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Job le prédestiné

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III

Un lundi d’avril, vers une heure, deux hommes en uniforme bleu passé, ayant à leur képi du velours et trois galons à leur manche, entrèrent dans la librairie. C’étaient les deux médecins militaires rencontrés par les Dieuzède, l’automne d’avant, à la grand’messe, le docteur Woronslas Glenka et le docteur Brouland. L’un et l’autre avaient leur service au même hôpital, celui justement où Jules était soigné.

Trépané à la suite d’une blessure au sommet du crâne, Jules restait sous la menace de troubles nerveux, de crises épileptiformes, d’idées sinistres et, certains jours, d’une obsession de suicide. En allant le voir, Bernard et Hélène avaient revu Brouland et Glenka. Entre eux et ces médecins s’étaient nouées les relations d’une amitié, semblait-il, passagère. Brouland venait, pour se récréer, à la librairie ; il y feuilletait les livres nouveaux. Glenka, plus dessinateur que neurologue, choyait en Bernard le modèle qu’il avait une fois crayonné, et songeait à faire de ce visage fantastique une série d’études.

Hélène aimait peu Brouland ; elle redoutait la pointe fascinatrice de son coup d’œil, dont le froid bleuâtre la traversait comme avec une lame de dissection. Elle se tenait devant lui, sur le qui-vive, en défense contre ses duretés d’analyse. Normand, il maintenait partout son quant-à-soi de Normand. Travailleur concentré, ambitieux, mais timide par complexion et fier, il observait les autres et leur fermait les approches de son intimité. Ses paroles sortaient lentes et rares, proférées d’une voix sourde ; il dardait volontiers d’acerbes aphorismes, n’épargnant point les femmes, bien qu’il eût adoré la sienne, morte en mettant au monde un fils qu’il choyait jusqu’à la folie. On le disait très rude à l’égard des blessés, implacable pour les simulateurs, et il les démasquait à force de torpillages électriques ; Jules, simpliste dans ses hyperboles, comparait le matelas où les patients devaient s’étendre « au chevalet de l’Inquisition ».

Glenka, au contraire, les eût persuadés, en les torturant, qu’il les couchait sur un lit de roses. Polonais par son père et, par sa mère, Provençal, il était né avec un étrange privilège d’insouciance radieuse ; il se croyait fait pour tous les bonheurs ; la vie ne l’avait pas encore détrompé ; et il communiquait autour de lui son illusion. Il ressemblait au Merlin de la légende que suivait la fée du printemps ; n’importe où il passait, quelque chose de magique vibrait dans l’air. Dès qu’il avait connu les Dieuzède, il s’était empressé de leur prédire la réussite ; en effet, il les prôna, décrivit à quelques femmes, ses admiratrices, le libraire aux cheveux éoliens, son intérieur original, ses enfants « délicieux », le talent d’Hélène sur la harpe ; et, sans tarder, un noyau de clientèle s’ébaucha.

Bernard accueillit comme un envoyé du ciel le bienfaiteur imprévu ; il lui rendait, selon sa coutumière largesse, pour un œuf, un bœuf ; sa gratitude ornait de tous les prestiges l’ami bénévole : Glenka était un artiste surprenant ; Glenka comprenait merveilleusement la musique ; Glenka était un homme de grand cœur, un héros : n’avait-il pas, aux Dardanelles, blessé lui-même, rapporté sur son dos, jusqu’au poste de secours, un officier mourant ?

Un point trouble, malgré tout, offusquait la beauté du personnage : on savait Glenka marié ; or, il sous-entendait sa femme, la délaissait et lui envoyait tout juste de quoi vivre à Toulon où, depuis quatre ans, Mme Glenka mère l’avait recueillie.

En dépit de son enthousiasme, Bernard sentait les tendances du médecin hostiles au plus profond des siennes : Dieu, pour Glenka, se réduisait à « l’ensemble des Forces » ; la volupté et la mort, prétendait-il, rythmaient la seule loi divine des êtres ; il s’égayait presque à regarder bondir, se culbutant sur le fond rouge de la guerre, les marionnettes des peuples en furie. Il ne voulait, par delà les apparences, concevoir que « l’abîme inconnu ». Enfin, sous l’aménité de son humeur, Bernard apercevait un naturel inconstant, voluptueux, et quelquefois le mépris des faibles.

Hélène, bien plus que lui, admirait Glenka. Elle oubliait, lorsqu’il lui parlait, tant sa camaraderie se faisait simple, qu’elle était une petite commerçante, dans une boutique de misère. Opposée aux gaucheries de Bernard, sa victorieuse aisance l’émerveilla : il n’avait qu’à toucher de l’ongle les obstacles, et les obstacles s’effaçaient ; il charmait, sans se mettre en peine de charmer, comme si chaque pulsation de sa jeunesse, dans sa chair en fête, avait émis autour de sa présence les atomes d’une clarté fluide, pleine de bien-être. Mais l’attrait qui sortait de lui ne paraissait impliquer rien, pour elle, d’un émoi périlleux. L’hypothèse d’une inclination demeurait infiniment distante des possibilités qu’elle eût admises. Elle se jugeait une honnête femme ; elle ne s’imaginait pas devenue autre chose. Se laisser prendre eût été si banal et si sot ! D’ailleurs, Glenka gardait avec elle un ton de paisible gentillesse, ne l’inquiétait par aucune galanterie. Et, d’un jour à l’autre, il pouvait recevoir un ordre de départ, retourner au front ; peut-être, ensuite, ne le reverrait-elle jamais. Il ne serait, dans sa vie, qu’un passant lumineux entrevu par le soupirail d’une cave.

