une pomme d’arrosoir ; dans la maison, une humidité poisseuse comme le mucus de la mer coulait le long des parois, gonflait les joints des portes.
Ce temps doux restituait à Bernard un peu de sa Bretagne et de ses moelleux hivers. Mais la pluie rendait les passants plus rares et les acheteurs plus espacés. En regardant, par les vitres du magasin, le pan de ciel fumeux qui s’appuyait aux lucarnes de Me Lendormy, Bernard, dans sa tête, récapitulait l’actif et le passif de son négoce. Il pouvait encore solder à Durel ses traites, payer les fournitures qu’il vendait ; sans quoi, c’eût été la mort brutale de sa librairie. Quant à Bonfils, il avait dû le prévenir que l’échéance de janvier serait forcément remise à trois mois plus tard ; Lendormy, non plus, ne toucherait point les intérêts trimestriels des six mille francs, dont les débris nourriraient à peine la famille Dieuzède jusqu’au nouvel an. Depuis novembre, Bernard s’était réduit à ne manger que de la soupe, des pommes de terre et du fromage. D’abord, il en plaisanta :
— Pour attendre à mon bureau des clients qui ne viennent pas, qu’ai-je à faire de la vigueur d’un portefaix ?
La ration de pain, — de mauvais pain, — qu’un « homme de bureau », en cette critique fin d’année 1917, pouvait obtenir du boulanger, contentait mal son appétit. Ses forces s’en allèrent, son puissant corps se fondait. L’insuffisance de nourriture le mettait dans une sorte de langueur analogue à la faiblesse d’un convalescent, au sortir d’une longue fièvre. Et ses abstinences personnelles soulageaient trop peu l’ensemble du ménage. Tant qu’on put acheter des vivres, Hélène et les enfants ne connurent guère de privations. Mais le temps des tranches de jambon était passé ; tout le monde devrait bientôt, comme disait Valérie, la femme de service, « avaler couenne et couennette ».
La provision de bois était épuisée ; le charbon devenait sinistrement cher, difficile à trouver. Il fallut consentir aux sacrifices extrêmes. Hélène décida qu’elle vendrait son petit bureau Louis XV ; son acte parut à Bernard héroïque et l’eût été peut-être s’il n’avait caché des intentions terribles. Au lieu de chercher acquéreur par Me Lendormy, — elle le détestait, ne doutant plus de ses collusions avec Mme Macreuse, — elle s’adressa directement à Mme Bocquentin, l’antiquaire. Celle-ci, d’une honnêteté surprenante, lui donna huit cents francs d’un meuble qu’elle était assurée de revendre à peine le double. Ensuite, on ferait argent du canapé Louis XIII, des bergères de la chambre et, si on était aux abois, même du vaste lit conjugal, un lit en chêne massif portant, au-dessus du chevet, un bandeau gothique où un fervent ébéniste de Quimper avait sculpté une sainte Anne qui venait d’accoucher et caressait de ses doigts étendus la Vierge emmaillotée dans son berceau.
Guérie de sa bronchite, Hélène s’était remise à vivre avec une ardeur agitée. Bernard n’osait s’en réjouir après la conversation désolante au bout de laquelle, si étrangement, elle se déroba. Ce soir-là, elle avait failli lui déclarer qu’elle aimait Woronslas ; l’explosion d’une tendresse qu’elle percevait, malgré sa froideur, absolue et inégalable, lui avait ôté le courage de marcher sur le cœur de son mari. Depuis lors, elle évitait tout éclaircissement ; une teinte de douceur factice maquillait ses propos et ses attitudes. Il n’en pouvait être la dupe. Cependant, la torture de la méfiance est malaisée à soutenir pour un être bon et il se laissait flotter dans l’espoir confus qu’elle revenait à des idées saines.
Le samedi 20 décembre, elle avait annoncé le projet de se rendre à l’hôpital belge auprès du peintre blessé qu’on venait d’amputer d’une jambe. Vers deux heures, Bernard l’entendit, derrière la tenture fleurdelisée, lui dire :
— Je m’en vais.
