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Job le prédestiné

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V

Le surlendemain de la fatidique soirée, Bernard, en prévision des deux échéances prochaines, du trimestre qu’attendait Bonfils et de la traite remise d’avril à juillet par Durel, alla retirer au Crédit Lyonnais la moitié de son chétif dépôt.

Devant le guichet de la caisse, il se trouva vis-à-vis d’un prêtre long et raide dans une douillette cossue ; sa mine de vieux citron, ses lèvres sèches, ses yeux en vrille lui firent reconnaître le client qu’avait scandalisé Madame Bovary. Par un scrupule de politesse il souleva son chapeau ; l’abbé toucha le sien, comme il eût salué un inférieur tenu à distance, et détourna la tête avec une rogue antipathie.

Bernard n’en eut aucun émoi, sachant de quel personnage sa vocation d’être humilié lui infligeait la rencontre.

L’abbé Ragot, — il l’avait appris de Toustain, — était le fils cadet d’un meunier sarthois riche et d’une féroce ladrerie. Les gens du pays racontaient que le fils aîné de cet homme, ayant fait au régiment quelques dettes criardes, était venu supplier son père de lui avancer vingt louis ; et, comme le meunier, au lieu d’ouvrir sa bourse, le chargeait d’invectives, ce garçon, faible de cervelle, courut se jeter dans la rivière près de la roue du moulin. Un chemineau demanda cent sous pour plonger et repêcher le cadavre.

— Cent sous ! Dame non ! répondit le père, il remontera ben tout seul.

Ce bourreau d’écus était mort, et l’abbé Ragot devait à son héritage une indépendance d’allures dont ses confrères ne lui savaient pas trop bon gré. Dans une ville où le clergé gardait le pli des dignes attitudes, on lui reprochait de spéculer cyniquement, de s’asseoir sous le hall des banques, étudiant la cote, à l’affût des bruits de bourse. Il semblait entrer là comme en sa véritable église. Afin de pallier sa passion cupide, il affectait une impeccable rigueur doctrinale, des sévérités d’intégriste. Il cherchait à prendre figure, dans le diocèse, de quelqu’un d’important ; depuis la guerre il s’offrait parfois à suppléer, auprès d’élégants auditoires, les prédicateurs mobilisés. Ses ministères pieux ne l’empêchaient pas de suivre d’un œil averti la hausse ou la chute des valeurs. Ce matin, il venait empocher la plus-value d’un titre métallurgique, monté de cinq cents francs à quinze mille, et qu’il croyait vendre au bon moment.

Bernard vit les quinze billets de mille glisser des doigts du payeur aux mains expertes du prestolet boursicotier et dans les profondeurs de sa soutane. Le rapide spectacle l’attrista ; il aimait les prêtres et se faisait de leur mission un très pur idéal. Mais une pensée plus personnelle appesantit son déplaisir : cette liasse qui gonflerait stérilement le portefeuille d’un joueur scandaleux, s’il en avait disposé lui-même, aurait été la délivrance des siens ! Et, quand le mauvais riche repassa devant lui, hargneux, comme pressé de fuir son contact, pour la première fois Bernard eut à réprimer un sentiment pareil à l’envie du pauvre, à une révolte contre l’apparente iniquité des répartitions temporelles.

La contenance hostile de l’abbé Ragot lui démontrait aussi que, certainement, cet ecclésiastique avait discrédité de son mieux la librairie. Voilà pourquoi les acheteurs bien pensants demeuraient si clairsemés ! Jules avait donc raison : Bernard n’était pas fait pour le commerce ; Bernard ne réussirait pas !

Cette probabilité : Je ne réussirai pas, devenait écrasante en face d’un chaotique avenir. Si la guerre durait encore un an, même six mois, les Dieuzède se verraient, pour avoir du pain, réduits à vendre, — et comment ? — bribe à bribe, les restes de leur mobilier. A moins que Fergus Fergusson ne fût le sauveur, après avoir été la cause initiale du désastre… Mais comprendrait-il ? Et que voudrait-il faire ?

Bernard avait beau vouloir, dans son indigence, « porter la mort du Christ ». Il la portait, parce qu’il ne pouvait faire autrement ; s’il avait palpé dans sa main les quinze mille francs de l’abbé Ragot, son énergie d’abnégation se fût vite détendue.

Un surcroît de contrariétés et de dépenses allait, pour l’heure, éprouver sa vertu. Mme Restout, la mère d’Hélène, aux prises, tout l’hiver, avec une sciatique, n’avait encore pu venir embrasser Jules. Plus gaillarde au temps chaud, elle devait, aujourd’hui même, dans l’après-midi, débarquer du train de Brest, et manifestait l’intention de séjourner, une huitaine, chez sa fille.

Bernard n’espérait de sa visite que des amertumes. Inconsolable de la ruine d’Hélène, Mme Restout jetterait les hauts cris à l’aspect du pitoyable magasin et des chambres. D’avance, il l’entendait qualifiant de « clapier » la maison et se retournant contre lui, méprisante, d’un air accusateur. Mme Restout, c’était Paulette, sans la drôlerie de Paulette. Du matin au soir, elle piquerait sur son gendre, comme sur une patiente pelote, des épithètes malignes ou des plaintes acérées. S’il regimbait, elle se vengerait en aigrissant Hélène, en la déprimant vers d’affreuses prévisions. Elle irriterait ses appétits de luxe, contraints et mal corrigés.

La présence de sa belle-mère serait, au surplus, une charge pour leur gêne : il faudrait recevoir Jules, avec elle, à leur table. Et qui servirait ? Mme Couaneau, sans doute prévenue par une indiscrétion de Paulette que, désormais, on l’emploierait le matin seulement, avait fait exprès d’arriver trois quarts d’heure en retard. Hélène s’était fâchée ; sur quoi, la femme de journée, insolemment heureuse de mettre dans l’embarras « des patrons », avait crié très fort :

— Vous n’êtes pas contente ! Eh bien ! moi non plus, et je m’en vas ! Une boîte comme la vôtre, j’en suis saoule.

— Partez, lui avait sèchement répondu Hélène, trop fière pour déchaîner son indignation.

Et Mme Couaneau était partie, faisant claquer la porte, sincère enfin dans son adieu, secouant sur le seuil de cette maison la poussière de ses savates et l’humiliant souvenir des bontés subies. Plutôt que de laisser croire à Mme Restout qu’ils en étaient à ne plus s’adjoindre même une laveuse de vaisselle, les Dieuzède prendraient donc la première venue, une voleuse peut-être ou une gourgandine.

Quand sa belle-mère arriva, Bernard essaya d’oublier ses pronostics moroses. Vue en passant, Mme Restout paraissait une femme agréable : elle était mince et vive, point trop fanée ; des frisons neigeux cachaient au bas de ses tempes les flèches de ses rides ; ses joues poudrées avivaient le bleu vert de ses prunelles pétillantes ; on ne se doutait pas quel genre de malices décochait sa bouche menue, discrètement peinte et que maintenaient en arc pincé des fausses dents posées à merveille. Fille d’un gentilhomme poitevin et apparentée à l’amiral de Hautecloque, elle avait épousé un simple commissaire de la marine ; sa dot, aussi maigre que celle d’Hélène, écartait de sa personne les prétendants titrés. Mais elle rebattait les oreilles à son mari, — et à qui voulait l’entendre, — des grands noms de ses ascendances.

En pénétrant dans le magasin, suivie d’Hélène et de Paulette, après avoir concédé sa joue au baiser de Bernard, embrassé Adèle et Charles sans tendresse, elle ridiculisa d’un coup d’œil acerbe la poutre en saillie du plafond, et prit un ton d’aimable persiflage pour observer :

— C’est tout à fait champêtre, cette solive !

— N’est-ce pas, ma mère ? répliqua Bernard avec la volonté d’être jovial. On pourrait y pendre des vessies de porc ou des chapelets d’oignons.

— On pourrait s’y pendre aussi, lança Mme Restout, brusquement sinistre.

Mais, au même instant, Jules survint, et tout s’effaça devant le fils adoré. Sa mère courut à lui plus qu’il ne s’élança vers elle ; à pleines mains, elle saisit sa tête en lui pressant le front d’un long baiser ; elle le contempla, lui sourit comme à un enfant que l’on caresse ; elle reprenait possession du fruit de sa chair, comme si, l’ayant cru mort, elle le tenait entre ses bras ressuscitant.

— Mon pauvre chéri ! C’est bien toi !

Son éperdument ne décelait rien de théâtral ; un autre que Jules l’aurait-il excité chez cette femme égoïste et vaine ? Bernard, une fois de plus, admira l’ascendant magnétique dont Jules subjuguait, même sans le vouloir, la plupart de ceux qui l’approchaient ; sa mère, plus que personne, s’abandonnait à cette fascination ; elle idolâtrait en son fils les puissances de réussite qu’elle s’irritait de n’avoir pas eues.

Il s’assit avec elle sur le grand canapé, et ils s’entretinrent, oubliant presque leur entourage. Elle le complimenta de ses forces revenues, mais ne fit aucune allusion à sa blessure ni aux suites ; elle savait que les apitoiements sur ses infirmités l’exaspéraient. A son tour, il s’informa de son père et s’étonna que M. Restout ne l’eût pas accompagnée. Alors, elle lui rappela quels sacrifices la rigueur des temps imposait à leur vieux ménage. Ne pouvant plus vivre de sa seule retraite, son mari était entré dans une assurance ; un travail énorme lui incombait.

— Et tu le connais. Le devoir avant tout ! Il en est même assommant, le cher homme ! Il ne demanderait pas trois jours de congé…

Bernard sourit intérieurement de l’explication : son beau-père lui avait écrit qu’il viendrait seul, plus tard, s’il pouvait, la perspective d’un voyage en compagnie de son épouse lui paraissant insupportable, tant elle se faisait exigeante et hargneuse !