Une seule chose lui déplaisait, la liaison de Glenka et de Brouland. Ils arrivaient très souvent ensemble ; impossible de recevoir l’un sans accepter l’autre.

Ces deux hommes étaient deux antinomies. Par quel mystère s’entendaient-ils si bien ? Brouland adhérait à d’intransigeantes certitudes ; il avait écrit, sur la possession diabolique, un livre où l’expérience de l’observateur s’étançonnait des arcs-boutants du dogme. Quelles raisons lui faisaient tolérer le scepticisme de Glenka ? Espérait-il le convertir ? Chacun d’eux, comme l’expliquait Bernard, concédait sans doute à son ami un domaine réservé dont il ne violait point la clôture.

En fait, Glenka, ondoyant, trouvait une jouissance à éprouver sa souplesse contre les rigueurs d’une logique malaisément réfutable. De plus, il utilisait, dans les cas difficiles, le savoir du neurologue ; Brouland, à son tour, subissait les séductions de Glenka et convoitait ses puissances de réussite ; il y avait toute une part de Glenka qu’il aurait voulu être lui-même.

Bernard n’eut donc aucune surprise, quand il reconnut, devant la porte du magasin, leurs ombres jumelles. A une heure, — c’était le moment de liberté qu’ils s’octroyaient, — il les attendait toujours d’une façon vague ; il désirait leur visite brève, de même que celle de Toustain, car il avait soif d’amitiés, et le poids de son intérieur augmentait son obscur besoin d’une diversion.

Il était assis à son bureau, tout seul, des feuillets administratifs étalés autour de lui. Pour grossir de quelques sous les piètres gains de chaque jour, il copiait sur des feuilles de rôles les noms des contribuables ; ses yeux s’usaient à cette besogne ingrate ; il s’y acharnait, même le soir, éclairé, faute de pétrole, par un débile lumignon à essence ; il noircissait des pages jusqu’à ce que les mots se brouillassent pour ses pupilles et que son porte-plume tremblât entre ses doigts crispés.

A l’entrée des deux docteurs, il glissa vivement les rôles dans son buvard, ôta ses lunettes et se leva, quelque peu lourd, les membres raides.

— Cher ami, dit-il à Glenka, tandis que Brouland restait en arrière, vous êtes, cette fois, le fourrier du renouveau.

Le printemps de 1917 avait commencé par des jours de glace, comme maudits sous les neiges et l’aquilon. Pas une feuille des marronniers n’osait s’ouvrir. Mais, ce lundi, une tiédeur soudaine dissolvait l’hiver ; le ciel rapprenait à se montrer bleu. Bernard, le matin, avait humé dans son jardinet l’acide humidité du gazon qui repousse.

— Le printemps, répondit Glenka, fait surgir les escargots de leurs coquilles. Nous vous annonçons une visite…

— En effet, expliqua Brouland, j’ai accordé une permission à Jules ; il est assez bien pour supporter une sortie. Vous le verrez tout à l’heure.

— Ah ! tant mieux, fit Bernard, quoique la nouvelle ne lui fût pas entièrement agréable.

Au fond du magasin, la tenture fleurdelisée bougea. Paulette, avantagée d’un tablier rose, parut et s’avança, l’air lutin et coquet ; elle plia le genou pour faire sa révérence à Glenka, puis à Brouland, et leur tendit le bout de ses doigts comme une demoiselle bien apprise. Charles trottinait sur ses talons, ébaudi, curieux, attiré par la force souriante de Glenka. Le docteur enleva d’une seule main, à la hauteur de ses lèvres, l’enfant qui attendait cette prise de possession familière et, pour l’embrasser sur les deux joues, écarta les boucles en désordre de ses cheveux ingénument dorés, plus fins qu’un duvet d’oiseau.

— Oh ! le bon petit gas, dit-il en le reposant à terre ; et, d’un regard, il nota les accents de son minois poupin, mais négligea cette fleur d’innocence ineffable qui angélisait la rondeur des lignes.

— Oui, appuya Paulette, becquetant avec une sorte d’avidité jalouse les joues de son frère, il est bon… il est bon comme de la graisse d’oie.

Glenka rit de sa boutade ; Bernard la trouva choquante ; Brouland considéra Paulette de même que, dans son cabinet, un malade dont il eût établi le diagnostic : quelle profondeur de jalousie, quel dur orgueil d’intelligence accusait ce geste, ce mot non prémédité ?

Mais il tomba en arrêt devant un ouvrage sur la physiologie de l’extase, s’assit à l’écart, découpant un chapitre, et sembla oublier tout ce qui l’environnait.

