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Job le prédestiné

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XI

Celui qu’on a connu Job le pauvre redevient, en apparence, le riche Bernard Dieuzède. Durant l’année 1919, le caoutchouc, aidé par le trouble des changes et les manœuvres de Sarug, a rebondi d’un élan prodigieux. Les actions d’apport de la Société anonyme représentaient pour Bernard, au début de 1920, un capital presque doublé, environ huit cent mille francs. Ce retour d’opulence ne l’a pas ébloui ; il commençait à s’en effrayer, n’avait qu’une hâte : vendre ses valeurs et rompre le contrat qui le liait à Sarug, au monde affreux de la spéculation. Hélène, cette fois, n’a pas osé contrarier ses vues ; le détachement du gain l’a fait plus sage que les malins de la Bourse ; il a vendu avant mars et, dès avril, la hausse ralentie s’est tournée en dégringolade. Dervart, de nouveau associé, Fergus Fergusson et tous les autres vont « boire un bouillon ». Quant au malheureux Jules, accroché à la roue de la Fortune, cette culbute a désorganisé son bouillant cerveau. Le climat de Singapour, les fatigues de l’exploitation, la frénésie des cupidités déçues l’ont mené à la folie totale. Bernard vient d’apprendre qu’on a dû l’enfermer : il se croyait un rajah des Indes, prétendait que son caissier lui avait volé des milliards, exigeait que cet homme fût mis en jugement et pendu ; comme on lui résistait, un délire furieux l’a saisi ; il a blessé d’un coup de poignard le juge qu’il sommait d’instruire.

Son désastre enrage la vieille Mme Restout rendue par ses rhumatismes plus insupportable et féroce. Hélène, au contraire, s’est ployée lentement à l’évidence des erreurs commises ; une rénovation intime épure sa volonté, elle reconnaît que le bonheur n’est point où elle s’égara, elle aperçoit les injustices énormes de sa conduite. Son orgueil reste encore loin de se briser jusqu’au repentir ; pour s’humilier, il faudrait qu’elle examinât ses fautes, sous le regard d’une vérité austère et miséricordieuse. Elle cherche plutôt l’oubli, et l’oubli est impossible. A tout moment des faits inopinés, des sous-entendus, des sursauts de mémoire la rejettent vis-à-vis de ce qu’elle fut. L’autre jour, Paulette s’étant extasiée devant des lys éclos, Hélène a revu, dans le salon de Glenka, au crépuscule, les grands lys dressés comme des formes de mauvais anges qui la guettaient. Charles, qui vient d’apprendre en son catéchisme le sixième commandement, lui a demandé : « Qu’est-ce que l’adultère ? » Elle a su répondre : « C’est le péché des adultes. » Mais, surprise par sa question, elle a rougi devant son fils innocent. Quelle que soit la délicatesse de Bernard, il ne peut plus être pour elle l’amoureux d’autrefois. Quand elle rencontre d’anciennes relations, elle perçoit à des nuances d’accueil qu’on sait et qu’on l’a jugée.

Aussi la vie mondaine n’est-elle plus le centre de sa vie ; elle doit à sa triste expérience d’avoir palpé le vide des simulacres dont se contente le commun des gens.

Depuis qu’elle est rentrée à Portzic, elle se prépare, dans les harmonies de sa jeunesse, un cœur nouveau.

Elle a retrouvé, tels que des amis perdus, les chênes rebroussés par le suroît, la lande où le vent galope comme un poulain débridé, les ombres moussues au pli des falaises, les môles des promontoires tendus vers les larges eaux, l’odeur du romarin sur les pentes, le chant d’orgue de la marée, et même la chapelle de Sainte-Anne au milieu des ormes avec sa voûte bleue percée de deux lucarnes, ses ex-voto, son brasier de cierges, sa pénombre brune et son silence.

Le manoir, maintenant qu’elle en habille peu à peu l’indigence, lui est redevenu plus cher que jadis. Elle aime la bonhomie rustique des meubles qu’a remis Bernard ; le siège où elle s’asseoit, pour lire, près de la fenêtre, est un simple fauteuil de paille, semblable à ceux des aïeules qui dévidaient les heures en filant et en jasant. Bernard l’a priée de reprendre sa harpe ; elle ne jouera plus la Fantaisie romantique, mais elle transcrit sur son clavier les pièces anciennes des maîtres du clavecin, des airs bretons ou irlandais, et si, parfois, elle y fait résonner les nostalgies des passions vagues, elle ne s’étourdit point d’un factice enchantement. Sa raison s’est assainie dans l’obéissance au devoir quotidien ; en attendant qu’elle soit une chrétienne, elle devient au moins une femme d’intérieur. Une âme comme la sienne va-t-elle s’embourgeoiser ? Il faut, pour bien agir, qu’elle agisse en aimant ; et l’amour la préservera des routines engourdies, des prudences mesquines, des platitudes calculatrices.