Hélène, au début de ces effusions, s’était éclipsée ; elle reparut et invita sa mère à monter « dans ses appartements ». On avait aménagé pour elle la petite chambre d’Adèle et Paulette ; les deux filles habiteraient ensemble, quelques nuits, la mansarde suffocante qui donnait entre les deux murs, au-dessus de la cuisine.

Tous, sauf Bernard, escortèrent au premier étage Mme Restout. Tandis qu’il demeurait en bas à déballer des livres, il eut la visite de Brouland. Glenka, contre son habitude, n’était pas venu. Mais Brouland tendit à Bernard une lettre du docteur : Glenka y réitérait, pour Hélène, ses compliments, sa reconnaissance et celle de ses amis. Il joignait au pli les cinq cents francs convenus sujet du Luyken et priait M. Dieuzède de remettre l’ouvrage à Brouland ; lui-même, organisant un nouveau service, ne pourrait, de toute la semaine, se rendre à la librairie.

Bernard tira donc de l’armoire flamande l’in-folio brun aux marges déteintes, le compagnon des calmes soirs, ce livre d’images par qui certains gestes de Dieu lui étaient devenus palpables, comme les prémices de la vision promise à son attente de croyant. Au moment d’y renoncer tout à fait, un scrupule inopiné ralentit, alourdit ses mains, pendant qu’elles pliaient et ficelaient le trésor volumineux :

— Ce Luyken qu’il vendait lui appartenait-il ? Si Bonfils en avait su l’existence, l’aurait-il omis sur l’inventaire ? Est-ce que Bernard n’aurait pas dû l’avertir de sa découverte ?

Mais expliquer à Brouland que, par une singulière distraction, jamais encore il ne s’était posé un tel cas de conscience, ce serait trop ridicule.

— Après tout, se répondit Bernard, j’ai acheté en bloc le fonds Bonfils ; Luyken en faisait partie, donc il est à moi. Et puis, Bonfils n’a pas besoin de ces cinq cents francs ; nous, il nous les faut. Je les inscrirai à son compte et lui réglerai cette petite affaire, s’il y a lieu, plus tard, quand nous en retrouverons les moyens.

Il s’adjugeait ainsi une provisoire aumône, subissant l’optique morale du pauvre, qui, facilement, incline à conclure : Nécessité vaut droit.

De son sérieux, de son silence Brouland induisit qu’un pénible débat agitait le possesseur du livre :

— Il vous en coûte beaucoup, énonça-t-il, de songer dans cette minute : cette belle chose n’est plus mienne ?

— Oui, je l’ai trop aimée. Il ne faut rien trop aimer, sauf Dieu qu’on ne peut perdre…

Brouland approuva d’un signe de tête et appuya sur les pupilles myopes de Bernard le tranchant de son œil bleuâtre. Peut-être croyait-il démêler dans la phrase du mari d’Hélène une obscure et anxieuse révélation. Des paroles qu’il n’osait émettre brûlaient les lèvres du confident de Glenka. Bernard, si peu attentif à l’extérieur des gens, discerna en son attitude, sur son visage doctoral, une contention très différente de sa coutumière gravité. Lorsque Brouland, le lourd Luyken sous l’aisselle, se retira, pourquoi sa poignée de main fut-elle plus intime que les jours d’auparavant ?

Bernard cherchait la clef de ces bizarreries ; mais Paulette, redescendue en courant au magasin, s’approcha de lui sur la pointe des pieds, chuchota :

— Sais-tu ? Grand’mère a dit : « Si j’avais compris que vous étiez campés comme des bohémiens, je ne serais point venue chez vous. » Maman a répondu : « Ce n’est pas moi qui ai choisi le campement, c’est Bernard. » — « Peut-il choisir quelque chose ? a dit grand’mère. Il ne voit rien… »

Bernard, à genoux devant sa caisse de livres, se releva, et, d’un geste mécontent, lui interdit de poursuivre :

— Paulette, je t’ai prévenue déjà. J’ai horreur des rapportages. Rapporter, c’est le métier des espions. Tu sais ce qu’on leur fait, aux espions ?

— On les fusille. C’est bien. Dorénavant, je garderai tout pour moi…

Et Paulette s’en retourna, se dandinant, les mains dans les poches de son tablier rose, avec une moue non contrite, mais vexée.

Si elle ne visait qu’à peiner son père, elle avait touché son but. Le mot de Mme Restout : Il ne voit rien, fit sursauter Bernard, de même que la piqûre d’un taon secouerait un bon cheval assoupi.

— Je ne vois rien ! Hélas ! Je vois trop qu’on ne m’aime pas, moi qui aime tant à aimer ! Et le reste a peu d’importance…

Hélène traversa le magasin pour donner ses ordres à une cuisinière d’extra qu’elle avait follement engagée, voulant fêter sa mère et surtout Jules. Bernard lui montra la lettre du docteur. Elle courut de ses yeux véloces à travers l’écriture longue, déliée, dont les F et les S affectaient d’archaïques volutes. Quand elle arriva aux lignes où Glenka laissait prévoir qu’il ne reviendrait pas, de quelque temps, chez les Dieuzède, un plissement fugitif, comme le frisson d’un souffle sur une eau inquiète, rida ses traits fatigués. Bernard observa son impression, attentif peut-être parce qu’il venait de s’entendre dire qu’il n’observait rien. Quoiqu’un store extérieur fût abaissé le long de la vitrine, la façade de Me Lendormy réverbérait contre le visage d’Hélène tout le soleil de la rue. Bernard, sans y déchiffrer un dépit secret, devina seulement qu’elle interprétait, comme lui, cette manière d’espacer les relations.

— Qu’en penses-tu ? Nous a-t-il jugés mal reconnaissants de ce qu’il fait pour nous ? L’aurais-tu froissé par quelque trait dédaigneux ?

— Mais je ne crois pas, repartit Hélène en posant la lettre sur le bureau de son mari. Il doit réellement être fort occupé…

Bernard s’étonna qu’elle n’ajoutât point, au vu des cinq cents francs :

— Cet envoi tombe bien à propos.

Elle sembla n’y prêter aucune attention, tout entière au plan d’un menu qui parût honnête et ne fût pas ruineux.

A table, Paulette, débridée par l’indulgence de sa grand’mère, — Mme Restout se retrouvait en elle et riait de ses incartades, — dégoisa ses verbiages sur la soirée, comme si, en interrogeant Hélène, elle avait imaginé ce qu’elle n’avait pu voir. Elle oubliait de manger, n’ayant la bouche pleine que de son ami Glenka :

— Tu sais, grand’mère, maman a un éventail mignon comme tout. Le docteur Glenka l’a beaucoup admiré…

Hélène se penchait, en cet instant, vers Charles pour lui renouer au cou sa serviette, — soin qu’elle abandonnait d’ordinaire à Adèle, — et, sans relever les yeux, elle gourmanda :

— Paulette, tu nous ennuies. Justement, il ne m’en a pas soufflé mot.

— Je me demande, considéra Jules, si cette réunion où Hélène a brillé sera une réclame efficace auprès de votre clientèle. Vous passerez, plus qu’avant, pour des artistes. Des artistes boutiquiers sont un paradoxe dont les gens se méfient.

— D’abord, appuya Mme Restout de sa petite voix coupante, Bernard devrait sacrifier sa chevelure. Jules a raison. Il ne faut pas ressembler à un artiste, il faut être, si on veut réussir, comme tout le monde.

— Vous croyez, opposa Bernard badinement, que, si j’étais tondu très court, nous vendrions quatre fois plus de cartes postales ?

— Ah ! non par exemple, se récria en même temps Paulette, si papa n’avait plus ses cheveux, il serait pareil à Samson, quand Dalila eut mis ses ciseaux dans sa perruque.

— Papa, sans ses cheveux, ajouta, moins tranchante, Adèle, aurait une figure encore plus distinguée, et il serait encore moins populaire.

Jules, à la surprise de Mme Restout, laissa tomber dans la balance le poids souverain de son avis contre celui qu’elle venait d’émettre :

— Au fond, les cheveux sont accessoires. Le commun des sots détestent l’artiste parce qu’ils sentent quelqu’un d’une race supérieure et capable de jouissances qu’ils n’auront jamais. Un artiste dénué d’argent est comme un roi exilé qui se promènerait en fiacre avec sa couronne sur la tête. On le montrera du doigt et les gamins siffleront…

— Mais je ne suis pas un artiste, s’exclama Bernard ; je fus simplement un très humble amateur de belles choses.

— Les belles choses, aventura Mme Restout, vous ne devriez pas les étaler, surtout celles qui ont une couleur politique. Ainsi, la tenture aux fleurs de lys… Par ces temps d’union sacrée, c’est bien imprudent.

Hélène savourait la tranche juteuse d’un melon trempé dans de la glace ; elle n’avait point défendu la chevelure de Bernard ; on eût dit qu’elle s’en désintéressait. Mais, pour les fleurs de lys, elle protesta d’un rire sarcastique :

— O maman, quelle idée ! Mon piteux magasin ! Veuf de la tenture, il ressemblerait au crâne de Lendormy.

— Que dirait Glenka, dramatisa Paulette, si la tenture n’y était plus ?

Jules s’enquit nonchalamment pour quel motif, Glenka, tout à l’heure, n’avait pas accompagné son ami.

— Il organise, expliqua Hélène, un nouveau service à l’hôpital.

— Tiens ! Cet après-midi, je ne l’y ai pas vu.

Bernard dirigea vers sa femme un clin-d’œil d’intelligence. A contre-jour, dans la perpétuelle pénombre de l’arrière-boutique, le visage d’Hélène dérobait ses impressions. Sur son front, d’une blancheur moite, Bernard ne distingua qu’un léger froncement de sourcils. Cependant, mordu par le Démon des tristesses venimeuses, il subit cette certitude :

— Quelque chose a dû se passer ; Glenka nous bat froid.