C’était sa formule d’au revoir, à présent qu’elle se dispensait d’un baiser hypocrite, quand elle sortait. Il ne fut pas sans remarquer dans sa voix une espèce de brève suffocation. Mais il se contenta de répondre :
— A tout à l’heure, Hélène…
Un voyageur de commerce le retenait au magasin, et lui proposait des portefeuilles pour dames, d’un nouveau modèle. Ce gentleman avait une mine de prêtre défroqué ; des lunettes d’or marquaient d’un sillon le haut de son nez gourmand et narquois ; un sourire bénin fendait ses joues vermeilles, savamment rasées. Il parlait bas, et d’une langue intarissable. La venue de Lendormy, seule, mit en fuite le douteux péroreur.
Lendormy, contre son ordinaire, parut avec un visage refrogné ; il jeta ses béquilles presque brutalement contre une chaise avant de s’asseoir pour prendre un journal. Bernard ne l’avait pas encore averti qu’il laisserait impayé le prochain terme ; et il ne pouvait plus différer cet aveu de son indigence. Pendant que l’huissier lisait, il considérait ses mains courtes, croches comme les pattes d’un crabe, « des mains, disait un jour Hélène, dont aurait peur une femme enceinte ». Toute la sournoise rapacité de cet homme semblait ramassée dans son pouce à l’ongle noir. Bernard se demandait quelle amère prédestination lui valait ce voisin et ce créancier ; Lendormy, sans hausser les yeux, au même instant, murmura :
— Enfin, on a retrouvé le tronc…
— Le tronc de quoi ?
— Le tronc de la femme coupée en morceaux… Vous ne lisez donc rien, M. Dieuzède ?
Bernard lui rappela son aversion pour les récits de crimes ou d’accidents.
— D’ailleurs, continua-t-il, sauf les nouvelles de la guerre, rien ne m’intéresse dans les journaux. La préoccupation de notre avenir me suffit. Quand il faut, par le temps qui court, joindre les deux bouts…
Lendormy secoua son journal et dirigea sur Bernard le plus louche de ses deux yeux :
— Que signifie, au juste, ce proverbe : joindre les deux bouts ? Est-ce que la bonne fortune ressemblerait à une corde autour du cou d’un pendu ?
— … Je suis si loin de les joindre, poursuivit Bernard, qu’il me sera impossible de vous remettre, en janvier, les deux cent trente-deux francs d’intérêt…
— Deux cent trente-deux cinquante, rectifia Lendormy d’un ton gaillard. Il s’attendait à cette déclaration d’impuissance, et déjà se frottait les mains : l’armoire lui resterait.
— Comme vous voudrez, comme vous pourrez, mon voisin… Si, vraiment, vous n’avez pas cette petite somme. Mais, vous savez, votre dame n’est pas fine d’avoir vendu à Mme Bocquentin son bureau Louis XV. Je l’ai vu, ce bureau : c’est une jolie pièce. Je lui en aurais trouvé quinze cents, et je jurerais sur votre tête qu’elle l’a cédé pour beaucoup moins.
Comment Lendormy connaissait-il la vente du bureau ? On était venu l’emporter à la nuit close. Mlle Colombe Chemin se trouvait, à cette heure-là, comme par hasard, chez les Dieuzède. Communiquait-elle avec l’huissier ? Bernard eut la vision d’un filet ténébreux tendu sur sa maison déplorable.
— Me Lendormy, vous feriez un merveilleux espion. Mais je ne vous demande point le secret de vos affaires. Laissez les nôtres s’arranger. Soyez assuré qu’à l’échéance de mars je ferai l’impossible pour vous reprendre le gage que vous détenez en dépôt.
— En dépôt, dame oui ! monsieur Dieuzède, et en dépôt loyalement gardé. N’ayez crainte ; elle ne s’envolera pas. Je souhaite à tout ce qui vous est cher d’être aussi fidèle à votre logis que votre armoire l’est au mien.