Glenka s’était dirigé vers l’armoire flamande ; Bernard l’ouvrit à son intention ; il en retira un carton vert où le dessinateur avait enfermé des esquisses. Glenka voulait, puisque le temps était doux et beau, achever en plein air, dans le jardin, le portrait de Bernard délaissé plusieurs semaines. D’après lui, pour fixer l’intime d’un visage, la couleur était grossièrement inutile ; mais la lumière modifiait le mouvement des formes, leur tacite harmonie :

— Vous regarderez l’herbe neuve, un arbre verdissant. Le soleil immergera vos contours. Les directives de vos traits n’auront plus la même inclinaison mélancolique. Et puis le nimbe de vos cheveux…

— Volontiers, répondit Bernard que sa lassitude d’un travail abêtissant et son indolence originelle portaient à chérir l’occasion d’un repos. Si des clients se présentent, Adèle descendra. Ma femme est occupée…

Adèle, d’ordinaire, se dispensait de paraître lorsque Glenka survenait. Ce n’était point chez elle sauvagerie ; seulement les prestiges de l’étranger beau parleur lui causaient une sorte d’inquiétude qu’elle ne s’expliquait pas.

— Est-ce possible, disait-elle dans sa naïveté lucide, qu’un homme qui ne croit guère en Dieu soit si charmant ?

Quant à Hélène, on l’entendait circuler à travers sa chambre, achevant sa toilette, ce jour-là, tardive.

Les deux messieurs passèrent donc au petit jardin, où Paulette s’empressa d’apporter un pupitre de violon, chevalet improvisé dont l’artiste se contenterait.

Bernard, assis contre la maison, dans la courte zone d’ombre que le soleil avançant sur le toit allait bientôt dévorer, prit comme objet de contemplation une branche de magnolia, pendante par-dessus le mur de la cour voisine.

A Portzic, le jardin s’enorgueillissait d’un bosquet de magnolias taillés ou plutôt ciselés en cônes ; chaque été, quand s’ouvraient, au faîte des verdures étincelantes, les grosses fleurs d’un blanc charnu, on eût dit qu’une forêt de citronniers concentrait autour du manoir ses effluves exaltants. Bernard ne demandait qu’à suivre la réminiscence pleine de délices. Mais la vue des feuilles épaisses, vernissées, suscita pour sa mémoire une similitude avec les arbres à caoutchouc. Cette espèce botanique lui était devenue exécrable ; afin d’éloigner l’analogie importune, il se retourna vers le portraitiste debout vis-à-vis d’un carton posé sur le pupitre.

Le crayon de Glenka, finement pointu, manié d’une façon nonchalante entre le pouce et deux doigts conjoints, jetait au milieu d’une feuille blanche comme de légères arabesques. En construisant le profil de Bernard, il ne se préoccupait du modèle que par intervalles, se souvenait d’esquisses antérieures, de la figure déjà formée dans sa vision. L’admirable angle facial apparut, le nez tranchant, le nez à la Paganini, l’oreille au lobe trop long, mais à demi perdue sous la chevelure vaporeuse. Sa légèreté, son assurance d’exécution étaient surprenantes. Il massait les ombres à traits rapides, revenait sur certaines lignes, les caressait lentement, sans paraître les retoucher. Surtout il s’arrêtait à l’œil nébuleux et suave, à ce regard enfoncé dans l’invisible, celui, songeait-il, d’un revenant qui a longé les rives du grand mystère.

Pendant quelques minutes, la ferveur de son attention tint Bernard silencieux. Il participait à la volupté de la main qui recréait la forme idéale de son visage et, cependant, souffrait un confus malaise d’abandonner à un maître ce double de sa personne.

Mais il entendit sortir de la cuisine un bruit de fourchettes piquant des viandes, de mâchoires mastiquant. Mme Couaneau dînait et sa fille Sidonie l’aidait à faire les plats nets.

Sidonie Couaneau avait été, dix-huit mois, femme de chambre chez la marquise de Bonnétable, dans une maison où « l’on avait son content ». Elle venait de perdre sa place, à la suite d’une aventure avec un soldat belge qu’elle rencontrait au skating de Pontlieue. Elle dut confesser à sa mère qu’elle « pouponnait ».

— Toi ! Un enfant ! s’était récriée la pratique Mme Couaneau. Par ce temps de vie chère !

Elle confia, en pleurnichant, aux Dieuzède, l’embarras de sa fille. Bernard fut attendri ; Hélène avait besoin d’une lingère pour les raccommodages ; Sidonie savait coudre. Hélène la prit à cette condition qu’elle la nourrirait, mais la paierait très peu, jusqu’à ses couches.

Bernard, en écoutant bâfrer la mère et la fille, s’avisa de réfléchir quelle aggravation de dépenses ces deux bouches en plus lui infligeraient au bout du mois. Puis il se tança de regretter une bonne œuvre, d’être, encore là, un chrétien d’une foi mesquine. Cette idée sans douceur altéra tout d’un coup sa physionomie tranquille, la contracta, la déprima. Glenka s’en aperçut et, n’atteignant plus l’expression cherchée, il interrompit son dessin, s’approcha de Bernard :

— Mon cher Dieuzède, êtes-vous trop heureux en amour ? ou bien travaillez-vous à l’excès ? Vous avez, pour l’heure, une mine de fatigue. Vous devriez vous mettre, une bonne huitaine, au vert.