Presque aussitôt il annonça :

— Dimanche, nous irons faire au docteur une visite de remerciement.

— Nous irons, confirma Hélène en faible écho.

Paulette applaudit à ce projet ; elle supplia sa mère, avec des minauderies cajoleuses, de l’emmener chez Glenka :

— Je voudrais trop connaître son salon, son intérieur.

Mme Restout eut la curiosité, sur lui, d’une question :

— Il est marié ?

— Oui, répondit Bernard ; mais, depuis 1914, sa femme vit à Toulon, et lui, où la guerre le promène. C’est un ménage détraqué, comme il y en a tant… Nous n’avons pas à sonder de qui viennent les torts.

— Les torts, déclara Mme Restout, viennent toujours de celui des deux dont l’autre ne veut plus.

— Vous allez bien loin, répliqua Bernard d’une voix qu’il s’efforça de maintenir dans le registre doux. Les pires infamies seraient donc justifiées !

— Comprenez-moi, mon cher. Quand on est vaincu, il faut d’abord s’en prendre à soi-même ; je ne veux rien dire de plus…

Mme Restout devinait-elle, dans la rencontre de Glenka, un événement fait pour bouleverser l’avenir d’Hélène ? Voulait-elle, du même coup, scruter sa fille et sonder si Bernard avait des soupçons ?

En fait, elle ne calculait pas, comme Mme Macreuse, la profondeur possible des blessures qu’elle ouvrait. Quand sa langue dardait des flèches sifflantes, enduites de poison, elle soulageait avant tout les exaspérations de sa nervosité. Elle se dépitait de vieillir, liée à un intérieur médiocre, et maudissait son gendre d’être un gueux dont elle ne pouvait plus rien tirer. Dîner chez les siens, dans l’arrière-boutique d’« une échoppe », quelle déconfiture ! Au surplus, elle discernait entre Hélène et Bernard une gêne morale, les froideurs d’un ménage où l’affection « devient un fardeau qu’on porte à deux ».

Mais Hélène lui cachait les agonies d’une volonté battue par des vents contraires. Bernard, grâce à sa foi généreuse en la sagesse loyale d’Hélène, rembarrait tout soupçon de plus âcres discordances.

Les paroles de Mme Restout les dévastèrent cependant l’un et l’autre au delà de ce qu’eût espéré leur plus féroce ennemi.

Tandis que Jules, pour se dépayser, pour divertir sa mère et Paulette, les promenait à travers des villes et des forêts de l’Inde, transposait des visites aux pagodes, des histoires de tigres et d’éléphants, Hélène, rêvant au lieu de manger, le menton dans la paume de sa main, laissait entrer jusqu’en sa conscience le susurrement perfide :

— Si tu n’aimes plus Bernard, c’est sa faute, ce n’est point la tienne.

Ce non-amour signifiait-il qu’elle cédait aux prestiges de l’amant, de celui qu’elle ne devait pas aimer ? Elle croyait se garder sombrement libre à l’égard de tous deux, affranchie de l’illusion des joies, impassible par désespoir sous le joug des adversités. Ses enfants lui représentaient à peine une raison suffisante de rebondir et de vouloir vivre. Elle eût estimé, comme jadis, Mme de Montbazon, qu’une femme, à trente ans, — et elle en passait trente-sept, — est « bonne à jeter dans la rivière ». Devant sa désolation l’existence se creusait pareille à un puits noir et fétide, au fond duquel elle aurait souhaité d’être anéantie :

— Si je pouvais mourir ce soir ! O délices de glisser dans un sommeil frais, sans rêves, n’ayant pas de fin !…

Mais cette fringale de mort couvrait l’appétit sinistre du bonheur défendu, qu’un reste de bon sens lui montrait encore absurde et monstrueux.

Bernard, en face d’elle, taciturne, grignotait une carcasse de volaille et remâchait la boutade atroce de sa belle-mère : les torts viennent toujours

A quoi rimait son avertissement ? Hélène lui avait-elle fait des confidences ? Tout d’un coup, la seule catastrophe qu’il s’était refusé à prévoir, la ruine de son foyer, surgit contre ses yeux, l’obséda ; comme une bande d’ombres sardoniques qui eussent gambadé sur la morne tapisserie, la chaîne des inductions, dérisoire et cruelle, se noua dans sa clairvoyance.

— Pour Hélène, je ne compte plus. Elle est ma femme, et je n’ai point de femme. Son corps se prête à moi, si je le veux ; mais son cœur est loin de moi. Et son changement ne date pas d’hier. Ce qu’elle m’a dit le soir de notre arrivée… Si elle a cessé de m’aimer, n’aime-t-elle pas ailleurs ? Et qui ? Pourquoi sa mère veut-elle savoir : « Il est marié, ce docteur Glenka ? »

Oui, si elle pense à un homme, ce ne peut être qu’à lui. Il est beau, il est riche, il est plus jeune que moi, il sait plaire…

Ici, la mémoire de Bernard rejoignit des faits minimes, indices d’une inclination commençante ; le soin qu’elle prenait de sa toilette, les jours où l’on attendait Glenka ; sa furie contre Paulette, comme si, en l’engageant à poser devant l’artiste, la petite eût démasqué les sourdes agitations qu’Hélène refoulait, puis, chez Glenka, l’air singulier et douloureux qu’elle avait au sortir du balcon ; enfin, l’inexplicable éloignement du docteur…

L’avait-il courtisée ? Lui en voulait-il de résister à ses manèges ? Ah ! le faux ami, le misérable, ses poignées de main tranquilles, et ses grimaces de dévouement !

Jules, en ces minutes, narrait une nuit dans la jungle, et le court frisson qui l’avait pris, autour d’un feu déclinant, à entendre, la première fois, sortir de la brume le râpeux rugissement du tigre, le cri du monstre qu’on ne voit point et qui rôde à pas de velours, reniflant votre chair, tendu pour vous broyer. Ce cri de la bête, Bernard l’entendit haleter dans le brouillard de son destin. Jamais il n’avait été jaloux ; il se croyait incapable de l’être. Néanmoins, ce qu’il sentit alors gronder en ses entrailles ressemblait au courroux du mâle à qui on dispute celle dont il a fait son bien. Aussitôt, il comprima ce tumulte de sa chair :

— Non, la chose est impossible. Je les calomnie, je suis moi-même un misérable. Je ne veux plus y penser…

Mais la convulsion de son doute altéra sur sa face rose et bien rasée l’habituelle mansuétude ; il devint cramoisi.

— Qu’avez-vous donc, Bernard ? observa sa belle-mère amicalement. Vous êtes rouge comme un homard cuit. Vous me rappelez ces Anglais que je voyais, au marché, les premiers mois de la guerre, mordre à même des tomates crues.

— Nous manquons un peu d’air ici, dit-il en relevant les yeux du côté de l’étroite fenêtre. Des mouches, attirées par les odeurs de la cuisine, tourbillonnaient au dehors et s’accouplaient contre les murs brûlants.

Charles laissa choir à terre sa fourchette ; Bernard, d’un mouvement machinal, la lui ramassa. Dans la boutique le timbre de la porte retentit, et Bernard quitta vivement la table, car il reconnut, à son pas trottinant, Toustain, l’ami des mauvais jours.

Son petit feutre verdâtre entre les doigts, ses bons yeux ronds toujours ahuris, un sourire sur ses grosses lèvres de Faune sanctifié, Toustain exposa qu’un amateur offrait pour le Luyken six cents francs.

— Décidément, s’exclama Bernard, les bras au ciel, puis se frappant, en signe de consternation, le plat des cuisses, décidément nous ne sommes pas dignes d’être aidés par vous.

— Il est vendu ! Ce n’est pas bien. Vous m’aviez pourtant promis…

Bernard se justifia comme il put, mettant à sa charge une opération conduite hors de lui, presque malgré lui.

Toustain se mordit les lèvres ; il devina peut-être que Bernard s’humiliait afin d’épargner Mme Dieuzède.

— Ce monsieur, dit-il du docteur, a trop de chance.

Bernard ne répondit pas, et, quittant ce propos pénible, s’informa de Toustain lui-même, des événements de son humble vie. Le pauvre homme s’avoua comblé de tribulations ; son oncle le chanoine lui avait laissé des titres lombards dont il ne touchait plus les rentes ; vivre de pain et de pommes de terre, c’eût été, pour lui, tout simple. Mais sa femme, comme une enfant malade, lui rompait la tête d’exigences insoutenables. Elle réclamait des huîtres et des cervelles aux champignons ! Par surcroît, elle l’accusait d’employer à de subreptices folies l’argent du ménage. Quand elle se calmait, elle devenait si inconsciente, même physiquement, que, les lessives étant trop chères, il devait passer une partie de ses journées à laver et à faire sécher, pour la nuit, une de leurs deux paires de draps…

— Oh ! termina-t-il en soupirant, je n’ai guère à me plaindre. Je suis un vieux sac qu’il faut recoudre. — Il voulait dire : j’ai plus d’une faute ancienne à rajuster. — Chaque moment d’épreuve est un point refait dans mon cuir coriace. Si l’aiguille ne piquait dur, le fil ne tiendrait pas.

Bernard lui pressa les mains avec une effusion douloureuse ; il versait au creux de sa propre blessure, comme un aromate, les tristesses patientes de Toustain. Celui-ci n’en eut aucun soupçon et fut attendri jusqu’aux larmes.

Lorsque Bernard se rassit à table, il vit qu’Hélène le questionnait du regard sur cette visite tardive. Il détourna le sien et n’ouvrit pas la bouche ; une allusion à Glenka l’eût gêné, ainsi qu’elle devait gêner Hélène ; il avait presque peur, s’il nommait cet homme, de surprendre chez elle un tressaillement de muscles, une vibration des cils dénonciatrice. Malgré lui, le doute accrochait ses griffes de vampire aux moindres contacts de leur vie commune.