Pendant qu’il décochait cette flèche de Parthe, Lendormy empoigna ses béquilles et, en deux sauts, gagna la porte. Bernard ne saisit pas aussitôt toute la férocité de son allusion.
De vagues clients à servir défilèrent devant lui. Au ras du trottoir, contre le magasin, un rémouleur, abrité de la pluie sous une banne, repassait un large couteau de boucher. Son pied, chaussé d’un sabot, pressait la pédale qui manœuvrait la meule vertigineuse : en frisant la pierre d’où giclaient des étincelles, le tranchant du couteau lui arrachait un cri de porc égorgé, lequel cessait, puis s’aiguisait plus exaspérant. L’homme lui-même, un foulard rouge noué au cou, les yeux coiffés d’énormes lunettes, faisait penser à un sacrificateur barbare préparant quelque rite atroce. Fatigué de ce voisinage, Bernard faillit lui enjoindre :
— Allez-vous-en plus loin.
Mais il se reprit d’un égoïste désir de tranquillité :
— Pourquoi cet artisan, dont la rue est le seul atelier, irait-il ennuyer plutôt que moi les autres ? Il vaut mieux que ce soit moi. Je sais pour quelle cause et pour qui je souffre.
Les enfants arrivèrent de l’école. Charles, vu son jeune âge, était admis dans l’externat de ses sœurs. Il exhibait, épinglée à son manteau, une croix d’honneur noblement gagnée : seul de sa classe, il avait récité sans faute Après la bataille de Victor Hugo.
— Après la bataille ! dit gaiement Bernard. Alors, c’est une croix de guerre ! Ta mère sera contente, lorsqu’elle rentrera.
— Oh ! fit Paulette d’un air important et mystérieux, maman a plus d’une course et d’une visite… Elle rentrera tard, je pense.
Paulette, en fait de récompense, ne rapportait qu’une lettre de retenue pour le dimanche. Une maîtresse l’avait surprise, pendant la récréation, tenant ce propos :
— La messe tous les jours, le salut le soir, ça commence à me barber !
La paresse et le mauvais esprit de Paulette Dieuzède étaient déjà légendaires dans l’établissement. La directrice avait averti Bernard qu’on ne pourrait longtemps la tolérer si elle ne changeait. Il s’en affligeait d’autant plus qu’il avait demandé, pour ses trois enfants, une diminution des frais scolaires ; et, d’ici peu, ne serait-il pas réduit à supplier qu’on les gardât par charité ?
Paulette aspirait, dans l’air extérieur, tous les principes subversifs. Elle suivait des fantaisies qui ressemblaient à du dévergondage. Ayant rêvé sur l’illustration d’une revue où un ballet de l’Olympia était photographié, le lendemain matin, presque en chemise, elle s’exerçait à des bonds chorégraphiques ; elle tenait tendus, comme une danseuse, les bords de son petit jupon, pirouettait, courait sur ses pointes, essayait des entrechats et levait les jambes le plus haut possible. Charles, les mains derrière son dos, représentait les spectateurs. Ébloui de cette gymnastique, sans d’ailleurs y entendre malice, il allait imiter sa sœur quand Bernard, mis en éveil par les craquements du vieux plancher, pénétra dans la chambre, mit Charles dehors et secoua rudement Paulette. Le pire avec elle était qu’au lieu de se reconnaître en faute, elle s’armait, pour justifier ses frasques, des sophismes les plus retors. Aujourd’hui, comme il faudrait montrer à son père la lettre de la directrice signalant son indévote boutade, elle préparait des raisons péremptoires. Mais les événements dont elle avait la confidence tournaient en une rébellion totale sa volonté de se défendre.
A cinq heures, Hélène n’était point rentrée, Bernard s’inquiéta. Deux autres fois, ses absences s’étaient prolongées au delà du temps vraisemblable. Cette appréhension crucifiante le pressurait d’un chagrin nouveau :
— Pourvu que Glenka ne soit pas revenu !
