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Job le prédestiné

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IV

Une bougie allumée au bord d’un guéridon divisait pauvrement les ténèbres de la chambre. Autour de cette maigre clarté, des pelotes de fil, des ciseaux, des morceaux d’étoffe bleue et de doublure étaient posés pêle-mêle, dans le désordre d’un travail fiévreux. Hélène haussait contre la lumière son aiguille, l’enfilait au galop, se remettait à coudre. Elle improvisait une robe en vue d’une réunion qui devait se donner chez Glenka, le samedi soir, et on était au mardi !

Glenka se disait impatient de révéler à quelques amis la virtuosité d’Hélène sur la harpe ; d’abord, elle avait refusé, alléguant qu’elle négligeait depuis des mois son difficile instrument. Le docteur insista ; cette audition ne devait être qu’un début ; le concours d’Hélène serait demandé pour des séances musicales offertes aux blessés des hôpitaux ; les Dieuzède s’imposeraient dans la ville comme des gens considérés, et les affaires de la librairie s’en trouveraient mieux. Hélène hésitait malgré tout : il lui déplaisait de paraître sans toilette neuve, de jouer sans une bague aux doigts devant des femmes à qui rien ne manquait. Mais Bernard la pressa de consentir ; privée des satisfactions mondaines, elle séchait d’une soif latente de tremper au moins ses lèvres dans cette eau-de-vie frelatée. Bernard devinait sa faiblesse et l’excusait. Il travaillait alors à regagner son affection minée par l’influence de Jules. Jules avait déclaré que, Bernard l’ayant presque mis à la porte, il ne retournerait plus chez son beau-frère, tant que celui-ci n’aurait pas fait des excuses ; Bernard étant le premier offensé jugeait inadmissible cette exigence. Hélène allait donc voir seule son frère à l’hôpital ; chaque fois, elle en revenait plus froide et contrariante. Aussi Bernard crut-il avoir trouvé dans l’invitation de Glenka un moyen de radoucir Hélène : elle savait son horreur des soirées banales ; peut-être serait-elle touchée du sacrifice qu’il s’imposait en l’y conduisant.

— Nous irons si tu veux, dit-elle enfin. Mais alors il me faudra une robe Directoire. Tout le monde en porte… Autrement, j’aurais l’air d’une antiquité. Et puis, des manches courtes, pour jouer de la harpe, c’est commode. J’ai vu en montre une mousseline de soie d’un bleu électrique très joli. Il suffira d’acheter l’étoffe. Avec un patron j’aurai vite bâti la robe.

Bernard combattit ce projet d’emplette par toutes les objections raisonnables : personne n’ignorait que les Dieuzède étaient momentanément ruinés ; pourquoi jeter de la poudre aux yeux ? il serait bien plus beau de narguer la mode, et une mode évaporée, malséante. On écouterait le jeu d’Hélène ; peu importerait la coupe de son costume.

— D’ailleurs, poursuivit-il, nous n’avons plus une bêtise à commettre. Deux mille francs de réserves environ nous restent. Au 1er juillet, il y aura la traite de Durel, — le commissionnaire de Paris qui lui fournissait des livres, — les sept cent cinquante francs pour Bonfils, les impôts en perspective. Vais-je boucher ces trous avec nos recettes ? Elles augmentent, mais les dépenses triplent…

— Je le sais trop, se désola Hélène. N’en parlons plus. Tu répondras à Glenka que je ne puis aller dans le monde, mise comme un torchon.

Bernard la sentit malheureuse, et irritée contre lui de toute leur indigence. Le lendemain, il lui glissa sous sa serviette, à table, les cent cinquante francs que réclamait la robe Directoire.

Dès qu’elle fut en possession de l’étoffe, sa toilette passa au second plan. Elle s’inquiéta de l’effet qu’elle produirait comme harpiste. Glenka la célébrait d’avance : pourvu que les auditeurs ne fussent pas trop déçus ! Elle étudia deux heures par jour, se refit des durillons aux doigts, rapprit dans son répertoire quelques morceaux brillants, entre autres une fantaisie romantique de Lorenzi. Sa robe, cependant, n’avançait guère. Six jours, tout juste, la séparaient de la réunion ; elle eut peur subitement de ne pouvoir achever. Il était trop tard pour se mettre en quête d’une ouvrière coûteuse au surplus et peut-être maladroite. Elle veilla donc chaque soir jusqu’après minuit ; elle s’enrageait à sa tâche malgré Bernard qui la suppliait :

— Tu es absurde, ma chère. Tu seras, samedi, à bout de forces. Tu auras une mine piteuse ; et tes nerfs te trahiront, tu joueras mal. Encore une fois, les gens que nous allons rencontrer chez Glenka se moqueront bien de te voir une robe neuve. Et, à toi, je te le demande, que peut te faire leur opinion ?

Elle baissait le nez sur son ouvrage, et, comme dédaigneuse de répliquer, tirait des points furieusement.

Le mardi soir, vers dix heures, ayant défait, mécontente, ce qu’elle avait faufilé le matin, elle précipitait son travail. Bernard n’avait plus de rôles à copier ; il descendit chercher dans la grande armoire l’in-folio brun de Jean Luyken, « le trésor » découvert à son arrivée. Aux rares moments où il était de loisir, les images du livre renouvelaient une de ses consolations. Il se dépaysait devant la riche et mouvante architecture des paysages et des villes bibliques, un Orient fictif que le Hollandais avait rêvé d’après des souvenirs d’Italie, des palais et des tours sous des nuées, de fastueuses colonnades, des monts déchiquetés, des fleuves à l’horizon, et, parmi les plaines, des multitudes gesticulantes, flagellées par des rafales célestes. Le protestant Luyken rendait surtout palpables les visites effrayantes du Seigneur qui foudroie ; Bernard percevait en ces compositions la vérité d’une angoisse surnaturelle, semblable à celles dont la guerre opprimait sa vie, et, d’autre part, l’attente de la justice, l’espérance de l’heure inconnue où plus rien ne sera caché, où Dieu visible à jamais mettra tout à sa place dans l’univers lucide.

Il déploya religieusement, sur le pupitre du violon, le gros volume aux marges fatiguées. La planche qu’il médita figurait le Sinaï fumant sous le passage de Iaveh. En haut se dilatait un nuage haché d’éclairs, traversé de blancheurs qui s’allongeaient comme des formes de Séraphins ; et ce nuage palpitait, brûlait d’une présence suprême ; des paroles semblaient en sortir avec le tonnerre et l’ouragan. Les pitons de la montagne qu’il touchait tendaient vers lui leurs pointes suppliantes, prêts à se fondre comme des cires au vent d’une fournaise ; leurs escarpements portaient au Maître éternel la prière d’en bas, l’imploration innombrable du peuple prosterné ou debout. Les bras se levaient, les têtes s’agitaient au delà des solitudes entrevues ; tous les vivants passés et futurs semblaient convoqués autour du lieu terrible. Bernard s’éblouissait en silence de cette vision, comme s’il fût un des spectateurs tremblants et fascinés. Au sortir de ses besognes journalières, incolores, d’une monotonie mécanique, sa faim et sa soif de beauté s’émancipaient ; une gravure suffisait à le transporter ; il s’émerveillait comme l’évadé d’un cachot riant à une fleur qu’il respire en pleine campagne. Toutefois, la seule beauté dont il se rassasiait était celle d’un art mystique qui sût faire tangible l’intangible. Mais il souffrait d’être solitaire dans ses extases ; Hélène le peinait, tendue sur son ouvrage servile. Il se retourna de son côté, la convia :

— Hélène, laisse, une minute, ta couture. Repose-toi, je t’en prie, et viens admirer ce prodige.

Elle esquissa un signe de refus : trop pressée, elle ne pouvait s’accorder une minute de répit. Curieuse ou lasse, elle se leva pourtant, considéra la planche, fut saisie par la puissance visionnaire de l’exécution.

— As-tu rien vu de pareil ? reprit Bernard en s’animant. Ces rocs sont humains ou plutôt surhumains. Ils ont comme dans leurs moelles la terreur fervente de la Voix qui roule sur eux. On dirait des prophètes écoutant, au milieu des foudres, les buccins du Jugement ! Ils sont les saints immenses qui atteignent Dieu et l’apaisent pour les foules indignes demeurées loin en bas. Comme Glenka serait justifié ! La couleur, ici, plus qu’inutile. Vois quelle solennité d’espace cette zone blanche amplifie entre la montagne et les spectateurs. Ajoute tous les tons que tu voudras : la profondeur spirituelle, la transcendance de la lumière et des ombres seront amoindries. L’image pure d’un grand fait divin est captive en ces lignes comme nul, avant ni après Luyken, ne l’aura captivée.