Jules, maintenant silencieux, grillait une cigarette anglaise saturée d’opium, et suivait les copeaux bleus de la fumée se dévidant vers le plafond, comme les entrelacs serpentins de ses combinaisons opulentes.

La chaleur était si lourde qu’Hélène proposa de monter dans sa chambre où on respirerait un peu plus au large. Jules reconnut, derrière un fauteuil, une petite table à jeu, salie d’encre depuis que Paulette, se l’appropriant, y barbouillait, maussade, ses pensums d’écolière :

— Si nous essayions un bridge ? décida-t-il. Qu’en dis-tu, maman ? Hélène, tu feras le mort.

Il flattait le penchant invétéré de sa mère, ce besoin du jeu qu’il tenait d’elle. Pendant ses journées d’hôpital, le bridge suppléait d’autres spéculations ; c’était « un biscuit qui trompait sa faim ». Hélène bouleversa toute sa commode avant de trouver le paquet des cartes.

— A quel taux jouons-nous ? demanda Jules en s’installant.

Mme Restout eût trouvé fade une partie sans enjeu d’argent. Mais elle se méfiait : Jules, elle le savait trop, était un joueur sagace, intraitable ; elle-même, une fois que le démon du tapis vert l’agrippait, allait jusqu’au bout de ses moyens ; elle aurait joué sa chemise, elle aurait joué, confessait-elle, « les toiles d’araignées qui meublaient le fond de sa bourse ». Une inspiration lui vint qu’elle énonça incontinent :

— Bernard, je vous ai vu, tout à l’heure, mettre en liasse des coupures de cinq francs. Prêtez-nous en donc une centaine : nous ferons trois parts, et les gagnants… ou les gagnantes vous les rendront à la fin.

Bernard ne se ploya pas sans répugnance à sa fantaisie baroque. Pourquoi cette manie des grandeurs, quand on n’avait rien ? Cependant, s’il avait refusé, il aurait eu l’air de prendre pour des fripons sa belle-mère et Jules. Il ouvrit donc un placard, retira d’une cassette les billets et, de sa main, les répartit aux partenaires.

Le jour déclinait ; la partie commença, les volets clos, entre deux flambeaux allumés.

Il descendit fermer le magasin, écrivit en bas une lettre d’affaires. La diligente Adèle, au coin de son bureau, sous la même lampe, apprenait ses leçons pour le lendemain.

Au moment où il remonta, Jules avait déjà fait de copieuses levées ; et la pile des coupures s’enflait à côté de son jeu. Paulette, debout près de son oncle, s’évertuait à suivre le mouvement des as et des piques ; même sans bien comprendre, elle s’unissait d’une complicité perverse aux intentions du joueur, souhaitant qu’il gagnât tout, et, chose plus énorme, qu’il gardât son gain.

Du marbre de la commode où il s’était allongé, Tuong, se lissant les moustaches, ses pupilles tournées vers les flambeaux, paterne, semblait aspirer l’encens d’un rite initiatique, et l’ombre du chat coupait en deux le front d’Hélène.

Le menton maigre de Mme Restout, pointé au-dessus des cartes, ses yeux phosphorescents comme ceux de Tuong, avouaient l’impatience d’une vieille passion d’autant plus vorace que la nécessité la contraignait à la faire souvent jeûner.

L’attitude de Jules était indifférente, mais satisfaite ; il comptait les points, attirait à lui, de ses doigts dédaigneux et le touchant à peine, le sordide papier des billets. Mais on percevait, sous cette froide apparence, la dévotion d’un idolâtre de l’argent ; et, tandis qu’il combinait pour le plaisir de combiner ou se créait le mirage d’un lucre même médiocre, il accomplissait une sorte de liturgie familière.

Les figures sérieuses d’Hélène et de Paulette réfléchissaient un état d’esprit en accord avec le sien. Pour toutes deux, quelle école ! Hélène, en participant à la muette ivresse du jeu, éliminait ce qui subsistait de meilleur au fond d’elle, et s’enfonçait vers la jungle des voluptés douteuses, à la rencontre des fauves inconnus.

Devant Bernard, que le bridge ennuyait absolument, ce spectacle familial éclairait d’une cruelle évidence l’erreur de son mariage, l’antinomie de son caractère et du milieu qu’Hélène subissait.

Assis dans un coin, près du lit de Charles qui dormait, il triturait, contre son gré, d’amères méditations.

Comment sauver Hélène ? Comment éloigner tout à fait Glenka ? Si, par bonheur, le personnage renonçait de lui-même à une séduction infructueuse, si elle ne retournait plus à l’hôpital, cette éphémère intimité s’éteindrait dans l’oubli ; Hélène se reprendrait ; car, en supposant qu’elle eût été imprudente, — et rien ne le prouvait, — Bernard demeurait certain qu’elle n’avait pas encore trahi ses devoirs d’épouse.

S’il lui parlait cœur à cœur, s’il l’avertissait de l’irrémédiable où elle s’exposait à glisser ? Mais non : il devait se taire ; l’aveu d’une inquiétude, une question maladroite ne sauraient qu’irriter son acrimonie, lui suggérer peut-être l’idée d’une faute qu’elle réprouvait :

— Quelle opinion, se récrierait-elle, as-tu donc de moi ? Te voilà jaloux ! Cet ornement seul te manquait !…

Non, il ne fallait pas qu’elle se doutât de son doute. Il se montrerait plus sûr d’elle que jamais, plus joyeux, plus tendre…

Mais aurait-il l’art de dissimuler ? Pour la première fois, en ses rapports avec elle, un principe de tromperie s’immisçait. Il n’était pas homme à soutenir longtemps l’apparence d’un mensonge. Quand le doute s’est assis entre deux époux, sur l’oreiller, à moins qu’on ne l’étrangle dans la résurrection d’un grand amour, il devient l’intrus sinistre, énorme, implacable ; il chasse du lit commun l’un et l’autre occupant.

Bernard aimait Hélène ; il l’avait longtemps possédée comme si elle ne pouvait se détacher de lui. Peut-être oubliait-il trop que la conquête de sa femme était, chaque jour, à faire ou à refaire. Il se reposait sur sa fidélité autant qu’il avait confiance en lui-même. Si, demain, la paix de son amitié se changeait en une jalousie contrainte et sans cesse au guet, Hélène n’éventerait-elle pas le mystère de son tourment ?

Ah ! que l’homme redouté partît, et l’horrible menace disparaîtrait.

Mais, s’il ne partait point ? Si les relations continuaient ? Pour quel motif plausible Bernard fermerait-il sa maison à Glenka dont il n’avait reçu que des procédés, en apparence, exquis ? Il se laissait emporter à l’hypothèse du parfait désastre : Hélène le trompant, l’abandonnant, divorçant… Du moment où elle voudrait sa perdition, il savait son impuissance à l’empêcher. Aussi, dans sa détresse, rebondissait-il vers la prière, son unique refuge :

— Mon Dieu, suppliait-il en silence, vous êtes le Maître. Il dépend de vous que, lui, s’en aille, et que la triste Hélène retrouve son cœur d’autrefois. J’ai renoncé au peu que je croyais avoir ; l’honneur me restait et, avec mes enfants, ce quelque chose qui n’est ni de l’or, ni une maison, ni du pain, mais la foi en l’épouse que vous m’avez donnée. Perdre encore cela, non, ce calice est au-dessus de moi, je n’en suis pas digne !

Les parties succédaient aux parties ; Mme Restout, acharnée à se défendre, regagnait un peu « du poil de la bête » et réussissait quelques tricks avantageux. Hélène, tout d’un coup agacée de faire le mort, se leva, déclara qu’elle ne jouait plus.

— Paulette, avertit Bernard, tu as entendu sonner dix heures ; Adèle est au lit ; viens dire bonsoir et va vite la rejoindre. Allons !

Paulette, à genoux sur une chaise derrière son oncle, ne grouilla pas plus que si son père eût apostrophé la pendule ou Tuong. Irrité de cette insoumission publique, Bernard vint à elle et, de force, la mit debout.

— Tu me fais mal, grogna Paulette, presque se débattant.

— Pauvre mignonne ! soupira Mme Restout, qui donnait, comme toujours, tort à son gendre.

Paulette, encouragée à la résistance, pleurnichait, se rebiffait. Il l’entraîna par la main hors de la chambre ; sur l’escalier, Hélène les rejoignit :

— Laisse-la, commanda-t-elle, énervée contre tous les deux, c’est moi qui la mènerai coucher.

Il rentra ; son absence avait duré une minute à peine. Par une méfiance insolite, il regarda sur la table du jeu les mises imprudemment prêtées. Celle d’Hélène paraissait intacte ; mais Jules n’avait plus à côté de lui que sept ou huit billets, sa mère, trois ou quatre ; qu’était devenu le reste ?

Jusqu’à la fin de la partie, il ne dit rien. Seulement, il se demandait, indigné, si Jules avait saisi l’occasion d’une simple farce, se ménageant de restituer la mise avant que son distrait beau-frère en eût constaté la fuite ou, s’il osait, de compte à demi avec sa mère, le rançonner sournoisement. La nécessité d’une explication le fâcha davantage que la perte possible de l’argent ; saurait-il garder son sang-froid ? Immobile en face des joueurs, il les dévisageait tour à tour, affectait une insistance à considérer les billets. Jules se maintenait impassible ; Mme Restout trahissait sur sa mine un je ne sais quoi d’ironique et d’insolent. Lorsque, schlem encore une fois, elle eut capitulé, Bernard s’approcha du jeu et, le plus posément qu’il put, toisant Jules qui paraissait ne point prêter attention à lui :

— Eh bien ! dit-il, un farfadet a subtilisé ta mise et ton gain ?

— Mon gain, le voici, répondit Jules, en exhibant les billets qu’il avait laissés sur la table.

— Oui-da ! et les autres ?

— Les autres ? quels autres ?