D’instant en instant, il tirait sa montre ; l’angle des aiguilles s’élargissait vers six heures moins un quart. Dès qu’un pas de femme résonnait dans la rue, son cœur sautait. Ce n’était pas elle. Contre la devanture, une fille rousse, attendant quelque rendez-vous, colla son visage plâtré ; Bernard trouvait à son profil une vague, effrayante ressemblance avec Hélène. Elle s’éloigna.
Six heures sonnèrent, espacées aux horloges des couvents, aux clochers des églises, de sorte que le dernier tintement mourut dans la nuit pluvieuse, dix minutes après les premiers.
Adèle montait et descendait, de plus en plus tourmentée ; mais, se rappelant l’inutile angoisse du jour où un fiacre avait ramené sa mère, elle n’osait d’abord émettre aucun avis, ni interroger son père, taciturne et sinistre, raidi dans son attente. Elle finit cependant par conseiller :
— Si maman tarde, veux-tu que je coure à l’hôpital belge, savoir depuis quand elle en est sortie ?
— Non, décida soudain Bernard, je vais fermer le magasin et j’irai moi-même. Va me chercher les barres…
Les voisins durent s’étonner de le voir appliquer si tôt les volets, et tout s’éteindre extérieurement comme s’il y avait un deuil dans la librairie.
Il jeta sur ses épaules un manteau, partit d’une terrible allure.
L’hôpital était proche ; seulement, il fallait franchir l’esplanade déserte des Jacobins, contourner des allées sombres. C’est pourquoi Bernard n’avait pas voulu exposer Adèle aux hasards d’une course nocturne.
A la porte, il réfléchit que sa démarche, si rien d’extraordinaire n’était survenu, paraîtrait singulière et serait, pour Hélène, fâcheusement interprétée. Mais la force de l’impulsion l’entraîna : il fit demander par l’infirmier de service au peintre Sirvaës à quelle heure Mme Dieuzède l’avait quitté. La réponse fut un coup de foudre :
— Mme Dieuzède n’est pas venue voir M. Sirvaës aujourd’hui.
— Ah bien ! eut-il le courage de murmurer en tournant le dos.
Dehors, il resta figé sur le trottoir, étourdi d’une révélation qui l’écrasait : ou Glenka était au Mans, et Hélène avec lui, dans ses bras ; ou elle l’avait rejoint ailleurs.
Il s’en revint, lourd et ralenti ; une seule question perçait le silence informe de son désespoir : « Que dirai-je aux enfants ? »
— Mais, peut-être, essaya-t-il d’espérer, vais-je la trouver de retour. Au moins Adèle et Paulette ne connaîtront pas son mensonge.
C’était encore une illusion ; comme Adèle, guettant son pas, s’élançait, dans le corridor, à sa rencontre, il s’enquit d’une voix qui sembla autre que la sienne :
— Elle n’est pas là ?
Navrée, Adèle fit signe que non.
— Et à l’hôpital ? questionna-t-elle, haletante.
— A l’hôpital, on ne l’a pas vue.
Il pénétra dans l’arrière-boutique où Paulette, tenant Tuong sur son épaule, de sa main repliée, lui flattait l’échine ; et la phrase de Bernard parut lui causer peu d’émotion.
Adèle sanglota, puis s’écria :
— Ma pauvre maman ! un accident lui est arrivé en route. Elle n’avait point de papiers, on l’a portée à la Morgue.
— Si, à huit heures, elle n’est pas rentrée, proféra Bernard un peu raffermi pour dominer cette douleur enfantine, j’irai chez le commissaire de police.
— Vous avez tort, lança tout d’un coup Paulette, de tant vous tourmenter. Moi, je vous dis que maman n’est pas perdue, qu’il ne lui est rien arrivé. N’est-ce pas, mon petit Tuong, qu’il ne faut point se tourmenter ?