La première et indiscrète question étonna Bernard ; il la laissa tomber et répondit avec un sourire quelque peu contraint :

— Je travaille, c’est vrai, au delà de mes forces. Il le faut bien. J’apprends à vivre pauvre.

« Vivre pauvre », ces deux termes, en apparence, contradictoires, firent glisser un nuage sur la face de Glenka. Un homme dans la gêne n’aurait pas dû remettre en mémoire à un ami fortuné qu’il pouvait devenir gênant, si, quelque jour, par un appel de détresse il troublait la libre allure de ses capitaux.

— Mon cher, protesta le docteur, en lui posant la main sur l’épaule, avant que vous ayez connu la vraie pauvreté, l’aisance vous reviendra. L’affaire de Jules va se relever, soyez-en certain.

— Mais, reprit Bernard, d’une voix plus insouciante, après la guerre, tout le monde, sauf les voleurs, sera pauvre. Il vaut mieux s’exercer à l’être dès maintenant.

Hélène, au même instant, surgit hors de l’arrière-boutique, pressée, impatiente on ne savait de quoi, ou comme soulevée par des ailes d’une illusion. Sa mise accusait des velléités d’élégance. Sur un corsage gris perle à peine fané elle avait jeté une pèlerine de fourrure en faux skungs, récente et folle acquisition qu’elle aurait naguère abandonnée à sa femme de chambre. Un parfum subtil d’origan voltigeait à la suite de sa fluette personne.

— Vous venez pour que je fasse aussi votre portrait ? lui demanda Glenka d’un air de négligence badine.

— Oh ! non, docteur, pas ici. J’aurais trop la silhouette d’une panthère en cage qui s’étire et bâille contre les barreaux.

Elle refusait, confusément dépitée qu’il n’eût pas commencé par elle. Sans y prendre garde, elle jalousait Bernard en tant qu’il absorbait l’attention de l’artiste. Mais Glenka, au lieu de la supplier, se rabattit vers un autre caprice :

— Eh bien ! Vous m’accorderez Paulette pour un dessin à la plume qui m’amuserait.

Paulette avait disparu, pendant que Bernard posait, comme si elle voulait signifier que cette séance la laissait indifférente. Elle revenait à présent, enveloppée d’un manteau blond et coiffée d’une capote brune qu’égayait un nœud bleu ; elle portait sous son bras une serviette d’écolière, car l’heure de la classe approchait.

— Oui, grand ami, s’écria-t-elle avant que sa mère eût permis ou défendu, je suis tout à vous.

Preste comme un moineau, elle s’élança jusqu’à la chaise inoccupée, en face du pupitre.

Au même instant, Adèle, prête à partir avec Paulette, entra d’une démarche paisible, dans le jardin. Elle tenait un petit paquet de livres et des cahiers noués par une courroie. Son manteau, du même blond que celui de sa sœur, seyait beaucoup mieux au blanc rosé de son teint. Elle salua modestement Glenka et vint droit auprès de Bernard qu’elle embrassa en lui disant : « Au revoir. » Il méditait, incliné devant l’esquisse de son profil :

— Admire, — et il retint Adèle comme seule capable d’admirer, — ce délié des traits, cette profondeur du regard, ce nuageux des ombres…

— C’est bien toi, répondit Adèle, c’est quelque chose de ton âme.

Glenka fut saisi de cette parole et de la voix cristalline qui la prononça. Auparavant, il n’avait qu’entrevu Adèle dans la demi-clarté grise du magasin. Elle lui révéla soudain les grâces d’un angélique printemps : le duvet de lumière qui veloutait ses joues, les lignes incarnadines de ses lèvres achevées en deux fossettes, son nez mutin l’eussent fait songer à une ingénue de Greuze ; mais la coloration des sourcils relevait d’une énergie singulière la fluidité des yeux ; ce front si délicat semblait touché par les fraîcheurs d’une aurore supraterrestre.

Une idée traversa la fantaisie de Glenka : portraiturer ensemble Adèle et Paulette ; il expliqua aussitôt son désir à Mme Dieuzède. Mais Paulette, sans attendre la réponse, eut l’audace d’insinuer entre haut et bas :

— Vous savez, docteur, Adèle n’aime pas à poser ; elle me l’a dit ; n’est-ce pas, Adèle, que tu me l’as dit ? C’est maman qui voudrait être à sa place ; vous devriez la prendre.

Hélène devint rouge ; une veine bleuâtre qu’elle avait au milieu du front se gonfla sauvagement. La colère l’emporta d’une façon foudroyante, et deux claques cinglèrent la figure de Paulette abasourdie :

— Taisez-vous, mademoiselle ; en classe, tout de suite !

Paulette, suffoquée de cette violence, décampa, et sa sœur s’éclipsa, légère comme une sylphide.