— Voyons ! Et la liasse que je vous ai prêtée ?

— Le farfadet, je pense, la rapportera. Mais que ferais-tu s’il la semait en route ?

— Demain, mon cher, je déposerais une plainte contre lui pour abus de confiance, escroquerie et vol qualifié.

— Ah ! vous voilà bien, les mystiques, vous qui crachez sur l’argent. Dès que le vôtre est en cause, il n’y a pas de plus féroces bourgeois…

— Jules, interrompit Bernard tristement, — et une colère comprimée frémissait dans sa gorge, — ton inconscience m’épouvante. Tu ne vois donc pas où nous en sommes ! D’ici quelques mois, je ne sais plus comment nous ferons ; si un miracle ne nous dégage, nous n’aurons plus rien devant nous que des dettes. Il ne nous restera qu’à gratter avec l’ongle le fond de la salière et à nous sucer le doigt. Ces coupures que tu as fait semblant de me filouter, elles représentent les suprêmes bouchées de pain d’Hélène et des enfants.

— Tu exagères, mon vieux, répliqua Jules, s’arrogeant un ton de conseiller qui prend les choses de haut, c’est bien simple ; si tu es hors d’état de payer Bonfils, avertis-le, ou, sans l’avertir, cesse de payer. Tant que durera le moratorium, il ne peut rien contre toi…

— De quoi s’agit-il ? s’étonna Hélène, rentrée sur ces entrefaites. A l’air des deux hommes elle flairait un conflit grondant.

— C’est Bernard, s’empressa d’expliquer Mme Restout, qui prend très mal une plaisanterie…

Presque agressif, Bernard se tourna vers elle :

— Une plaisanterie, ma mère, vous l’avouerez, au moins, hors de saison. Après tout ce qui s’est passé…

— Qu’est-ce qui s’est passé ? cria Jules, croisant les bras et défiant Bernard d’un froncement de sourcils. Tes rancunes ont les dents longues. Est-ce ma faute si la guerre, comme une bande de sangliers, a saccagé notre exploitation ? Est-ce ma faute si j’ai dû partir, si j’ai été blessé ? Est-ce ma faute si Dervart nous tourne le dos ?

« Mais, continua-t-il radouci, car il sentait que sa véhémente riposte mordait sur son beau-frère, laisse-moi te parler sérieusement. Il faut que j’aille quelques jours à Paris pour m’occuper de vos intérêts. On m’a mis en rapports avec un homme intelligent qui se charge, aussitôt reprise la hausse des matières premières, de lancer nos actions. Je dois lui donner rendez-vous…

— Quel est cet homme intelligent ? demanda Bernard, prévoyant déjà où Jules allait en venir.

— Le banquier Sarug.

— Oh ! Sarug, je l’ai vu. Il m’a fait horreur. Une tête de vautour sur un charnier, un gibier de potence, un trafiquant de ruines ! C’est à lui que tu veux confier notre salut ! Il fera sa main et laissera ensuite dégringoler l’affaire. Nos titres iront pourrir aux Pieds humides.

— Tu me crois donc totalement idiot ? releva Jules, de nouveau âpre.

Et, en termes précis, mais saccadés, il recommença l’exposé de son projet. Peu importait que Sarug fût honnête ou non ; le plus grossier bon sens l’intéresserait au succès de l’entreprise, puisque, ayant versé seulement cent mille francs, il recevrait deux mille trois cents actions d’apport comme les anciens associés.

— Alors, se récria Bernard, je serais l’associé de Sarug, d’un affreux Juif ! Cela, non, jamais !

— Que peut te faire Sarug ou un autre ? répliqua Jules, sans paraître inquiet du refus de Bernard. Tu n’auras pas besoin de le voir ni de correspondre avec lui. Mais moi, il faut que je le voie et, pour ce voyage, quelques centaines de francs me sont nécessaires. Comprends-tu qu’il est urgent de me les avancer ?

— Mon ami, dit Bernard, la main dans la fente de son gilet, tu sais te débrouiller ; trouve cet argent où tu pourras. Quant à moi, je ne peux plus rien ; nous sommes à quia ; et, d’abord, rends-moi ce que je t’ai prêté tout à l’heure.

— Tiens, le voilà ! Voilà vos suprêmes bouchées ! vociféra Jules, subitement furieux.

Il empoigna le paquet de coupures dissimulées entre la table et ses genoux, les éparpilla sur le tapis vert et, se dressant, il s’élança vers la porte :

— Du diable si je remets les pieds dans ta cambuse ! Tu pourras bien crever sans moi !

Hélène se jeta au-devant de lui, cherchant à l’apaiser. Mais, comme un frénétique, il la bouscula :

— Ton mari est un jean-foutre. C’est fini. Je ne reviens plus !

Au bord de l’escalier, il se retourna pourtant :

— Mère, demain, viens me voir.

Et, la main sur la rampe, il descendit quatre à quatre, dans les ténèbres. En bas, il tira derrière lui la porte de l’allée si brutalement que toute la maison, toute la rue trembla. Le tonnerre de sa voix avait réveillé Charles ; l’enfant se crut en plein cauchemar ; il se souleva hors de sa couche, émit des gémissements étouffés. Paulette, en chemise, pieds nus, sortit de sa mansarde malgré les adjurations d’Adèle qui voulait la tenir à distance d’une déplorable scène.

— Qu’est-ce qu’on fait à mon oncle ? geignit la petite masque, ne demandant qu’à verser de l’huile sur le feu.

Hélène la chassa vers son lit et, revenue auprès de Mme Restout :

— Vraiment, dit-elle, ce malheureux Jules n’est pas guéri. J’ai peur que sa tête ne s’en aille tout à fait.

— Aussi, répliqua sa mère, son entourage devrait avoir des précautions.

Elle regardait, en lui assénant ce reproche, Bernard incliné au-dessus de Charles qui se rendormait ; le profil de son gendre était celui d’un homme consterné ; mais elle ne devina point la cause de son angoisse ; une seule idée le bouleversait :

— Si Jules ne revient plus, Hélène reprendra ses visites à l’hôpital, elle reverra Glenka !

On eût dit que les conjonctures se coalisaient pour l’achèvement de son infortune. Il avait défendu contre Jules le budget du prochain mois, la nourriture des siens, et son mouvement d’énergie servirait à faciliter une catastrophe pire que tout. La conspiration de puissances maléfiques tournait à son dam ses actes virils comme ses faiblesses. De plus forts que lui eussent été, sur l’instant, accablés. Il répondit néanmoins à sa belle-mère :

— Cette crise n’aurait pas eu lieu, si Jules n’avait tenu entre ses doigts la tentation des billets.

Mme Restout prit sa figure la plus pincée et, tortillant la chaîne d’or qui décorait sa maigre poitrine :

— Naturellement, dit-elle, je suis cause si Jules paye les suites de sa blessure, si le pauvre garçon n’est pas toujours maître de ses nerfs. Mais, mon cher, je comprends un peu son exaspération. Vous êtes d’une mesquinerie dans vos prudences ! Quand on se croit près du naufrage, on ne marchande pas au sauveteur le bout de corde dont il a besoin pour vous repêcher.

Bernard avait trop beau jeu à se défendre. Toutefois, il lui répugnait d’étaler sa misère devant Mme Restout, alors qu’il l’hébergeait sous son toit. Quand il eut pourtant révélé la balance de son avoir et des besoins du ménage, cette femme épineuse, implacable dans les rancœurs de sa vanité, ne trouva pas un mot de compassion :

— Puisque vous en êtes là, résolut-elle, vous faites bien de m’avertir. Je ne veux pas rogner « vos suprêmes bouchées ». Demain, j’irai embrasser Jules et, le soir, je me rembarquerai pour Brest.

Hélène la supplia de rester. Bernard ne se joignit pas à ses instances. Sa belle-mère pesait sur Hélène d’une si louche mondanité ! Ses propos n’étaient que « de blouses kimonos en tulle brodé de perles, de combinaisons en batiste, de crème pour effacer les rides ». Elle se plaisait à nommer des femmes qui, ayant divorcé, se remariaient brillamment. Était-ce donc une politique en vue de pervertir Hélène ? Ou plutôt se consolait-elle de vieillir sans gloire par des images de luxe et de désordre extravagant ? Répercuté dans sa frivole cervelle, le chaos de la guerre y semblait avoir démoli les principes de conduite que jadis elle révérait au moins en paroles.

Lorsqu’elle se fut retirée, Hélène, pensive et lente, se déshabilla. Elle excusait Jules du cynique escamotage des billets et de l’esclandre abominable ; Jules était un malade digne de commisération. Mais, devant elle, Bernard sortait diminué de ce conflit où il n’avait cependant lutté, elle le savait bien, que pour elle et ses enfants. « Ton mari est un jean-foutre », l’injure demeurait collée, comme un crachat, sur le dos du malheureux. Jules aurait-il osé la vomir, si Bernard l’avait tenu en respect ? Un faible qui résiste, mais trop tard, appelle sur soi l’ignominie.

Ces violences de Jules, Bernard n’y songeait plus en tant qu’elles l’offensaient lui-même. Il s’abusait de l’espoir qu’après une pareille incartade Hélène s’abstiendrait quelque temps d’aller voir son frère. Il lui dit, presque bas, car un mince briquetage séparait leur chambre de celle où il entendait sa belle-mère vaquer à une minutieuse toilette :

— Jules nous reviendra, et d’ici peu. Il a encore plus besoin de moi que moi de lui. Sans ma signature, il ne peut pas constituer sa société. Nous sommes deux galériens rivés au même banc…

— Nous sommes trois galériens, corrigea en sourdine Hélène.

— … Jusqu’à ce qu’il revienne, continua Bernard, tu ferais bien, je crois, de ne pas retourner vers lui. Il mérite une leçon. Il comprendra ses torts d’autant plus vite que nous n’aurons pas l’air d’être à ses genoux.