Elle frottait son nez contre le mufle du chat dont les paupières clignotaient voluptueusement.
— Paulette, laisse cet animal, cria Bernard exaspéré, marchant sur elle le bras levé pour la battre. Tu es une fille sans cœur ; ton attitude me révolte.
— Elle te révolte, riposta Paulette, lâchant Tuong, mais avec le ton rebiffé d’une inférieure qui se venge, elle te révolte, parce que tu ne sais pas. Moi, je sais.
— Tu sais ! Que peux-tu savoir ? Ta mère t’a dit quelque chose, et tu nous laisses dans cette agonie ! Tiens, tu es un monstre.
Paulette retira de son corsage une lettre cachetée qu’elle tendit à son père théâtralement.
— Quand j’allais partir, à deux heures, maman me l’a donnée. Elle m’a fait jurer de ne pas te la remettre avant le soir. J’ai obéi ; suis-je un monstre d’avoir obéi ? Elle m’a confié qu’elle s’absentait ; pour ne pas vous peiner, elle a mieux aimé ne pas vous dire adieu.
Adèle, qui avait cru morte sa mère, releva la tête ; un long soupir gonfla sa poitrine. Bernard prit la lettre, s’approcha du lumignon posé sur la table, et déchira l’enveloppe avec un solennel tremblement. Et ses yeux lurent :
« Mon ami,
« Je veux encore t’appeler de ce nom ; je suis certaine que jamais tu ne cesseras d’être mon ami. Mais j’agis envers toi comme si tu n’étais plus mon ami. Tu me pardonneras ; de toi-même tu m’as promis que tu me pardonnerais. Je m’en vais, parce que la vie commune n’est plus possible dans la misère où nous descendons. Je pèse sur toi, tu pèses sur moi. Nous nous aigrissons l’un l’autre, et nous ne parvenons plus à nous entr’aider. Il faut que je me suffise, que je me débrouille toute seule. J’ai cherché à Paris une position ; on m’offre la gérance d’un magasin d’antiquités, rue de Babylone. Ayant accepté, je dois partir sans attendre.
« Je n’ai pas eu le courage de t’en parler. Tu m’aurais désolée par des insistances douloureuses et inutiles. Faire mes paquets devant toi, embrasser Adèle et Charles, je n’aurais jamais pu.
« Voici, maintenant, pourquoi je confie ma lettre à Paulette : cette enfant m’a toujours comprise mieux qu’Adèle ; et elle saura suivre mes recommandations. Mais Paulette a un caractère difficilement compatible avec les principes rigides où tu l’élèves ; elle te fera beaucoup d’ennuis ; loin de moi, elle sera très malheureuse. Laisse-la me rejoindre.
« Tu vois quelle confiance je garde en toi, puisque je m’en remets à ta décision pour une chose que j’aurais pu faire sans attendre ton consentement. On m’a trouvé un modeste appartement meublé de trois pièces, 27, rue Rousselet. Paulette y sera très bien ; la maison donne sur les jardins des frères de Saint-Jean-de-Dieu. C’est à proximité d’un lycée où je l’enverrai.
« Embrasse pour moi Charles et Adèle. Jules, que j’ai mis au courant de mes résolutions et qui les approuve te fera part, avant de s’embarquer pour les Indes, des dispositions qu’il juge utiles à nos communs intérêts.
« Mon voyage et les frais à prévoir en arrivant à Paris exigent que j’emporte sur moi quelque argent. C’est un des motifs qui m’ont fait vendre mon petit bureau. J’ai pris 500 francs ; tu trouveras le reste de la somme au deuxième rayon de mon placard, dans une pochette, sous la pile des draps.
« Hélène. »
A cette lettre, écrite d’une main agile, en des termes secs et positifs, selon le style des Restout, était adjointe une liste d’objets qu’elle priait son mari de lui expédier par un commissionnaire. Sa fuite clandestine ne lui avait permis de prendre avec elle ni son linge de corps ni ses robes.