Au nom de Glenka, les cils d’Hélène avaient battu d’un sourd tressaillement. Elle regarda Bernard étrange, magnifique par l’irradiation de son enthousiasme. La bougie, près d’être consumée, élançait contre ses joues, dans ses cheveux, des alternatives de flamme et de pénombre orageuse. Hélène le comparait secrètement à un autre dont l’idée tentait de s’emparer d’elle, et, pour l’instant, son cœur inquiet de lui-même aurait voulu conserver à Bernard l’avantage.

— Inouï, en effet, proféra-t-elle, ce Luyken ! Mais quand tu auras mis dans ta mémoire quatre ou cinq des plus belles planches, le livre t’aura donné tout ce que tu peux en attendre. Tu l’oublieras au fond d’un placard. Ne ferais-tu pas mieux de l’utiliser ? Toustain t’a dit un jour qu’il en aurait, sans chercher beaucoup, trois cents francs…

A cette parole, la surprise d’une tristesse altéra sur la face de Bernard la sérénité ingénue qui l’embellissait.

— Ce livre, opposa-t-il, fut mon premier ami dans la maison, le présage d’un avenir moins poignant. Tu ne peux soupçonner de quelles joies il rafraîchit mon âme et mes yeux. A moins d’être aux abois, je ne veux pas m’en séparer.

— Écoute, insista Hélène, penchée contre lui et frôlant son menton de ses cheveux, tu vas me trouver puérile et, dans la gêne où nous sommes, extravagante. Mais je pense à une chose déplorable : pour aller, samedi, chez le docteur, je n’aurai point d’éventail.

— Point d’éventail ! Qu’as-tu donc fait des tiens ?

— Je m’en suis défaite, confessa-t-elle doucement, cet hiver, quand les enfants et moi, nous allions manquer de chemises. Je ne te l’ai pas dit, parce que ta part de tracas est assez lourde… Je n’aurai point d’éventail, et, après avoir joué, je serai brûlante, peut-être en nage. C’est ridicule de ne pouvoir s’éventer. Dimanche, après la messe de onze heures à la Couture, j’ai vu ouverte, rue du Bourg-d’Anguy, la boutique de Mme Bocquentin, l’antiquaire. Je suis entrée pour me divertir. J’ai marchandé, comme autrefois, des choses qui m’auraient plu. Elle m’a montré un petit éventail en corne, tout à jour, d’un travail exquis. Les lamelles sont découpées de palmettes qui s’entrelacent ; leurs pointes sont lancéolées, pailletées d’argent. Un bijou d’éventail ! Elle me le laisserait, d’occasion, à cent quatre-vingts. Le ruban passé entre les lamelles ne tient plus ; ce ne sera rien du tout à rafistoler. Bernard, si tu voulais être généreux…

D’une main soudaine, il referma l’in-folio. Sa réponse ne se fit pas attendre, et ce fut aussitôt le consentement qu’elle espérait.

— Ma chère amie, tu me demandes le sacrifice d’un livre que j’aime. Parce que je l’aime, je serai plus content de te le sacrifier. Ton éventail, tu l’auras. Mais tu me désoles de préférer à de sublimes gravures un éventail. Et pourquoi m’as-tu dérobé trois jours le secret de cette fantaisie ? Je le vois trop, je n’ai plus ta confiance. Jules t’éloigne de moi. J’ai eu le grand tort de vous céder jusqu’au bout ; et, en retour, vous m’en voulez !

Hélène se jeta dans ses bras, protestant qu’elle sentait toute sa grandeur d’âme, qu’elle demeurait à son égard toujours la même. Elle mit à cette effusion une sorte d’emportement comme pour se prouver que sa tendresse n’était pas morte. Les mots affectueux semblaient pourtant sortir malgré son vouloir intime, prononcés par une Hélène qui n’était plus elle. Presque étrangère à ses paroles, elle les versait ainsi qu’une aumône dont une autre l’eût chargée ; sincère, malgré tout, puisqu’elle s’efforçait de l’être.

Bernard la crut, tant il avait besoin de s’abuser sur son amour. Hélène, ce soir-là, ne continua point la robe Directoire, et Bernard s’endormit dans l’illusion que sa femme pouvait encore être heureuse par lui.

Mais, au réveil, il dut envisager les conséquences de sa faiblesse : en ajoutant à la robe et à l’éventail les bas de soie que postulait une jupe très courte, des gants neufs, un chapeau refait à la mode, cette sortie mondaine, même si le Luyken se vendait bien, allait élargir la brèche de leurs piteuses réserves.

Combien de mois tiendraient-elles ? Avant l’hiver, tout serait « mangé » ; et cette métaphore baroque devenait, chez les Dieuzède, d’une cruelle exactitude. Bernard mangeait avec les siens le reste de son avoir. Il n’aurait pu, sans agrandir, dans ses dernières ressources un trou quotidien, payer l’épicier, le boulanger. Bientôt, on devrait se rédimer sur la nourriture elle-même. Il se souvenait d’une famille, à Brest, où les enfants recevaient, chaque soir, après leur soupe, juste un bout de fromage exigu. Afin que ce dessert les sustentât et se prolongeât, leur mère les avait dressés à n’avaler d’abord qu’une bouchée de pain, puis une seconde, en flairant leur fromage dont l’odeur enrichissait le goût du pain ; à la troisième bouchée seulement, ils posaient sur le pain une miette de fromage. Certes, il ne concevait guère Paulette assujettie à cette discipline suppliciante. Mais le dessert, qui absorbait chaque jour deux à trois francs, pouvait être réduit de moitié.

Et ensuite ? Bernard mettrait à la raison son gros appétit, il se priverait d’un plat sur deux ; jusqu’alors les Dieuzède avaient presque dispensé des « restrictions » de la guerre leur estomac ; pour qu’Hélène et les enfants n’eussent pas trop à pâtir, Bernard se saignerait aux quatre veines ; il jeûnerait, il connaîtrait les tiraillements et les langueurs de la faim, cette détresse des membres et du cerveau qui ressemble à une envie de mourir. Il se ferait à manger peu. Les quatre repas, chaque jour, de la molle vie bourgeoise ne remplissent qu’une exigence artificielle. Les trappistes se maintiennent forts et actifs, sans guère prendre autre chose qu’à midi une marmite de soupe et, le soir, un morceau de pain. Après tout, son métier ne consommait pas une vigueur démesurée. Et puis, qu’importait s’il défaillait sous la peine ? Les prisonniers, dans les camps de représailles, étaient plus malheureux que lui.

Une autre économie s’imposait : quelques semaines plus tard, Sidonie, près d’accoucher, s’en irait à l’hôpital ; il avertirait, à ce moment-là, Mme Couaneau qu’on ne la nourrirait plus, qu’on l’emploierait deux heures, le matin, de neuf à onze. La sagesse eût même commandé de supprimer toute domestique. Mais le balayage des chambres et du magasin, la cuisine, la lessive, c’était trop pour Hélène et Adèle ; Bernard n’admettait pas que sa fille, à l’âge de la croissance, s’exténuât ni qu’elle interrompît ses études, devenue tout à fait la maritorne et la buandière de la maison.

Peut-être, Mme Couaneau, réduite à la portion congrue, s’en irait-elle. Bernard ne prévoyait pas sans déplaisir ce changement. Non qu’il tînt à cette femme plus qu’à une autre. Mais il s’attachait aux êtres de la maison, il les voyait en beau ; changer l’attristait, comme dire adieu, comme tout ce qui ressemblait à une fin et contrariait son appétit de durée.

Hélène, au rebours, eût volontiers éliminé Mme Couaneau. On l’avait surprise écoutant derrière les portes. Adèle s’était aperçue qu’elle rapinait du sucre, du café, des pommes de terre. Sidonie et sa mère l’excédaient par leur grossier verbiage ; et leur gloutonnerie l’inquiétait. Elle les dénommait « les pies dévorantes ». Les Dieuzède ignoraient une chose plus grave : en récompense de leurs bontés, la mère et la fille les dénigraient, à droite et à gauche, indignement.

Ce même jour, vers midi, Hélène qui était allée, en courant, jusqu’à l’hôpital, auprès de Jules, revint effervescente d’une joie insolite. Bernard, sans lui poser de question, conjectura :

— L’éventail est dans sa poche.

Elle rapportait, pour le repas, des tranches de jambon superbes. Lorsque Bernard en eut goûté, elle lui demanda :

— N’est-ce pas qu’il est remarquable ? Je l’ai pris chez d’Honneur, le grand charcutier.

Elle parlait comme autrefois, au temps où elle ne rentrait jamais de Brest à Portzic, sans être chargée de quelque friande surprise. Bernard, presque effrayé d’un plat trop magnifique, voulut savoir :

— Pour combien en as-tu là ?