— Demain, répondit-elle, maman tient à ce que je l’accompagne. Ensuite, nous verrons.

Bernard, en insistant, eût démasqué ses alarmes. Donc, la chose qu’il redoutait allait s’accomplir ; les rencontres avec Glenka recommenceraient. Une étrangeté lui confirma l’insolite agitation d’Hélène : elle prétendit qu’il faisait trop chaud, qu’elle ne pourrait dormir sous son drap ; et, la bougie éteinte, les volets rouverts, elle s’allongea dans un fauteuil, près du balcon, offrant sa gorge nue aux souffles allégés de la nuit. Bernard ne voulut pas se coucher avant elle ; et il s’étendit dans un autre fauteuil, à l’autre bout de la chambre.

Des miaulements implorateurs troublèrent, sous les fenêtres, la rue inerte. Tuong s’était sans doute échappé entre les jambes de Jules, l’avait suivi peut-être jusqu’aux abords de l’hôpital, et, au terme d’une escapade fantaisiste, il demandait à rentrer.

Bernard descendit ouvrir au chat. Mais, au lieu de remonter à l’instant, il poussa la porte de la cour et s’y promena. Au-dessus de sa tête un morceau d’infini brillait ; dans le Jardin des étoiles respirait une paix divine ; un même esprit d’amour brûlait à travers les mondes heureux.

— Et moi, pensait Bernard, les doigts crispés parmi ses cheveux aériens, je me consume, seul avec ma souffrance. Je porte en moi une capacité d’aimer plus vaste que ces espaces ; et je ne sais pas être aimé de la femme que j’aime. Son cœur est une crypte sans escalier, une crypte désaffectée. Que faire, ô Seigneur, pour qu’elle m’aime, si elle ne Vous aime plus ?

Il regagna la chambre à pas sourds, afin de ne réveiller ni les enfants, ni Hélène, au cas où elle se fût assoupie. Aux incertaines clartés qui entraient du dehors, il discerna que le fauteuil, près du balcon, était vide, et qu’il n’y avait personne dans le lit. Mais de la chambre voisine, maintenant entreclose, sortait le murmure d’une voix marmonnante. Hélène avait rejoint sa mère : elles s’entretenaient si bas qu’il ne percevait aucun mot de leur conversation. Ce chuchotement féminin dura près d’une demi-heure ; à la fin, il perdit patience, s’avança, et avertit d’un ton affectueux :

— Hélène, il est minuit passé ; si tu ne viens pas dormir, tu n’en pourras plus demain.

Elle étouffa un petit rire, auquel répondit, plus moqueur, celui de Mme Restout.

Ils se couchèrent comme deux fantômes. La nuit s’éternisa jusqu’à l’aube, dans l’insomnie commune, silencieuse et lourde, lui, dévoré d’une tendresse incommunicable, elle, nourrissant au fond de sa poitrine un feu dur, semblable parfois à ce que doivent sentir les réprouvés, au désir sans espérance.


Le lendemain, pas plus que Glenka, Brouland ne parut à la librairie. Bernard fut affecté de son absence : quel rôle Brouland remplissait-il auprès de son équivoque ami ? Est-ce qu’il servait ses passions ou les morigénait ? Assurément, Glenka lui avait laissé deviner ou confié quelque chose ; son dernier regard, la veille, était appesanti de sous-entendus. Bernard voulait demeurer convaincu de sa droiture ; mais il en arrivait à l’insécurité d’un homme « qui fuirait devant un lion et verrait surgir un ours, qui entrerait dans sa maison, appuierait sa main sur la muraille, et un scorpion le mordrait ».

Par tendresse et aussi par nonchalance, il avait besoin de croire aux autres ; l’obligation de vivre, même avec les siens, comme un guetteur, l’œil au créneau, lui promettait un supplice de toutes les minutes.

Mme Restout et sa fille étaient, l’après-midi, allées voir Jules. Il les suivit en idée, tremblant pour Hélène, la défendant à distance, contre le péril d’une rencontre, trop certaine si l’amant, comme elle, la souhaitait. A son retour, il observa qu’une flamme étincelante et légère vibrait en ses prunelles ; une sorte de vapeur lumineuse satinait ses tempes et clarifiait ses joues rosées. Bien des fois, jadis, il avait idolâtré sur son visage cette fugitive transfiguration du bonheur ; mais l’y revoir suscitée par un autre, ce fut une affreuse révélation. Néanmoins, il trouva le courage de se maîtriser :

— Vous avez rencontré les docteurs ? interrogea-t-il simplement. Il était debout sur un escabeau, rangeant des livres au bout d’un rayon, et plongeait sur les deux femmes, tandis qu’elles ne pouvaient, d’en bas, espionner sa physionomie.

— Non, répondit Hélène, Brouland est malade.

Elle précéda sa mère en femme pressée d’aller revoir son intérieur et disparut derrière la tenture fleurdelisée.

— Et Glenka ? continua Bernard, avant que sa belle-mère eût suivi sa femme.

— Glenka se promenait sous le cloître avec un médecin à cinq galons. Il l’a quitté pour venir nous saluer. Il m’a demandé de vos nouvelles affectueusement.

— Quelle impression vous a-t-il faite ?

— Oh ! charmant, adorable, et un homme superbe. La morbidezza du Slave et la fine aménité provençale… Nous sommes peu restées dans la salle de Jules. Jules avait une migraine atroce. Glenka nous a dit que cinq minutes au gros soleil pourraient lui être mortelles. Je me demande ce qui l’attend, s’il regagne Singapour. Et, tout à l’heure encore, il déclarait qu’il veut repartir avant six mois !

Elle soupira ; mais, comme Bernard, au sujet de Jules, lui opposait un froid silence :

— Vous êtes heureux, on le sent, reprit-elle, quand vous palpez des bouquins. Quel bibliothécaire admirable vous eussiez fait !

Elle ne parlait plus de « se rembarquer » pour Brest dès le soir même ; elle cherchait à reconquérir son gendre ; plus il la tenait à distance, plus elle le cajolait par de menues gentillesses, comme si elle eût voulu panser les piqûres d’épingle dont elle l’avait criblé.

— Que prépare cette chattemitte ? se méfiait Bernard, condamné désormais à de trop justes soupçons.

Hélène était revenue sémillante, allègre ; et, s’apercevant qu’il avait cassé la chaîne de sa montre :

— Pour ta fête, dit-elle gaîment, — ce sera mon cadeau de misère, — je t’en ferai arranger les mailles.

Bernard parut touché et lui baisa la main. Il n’eût demandé qu’à se laisser reprendre. Mais les bonnes grâces d’Hélène ne se révélaient-elles pas concertées avec le manège de Mme Restout ? Et il fut réduit à cette déchirante incertitude :

— Si elle ment, pourquoi ment-elle ? Veut-on m’extraire par la douceur ce que n’ont su obtenir les sottises de Jules ? A moins que de pires motifs ne l’entraînent à m’abuser…

Bernard avait le cœur trop simple pour atteindre toute l’indistincte vérité. Hélène, après s’être, de longs jours, débattue contre l’attrait dangereux qui la précipitait vers Glenka, se croyait maintenant à bout de forces, ne se défendait presque plus. Mais, en cédant à une inclination qu’elle ne voulait pas appeler de l’amour, elle s’imaginait en compenser la faiblesse dans un retour de générosité ou de compassion envers son mari. L’illusion de cet équilibre lui assurait un moment de répit, une délivrance apparente. De là son retour à la joie, à une fausse joie, prélude d’horribles bouleversements.

Et, au-dessus de ce dualisme, pour en couvrir la duplicité, une raison moins secrète émergeait, lui conseillait d’amadouer Bernard, de le soumettre à ses vues. Elle discernait l’erreur commise, la veille, par Jules, le cynisme du simulacre de friponnerie et de la sortie furibonde où s’était mêlé, elle le devinait, un cabotinage combiné d’avance. Jules professait qu’il faut, « pour assouplir les gens, les aplatir et les terrifier ». Cette maxime de marchand d’esclaves, imprudemment appliquée à son beau-frère, n’avait pas réussi. Or, il ne pouvait se passer de Bernard, et celui-ci le comprenait bien. Alors que Jules s’était aventuré à exiger un million et demi, quêter pour un voyage « quelques centaines de francs » atterrait son orgueil. Il aimait mieux « rebrasser en famille le haillon de sa gueuserie » que mendier à Fergus Fergusson, quand il aurait son adresse, ou à Glenka.

A Glenka. C’était la peur d’Hélène que son frère ne lui fît un emprunt. Cette démarche de Jules l’aurait vexée comme une malencontreuse indélicatesse. Donc, tout à l’heure, elle l’avait engagé de toutes ses forces à se raccommoder avec Bernard, et, sa mère la secondant, elle recousait de son mieux la déchirure qu’elle sentait béante.

Le soir, dans l’intimité de leur chambre, elle fut discrètement séductrice. Très peu de coquetterie suffisait auprès d’un homme dont la jalousie attisait l’amoureuse inquiétude. Elle-même, en s’offrant à lui, ne savait guère si elle mentait ; elle leurrait dans les joies permises l’attente des autres qui la brûlait.

Bernard, une fois de plus, essayait de la croire sincère. Ah ! s’il avait pu effacer comme un cauchemar les présomptions accumulées ! Quand il attirait Hélène entre ses grands bras, il connaissait les affres d’un avare qui se dit en palpant et en contemplant son trésor : « Demain, peut-être, il me sera volé ». Puis il se reprochait de la désirer avec l’égoïste cupidité de son cœur ; il aurait voulu lui cacher la frénésie de ses sens torturés, paraître l’aimer comme d’habitude :

— Je mérite de la perdre, puisque je tiens à elle autant qu’un lion à sa proie.

Hélène était surprise de ses ardeurs excessives ; mais elle ne soupçonnait pas qu’il fût jaloux :

— Il me sent moins à lui, conjecturait-elle ; donc il est d’autant plus à moi.