Après tout ce que Bernard avait enduré, une telle lecture devait ou le briser absolument ou opérer chez lui une sorte de sanglante libération.
Il fut déchiré, broyé au delà de ce qu’il croyait pouvoir souffrir. Le départ d’Hélène, la certitude qu’elle allait retrouver Glenka enfonçait comme un fer rouge dans sa plaie fumante. Hélène abandonnait à leur naufrage ses enfants et lui sur le radeau de la Méduse où elle refusait de partager leur faim. Tout cela était indigne, accablant, et il sentait plus de honte que d’amour affligé.
Mais, du moins, il ne se rongerait plus d’incertitude. Il voyait clair maintenant dans le cœur d’Hélène. La rupture était nette. L’était-elle sans arrière-pensée ? Hélène conservait la tenue d’une honnête femme. Pas une allusion à son amant. Bernard lui sut presque gré de cette réticence, comme d’une pudeur de sa faute ou d’un ménagement pour lui. Sa lettre n’accusait aucune des haines qu’une épouse infidèle nourrit le plus souvent à l’égard de l’homme qu’elle délaisse. Elle présentait la séparation comme une nécessité accidentelle qui n’avait rien d’irrévocable. Seulement elle réclamait Paulette.
— Cela jamais, se dit sur-le-champ Bernard. Paulette avec sa mère, les deux autres avec moi, c’est la famille coupée en deux, c’est le divorce. Paulette dans un faux ménage. Paulette corrompue par ce misérable ! Non, je ne consentirai pas à sa perdition.
L’excès même de son malheur lui imposait la fermeté. Quand il eut achevé lentement la lecture funèbre, il remit la lettre dans l’enveloppe, et, se tournant vers ses filles qui scrutaient sa physionomie, Adèle bouleversée, Paulette, aiguë et curieuse :
— Mes enfants, dit-il, votre mère, pour des motifs que vous n’avez pas à juger, nous quitte quelque temps. Elle veut essayer si, en travaillant toute seule, elle réussira mieux qu’avec nous. Elle savait que je n’approuverais pas sa décision, elle me l’a cachée. Dieu veuille qu’elle reconnaisse demain son erreur.
Adèle, sans prononcer un mot, jeta ses bras autour de son cou, l’étreignit longuement.
— Elle a bien fait de partir, lança Paulette à mi-voix, en prenant un air de défi.
— Paulette, je te prie de garder le silence, intima Bernard avec une gravité si triste que la mauvaise enfant craignit pour la première fois son père et remit à plus tard le débat où elle saurait ce qu’on ferait d’elle ; car sa mère lui avait laissé entendre : « Tu me rejoindras à Paris. »
Charles, occupé de ses bateaux qu’il découpait, avait suivi d’une oreille insouciante les déclarations paternelles. Il comprit soudain que sa mère ne rentrerait pas ce soir et se mit à pleurer. Bernard l’attira sur ses genoux, essaya de le calmer, soulageant sa propre désolation dans la douceur meurtrie de ses paroles. Mais le petit répétait à travers ses larmes :
— Je veux maman ! Je veux maman !
— J’ai faim, dit Paulette à sa sœur. Je vais me couper une tartine.
— Paulette, commanda Bernard, mets la table avec Adèle, et vous y poserez le couvert de votre mère, à tous les repas, comme si elle allait rentrer. Quand elle reviendra, elle saura qu’elle n’a jamais été absente.
Adèle apporta la soupière. Bernard s’assit en face du couvert et de la chaise qui attendaient. Il remplit l’assiette des enfants ; la sienne demeura vide ; des pleurs impossibles à réprimer glissaient au creux de ses joues que marquaient des taches d’un rouge feu comme celles des pampres, lorsque l’automne commence à les vieillir ; dans la lueur chétive de la lampe les pointes emmêlées de ses cheveux semblaient devenues plus grises tout d’un coup.
Le remuement des cuillers rendait un son morne, étouffé ; on eût dit que, derrière la tenture noire, il y avait un mort étendu.