— J’ose à peine m’en souvenir : douze francs.

— Nous ne sommes pas encore au pain sec, constata Paulette avec son besoin de narguer la Misère, quand elle ne raillait personne autre.

— Ne crions pas trop haut, répliqua son père, — et la leçon visait plus Hélène que Paulette, — le pain sec, si nous ne prévoyons pas, deviendra notre gâteau des Rois.

— A chaque jour sa peine suffit, répliqua Hélène, en lui offrant une seconde tranche de jambon ; l’Indigence est une Gorgone ; si je la regardais, les yeux dans les yeux, elle me pétrifierait.

Bernard accepta la tranche, distraitement, mais répliqua :

— Elle te pétrifie parce que tu en as peur ; si tu plongeais ton regard jusqu’au fond de ses prunelles, tu verrais t’y répondre un visage divin.

Ils ne poussèrent point aigrement le conflit, toujours prêt à se réveiller entre eux, de l’intuition mystique et d’une vue terrestre des apparences. Au sortir de table, dans leur chambre, Bernard eut ou crut avoir l’explication totale du bel entrain d’Hélène.

— Tu sais, lui révéla-t-elle, j’ai rencontré sous le cloître de l’hôpital le docteur Glenka. Incidemment, je l’ai averti que tu consentirais à céder entre de bonnes mains ton Luyken. « Qu’il se garde bien de le vendre ailleurs, s’est-il écrié. Je lui en offre cinq cents francs, et demain, s’il veut. »

A cette proposition, Bernard, au lieu de s’épanouir, laissa deviner une souffrance complexe : quoi donc ! le livre choyé partirait si vite ! Et il eût préféré le vendre par l’entremise de Toustain.

— Quelle idée de mêler à cette affaire Glenka ? Tu ne veux pas que nous passions, dans son entourage, pour des miséreux ; et tu l’inities aux plus intimes de nos embarras !

— Oh ! détrompe-toi, fit-elle en rougissant un peu. Je ne lui ai pas confié le motif qui nous décide à réaliser cette affaire. Mais Glenka est un ami vrai ; il comprend notre position, et rendons-lui cette justice : il ne nous l’a jamais fait sentir.

— Au moins, reprit Bernard, as-tu ton éventail ?

Elle l’avait. Sans perdre un moment, de peur que Mme Bocquentin ne l’eût déjà vendu ou n’en gonflât le prix, elle s’était assuré l’objet de sa convoitise. Elle tardait à le mettre devant les yeux de son mari, sachant la comparaison douloureuse qu’il ferait de cette bagatelle et du chef-d’œuvre qu’elle lui coûtait.

— Je vais te le montrer, dit-elle sans élan, comme si, une fois son caprice satisfait, elle fût aussitôt blasée.

Elle ouvrit un petit bureau Louis XV, une des reliques familiales que Bernard avait jusque-là sauvées. D’un papier de soie elle dégagea le minuscule éventail dont elle fit jouer les lamelles, puis s’en éventa selon sa manière, à coups menus et rapides ; avec un bruit sec elle le referma et le tendit à Bernard qu’elle embrassa gentiment.

— Dis-moi qu’il est bien, qu’il est adorable. Je serais navrée s’il ne te plaisait point.

Bernard approcha contre ses yeux l’éventail, examina en connaisseur (il avait jadis commencé une collection de cornes ouvragées) les reliefs des palmettes, la minutie diaphane de leurs entrelacs.

— C’est une jolie pièce, répondit-il, s’efforçant d’être chaleureux. Mais deux réflexions le gênaient pour admirer le colifichet d’Hélène : il pensait, malgré lui, au Sinaï de Luyken ; et il supputait combien de journées les siens auraient pu vivre avec les cent quatre-vingts francs de l’éventail.

Hélène le remit dans le papier de soie ; une mélancolie clairvoyante la détachait de la chose désirée, à présent qu’elle pouvait dire : « C’est à moi. »

— Il a plus d’un siècle, songea-t-elle tout haut. Trois générations de femmes… Que de minauderies, de chimères, de futilités dont il fut le confident ! Et j’aurai l’air de prendre la suite. Mais je ne crois pas être dupe, comme d’autres, des sottises du monde. Et pourtant, j’y tiens, je ne puis m’en passer…

T’ai-je raconté, Bernard, mon rêve de la nuit dernière ? Tu me conduisais à ce petit bureau. Tu me disais : « Ouvre-le. » Tu me présentais la clef ; elle n’entrait pas dans la serrure. J’en pleurais de dépit. Un homme venait, un étranger, de puissante stature, blond, vermeil de teint. Celui-là t’offrait une clef neuve ; elle allait. « Regarde maintenant, me disais-tu. » Des écrins emplissaient le centre du bureau ; j’en soulevais les couvercles ; tous mes bijoux de noces, et de plus beaux avec, me lancèrent des feux ironiques, comme signifiant : « Regarde-nous et oublie-nous. Tu nous vois et tu ne nous verras plus. »

Bernard, impressionné par sa confidence, proféra d’une voix pleine de passion :

— Ton rêve n’est-il qu’un rêve ? Nous le saurons plus tard. Mais, si tu m’aimais autant que je t’aime, le monde n’aurait plus d’importance, serait comme s’il n’était pas.

Il lui pressa la bouche d’un baiser grave, impérieux. Elle le rendit d’une façon preste, expéditive et s’échappa, un instant, vers son miroir, avant de descendre au magasin où des clients la réclamaient. La même inquiétude qui la jetait d’une gaîté fantasque à des tristesses inexpliquées l’enlevait loin de Bernard, de l’éventail et des bijoux retrouvés dans son sommeil. L’intimité conjugale avait semblé la reprendre ; et, tout d’un coup, Bernard sentit qu’elle éludait encore l’étreinte de son affection. Aprement déçu il trouvait cependant une sorte de revanche dans la supériorité de son amour, et à l’improviste lui revint le mot du grand rêveur : « Celui qui aime est plus divin que celui qui est aimé. »


Le samedi arriva ; la robe Directoire, le matin, n’était pas finie. Hélène, hors de patience, se déclarait prête « à tout envoyer au diable ». Le chapeau qu’elle avait confié à une modiste pour le rajeunir lui parut grotesque ; elle le rajusta selon son goût. Il fallut prendre le temps d’exercer ses doigts sur la harpe, de répéter les morceaux qu’elle jouerait par cœur. Glenka, vers le soir, envoya chercher l’instrument.

— Je voudrais, murmurait-elle en s’habillant, être à minuit déjà, voir cette réunion derrière et non devant nous. Si ma mémoire me lâche, je m’arrêterai court. Tant pis !

La fatigue d’un travail trépidant, l’impatience de réussir, la peur de voir mal jugés sa toilette ou son jeu la précipitaient à une si pénible agitation qu’elle eût souhaité une maladie subite pour ne point se rendre à cette soirée dont elle avait, malgré tout, follement envie. Elle subissait le trac des artistes qui ne se sont pas fait entendre en public depuis longtemps. On lui eût proposé de franchir un gouffre sur un tronc d’arbre scabreux, la perspective aurait été moins dure que celle de jouer une heure devant des inconnus.

Bernard, se résignant à une corvée accidentelle qu’il supposait sans conséquences, tâchait à lénifier l’énervement d’Hélène et à la distraire. Le facteur, dans l’après-midi, apporta une lettre d’un châtelain du Haut-Maine, bibliophile facétieux d’humeur, qui priait Bernard de rechercher trois anciens livres rares, au titre baroque :

Les Ténèbres de mariage, goth. imprimé à Lyon.

Les Allumettes du feu divin pour faire ardre les cueurs humains en l’amour de Dieu, auteur F. Pierre Doré, Paris, Bonnemère, 1540.

La Seringue spirituelle des âmes constipées en dévotion.

Bernard s’ébaudit tout seul en apercevant ce dernier titre. Son correspondant avait-il voulu le mystifier ? Mais l’ouvrage était signalé, sans nom d’auteur, sur des catalogues.

Il monta, lut la lettre à Hélène enfin victorieuse de sa robe ; elle se dilata d’un rire enfantin, et Paulette, rentrée de l’école, émit une réflexion à sa mode :

— Cette seringue-là, maman et moi nous en aurions un peu besoin. N’est-ce pas, maman ?