Aussi, dès le jour d’ensuite, — Jules la secouait, — elle crut pouvoir tenter, afin d’obtenir ce qu’attendait son frère, un décisif assaut.

Dans la matinée, au moment où le magasin ne montrait encore, passant et repassant derrière ses vitrines, que le romantique profil du boutiquier, elle y descendit et vint s’asseoir près de Bernard, tandis qu’il comptait en sa caisse la monnaie préparée pour les clients possibles.

— Maman fait sa toilette, dit-elle. Ici, nous pouvons causer.

Elle posa ses doigts sur les siens, répétant, sans qu’elle y songeât, le geste de Woronslas, l’autre soir. Le simple effleurement de cette main ranima chez lui, jusqu’en ses moelles, d’amollissantes délices. Il regardait les lèvres que les siennes avaient pétries de baisers innombrables se séparant pour articuler des paroles qu’il cherchait à croire. Mais un recul obscur lui suggérait devant cette tendresse même un retour de méfiance : « Que veut-on de moi ? »

— As-tu bien réfléchi, dit Hélène, les yeux dans ses yeux, à ce que nous allons faire les prochains mois ? Il nous faut un plan d’offensive contre les événements.

— Oui, répondit-il avec une tristesse naïve, parce qu’il lut aussitôt dans son jeu, nous allons être contraints de vendre quelque chose.

— Et quoi ?

— Il y a ton bureau Louis XV, envisagea Bernard. Mais je ne veux pas t’en séparer. Il est pour moi le signe d’un avenir plus clément. Ton rêve de l’autre nuit, je ne l’oublie point…

— Oh ! mes rêves, fit-elle, c’est de la cendre, de la fumée, je ne sais quoi. Non, ce bureau, je l’abandonnerais. L’heure est venue d’être héroïque. Mais qu’en aurions-nous ? Deux ou trois mille au plus. Et ensuite ?…

— Alors, que veux-tu vendre ?

Elle ne répondit pas ; seulement son regard se détourna et désigna l’armoire flamande, pompeuse comme une reine en parade, sous le plafond bas que touchait sa massive corniche. Bernard avait compris où elle voulait l’induire et le crève-cœur eût été rude si le cataclysme moral suspendu sur sa maison n’avait dépouillé de leur importance les plus chers vestiges de la fortune passée.

— L’armoire ! proféra-t-il dans une calme désolation. Depuis deux siècles peut-être on se l’est transmise chez les Dieuzède. C’est le seul débris d’un patrimoine dû à nos enfants… Attendons, pour la mettre à la voirie des enchères, de n’avoir plus rien.

— Mais tu le répètes assez, insista Hélène, que nous n’avons plus rien ! Aimes-tu mieux entendre tes enfants crier famine ou les priver d’un vieux meuble qu’à ta mort ils monnaieront ? Et songes-y : elle vaut au moins trente mille. Nous voilà sauvés pour un an ; et, d’ici là, tant d’imprévu peut arriver…

— Écoute, reprit Bernard, serrant entre ses mains la main d’Hélène, avant huit jours je me déciderai. Ne précipitons pas une si grave affaire. Tu le sais, je ne suis attaché en ce monde qu’à un seul bien, à ton amour ; s’il me reste, je suis heureux.

Il commenta d’un regard tendrement scrutateur cette involontaire confession de sa clairvoyance. Hélène baissa les yeux et répliqua par un baiser muet plus froid encore que l’autre semaine, lorsqu’elle l’avait remercié de l’éventail. Quel chemin elle avait fait, en quelques jours, dans l’éloignement de son mari ! La blessure de ce baiser transfixa Bernard : maintenant qu’Hélène tenait sa quasi promesse de consentir à la vente de l’armoire, elle se dispensait d’un simulacre d’affection qui l’ennuyait comme une hypocrisie. Car son naturel était franc, d’une fougueuse indépendance, et Bernard n’était pas loin de supposer qu’une fois ou l’autre, si un revirement miraculeux ne la sauvait, elle lui signifierait sans ambages :

— C’est fini ; Je ne t’aime plus.


L’après-midi, vers trois heures, les béquilles de Me Lendormy résonnèrent sur la chaussée, au tournant du carrefour ; il les manœuvrait si dextrement que la vélocité de sa marche ressemblait, disait-il, « à la course d’une autruche portée par ses ailes dans le vent du désert. » Aussitôt il parut en face de la librairie, et il y entra tout droit pour lire, comme d’habitude, les journaux. Il était rasé de frais ; son veston noir se donnait la mine d’être neuf, et, lorsqu’ayant grand chaud, il eut posé son feutre sur une chaise, Bernard s’étonna de son crâne presque nettoyé :

— Vous êtes de noce aujourd’hui ?

— Pardon ! M. Dieuzède, répondit l’huissier, j’arrive de la salle des ventes où j’ai suivi quelques meubles qu’un farceur d’antiquaire s’amusait à pousser, histoire de mettre en rogne un collègue qui les voulait. Une petite vitrine, dont je n’offrirais pas quat’sous, a fait dix-neuf mille. C’est insensé !

Bernard, en ce moment, venait d’ouvrir l’armoire flamande, y serrait un in-octavo gothique à dos fauve orné de feuillages, très rare exemplaire du livre de Jean Bouchet : Les Triumphes de la noble et amoureuse dame et lart de honnestement aymer. Le vieux baron Lancelot, à court d’argent, l’avait chargé d’en tirer un bon prix, et Bernard allait le confier à Durel.

Me Lendormy se dirigea vers l’armoire, curieux d’inspecter ce qu’elle enfermait. Il palpa le bois qui garnissait l’intérieur des panneaux :

— Peuh ! murmura-t-il, du sapin !

— Du sapin d’Alsace, expliqua Bernard. Dans toutes les armoires anciennes on insérait des bois variés.

— Dame ! il est solide ; et je vous en souhaite d’aussi bon, quand vous serez mort, pour le cercueil où vous moisirez. Mais du sapin est toujours du sapin et ça ne vaut ni du noyer ni du chêne.

— Vous plaisantez, M. Lendormy. Mon armoire est une pièce à peu près unique. Je n’en ai vu qu’une semblable et moins belle, au musée de Colmar.

— Si j’en crois une dame de mes amies, contesta l’huissier, Rodin, le fameux sculpteur, possède une armoire comme la vôtre, et plus avantageuse.

Qui était cette dame ? Mme Macreuse apparemment, puisqu’elle faisait sonner haut ses relations avec Rodin. Quels louches commerces l’acoquinaient à Lendormy ? Si elle lui avait cité l’armoire de Rodin, ce devait être en guignant celle des Dieuzède.

— Un commissaire-priseur, à Brest, appuya Bernard, me l’a estimée, au bas mot, trente mille francs.

Me Lendormy pointa sur l’honnête face de Bernard son œil torve, et ses lèvres de sangsue se gonflèrent comme dans un mouvement de succion. Sa pensée fut : « Nous y voilà ; il veut y vendre. »

— Méfiez-vous, mon cher monsieur, insinua-t-il, des commissaires-priseurs. Ces gas-là sont trop malins. Mais, sur votre armoire, vous vous forgez des illusions. Qu’est-ce qui voudrait, à c’te heure, de ce monument ? Un grand seigneur ? Il n’y en a plus. La Fortune est une vieille farceuse. Transmutat honores, comme dit Horace dans l’Écriture Sainte. Vous qui êtes un érudit, M. Dieuzède, vous savez ça mieux que moi. Les engraissés de la guerre ne sont pas forts pour les antiquités. Le nouveau les arrange mieux… Elle est plus lourde qu’un éléphant, votre armoire. Si jamais vous me faites l’honneur d’entrer chez moi, je vous montrerai dans ma salle à manger un buffet Renaissance qui provient du garde-meuble de Compiègne. Authentique, il a tous ses papiers. Celui-là, c’est de l’élégance, de la vraie, ou je ne m’y connais pas. Et puis, laissez-moi vous l’apprendre, votre armoire tient compagnie aux fleurs de lys du rideau, elle a l’air d’une manifestation politique. Si la peste, au respect que je vous dois, monte la garde le long de votre devanture, ne cherchez pas ailleurs qui vous l’amène. Quand on achète chez vous, on se compromet, et, ici, on n’aime point à se compromettre. Vos fleurs de lys et votre meuble, vous feriez mieux de les remiser dans vos chambres, de mettre à la place de ladite armoire un rayonnage où vous poseriez en piles le Bréviaire d’amour, la Clef des songes, avec des cartes postales un peu… guillerettes. Je vous jure que vos affaires se débrouilleraient.

Bernard haussa les épaules ; toujours la ritournelle : s’avilir ou crever de faim ! Mais Lendormy avait prise sur son vouloir, en tant qu’il le contredisait ; accroché par un secret hameçon, au lieu de laisser venir à lui son homme, il se laissa tirer dans ses eaux, et même devança, comme impatient d’en finir, l’attente du rapace usurier.

— Monsieur Lendormy, vous êtes peu capable d’apprécier le grand caractère d’un meuble qui ne ressemble à aucun. Vous comprenez pourtant qu’il vaut son prix. Connaîtriez-vous un prêteur sur gages qui le prendrait en dépôt, jusqu’à ce que la crise présente soit conjurée ?

Instantanément, Lendormy se composa une figure sérieuse et rigide, celle d’un finassier qu’on tâte sur son terrain. Jamais il n’aurait cru emporter si vite la position ; il convoitait, depuis des mois, l’armoire et savait qu’un courtier américain lui en offrirait dix mille dollars. L’important, pour lui, était de se l’adjuger au meilleur compte possible :

— Ces gens sont à bout, songeait-il, l’index contre sa joue gauche et caressant du pouce son menton huileux.