Adèle, cependant, offrait à son père du pain et des anchois :
— Je veux que tu prennes quelque chose. Tu as besoin, pour nous, de tes forces.
Doucement, il refusa :
— Demain, demain… je mangerai.
Sa pensée, malgré lui, s’égarait ailleurs ; il voyait Hélène arrivant à Paris ; l’autre était là, au devant d’elle ; le couple montait dans une voiture, en descendait, poussait la porte d’une allée. Il les suivait…
Puis un détail de la lettre lui revenait pour le tourmenter, cette intervention de Jules annoncée par Hélène. De quelle influence le néfaste Jules pesait-il sur les actes de sa sœur ? Bernard devrait se défendre contre les pièges qu’on lui tendait, consulter des hommes de loi ; une séparation légale commencerait dès qu’entre les époux serait dressée la machine de guerre des textes du code.
Il était tard ; aussitôt après le triste souper, Adèle récita la prière du soir ; en articulant la recommandation quotidienne : « Seigneur, secourez ceux qui voyagent, les pauvres, les malades, les agonisants », elle fut arrêtée par un spasme, eut peine à continuer. Paulette affecta de ne pas répondre, puisque son père lui avait enjoint le silence ; avant de se coucher, elle ne l’embrassa point.
Lorsque Bernard pénétra dans la chambre du haut, l’aspect du lit, où, seul dorénavant, il compterait les heures sans sommeil, lui remémora ce qu’il avait éprouvé après la mort d’Édith. S’il avait conduit Hélène au cimetière, elle eût été, pour lui, moins lointaine que dans le gouffre de feu qui l’emportait. Mais la vision du cadavre d’Édith allongé sur ce même lit éclairait son malheur présent :
— N’ai-je point trop aimé les créatures ? Est-ce que je ne mérite pas de les perdre ? Je me crois dépouillé de tout, et je reste un idolâtre, un avare. Là où est mon trésor, là est mon cœur. N’est-ce pas en Vous qu’il est, ô Dieu, seul vrai bien…
L’idée de « l’avarice » ramena son esprit aux trois cents francs qu’Hélène disait avoir laissés ; cet argent, quelques semaines, sauverait de la famine ses enfants. Il trouva les trois billets sur le rayon du placard, à l’endroit qu’elle avait désigné. En soulevant la pile des draps, ses doigts atteignirent un livre oublié ou caché derrière eux : c’était l’exemplaire de Madame Bovary, le même qu’elle avait prêté au peintre Sirvaës. Pourquoi le dissimulait-elle, sinon parce qu’elle mêlait d’impures intentions à l’attrait de ce roman ? Bernard se souvint de l’abbé Ragot et des mercuriales de ce rigoriste :
— Avait-il raison ? Hélène a failli ; ce n’est point pour avoir lu l’histoire d’un adultère. Mais elle l’a relue pour s’entraîner à faillir. Suis-je coupable d’avoir mis un tel livre sous sa main ?
Ce scrupule s’en alla, parmi les remous incohérents de ses souffrances, à la dérive. Il ouvrit sa fenêtre afin de clore, par habitude, ses volets. La flamme d’un réverbère tremblotait sous la pluie molle, interminable. Il entendit sortir d’une maison proche le vagissement d’un nouveau-né ; de plus loin, le vent porta le cri hagard d’une hulotte, ses coups de gorge chevrotants comme le rire d’une vieille folle. Une nuit d’hiver, à Portzic, la hulotte criait ainsi ; Hélène reposait à ses côtés, bouche contre bouche ; il lui disait : « M’aimes-tu ? » Elle avait répondu : « Oh ! oui, je t’aime ! »
Il écarta le fantôme de cruelles délices :
— Illusion des tendresses, à quoi bon te laisser revivre ? Tout ce qui fut vain ne peut plus être. Ceux qui meurent sans avoir compris la misère des joies périssables sont encore plus à plaindre que moi.