D’ailleurs, son mari est auprès d’elle ; désormais elle ne se raidira plus contre sa générosité. Sans doute, l’aisance revenue au foyer amortit les antithèses de leurs deux caractères ; Bernard, inespérément, a réussi ; elle l’admire, elle l’écoute d’autant mieux que les faits l’ont justifié. Mais elle se laisse pénétrer des influences salubres qui rayonnent de lui et d’Adèle. Jusqu’au bout elle sera très différente ; de moins en moins elle contredira.

Bernard voudrait l’amener à sentir que le jeu des circonstances enveloppa, dans leurs épreuves, une prédestination ineffable ; elle encourait l’abandon suprême ; elle n’eut qu’un mérite : céder à l’appel mystérieux de l’espérance, consentir à ce qu’on l’arrachât des gouffres. Le jour où elle entreverra que l’enchaînement de merveilleuses conjonctures l’a délivrée, elle se fondra en gratitude, et connaîtra enfin la grandeur de l’humilité pénitente.

Jusque-là, Bernard sait que le bonheur ne reviendra pas tout entier. Humainement, le mal accompli ne peut jamais s’abolir. Les inclinations d’Hélène, en dépit des cataclysmes qui leur ont barré le chemin, reprendraient leur pente vers le goût du luxe et les chimères vaniteuses s’il ne la défendait contre elle-même par toute la force de ses exemples.

Il a disposé leur commune existence de façon à ce que l’intimité se refasse lentement, sans qu’ils pèsent l’un sur l’autre dans une solitude oisive. Chaque matin, le jardinier attelle à un break de campagne l’un ou l’autre des deux vigoureux chevaux. Les enfants montent avec leurs cartables, devant, à huit heures, se trouver au pensionnat. Hélène et leur père les accompagnent ; c’est Hélène qui, le plus souvent, conduit.

Bernard a ouvert, dans la rue de Siam, une librairie d’art chrétien portant cette simple enseigne : Les beaux livres. Frimbault l’a suivi et tient en sa main experte la direction matérielle de l’entreprise.

Mais Bernard n’est plus réduit au métier d’un marchand qui reçoit les livres à la mode et en trafique comme d’une denrée comestible. Il choisit les ouvrages, et il en édite ; il veut aider à se faire jour les écrivains, les artistes pauvres, quand ils savent, — tel Robert avec sa Résurrection, — rendre par l’humain des formes Dieu tangible. Pour lui seul, l’entreprise serait un faix excessif ; il s’est acquis en Toustain l’auxiliaire dont il était digne. Toustain, devenu veuf, s’est transplanté à Brest. C’est lui qui est chargé de lire les manuscrits, de répondre aux auteurs, de « fabriquer » les volumes. Bernard se réserve le choix des gravures et des eaux-fortes ; il associe Hélène à ce labeur captivant. Par là, dans un ordre heureux, leurs intelligences concordent, autant qu’elles en sont capables. Ils s’entendent ; gage de félicité plus sûr que s’ils s’adoraient.

Est-ce à dire qu’Hélène s’est tout à fait guérie de ses caprices nerveux, de ses impatiences dominatrices ? La paresse de Paulette, son penchant à contrarier, ses pointes malignes, tout ce qu’elle porte de révolutionnaire en ses tendances, reste chez les Dieuzède un ferment d’inquiétude. Bernard ne cesse pas d’être l’homme de tendresse, « plus sensible que volontaire », comme le jugeait Brouland. Des troubles traverseront, plus d’une fois, son intérieur. Mais, lorsqu’il se souvient des crises qu’il a franchies, il s’émerveille, il rend grâces au Seigneur dans une effusion inlassable.

Et il se réjouit en sachant que l’exclusion de la souffrance ne fait point la béatitude. Il redoute les fils d’araignée que l’abondance tisse autour d’une volonté encline à la mollesse.

Il veut vivre pauvre en esprit.

Ni son avoir, ni sa femme, ni ses enfants, ni les yeux de son corps, ni sa pensée même, — il songe à l’état de Jules, — ne furent ni ne seront jamais à lui. Pour ne point perdre la présence de cette divine certitude, il recherche les pauvres et les souffrants ; il se prive en silence à leur intention, et il se reproche de trop les envisager, malgré lui, du dehors, comme n’étant plus l’un d’eux. Saura-t-il assez libérer l’argent de l’anathème collé sur lui, de ce rétrécissement qui fait le cœur du riche pareil à la peau de chagrin racornie en proportion de chaque désir satisfait ? Même il se demande quelquefois si, dans l’ordre invisible, le temps où il se voyait le plus dépouillé ne fut pas le meilleur de sa vie terrestre.