Hélène avait bien d’autres soucis en tête que la spiritualité « purgative ». Elle essayait, une dernière fois, sa robe « infernale ». Adèle et Paulette, Bernard lui-même la complimentèrent : l’encolure s’échancrait à ravir ; les plis, sous la ceinture nouée haut, tombaient comme ceux d’un péplum. Hélène, cependant, n’en était pas contente :

— Vous n’y connaissez rien, dit-elle à ses filles naïvement éblouies ; il manque à cette robe un je ne sais quoi où se distingue la bonne faiseuse… Mon chapeau, je vous permets de l’admirer. Ce ruban de velours bleu, ce n’était rien à mettre. Cette sotte Mme Bardelet m’avait tortillé une horreur. Voyez comme je l’ai bien arrangé. Je devrais faire des chapeaux ; je gagnerais en une matinée, sans beaucoup de peine, cinquante francs.

— C’est une idée, s’écria Paulette, et tu m’apprendras à en faire. Je serais une gentille apprentie modiste.

Paulette se consolait mal de n’être pas invitée chez Glenka ; elle prétendait, ce soir, veiller jusqu’au retour de ses parents. Adèle fut chargée de la convaincre qu’elle devait dormir. A quoi Paulette répliqua :

— Comment veux-tu que je dorme ? Je serai en esprit dans le salon du docteur. J’écouterai maman jouer. Je verrai et j’entendrai à distance tout, oui tout.

Hélène et Bernard partirent en laissant Mme Couaneau pour que les enfants ne fussent point seuls jusqu’à minuit. Cette fin de journée était exquise. Ils passèrent sous la longue nef d’une allée des Jacobins. Les ramées des ormes rejoints au-dessus de leur tête s’égayaient encore d’un grand souffle rose. A gauche, entre les feuilles pendantes, assombries déjà, le crépuscule, d’un jaune de jonquille, ressemblait à une prairie céleste où des oiseaux noirs se tenaient immobiles. Hélène, en marchant, se calma ; elle prit le bras de Bernard et l’avertit :

— Il est possible que Jules soit invité. S’il te tend la main, sans allusion à votre brouille, je compte que tu ne lui feras pas grise mine.

— Oh ! répondit Bernard, satisfait d’apprendre que Jules voulait se réconcilier, tu sais bien qu’avec mes rancunes on ferait, comme dirait Lendormy, du mauvais cuir d’empeigne. Mais vous avez combiné cette rencontre. Pourquoi toujours des cachotteries, des précautions blessantes ?

Glenka demeurait non loin de l’hôpital, dans un faubourg qui sentait la campagne. Les fenêtres de son appartement, au premier étage, donnaient sur la roseraie du Jardin des Plantes, et son horizon atteignait, vers la droite, plus haut que les verdures, l’abside de la cathédrale.

Pleine de jardins, la rue qu’ils suivirent était, en cette saison, comme une serre balsamique ; l’odeur de la clématite, triomphatrice et provocante, pareille à celles du poivre et du miel amalgamées, exaltait le parfum des lauriers, des bouillonnants sureaux, des fleurs de tabac, des chèvrefeuilles, des œillets et des lys.

Maintenant qu’elle approchait du logis de Glenka, les appréhensions d’Hélène l’oppressaient à nouveau : l’anxiété de jouer et de mal jouer se compliquait d’un trouble plus occulte, indéfini ; son énergie déclinait vers un abandon d’elle-même obscurément analogue à l’état hypnotique où l’on se laisse agir comme si l’on était extérieur et indifférent à ses actes. Pour se reprendre elle essayait d’oublier chez qui elle allait, qui elle verrait. Elle regardait, au passage, des petites filles sautant autour du cèdre d’une terrasse ; elle écouta le rire attardé d’un merle déchirant une charmille, le cri aigre et triste d’un paon, le crépitement en rafale de mitrailleuses s’exerçant sur le coteau.

Ils pressèrent le pas ; les invités de Glenka devaient être tous réunis. Quand la porte du salon s’ouvrit devant les Dieuzède, sous la lumière délicate que distillait du plafond une ampoule enclose dans une corbeille de cristal ambré, parmi les toilettes et les uniformes, Hélène ne discerna d’abord que deux choses.

La dame rousse, l’acheteuse de papier à lettres, et qu’elle savait être la femme d’un chimiste bactériologue, Mme Macreuse se trouvait là, non plus en rouge, mais en blanc avec un éventail de dentelle noire ; à l’entrée d’Hélène, du canapé où elle se prélassait, elle se retourna, dans le nuage d’une écharpe de tulle, d’un air curieux et presque impertinent.

Derrière elle, sur une table laquée, près d’une fenêtre, une douille d’obus convertie en vase soutenait une gerbe éclatante de lys. Or, Hélène avait dit à Glenka qu’elle raffolait des lys ; comment n’eût-elle pas reconnu dans leur présence une galanterie qui la visait ?

La soudaineté de ces remarques s’éclipsa, parce qu’elle entendit Glenka lui-même, empressé à sa rencontre, lui déclarer son enchantement de la recevoir, elle et M. Dieuzède, au milieu de ses amis.

Il disait des paroles flottantes avec son débit un peu martelé et une lenteur jouisseuse, comme dégustant les syllabes. Ses lèvres trop vermeilles laissaient descendre au fond d’Hélène chacune de ses phrases, ainsi qu’une gorgée d’une liqueur de feu. Pour l’instant, elle se défendait mal contre le sortilège ; elle croyait simplement écarter sa peur morbide d’un auditoire peut-être hostile. Et, en effet, son inquiétude passa tout d’un coup ; elle ne chercha même pas des yeux la harpe dressée dans un angle obscur, elle n’y pensait plus.

Les gens qu’on lui présenta lui firent peu d’impression ; ce fut une vingtaine d’ombres glissantes qui défila sur un écran. Elle observa davantage la contenance réciproque de Bernard et de Jules. Celui-ci aborda son beau-frère comme s’ils s’étaient vus la veille ; Bernard lui rendit sa poignée de main, sans effusion ni froideur. Les regards des deux hommes se rencontrèrent à peine. Hélène fut heureuse de leur officielle réconciliation, mais pour un motif qu’elle ne s’avouait point : Glenka l’avait préparée, s’attribuant volontiers le rôle d’un pacificateur irrésistible.

Jules, qui portait toujours au milieu du front sa mèche napoléonienne, n’avait plus son teint de jaunisse et ses yeux d’halluciné. Plusieurs mois d’un repos méthodique, sa jeunesse, une volonté sauvage de guérir le redressaient vers un état presque normal. Il se rassit en face de Mme Macreuse, centre imposant et parfumé du salon. L’amie de Woronslas Glenka invita Mme Dieuzède à se mettre près d’elle sur le canapé. Hélène se posa, légère et fine, contre les coussins, avec un juste milieu de réserve et de laisser-aller où se prouva aussitôt sa vieille aisance mondaine.

Mme Macreuse ne pouvait remuer les doigts ni tourner la tête sans étinceler : aux pétillements bleus de ses bagues répliquaient les éclairs de ses pendants d’oreilles et d’une épingle de diamants piquée dans son chignon. Sous sa tunique d’un blanc crémeux, un transparent d’un vert fluide suggérait de troubles mirages. Sa jupe, fendue par devant, découvrait fort haut sa jambe droite croisée sur l’autre.

La proximité de cette luxuriante idole aurait pu faire paraître Hélène grelue comme une soubrette. Au rebours, sa mise très simple disqualifia les opulences de Mme Macreuse ; la sveltesse de sa distinction fut mise en valeur auprès de la cariatide qui avait escompté un contraste, pour elle-même, avantageux. Les yeux d’Hélène, singulièrement animés, ses joues dont un sang ému échauffait la pâleur, les inflexions de sa voix que modulait une passion latente, tout jetait autour d’elle un éclat juvénile. Sa voisine, par comparaison, sembla, se disait Jules, « une belle pêche trop mûre ».

Mme Macreuse déploya son vaste éventail noir et, d’un rythme majestueux, le balançait devant sa poitrine fardée. Hélène ouvrit le sien ; il palpita entre ses doigts agiles ; les petits clous d’argent des lancéoles papillotaient ; la transparence des lamelles renvoyait à son front des ombres nacrées. Elle s’aperçut qu’on l’admirait, le referma négligemment, le rouvrit et, tout en répondant à Mme Macreuse, elle critiquait in petto son nez trop incurvé, son bas de visage trop long. Elle lui reconnaissait pourtant une certaine magnificence dominatrice, due sans doute à sa puissante constitution, à sa richesse, à l’habitude d’avoir tout vu plier sous elle. Était-ce une honnête femme ? Des bruits anormaux se chuchotaient sur sa conduite ; mais aucun scandale ne l’avait déconsidérée. Elle-même se donnait comme une émancipée ; la décence gourmée des provinciales, au Mans, excitait ses sarcasmes ; dans une ville où elle séjournait en passante, elle prenait des allures ultra-modernes ; à l’hôpital, quand elle allait voir les blessés, elle étonnait jusqu’aux soldats par le décolleté de son langage. Elle se vantait d’avoir posé devant Rodin pour le torse d’une Sapho restée à l’état d’ébauche. Elle amusait Glenka avec des historiettes sur les artistes, les gens de théâtre. Hélène se demandait, et ce n’était pas la première fois :

— Qu’est-elle dans la vie de Woronslas ? A-t-elle su se faire aimer ?