Après un silence à dessein prolongé où il étudiait sardoniquement la physionomie de l’emprunteur contractée par l’incertitude :

— Un prêt sur gages ? fit-il en haussant les deux bourses de ses sourcils. Dame ! Les temps sont étroits. Dès qu’on déplace une somme, on perd un argent fou…

Et il regardait vers le plancher, à la façon d’un homme qui cherche, mais ne trouve pas.

— Voyons, mon voisin, dit Bernard qu’irritait cette comédie. Ce n’est point d’hier que je vous connais. Avec moi dispensez-vous de ces barguignages. Êtes-vous disposé à me prêter sur l’armoire huit mille francs, et quels intérêts demanderiez-vous ?

— Huit mille francs ! Comme vous y allez, mon pauvre monsieur ! Où les prendre ? Et, si vous ne me les rendiez pas, je ne serais jamais sûr, en vendant votre guimbarde, de rentrer dans mes avances.

— Alors, n’en parlons plus, répliqua Bernard, ferme tout d’un coup. Mon beau-frère doit aller à Paris la semaine prochaine ; il s’en occupera.

Sec et dépité, Lendormy se contenta de répondre :

— Si vous voulez. Faites pour le mieux. Mais on ne peut tirer du sang d’une pierre.

Il s’assit, déplia un journal, et la négociation tomba. Bernard, tandis qu’il servait une cliente âgée, une grand’mère qui venait acheter à l’usage de son petit-fils les Mémoires d’un âne, s’appliqua le titre du livre qu’il enveloppait.

— L’âne exemplaire, c’est moi. J’ai révélé notre détresse à ce gredin-là. J’ai menti en disant que Jules vendrait l’armoire ; du diable si je la remettrais entre ses mains douteuses. Et tout cela pour rien !

Cependant, il examina Lendormy ; les yeux de l’hypocrite huissier restaient figés sur la colonne d’un article, toujours au même endroit ; donc son esprit travaillait, tourmenté d’autre chose, à cent lieues du journal. Bernard, en même temps, recomposait les phrases de son refus évasif. Il pénétra son désir cupide ; le maquignon dépréciait « la guimbarde », parce qu’elle le tentait ! Aussi Bernard, certain de reprendre la conversation, décida-t-il d’attendre que Lendormy la rengageât.

Une conjoncture, dès le lendemain, lui fut secourable. Au moment où Lendormy se trouvait là, cette fois absorbé dans la lecture du Matin, un prêtre entra, jeune et maigrelet, dont les épaules pointaient sous une soutane usée ; un nez aigu, un front d’une hauteur excentrique, une pâleur parcheminée, intellectuelle en quelque sorte, et le cordon partant de son binocle pour s’ajuster derrière son oreille, lui faisaient un visage doctoral qui semblait convenir à un théologien bouquineur, sinon à un ascète. Il se nomma : l’abbé Poncelet, curé de Saint-Ulphace, petite paroisse reléguée aux confins du diocèse. Il savait que M. Dieuzède détenait un rarissime opuscule de saint Bonaventure, Stimulus divini amoris devotissimus, édition de Paris, 1526, en deux tomes ; et il demandait à y jeter un coup d’œil.

L’opuscule était dans l’armoire ; Bernard la rouvrit. L’abbé, quoiqu’il fût pauvre, ne résista pas à la démangeaison d’acquérir un ouvrage sublime par son contenu, un ouvrage dont nulle bibliothèque ecclésiastique, peut-être, ne possédait plus la précieuse édition. Bernard le lui céda pour quatre-vingt-dix francs, ne se réservant qu’un dérisoire bénéfice. Mais il lui plaisait d’entendre le prêtre érudit, enthousiaste devant l’armoire elle-même et sa noble structure, s’écrier ingénument :

— Ce meuble vaut une fortune.

Lorsque l’abbé Poncelet se fut retiré, Lendormy se leva, s’approcha d’un air mystérieux :

— Vous savez, mon voisin, j’ai rencontré, par hasard, une personne qui aurait les moyens de vous prêter sur ce meuble. Seulement, elle ne veut pas se nommer ; elle fait le bien avec prudence et discrétion. Elle estime qu’un prêt de six mille, c’est le maximum, et, vu les risques, elle exige du quinze pour cent. Si la combinaison vous agrée, vous signerez un billet en bonne forme par lequel vous reconnaîtrez que, dans le cas où un des termes échus sera impayé, le gage cessera d’être à vous. Aussitôt d’accord, je le ferai prendre, un soir, quand vous voudrez, sans bruit, de sorte que personne ne s’aperçoive de rien dans le quartier, et transférer en mon domicile, comme étant le tiers responsable, désintéressé, croyez-le, et tout à vot’service.

Bernard le regarda, stupéfait du patelinage où l’huissier enfarinait l’effronterie de ses propositions. Son premier mouvement fut de le pousser par les épaules hors du magasin. Le prêteur anonyme, — si ce n’était point Lendormy lui-même dissimulé derrière Lendormy, — escomptait sa misère totale, son impuissance à rembourser la somme et à servir au jour dit les intérêts. Fallait-il que sa ruine fût patente ! Autrement, on n’eût pas osé lui offrir des conditions étrangleuses. Rien encore ne l’avait mis, comme ce marché cynique, en face de sa déchéance sociale. Mais il convient au pauvre d’être patient. Bernard écouta jusqu’au bout et fit cette simple réponse :

— Monsieur Lendormy, la personne qui nous prêterait s’entend aux affaires. Elle s’y entend trop bien. Il y a, dans votre projet de contrat, des points qu’elle devra changer. Sans quoi, j’aimerais mieux vendre à l’encan, n’importe à quel prix… Et, d’abord, il faut que j’en parle à ma femme…

— Pourquoi d’abord ? interrompit acerbement l’huissier. Êtes-vous donc comme ce personnage de Molière, Georges Dandin, je crois, qui ne savait pas aller à la garde-robe, sans que sa femme lui en donnât congé ?

Bernard, exaspéré par la comparaison, serra les poings et se redressa de toute sa hauteur pour écraser sous son mépris le drôle insolent. L’arrivée de Mme Restout coupa court à leur colloque ; elle revenait de l’hôpital où, cette fois, Hélène ne l’avait pas accompagnée. Jules était encore souffrant, mais « héroïque », disait-elle, et plus sûr de lui que jamais. Oui, son fils méritait l’admiration, la gratitude absolue des siens. Quel autre, avec si peu de ressources, aurait lancé une grande entreprise, inspiré confiance aux capitaux ? Et, malgré la guerre, malgré une blessure qui l’atteignait dans le principe même de sa force, il ne doutait point de son avenir ! O la superbe énergie ! Bernard prêta une oreille vague au panégyrique ; il estimait chez son beau-frère les aptitudes d’une intelligence organisatrice et conquérante, il ne croyait plus à sa moralité ni à son succès ; et il savait trop où visaient les chauds discours de Mme Restout.

La première annonce des offres de Lendormy fit bondir Hélène indignée : l’huissier n’était qu’un répugnant fripon ; et que faire de six mille francs réduits presque à cinq par les monstrueux intérêts ?

— Avant six mois la famine sera, de nouveau, à notre porte, nous serons plus enfoncés dans un cloaque de dettes. Nous avons besoin d’avances qui durent une année ; donc il faut vendre.

Mais Bernard objecta :

— Sommes-nous sûrs de bien vendre ?

Et Adèle, si discrète d’habitude, traversa, au milieu de la discussion, la chambre de ses parents, dit à sa mère avec une surprenante fermeté :

— Maman, il faut sauver l’armoire.

Comme Jules réclamait « d’urgence » les subsides qu’il attendait pour se rendre à Paris, Mme Restout appuya Bernard et Adèle ; Hélène céda.

Le jour suivant, à l’heure où Lendormy venait lire les journaux, elle se trouva seule au magasin. L’huissier redoutait que Mme Dieuzède ne réprouvât une tractation humiliante, une demi-mesure qui assurait trop peu d’argent. Il exulta, mais n’en laissa rien voir, quand, d’elle-même, elle rouvrit les pourparlers. Par sa diplomatie féminine et sa vivacité d’attaque, elle se targuait d’obtenir que le quinze pour cent fût ramené à douze. Mais elle se buta contre un blindage d’acier poli.

— Je ne suis qu’un mandataire, protestait l’admirable tartuffe ; je me conforme aux instructions de mon client.

Le seul avantage qu’elle lui arracha fut médiocre : le non-paiement d’une échéance n’impliquerait la cession du gage qu’après un mois révolu.

Vingt-quatre heures plus tard, Lendormy apporta la somme promise et le billet. Bernard voulut qu’Hélène le signât comme lui.

— Si je mourais, dit-il, tu aurais contre le détenteur de notre bien un recours plus probant.

Il pensait rendre à sa femme, par un tel acte, mieux perceptible la communauté familiale qui joignait immuablement leurs deux personnes. Le soir même, trois vieux menuisiers, — Papin en était, — arrivèrent « sans bruit » et démontèrent l’armoire. Bernard, à la nuit close, la vit disparaître pièce par pièce dans la maison d’en face, comme le cadavre d’un profond passé. Avec ce meuble où sa mère et ses aïeules avaient ordonné le linge solide et beau, serré les draps de noce, les layettes et les linceuls, se disloquait l’histoire des Dieuzède ; avec lui s’en allait le dernier témoin des années lumineuses et des douleurs défuntes. Mais Bernard conservait l’espoir latent de ressusciter le cadavre, de restituer à la chose auguste sa place patrimoniale.

En attendant, son absence contre la muraille achèverait le dénûment de la librairie. Impossible de regarder à cette place, sans l’y chercher tristement. Malgré tout, le sacrifice ne le déchira pas autant qu’il aurait cru. Dans ses tribulations, les renoncements extérieurs s’entrelaçaient aux peines essentielles comme des nœuds d’orties à des épines pénétrantes ; et sa tête froissée par les épines sentait moins les orties.

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