Bernard se demanda, stupéfait, quel bizarre motif déchaînait contre l’enfant préférée un courroux exorbitant. Glenka prenait un air sérieux, presque froissé :

— Pardonnez-moi, docteur, dit Hélène, la gorge tremblante, si j’ai déçu un de vos souhaits. Mais Paulette est intolérable. Il lui fallait une leçon rude et subite. Et puis, je suis tellement nerveuse, contrariée ! Tout m’exaspère. Je dors à peine trois heures par nuit ; et, quand je m’endors, même dans le sommeil, ce qui est affreux, l’imminence de l’insomnie m’obsède.

Devant ces impétueuses excuses féminines Glenka fut aussitôt rasséréné. Il pénétra Hélène de son œil chaud, paisiblement dominateur ; puis sa voix incisive et grasse énonça :

— Chère madame, je vais vous proposer un remède pour l’insomnie ; chaque fois que vous vous réveillerez ou que vous ne pourrez dormir, répétez-vous : « Notre ami, le docteur Glenka, veut que je dorme », et ne songez à rien d’autre.

Le conseil fut émis d’un ton si naturel qu’Hélène ne s’en offensa point. Elle éclata d’un rire incrédule :

— Vous croyez que votre vouloir, à distance, serait efficace ? Alors il faudrait ne plus penser qu’à vous. Qu’en dirait mon mari ?

— Il serait plus expédient, opina sans respect humain Bernard, d’invoquer Notre-Dame du Bon-Secours.

— Cela peut revenir au même, répliqua le docteur en affectant un grand calme. Reste à savoir laquelle des deux forces de suggestion aura le plus de réalité.

Sur ces mots, il retira du pupitre le carton où il enfila son incomplète esquisse, et, tendant la main à Bernard après avoir baisé celle d’Hélène, il se dirigea vers la maison. Mme Couaneau et Sidonie, au seuil de la cuisine, se tenaient curieusement ; elles le regardèrent s’enfoncer avec Hélène dans la pénombre de l’arrière-boutique. Bernard, le pupitre à la main, marchait devant eux. Mme Couaneau chuchota contre l’oreille de sa fille une phrase dont la malice égrillarde dérida la grosse et plate figure de Sidonie.

Dans le magasin, Bernard, voulant réparer les brusqueries d’Hélène, dit à Glenka :

— Je pense bien, cher ami, que la petite tourmente de tout à l’heure ne changera rien en vos projets. Le jour où vous voudrez, mes enfants seront à votre disposition. Nous tenons à honneur qu’ils soient crayonnés par vous.

— Soyez tranquille, repartit Glenka, je voudrais conserver les nuances de vos traits à tous. Peut-être ne suis-je plus ici pour longtemps.

Prononça-t-il cette dernière parole afin d’évaluer quel en serait l’effet ? Hélène y parut indifférente, même trop ; en revanche, la bouche de Bernard se plissa d’un déplaisir qui n’était point affecté : il aimait Glenka, comme s’il avait reçu de lui des bontés prodigieuses ; il s’étonnait de ses précellences, et, par son contact, de même que Brouland, se les appropriait.

Brouland était resté assis dans son coin, aux prises avec le livre dont il se soumettait la matière, happant au milieu des pages l’essentiel à mesure qu’il les découpait.

— Ce bouquin signifie quelque chose ? s’enquit Glenka par complaisance, comme pour avertir Brouland : « Mon vieux, c’est l’heure de nous en aller. »

— Oui, beaucoup. Ainsi, la fameuse extase simultanée de saint Jean de la Croix et de sainte Thérèse enlevés tous deux jusqu’au plafond du parloir, bien que l’un se cramponnât à sa chaise, et l’autre à la grille, ce phénomène est commenté d’une façon intelligente qui respecte l’inexplicable là où cesse le jeu des causes naturelles… Je l’emporte, ajouta-t-il, passant le volume à Bernard.

Le libraire se mit en devoir de l’envelopper. Les deux médecins continuaient quelques propos antagonistes sur la nature de l’extase ; plus attentif à leurs arguments qu’au paquet à plier, Bernard l’achevait avec une lente nonchalance. Hélène, tout d’un coup, le lui ôta des mains, et, à mi-voix :

— Laisse-moi ça, frémit-elle ; tu me fais bouillir.

Il ne se rebiffa point au choc de cette humiliation rapide. Une voiture s’était arrêtée devant le magasin ; appuyé sur une canne, Jules entra ; tous les regards convergèrent de son côté. Son visage glabre, jaune comme un marbre oublié chez un antiquaire, devait à sa maigreur une âpreté de contours plus sculpturale ; il évoquait, avec sa mèche au milieu du front, le masque impérieux de Bonaparte au pont d’Arcole. Mais la commissure des lèvres se renflait amèrement, le blanc anémique des prunelles était presque terrible ; un feu hagard y tressaillait, puis se voilait. Il se présenta, la mine haute, le buste dégagé, se donnant l’air d’être valide, certain de sa guérison. Comme Brouland s’informait si cette première sortie ne l’avait pas trop secoué :

— Moins que vous l’auriez cru, monsieur le major. Quelques vertiges, des contractions, par instants, dans la jambe droite. Les bruits de la rue, le grand soleil me font un peu de tintouin. J’arrive à dominer tout cela…

Brouland, précis dans ses enquêtes, lui posa encore une ou deux questions. Mais Jules lui déclara qu’il ne voulait rien savoir de ce qu’il éprouvait. Raidi contre son infirmité, il aurait voulu l’ignorer pour l’anéantir. Il tremblait, au fond, de retomber entre les serres du désespoir, et, d’avance, s’évertuait à l’annihiler par des idées adverses.