Woronslas, en ce moment, campé sur le tabouret du piano, devisait d’une manière paisible entre M. Macreuse et Bernard, entre les maris de deux femmes qui pensaient à lui. Caressait-il là une de ces ironies secrètes que masquait son affabilité ? Hélène entendit qu’il proposait à Bernard de prendre en dépôt quelques exemplaires d’un opuscule récemment publié par le chimiste, sur les méthodes allemande et française en matière d’analyse bactériologique.

M. Macreuse, homme chauve, replet, de mine placide, portant un lorgnon bleuâtre, avait, se dit Hélène, comme savant et comme époux de sa femme, « la tête de ses emplois ».

Mme Macreuse, peut-être dépitée de voir Glenka faire cavalier seul hors du cercle des dames, se montrait sémillante à l’endroit de Jules qui, d’ailleurs, l’intéressait :

— Il paraît, monsieur, que vous utilisez vos loisirs en apprenant l’alphabet chinois. Je croyais qu’une vie d’homme suffisait à peine pour en savoir les quatre à cinq mille signes…

— Oui, répondit Jules avec son ton habituel de supérieure indolence, je rééduque ma mémoire. Après ma blessure, elle était comme une forêt dont je ne reconnaissais plus les chemins. Je n’y apercevais que des clairières. Maintenant, j’y fraye des sentiers nouveaux.

— A Singapour, continua Mme Macreuse, — et elle pointa sur Hélène un coup d’œil irritant, — la connaissance du chinois, pour mener vos coolies, doit être bien nécessaire… J’aimerais étrangement visiter une plantation de caoutchouc.

— Oh ! madame, dit Jules, ce n’est rien de très extraordinaire. Représentez-vous un verger immense, planté de beaux arbres. Entre eux la terre est piochée, sarclée, afin d’empêcher les mauvaises herbes. Les pluies, terribles là-bas, se dégorgent dans de larges drains. Un godet, contre chaque arbre, recueille la gomme qui coule des incisions comme la résine des pins. Plus curieux seraient les caoutchoutiers en pleine jungle, des troncs hauts parfois de cent cinquante pieds ; là-dessous, la nuit dense, humide, suffocante ; des tunnels de lianes où s’accrochent de fabuleuses orchidées, et, à fleur du sol, des racines énormes qui grouillent, se tordent comme un pandémonium de serpents…

— Je préfère un jardin français, interrompit Glenka, pressentant à quelles insistances méchantes Mme Macreuse tournerait ses questions sur les caoutchoucs.

— Tenez, même à cette heure, regardez le nôtre, quelconque et si charmant.

Les volets d’une des fenêtres n’étaient point clos ; Hélène, ravie de quitter Mme Macreuse, d’autant que ses parfums composites l’incommodaient, se leva, s’avança vivement vers le balcon. Bernard, M. Macreuse, deux ou trois femmes la suivirent avec Brouland, venu par complaisance et demeuré, jusque-là, pensif dans un fauteuil, tortillant les pointes de sa barbe socratique.

Un reste de jour poudroyait sur le jardin, y laissait entrevoir, de l’autre côté de la rue, autour d’une pelouse rectangulaire échancrée en demi-cercle à ses deux bouts et bordée de fleurs amarante, une file de rosiers, des ginériums aux tiges soyeuses pareilles à des plumes blanches, un vase de pierre d’où bouffaient des têtes de pavots, et, plus loin, au centre d’une seconde pelouse ronde et toute verte, la statue d’un génie ailé. La rougeur des roses noircissait, leurs blancheurs s’allégeaient, se faisaient neigeuses. La nudité fleurie des parterres s’appuyait au mur d’une terrasse ; les tilleuls d’un bosquet se massaient en sombre contre un balustre. La nuit qu’ils accueillaient avivait la fraîcheur d’aube des roses, et, du sable des allées, ressortait une vague lumière blonde, subtile comme un dernier souffle qui va s’évaporer.

— Ces harmonies crépusculaires, songea tout haut Bernard, m’évoquent la cadence d’un motet palestrinien.

— Pour moi, dit Glenka, je vois ces rosiers pareils à des dames de cour en falbalas, debout, tête inclinée, sur le passage du roi et de la reine.

— Où est le roi ? demanda Mme Lalotte, la petite femme au nez pointu qui était entrée un jour dans la librairie, lors de l’altercation entre Bernard et Jules.

— Le roi est absent, répondit Glenka, d’un ton doucement persifleur qui signifiait peut-être : Pour vous, le roi n’y est pas.

— Et la reine ? s’enquit M. Macreuse, dévisageant Woronslas d’un air de curiosité discrète.

— La reine ! Mais, proféra le docteur d’une voix tranquille en même temps qu’il s’inclinait vers Hélène, c’est notre amie, Mme Dieuzède. Tout à l’heure, sa harpe enchantera le sommeil du jardin.

Hélène, sans relever le compliment, se récria :

— O ma harpe ! Je l’oubliais. Pourvu que des cordes n’aient pas sauté ! Bernard, as-tu apporté des cordes ?

Il fit signe que non, ahuri de cette apostrophe, secoué dans la contemplation du soir mourant où il se perdait. Elle hocha la tête et s’élança pour vérifier l’état de son instrument. Par bonheur, les cordes, sauf une, étaient intactes. Mais le transport et la température en avaient dilaté le métal ; elle dut, avec patience, les remettre au diapason.

Une partie des invités se dissémina hors du salon, dans la vaste chambre contiguë, celle où couchait Glenka. Il y avait là sept médecins et deux chirurgiens, « toute une faculté, pensa Jules, si les apothicaires ne manquaient ». On eût dit, en effet, que Glenka s’était plu à rassembler chez lui un album varié de figures médicales. Lui-même représentait le médecin amateur et dilettante, au rebours du méditatif Brouland, sans cesse tendu vers des cas à définir, à classer, sorte de diagnostic fait homme. Il y avait aussi le docteur politicien, sous l’aspect de M. Fauchard, député en herbe, personnage ventripotent, remarquable par un nez de pitre et un crâne piriforme qui rappelait les caricatures de 1840. Le jeune docteur Sautel, imberbe et freluquet, si la guerre ne l’eût lié à un hôpital, aurait excellemment réalisé le médecin commerçant, ingénieux à multiplier les visites et supputant sa clientèle comme un charcutier ses boudins. Au contraire, le docteur Dareste, pâle et diaphane, avec un profil d’ascète, perpétuait le type du vieux praticien compatissant qui laisse sur la cheminée du malade pauvre une aumône. Il écoutait son confrère Lechaptois, correct, de même que lui, en sa redingote, et grave à la manière d’un portrait d’ancêtre enfumé, lui vanter un nouveau sérum antituberculeux.

Mais l’attention se concentrait autour de deux sommités chirurgicales, le docteur Surin, le docteur Laboré, et de sir Macdonald, un médecin anglais venu de la Nouvelle-Zélande pour travailler en volontaire dans les hôpitaux français. La grosse tête bovine de Surin, enfoncée entre ses épaules, se penchait selon l’inclinaison professionnelle de l’opérateur attentif à l’organe qu’il ampute, fend ou recoud. Il parlait d’un ton mesuré ; ses gestes étaient minutieux et lents. Laboré, haut, maigre, d’une maigreur durement charpentée, accusait sur son visage effilé, bilieux, qu’une barbe châtain rendait plus sévère, les rides d’énormes fatigues ; et, au fond de ses yeux perspicaces, les tristesses de trois ans de guerre, d’innombrables spectacles cruels s’étaient inscrites comme à jamais.

Sir Macdonald, en revanche, très à l’aise dans son uniforme kaki, exhibait une membrure d’athlète, des joues rubicondes ; ses prunelles naïves et narquoises s’écarquillaient souvent d’un rire silencieux. Tout paraissait l’étonner et, plus encore, l’amuser. Assis auprès de Surin qui rappelait avec Laboré leurs dures années communes d’étudiants sans patrimoine, il les examinait, le menton au creux de sa main dont le bras s’accoudait sur son genou, et son air d’admiration restait malicieusement ébaudi.