Hier soir, Hélène et lui étaient sortis ensemble sur la lande toute violette de bruyères en fleurs, et où se réfléchissaient, déliées dans le ciel, des tresses roses de nuées.

Au milieu du plateau nu s’avançait à leur rencontre un vieil homme de taille gigantesque, vêtu comme un mendiant, un bâton en sa main droite et donnant l’autre à une femme chétive, courbée, qui le conduisait, car il était aveugle et tâtait le chemin devant ses pas. Cet homme, Bernard le connaissait ; de son vrai nom il s’appelait Kenavo ; mais sa prodigieuse stature, sa force jadis terrible et sa cécité lui avaient valu à Portzic le surnom de Samson. Longtemps il avait fait le métier de pêcheur ; un coup de sang, comme à Bernard, lui avait ôté la vue ; seulement, faute de soins, jamais il ne l’avait recouvrée ; et il cherchait son pain aux portes des maisons, sa femme étant inapte à le gagner pour lui. Sous un jupon grisâtre, sèche comme un fagot d’épines, elle paraissait déjà porter à califourchon la mort. Son menton en cisaille, ses yeux cernés de rouge, le tatouage de ses rides crasseuses marquaient sa figure d’une laideur méchante. On disait qu’elle maltraitait son mari et même le frappait, ne lui pardonnant pas d’être bon à rien et vengeant sa faiblesse sur le fort désarmé. Lui, au contraire, montrait en sa face hirsute une sorte de calme céleste. Bien qu’il eût des sourcils épais, abaissés et contractés au-dessus des prunelles inutiles, presque disparues au fond des orbites, l’ensemble de ses traits était joyeux, illuminé d’un signe de douceur que divinisaient, en cet instant, les reflets du crépuscule.

Hélène, quand elle l’aperçut, aurait voulu l’éviter. L’aspect de cet aveugle lui rappelait que Bernard, par sa faute à elle, avait failli rester comme lui ; elle se détournait d’un tel remords. Mais la femme de Samson le mena droit à Mme Dieuzède et, avec la langue geignarde d’une pauvresse qui sait jouer son rôle, elle remercia « les bons maîtres » d’un panier de figues, envoyé la veille ; elle laissait en même temps comprendre qu’une aumône faite appelle une aumône à faire.

Samson se taisait, comme abîmé dans le recueillement d’une extase. Le vent agitait autour de son cou les boucles blanches de ses cheveux mêlées aux flocons bourrus de sa barbe. Énorme et voûté, il avait l’air d’un mystérieux saint Christophe chargé d’un fardeau surhumain et pourtant paisible, assuré de ne pas fléchir. Soudain, il ouvrit la bouche, proféra, d’une voix très grave, et souriant :

— Le soleil des loups se lève sur la lande. C’est beau.

— Comment, dit Hélène, savez-vous que la lune est à l’horizon ? Je vous plains de ne pas voir un soir comme celui-ci.

— Il le voit dans sa mémoire, exprima Bernard, et plus beau qu’en vérité.

— Ne me plaignez pas, repartit Samson. Je suis trop heureux. Quand j’avais la lumière dans les deux trous de mon front et mes bras pour travailler, j’étais content de moi, je n’avais besoin de personne, même pas de Dieu. Il n’aurait pas trouvé à s’asseoir à ma table ; mon banc était plein. A présent, il est chez lui ; la place est libre, il peut entrer avec ses anges et tous ses saints…

— Viens-t’en donc, interrompit la femme en le tirant par le bras. C’est-y possible de dire des bêtises pareilles ! Voyez-moi ce faignant. Il ne me compte pour rien !

Bernard la morigéna de sa dureté imbécile ; Samson baissait la tête, résigné à ses injures, ne cherchant point à réfuter sa sottise ; et il s’éloigna vers l’allée des chênes, docile, là où elle l’entraînait.

Hélène et Bernard se remirent en marche ; sur le sol où la lune étalait une couleur de bure, leurs deux ombres unies s’allongeaient.

— Cet homme est profond, réfléchit Hélène ; mais il me fait peur.

— Pourquoi ? s’étonna Bernard. Il redit simplement à sa manière une parole plus douce que terrible : « Quand vous n’aurez plus rien, alors vous posséderez Tout. »

1916-1922.

Paris. — Imp. Paul Dupont (Cl.). — 7-10-22

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