— Les psychologues, déclara-t-il en plastronnant, ressemblent à des gens qui regardent leur langue dans une glace. Moi j’ai autre chose à faire…

Pourtant, dès que les médecins s’en furent allés, — et leur départ le soulagea, — il s’affala sur un siège, ferma les paupières ; il sentait les fibres de sa tête taraudées par les vibrations du dehors subies durant son trajet, et son entendement vide comme une plaque photographique où nulle image ne pouvait se révéler. Il venait d’ôter son bonnet de police. Au sommet de son crâne, dans le creux que Paulette, avec sa drôlerie féroce, dénommait « le bénitier de mon oncle », sous la peau tendre et luisante, Hélène voyait presque palpiter le cerveau nu. La déchéance physique de son frère la contristait, et, plus encore, l’effrayait pour l’avenir de son entreprise. Ce garçon si fier de sa vigueur ne serait peut-être désormais qu’un éclopé, inapte aux travaux amples et au commandement. S’il retournait à Singapour, le climat l’achèverait.

Bernard, transpercé d’une compassion véhémente, débattait en lui-même s’il instruirait Jules ou non d’une circonstance pénible : la semaine d’avant, il avait passé vingt-quatre heures à Paris, vu Dervart, et tenté auprès de lui une démarche, sans avoir consulté son beau-frère qui eût tout fait pour l’empêcher. Dervart, depuis que ses usines fabriquaient, outre des boulons, des obus, accumulait des bénéfices que Jules n’osait plus évaluer. Le bon Dieuzède, dans sa logique de rêveur, s’était coiffé d’une espérance ; il s’était dit :

— Cet homme, beaucoup moins riche, fut généreux. Maintenant qu’il gagne des sommes folles, à ne savoir qu’en faire, si je lui demande, moi, son associé, un prêt de quarante mille francs, ne me donnera-t-il pas, sans barguigner, ce facile coup d’épaule ?

Or, après une longue heure d’attente, Dervart l’avait reçu debout, entre deux portes, avec le sans-gêne impatient d’un potentat débordé. Aux premiers mots qu’aventura Bernard sur les caoutchoucs de Singapour :

— Singapour ! Le beau four ! Moi et vous, Restout nous a roulés !…

— C’est la guerre, essaya de protester Bernard.

— La guerre a bon dos. La guerre, mon cher monsieur, pour un homme qui sait diriger sa barque, est une affaire comme une autre, à traiter plus en grand. Votre Jules est un dindon, si ce n’est pas une fripouille. Il peut, à l’avenir, claquer du bec. Plus un dollar, plus un centime. Et, dites-le-lui bien, je ne le perds pas de vue ; il faudra que nous nous retrouvions, qu’il me rende des comptes.

Bernard, s’oubliant lui-même, alors essaya pathétiquement une apologie de Jules. Mais, sur un coup de téléphone, Dervart disparut dans son bureau.

Déconfit et indigné, au retour de cet infructueux voyage, Bernard hésitait à prévenir Jules que Dervart l’abandonnait. Toute secousse exposait le convalescent à une rechute dangereuse pour sa raison. Il serait furieux de la fausse manœuvre exécutée à son insu ; il chargerait son beau-frère de reproches iniques ; Bernard, ayant déjà trop pâti par Jules, en dépit de sa placidité, sortirait de ses gonds ; un désastreux orage éclaterait. Et cependant, s’il se taisait, Jules, inquiet du silence obstiné de Dervart, irait, avant peu, chercher à Paris une explication. La brutalité imprévue du cynique brasseur d’argent pouvait déterminer chez l’infirme une crise de folie, le précipiter au suicide ou au meurtre. Ne valait-il pas mieux l’avertir doucement ?

Tandis que Bernard délibérait sans se résoudre, Hélène s’approcha de Jules qui, la tête penchante, les yeux clos, recueillait ses forces instables dans cette pause d’homme exténué. Elle écarta une mèche de cheveux collée à sa tempe humide, lui baisa le front. Il releva les paupières, examina l’intérieur de la boutique, fut content d’y revoir les restes du fastueux mobilier :

— Vous n’avez pas mal arrangé ce taudis.

Il s’était, d’avance, représenté la librairie et la maison tellement sordides, offusquantes pour ses goûts de luxe et de grandeur que l’assemblage de la tenture, de l’armoire et du canapé pallia l’exiguïté du local, les boiseries fendillées et les taches de suie du plafond.

Des clients arrivèrent, plusieurs à la file, selon un rythme d’involontaires concordances, comme Bernard mainte fois l’avait observé.

Jules eut le loisir de juger son beau-frère et sa sœur dans leur office de marchands ; il acquit l’évidence immédiate que ni lui, ni elle ne s’étaient adaptés aux servitudes du négoce.