La plupart de ces médecins, mélomanes ou sensibles aux voluptés musicales, attendaient d’une attente aimable l’audition promise. Ils trouvaient un plaisir, sinon un intérêt, à se retrouver ensemble chez un hôte accueillant et riche. Aussi, leurs présences simultanées ne frappaient Hélène d’aucune impression morose ; même, elle en recevait une confuse sécurité ; elle vouait aux médecins un culte de femme maladive, en tant qu’ils semblent détenir une force guérisseuse et libératrice.

Mais, tout en resserrant les chevilles de sa harpe parmi les rumeurs des voix, elle demeurait si dédoublée, si libre de ses gestes apparents qu’elle suivait le caprice d’une enquête intime dont elle ne voulait pas voir l’imprudence.

— De toutes les femmes qui sont ici, plus d’une est ou fut la passion de Woronslas. Quelle est maintenant la préférée ?

Ce n’est point l’heureuse et grasse Mme Surin. Je lis dans son œil rond et bleu, à fleur de tête, la quiétude d’une vie sans ombre.

Ce n’est pas non plus la grande et douce Mme Laboré ; sous ses bandeaux à la Vierge, elle garde quelque chose d’une pensionnaire de couvent. Qui la concevrait flirtant même avec Glenka ? Bernard lui raconte pourquoi il préfère au chant grégorien l’art palestrinien. Et elle prête l’oreille à sa métaphysique ; elle n’a pas l’air de s’ennuyer !

Serait-ce la petite Mme Lalotte dont le mari, pour ses affaires, s’absente un peu plus qu’il ne faudrait ? Elle est bien maligne et gracieuse comme une souris. Mais le docteur lui a fait comprendre que « le roi est absent ». Si, malgré tout, cette affectation d’indifférence était une comédie concertée entre eux ? Le règne de Mme Macreuse décline visiblement, et Woronslas peut-il se passer d’aimer ou d’être aimé ?

Serait-ce ?…

Ici, Hélène baissa tout d’un coup le rideau sur cette revue féminine. Au centre de la kyrielle une idée dangereuse, sinon angoissante, venait de surgir ; elle lui barrait le passage, ne voulant plus chercher ni deviner.

Glenka, au même instant, s’approcha d’une façon très calme, et, comme elle avait fini de s’accorder, il transporta légèrement la harpe entre ses bras robustes vers le milieu du salon. Non, ses manières ne trahissaient rien d’amoureux ; il ne serait qu’un ami, un ami de rencontre. Hélène, dans une disposition apaisée, attirant la harpe entre ses genoux, inclina son front vers l’instrument et ses deux mains s’y courbèrent, l’une à l’endroit, l’autre à l’envers des cordes, comme celles d’une brodeuse qui va passer un fil d’or le long de la soie tendue sur un métier. Quand elle tenait ainsi contre son corps le triangle en V de sa harpe, fermé en haut par la crosse serpentine et appuyé à la colonne dorée, orgueilleuse et raide, où étaient ciselées des chimères, Hélène étreignait une idole, une figure du monde tel que ses désirs de femme le convoitaient obscurément.

Un silence quasi religieux éteignit les conversations ; seul, l’éventail de Mme Macreuse fendait l’air d’un battement sournois.

Hélène, afin de s’animer, joua d’abord un Prélude d’une forme régulière, impersonnel à la façon d’un exercice. Elle était charmante à regarder, entrelaçant les lignes des traits sous les fuseaux prestes de ses doigts. Tantôt ils avaient l’air de caresser les cordes, tantôt sa main gauche, s’éployant sur elles, les pinçait avec âpreté. Mais, quand elle eut achevé, les applaudissements furent sobres ; on se réservait pour la suite, et Glenka entendit Mme Macreuse bourdonner derrière lui :

— C’est bien sec.

Il se hâta de célébrer l’instrument et le jeu d’Hélène :

— Comme les sonorités de la harpe se meuvent dans une lumière intellectuelle ! On croirait que Mme Dieuzède, au bout de ses phalanges, sème des gouttes de soleil. Je songeais, en l’écoutant, à ce poète ancien qui comparait les mains des fileuses aux feuilles des peupliers murmurantes au toucher du vent.

— Tu dis vrai, appuya Brouland, la harpe chante ce que la raison perçoit ; elle analyse, elle détache ; elle ne veut pas émouvoir les fonds vagues de l’inconscience.

— A l’opposé de l’orgue, observa Bernard, dont les complexités polyphoniques nous immergent dans une sorte d’indéfini.

— Et pourtant, contesta Hélène, quoi de plus sensitif que la harpe au milieu d’un orchestre !

Elle exécuta une Sarabande de Rameau, galante, mais cérémonieuse ainsi qu’une danse sacrée. Les arpèges, drapant le motif de leur timbre fastueux, rappelaient à Bernard, chaque fois qu’il le réentendait, ces manteaux de l’ordre du Saint-Esprit où, sur la pompe du velours, se jouent des langues de feu rutilantes.

Le morceau charma visiblement l’auditoire ; dans les rythmes et le dessin mélodique les imaginations pouvaient insérer des formes picturales, les fantômes de révérences et de pas cadencés ; peut-être parce qu’on vivait sous la loi d’airain d’une effroyable guerre, discernait-on mieux la noblesse d’un art paisible fait pour éterniser des illusions radieuses.

Durant le silence d’une pause, d’un tilleul du jardin, un rossignol lança une vocalise imprévue ; ses coups de gorge délirants se perdirent ensuite parmi les sons de la harpe qui posait de solennels accords. Mais, à cet accompagnement insidieux, Hélène avait frissonné ; elle termina la Sarabande avec une exaltation contenue ; l’ampleur de la reprise finale se dilata, comme portée sur les ondes graves d’une cloche.

Dès lors, l’assistance était conquise ; Mme Macreuse elle-même battit des mains ; Sir Macdonald déclara : « Splendide ! Splendide ! » Hélène, excitée par le succès, attaqua intrépidement sa Fantaisie romantique. Au-dessus d’un chant languide elle fit déferler des tourbillons sonores, toutes les virtuosités d’un lyrisme hors de mode, mais qu’elle rajeunissait par sa fougue d’interprétation. Si elle avait un jeu quelquefois peu correct, les auditeurs n’en étaient pas moins enlevés au souffle impétueux de la mélodie comme dans un songe élyséen. Par instants, les mains vertigineuses, se faisant vis-à-vis, entre-croisaient des orbes de traits éblouissants ; ou bien le clavier, sous la parabole météorique d’un glissando, dans toute sa largeur, frémissait.

Il semblait vraiment à Woronslas qu’une clarté diffuse, sortie d’Hélène, ondoyait autour de ses joues, sur ses cheveux et jusqu’aux pointes de ses doigts où il croyait voir le sang bondir, étinceler. Ce prestige qu’il mêlait aux incantations de la musique, il se délectait à en être la dupe, il aurait voulu le prolonger sans terme. Il avait entendu de grands artistes ; pourquoi aucun d’eux ne l’avait-il comblé d’une extase aussi profonde ? Il écoutait bruire les sons éthérés, comme des épis mûrs, quand une brise les émeut. L’espace et le temps réels s’obnubilaient devant son âme. Lorsque les dernières notes expirèrent, il éprouva une déception, presque une peine à s’apercevoir que c’était fini. Mais l’enthousiasme de ses invités se déchaînait ; on s’élança vers Hélène, on l’assaillit de compliments sincères.

— Oh ! madame, s’écria, ravie, Mme Laboré, avez-vous au moins quelque plaisir à nous en donner tant ?

Il fallut, malgré tout, que Mme Macreuse glissât dans ses louanges un dard oblique :

— La harpe, bien des fois, m’avait paru dure, sans nuances, aride un peu comme le clavecin. Vous, vous la faites vibrer autant qu’une poitrine amoureuse…

Hélène, qui se sentait fébrile, alla respirer sur le balcon. Le ciel nocturne s’illuminait, lourd de clartés et blanc comme un cerisier en fleurs ; les étoiles lui parurent plus larges que les autres soirs. Vers le sud, Jupiter flamboyait tel qu’une comète ; il avait l’air d’une torche qu’eût tendue un invisible bras.

— Jamais je n’ai vu Jupiter si beau, dit Woronslas, tout d’un coup, près d’elle. Vous souvenez-vous de sa conjonction, le 12 février 1916, avec Vénus ?

— Si je m’en souviens ! répondit Hélène, étourdiment enivrée. De mes fenêtres, à Portzic, je suivais le crépuscule. Le couchant était pur ; les deux astres marchaient l’un vers l’autre. Jupiter se montrait le plus bas sur l’horizon ; sa lumière faisait deux flèches dorées… On eût dit, un moment, qu’ils allaient se toucher, se fondre. J’en fus troublée ; j’y lus un présage de péripéties désolantes, d’un chaos dans le monde et dans notre existence.

— Vous aviez tort, chère amie, vous aviez tort. Moi aussi, j’ai regardé cette chose étrange, et j’en ai tiré un présage de bonheur…

En même temps que la voix de Woronslas, s’assourdissant, imprimait à ces mots la gravité tremblante d’un aveu, il posa légèrement ses doigts sur la main d’Hélène qu’elle avait appuyée au fer du balcon ; et un trait fulgurant, dans l’ombre, partit de ses yeux éperdus. Hélène recula sa main d’un mouvement subit et offensé, comme au contact d’une lame ardente. Elle retourna la tête et vit s’avancer Bernard qui précédait le docteur Lechaptois tenant un morceau de musique à deux parties.

— Hélène, dit Bernard, épanoui et tranquille, le docteur voudrait te proposer un duo. Mais je crains bien que tu ne puisses le satisfaire…

— En effet, madame, expliqua Lechaptois — il passait pour un bon violoniste, — j’ai là une pièce de Saint-Saëns, harpe et violon, exquise. Vous plairait-il de la déchiffrer ?

Hélène, sans répondre, prit la musique, et, rentrée à l’intérieur du salon, la feuilleta d’un geste machinal, absente de ce qu’elle examinait.

— C’est trop difficile, exprima-t-elle enfin, la gorge encore émue, et pâle de la secousse qu’elle n’avait su annihiler. Un déchiffrage en public, et d’un morceau pour la harpe où il faut que les yeux fassent la navette de la partition sur l’instrument, mais vous n’y pensez point, docteur ! Vous me croyez une virtuose ; je ne suis qu’une ravaudeuse…

Lechaptois protestait avec des phrases enveloppantes. Glenka, vaguement nerveux, intervint :

— Ne tourmentez donc pas Mme Dieuzède. Elle nous a donné plus que nous ne méritions. Un autre jour, si elle veut bien, vous essaierez tous deux cette Fantaisie.

Bernard, quelque myope qu’il fût, avait remarqué je ne sais quoi d’anormal sur les traits d’Hélène :

— Ma chérie, lui demanda-t-il en confidence, es-tu souffrante d’avoir trop bien joué ?

— Un peu, murmura-t-elle. Oh ! ce n’est rien du tout.

Elle s’assit, de nouveau souriante, entre Mme Laboré et Mme Surin, pendant que le docteur Lechaptois, accompagné au piano par Mme Macreuse, commençait une sonate de Grieg. Debout derrière la pianiste, Woronslas tournait les pages. Cette occupation le divertit des remous d’anxiété et d’espoir où son cœur s’agitait plus qu’il n’aurait voulu. L’accueil d’Hélène à son manège amoureux le laissait perplexe : indifférente, eût-elle réagi si violemment ? Mais le sursaut de sa résistance semblait l’avertir qu’elle ne se rendrait pas sans un long siège. Auprès d’autres femmes, il aurait joui de son incertitude ; la phase palpitante d’un sentiment, c’était, pour lui, celle du désir avant l’assurance de n’avoir plus à désirer. Mais il s’étonnait de trouver si désolante cette perspective qu’Hélène, peut-être, resterait hors de ses prises. Qu’avait-elle donc d’extraordinaire, sauf sa douloureuse puissance de vibration ? Quant au scrupule de trahir un ami candide, tel que Bernard, et de ravager la vie d’une femme apparemment droite jusque-là, il ne s’y arrêtait pas une minute. Bernard, trompé, serait un mari d’autant plus heureux ; son épouse s’appliquerait à dorloter ses illusions. Elle-même connaîtrait enfin les grands délires dont elle avait soif ; et Glenka voulait envisager cette liaison possible selon le vulgaire sophisme d’un héros à bonnes fortunes ; en présence d’un homme digne d’être distingué, une femme vertueuse, mais capable de passion, ne lui sait jamais gré s’il respecte son repos.

Hélène jouait de son petit éventail et, péniblement, se reprenait.

— A l’avenir, se disait-elle, j’éviterai avec lui les rencontres compromettantes. Je ne puis pourtant lui interdire notre porte. Dois-je me grossir les périls ?

De même que, tout à l’heure, l’hommage des lys, l’encens d’une séduction discrète en sa violence adulait sa vanité. Une dizaine de femmes étaient là ; et, pour elle seule, la fête se déployait. A moins que Glenka ne se moquât d’elle, comme des autres, et ne songeât qu’à s’amuser ?…

De biais, par intervalles, elle le scrutait, penché vers Mme Macreuse, entre les bougies du piano. Elle n’admirait plus, comme à d’autres heures, l’exotisme de son profil, l’étrangeté de sa tête oblongue casquée de cheveux drus, son teint d’une couleur chaude où la peau brune faisait mieux éclater la vigueur du sang, ni son air d’assurance fondu en douceur voluptueuse. Elle interrogeait le feu noir de ses prunelles et ses lèvres :

— Combien de fois avez-vous répété à l’oreille d’une nouvelle amie un : « Je vous aime », et persuadé le même mensonge en croyant dire vrai ?

La figure de Woronslas manifestait un sérieux, une contention que la lecture de Grieg ne suffisait pas à justifier.

— Est-ce à moi qu’il songe ? Mais que m’importe ! Je ne veux pas, je ne dois pas songer à lui.

Elle savait les risques et les désastres impliqués dans une folle aventure ; elle en éloignait presque violemment l’idée. Néanmoins, quelque chose, au fond d’elle, s’attristait d’y renoncer.

Sur le vertige de ses impressions la nostalgique sonate roulait comme un brouillard de pluie au-dessus d’un torrent. Les saccades des rythmes, les impétuosités morbides et les mièvres langueurs de la mélodie lui réitéraient : « Laisse-toi vivre ; ton infini est dans l’éphémère ; le bonheur, c’est de sentir effrénément. Saisis-le, s’il vient ; sinon, il ne repassera plus. »

Hélène devinait à la furie crispée ou aux mollesses trop caressantes du jeu de Mme Macreuse que celle-ci, par la musique, menait une offensive de désespoir, s’acharnant à reprendre des positions perdues. Si Woronslas avait donné quelque chose de lui-même à cette créature oppressive et rouée, tout portait à croire qu’il se libérait d’elle. Pour qui, maintenant, il la délaissait, Hélène le voyait trop. Tentée d’en triompher, elle rabrouait néanmoins cet orgueil par un autre orgueil, celui de son honneur intact.

— Qu’il me préfère à telle ou telle, je n’en ai souci. Il comprendra que je ne veux pas être sa fantaisie romantique.

Mais, lorsque Mme Laboré, dont la voix était captivante, chanta l’Invitation au voyage, de Duparc, cet appel à l’impossible évasion suffoqua Hélène d’un sanglot. L’essaim des félicités inconnues tourbillonnait autour de sa tête et multipliait au plus profond de ses fibres comme la piqûre d’aiguillons voraces.

Le docteur Lechaptois s’était mis auprès d’elle ; il la pria de se faire encore entendre sur la harpe ; Mme Surin et Mme Laboré insistèrent. Elle joua, mais sans enthousiasme, comme se méfiant d’elle-même, d’anciens airs irlandais d’une fruste mélancolie et une romance de Haydn qu’on trouva charmante dans sa simplesse.

— Quelles sont les paroles de cette romance ? voulut s’enquérir Glenka, cherchant à renouer un entretien qui ne fût pas insignifiant.

— Je ne sais plus, répondit-elle, d’un ton quelque peu froid.

La romance commençait par les mots : Celle que j’aime… Elle le savait fort bien ; mais, entre eux, la moindre allusion aux choses de l’amour devenait scabreuse.

Woronslas l’emmena, et tout le monde les suivit, dans la salle à manger où des boissons et des friandises les attendaient. Cette pièce, plus fraîche que le reste de l’appartement, lui servait alors d’atelier. Sur un chevalet, très en évidence, le portrait de Bernard attira les commentaires admiratifs des connaisseurs.

— Vous êtes étonnant, dit Laboré, pour fixer avec des traits presque aériens l’essentiel d’un visage. Celui de M. Dieuzède est délié comme une vision et pourtant d’un précis qu’Ingres n’eût pas désavoué.

— Je dois plus à mon modèle qu’il ne me doit, répondit Woronslas, gracieusement tourné vers Bernard. M. Dieuzède est inestimable…

Bernard, que Sir Macdonald absorbait dans une conversation d’allure sérieuse, n’eut pas l’air d’avoir entendu. Hélène fut heurtée de cette parole ; elle n’en démêlait pas l’intention voilée ou l’immorale désinvolture. Proféré par Woronslas, tout éloge de son mari la blessait. Peut-être ne prétendait-il qu’insinuer :

— Je dois à M. Dieuzède, au portrait que j’ai fait de lui, d’avoir pu connaître sa femme.