Hélène s’occupait d’une acheteuse de papier à lettres, grande femme rousse, très maquillée, débordante de parfums, portant une robe de soie d’un rouge insolent qui mettait en valeur, comme un maillot, les saillies exubérantes de sa corpulence. Cette dame, à chaque nouvelle boîte qu’Hélène lui présentait, après avoir palpé d’une main constellée de bagues le grain du papier, l’épaisseur des enveloppes, levait les yeux d’un air blasé vers la vitrine assez pauvrement garnie :

— Vous n’avez rien de mieux ?

D’autres boîtes s’étalaient, puis s’empilaient sur le comptoir ; Hélène, au lieu de vanter sa marchandise, un doigt sur la lèvre, regardait ailleurs, attendant avec dédain que la cliente se fût décidée.

— Lequel choisissez-vous, madame ? pressa-t-elle enfin.

La dame rousse fit mine de se lever et de partir, sans rien avoir acheté ; puis, à l’improviste :

— Vous connaissez le docteur Glenka ?

— Oui, madame, dit Hélène s’efforçant de retrouver un ton gracieux, il est de nos amis.

— Il m’a parlé de vous, reprit la visiteuse, je vous sais excellente musicienne. Pour une artiste, comme ce métier de guerre doit être ennuyeux !

Hélène, sourdement vexée d’une compassion mortifiante, lui répliqua :

— Mais, madame, le grand art est de se plier à tout.

Elle atténua cette phrase un peu sèche par des remerciements à l’adresse des personnes qui voulaient bien faire connaître la librairie Dieuzède, et loua en termes sobres le docteur Glenka. La dame renchérit dans un panégyrique exalté. Hélène, pendant qu’elle l’écoutait, lançait des coups d’œil d’impatience parmi les boîtes amoncelées sur le comptoir, comme lui donnant à entendre :

— Finissons-en ; décidez-vous.

L’acheteuse, négligemment, lui désigna enfin ce qu’elle daignait choisir, « du vergé impérial », le plus cher, donc le plus beau.

Hélène s’assit à la caisse pour rendre sur un billet de cinquante francs des coupures qu’elle prenait dans le tiroir, du bout de ses doigts. Devant l’amie de Woronslas, « rendre la monnaie » lui paraissait un geste humiliant. Les deux femmes échangèrent encore quelques mots aimables ; mais elles s’étaient jugées l’une l’autre et se déplaisaient. Hélène soupçonna quelle secrète curiosité avait induit cette dame à venir voir ce qu’elle était. Jules, qui suivait toute la mimique sans deviner le jeu des sentiments qu’elle couvrait, estima qu’Hélène savait mal achalander son magasin.

Bernard, de son côté, servait un prêtre d’une prestance imposante, dont la figure sèchement jaunie lui rappela celle d’un vieux domestique qu’il louait jadis pour servir à table les jours de réception. C’étaient les mêmes lèvres correctes, les mêmes petits yeux gris, furtifs et vigilants, mais refaits par la dignité autoritaire d’un sacerdoce jadis ambitieux.

Ce personnage, pendant que Bernard lui cherchait dans un catalogue l’éditeur d’un recueil de sermons commode « pour le ministère », inspectait les êtres de la boutique, les volumes alignés sur les rayons. La dame en rouge dut le choquer ; il affecta, jusqu’à ce qu’elle fût partie, de tourner le dos au comptoir. Un exemplaire, mis en évidence sur une table, de Madame Bovary, capta son attention et le scandalisa. Comme Bernard le priait de recommander sa maison au clergé du diocèse, il fit un signe bénin de consentement ; mais, infléchissant un coup d’œil subit vers le livre pestilentiel, il eut l’air de le découvrir, fronça les sourcils.

— Voulez-vous, monsieur, me permettre un bon conseil ? Nous ne demandons qu’à vous être utiles. Toutefois, il ne faudrait pas, si vous souhaitez une clientèle honnête, héberger des ouvrages pornographiques comme celui-là, un roman où l’Église est bafouée dans la personne d’un très brave curé de campagne.

— Pornographique ! s’exclama Bernard malgré lui. N’exagérez-vous point, monsieur le Chanoine ? — il lui donnait, à tout hasard, du chanoine. — J’ai peine à voir en Madame Bovary autre chose qu’un chef-d’œuvre d’une écrasante moralité et magnifiquement conçu.

— Il y a des scènes, insista l’abbé qui baissa la voix, des scènes immondes… En somme, vous ne le laisseriez pas lire à vos filles.

— Le bon Flaubert ne l’a sans doute pas écrit pour elles.

— Êtes-vous bien sûr qu’elles ne l’ouvriront jamais en votre absence ? Et quand vous l’aurez vendu, savez-vous entre quelles mains il tombera ? Aristote le disait : « Lorsqu’on jette un caillou dans un torrent, on est responsable de toute l’écume que ses bonds peuvent faire gicler. »

— Monsieur le Chanoine, répondit Bernard du ton le plus respectueux, je n’ai guère lu Aristote. Mais vos avis sont d’un grand poids. A l’égard du livre incriminé, je constate un fait : il existe ; c’est un roman, je vous le concède, où la vie sensitive opprime la spiritualité. Les personnages sont lamentables. Ainsi le voulait la misère de l’époque. Cependant, c’est un livre immense par les vérités qu’il implique. Vaudrait-il mieux, selon vous, qu’il n’existât pas ?