S’il estimait vraiment Bernard, Hélène s’était donc, tout à l’heure, abusée sur son implicite aveu ? Elle souffrait de l’énigme, sans comprendre que le tourment de sa curiosité implantait dans son être intime la présence d’un homme qu’elle se targuait d’en bannir. Comme Glenka, s’inclinant contre elle, l’interrogeait :

— Voulez-vous, chère madame, du champagne à la glace ou du thé bouillant ?

Elle fit, par inadvertance, une réponse qu’il put trouver mortifiante :

— Ni l’un ni l’autre ; un peu d’eau pure, voilà tout.

Mme Macreuse, assise vis-à-vis d’eux, entretenait le docteur Sautel des qualités de poires qu’elle préférait :

— Il y a une espèce que j’apprécie en hiver, les poires de bon-chrétien.

Sa boutade baroque, dont Sautel rit d’un rire niais — car il n’en avait pas la clef — visait, par delà Bernard, Hélène en la prévenant que, si le mari était aveugle, elle-même surveillait son jeu avec Glenka. L’amour-propre d’Hélène se rebiffa sous l’insolence d’un tel avertissement :

— Ah ! cette dame m’interdirait d’être aimable ? Tant pis pour elle !

Et, comme en signe de défi, elle se pencha légèrement du côté de Glenka, prit une mine de gentillesse confidentielle, loua l’ordonnance exquise de la collation disposée sur la table, les pots à bière en vieil étain, les verres cerclés d’or et peints de fleurettes blanches qu’il tenait d’une tante alsacienne ; mais elle s’étonna d’un sucrier d’argent qui affectait, avec ses anses et la pointe de son couvercle, la forme d’une urne funéraire, d’ailleurs élégamment ciselée.

— Tout cela m’est indifférent, répliqua Woronslas après l’avoir écoutée d’un air mélancolique, et parlant assez bas pour n’être entendu que d’elle. Je croyais vous être agréable, et vous n’acceptez rien de moi !

Elle consentit à croquer quelques bonbons, deux gâteaux secs ; de la minime satisfaction qu’elle lui octroyait, prévoyait-elle qu’il induirait toute la fragilité de sa défense ? Elle se plaisait à braver Mme Macreuse et son espionnage outrecuidant. Mais, envers Glenka, la plus frivole des concessions devenait un gage dangereux.

Ils se turent ; Mme Laboré, dégustant un sorbet, disait au docteur :

— Après les délices de l’esprit, vous nous offrez celles de…

— … La chair, acheva Sir Macdonald, et la naïveté de son mot provoqua une hilarité contenue.

— Les bonnes choses sont faites pour être savourées, confirma Mme Surin, en même temps qu’elle entamait un baba juteux.

— Ne trouvez-vous pas, mon ami, osa protester Dareste, que nous sommes des monstres de nous régaler pendant que nos prisonniers crèvent de faim ?

— Chacun son tour, répondit Glenka. Aux Dardanelles, nous mangions des confitures pleines de mouches. Le sable craquait sous nos dents ; il y avait de la cendre dans notre boule de son. Demain, peut-être, nous recommencerons ailleurs. Ce soir, prenons les joies, puisqu’elles se laissent prendre. C’est l’Ecclésiaste qui l’enseigne : « Jette ton pain sur les eaux passantes ; au bout d’un long temps, tu le retrouveras. »

— Pourquoi les forts, j’entends les heureux, moralisa Jules oubliant les menaces de son infirmité, aliéneraient-ils une part de leurs jouissances au profit des misérables ? En ont-ils même le droit ?

— Nous sommes tous des faibles, s’exclama Bernard, et si les souffrances des autres nous laissent insensibles…

Mais sa réflexion s’étouffa parmi la rumeur générale. Le docteur Fauchard nommait une dame célèbre qui, par une cynique impudence, avait offert à une autre deux cent cinquante mille francs pour qu’elle divorçât et lui concédât, en toute propriété, son mari. Mme Macreuse essayait d’excuser ce marchandage :

— Au moins, celle-là ne cache pas son jeu… Et, regardant très en face Hélène indignée, elle poursuivit :

— Avouez-le, madame, une femme qui se respecte ne doit avoir un amant que si sa fortune l’assure de ne rien lui coûter.

Hélène riposta, plus acerbe qu’il n’aurait fallu :

— Mais, quand une femme est riche et que son ami l’est moins, ne l’expose-t-elle pas à des soupçons infamants ?

Cette passe d’armes, entre elles deux, fut brève et sourde. Mme Laboré traversa leurs voix de la sienne, paisible, presque virginale :

— Le plus simple, il me semble, est de rester une honnête femme.

A l’horloge du vestibule, la demie de onze heures avait sonné ; Jules devait regagner son hôpital vers minuit ; Hélène se souvenait que Mme Couaneau attendait, au logis, le moment de s’en aller. Jules et les Dieuzède prirent ensemble congé du docteur. Hélène se vit, de nouveau, régalée des louanges de Mme Laboré et de M. Lechaptois. Elle accueillit avec de froides nuances celles que daigna redire Mme Macreuse. Glenka réserva les siennes pour l’instant où il les raccompagna. Hélène s’efforça de sourire, comme si aucun nuage n’eût offusqué le regard qu’ils échangèrent. Elle mit seulement une retenue discrète à toucher de ses doigts déjà gantés la main qu’il lui tendait.

Sur le palier il arrêta Bernard et, à mi-voix :

— Vous savez, cher ami, le Luyken, c’est entendu… Un de ces jours, j’irai le prendre.

Bernard s’inclina en signe d’assentiment, mais n’eut le courage que d’émettre un rapide : « Merci. » Donc, c’en était fait ; son Luyken allait partir ! Aussitôt, néanmoins, il réagit sur sa peine en la définissant :

— Se séparer d’une seule chose aimée, pensa-t-il, serait-ce plus amer que tout quitter ?

Par intervalles, ce soir-là, il avait pu oublier qu’il était pauvre ; le mot de Glenka, sans le vouloir, le remettait salutairement à son niveau. Et le succès d’Hélène le consolait du grand vide où s’était, pour lui, traînée la réunion.

Avec sa femme et Jules il descendit la rue Prémartine, contre le mur du jardin aux roses. La tranquillité du silence imprimait à leurs pas un rythme solennel ; des réverbères distants et troubles éclairaient confusément les trottoirs. Mais, de la nuit splendide, une blancheur coulait sur la chaussée poudreuse. La palpitation des astres semblait proche de la terre ensommeillée ; plus à l’ouest que tout à l’heure, Jupiter élevait son épée ardente parmi les armées des cieux qui s’échelonnaient en scintillant sur les routes éternelles.

Meurtrie de chocs poignants et saturée de mollesses tentatrices, Hélène se recueillait, cherchait à ressaisir son être en désarroi. Mais Jules, curieux de ce qui s’était dit entre Sir Macdonald et Bernard, le questionna :

— Ce médecin t’a révélé des choses intéressantes ? J’ai vu que tu lui donnais ta carte.

— Oui, expliqua Bernard après une sourde hésitation, il a rencontré sur le front anglais Fergus Fergusson ; il pourra savoir sa présente adresse ; il me l’enverra.

— Qu’en veux-tu faire ? objecta Jules, plus irrité en apparence que satisfait du renseignement. Laisse-moi le soin de lui écrire, quand j’aurai constitué ma société…

Bernard se douta que Jules tournerait à son seul profit l’opportune indication. Devait-il donc toujours se repentir d’être loyal et confiant ? Mais Jules, sans insister, obliqua vers un autre sujet l’entretien :

— Quel homme fort et beau, ce Glenka ! Ah ! si j’avais une santé comme la sienne, l’avenir que je me bâtirais !… Les femmes qui l’entourent sont visiblement fascinées par lui, sauf cette Mme Macreuse…

— Tu crois qu’elle le domine ? fit Hélène s’évertuant à une intonation négligente.

— En tout cas, elle l’a dominé.

— Est-ce possible ? Une créature dénuée d’illusion, venimeuse avec volupté, peut-elle donc faire accroire qu’elle aime ?

— Elle est perverse, puissante, drôle quelquefois. Elle l’amuse, elle l’humilie peut-être. C’est ce qu’il faut à ce vainqueur fatigué d’hommages. Je le trouve, au reste, sous son aménité supérieure, très énigmatique.

— Un artiste, répliqua Bernard qui croyait devoir défendre un hôte, un ami, ne peut pas ressembler à tout le monde. Un artiste sans excentricités serait comme un dromadaire sans bosses.

— Il avait de bien beaux lys, exprima, pour ne pas rester muette, Hélène.

La flûte lasse d’un rossignol, dans les tilleuls du jardin, gémit et se tut.

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