L’abbé sembla, une seconde, ennuyé de l’objection ; ensuite, appuyant d’un geste dur son arrêt :

— Eh bien ! oui, monsieur, malheur au livre par qui le scandale arrive. Mieux vaudrait pour lui ne pas être. Et, plus l’auteur est persuasif, plus il est dangereux.

— Alors, s’obstina Bernard, vous préférez à Madame Bovary quelque roman terne et mort-né qui ne suggère aucune pensée coupable, parce qu’il ne fait penser à rien ?

— Vous me comprenez mal. Je souhaiterais une Bovary expurgée, une Bovary qu’on pût lire sans brûler des pages. Vous savez le précepte de saint Paul au sujet des hontes charnelles : Que ces choses-là ne soient même pas nommées parmi vous…

— On se contente de les faire, intervint derrière eux un client irrité de ce colloque.

Bernard se retourna, vit l’œil sardonique d’un bourgeois décoré du ruban violet qu’une barbiche grisonnante attachée à une mâchoire en galoche stigmatisait d’une laideur de bouc. L’ecclésiastique foudroya d’un regard d’indignation l’interrupteur et sortit sans riposter. A son port de tête, à la contenance de son dos, Bernard le sentit lourdement hostile. La librairie Dieuzède serait notée comme un lieu suspect.

Il revint à l’homme incongru, et, pour lui signifier qu’il désapprouvait son mot cynique, l’aborda d’une façon maussade :

— Que désirez-vous ?

— Monsieur, vous avez le renom d’un bibliophile distingué. Je cherche en ce moment un volume assez rare, le Paysan perverti de Restif de la Bretonne avec les eaux-fortes de Binet. Pourriez-vous me le procurer ?

— Restif de la Bretonne, répondit Bernard, ne m’intéresse point, je ne veux pas faire commerce de polissonneries.

Le sarcastique amateur étouffa dans un ricanement sa déconvenue :

— Vous avez raison ; vous gagnerez plus à vendre des bondieuseries.

Et, comme le prêtre, il se retira en faisant claquer la porte.

Le flot des acheteurs était passé ; Bernard se retrouva seul dans la boutique vis-à-vis de Jules et d’Hélène. Jules aurait pu déchiffrer sur la mine de son beau-frère une invincible tristesse. Mais, des épisodes dont il venait d’être témoin, il ne songea qu’à extraire une conclusion « pratique » :

— Mon vieux, dit-il à Bernard, tu n’es pas encore commerçant. Tu milites pour des principes, quand tes intérêts sont en cause. Tu passeras pour un toqué et tu mettras tout le monde contre toi. Il faut que ta clientèle te croie à son niveau. Sinon, les gens de droite comme ceux de gauche te fusilleront. Tu vendrais de la benzine ou du saindoux, tes denrées ne porteraient la couleur d’aucune opinion. Mais des livres ! Tu alimentes un certain public ; bourre-le de la pâtée qu’il exige. Et, surtout, garde-toi d’humilier des gens qui tiennent à leur merci votre pain à tous. Ce que tu veux, il faut le vouloir et rien d’autre.

Jules s’était étendu sur le canapé ; sa main gauche derrière la nuque, il laissait pendre la droite qu’il remuait nonchalamment, et débitait ces conseils d’une voix négligente, en homme supérieur qui se prête à condescendre. Jamais on n’eût supposé que la gêne où se débattaient les Dieuzède était son œuvre à lui. Hélène, assise près du canapé, l’approuvait par des hochements de tête impératifs :

— Je m’épuise à le répéter : Bernard ne sait pas être de son temps.

Bernard se promenait, piqué d’une sourde agitation. Les critiques de Jules et d’Hélène, s’ajoutant au reste de ses amertumes, le révoltèrent ; il s’arrêta, croisa les bras ; sa parole, d’habitude si pondérée, dévoila soudain des rudesses presque terribles.

— Tu dis vrai, je ne suis pas de mon temps, et je m’en fais gloire. Toi, non plus, Jules, quand tu as rempli ton devoir de soldat, tu n’étais pas de ton temps. Être de son temps, c’est avoir le croupion au chaud dans tous les fumiers et s’y trouver bien. C’est, en face de la bêtise et du vice, observer le lâche silence. Quand un homme danse avec les autres devant le taureau d’or qui ne sera plus désormais qu’un mannequin gonflé de sale papier, il est de son temps. Quand il trépigne Dieu et les choses du ciel, il est de son temps. Oh ! je sais, vous me direz que je vois en sombre parce que nous avons des ennuis. Les âmes sublimes ne sont pas mortes ; la guerre a révélé jusqu’où les héroïsmes peuvent être tendus. Des millions d’humains donnent leur sang, ils le donnent. Seul, le sang ne se vend pas. Mais la guerre finie, que subsistera-t-il de leurs exemples ? J’aperçois la horde des profiteurs, et, vorace autour d’eux, le peuple embourgeoisé agiotant, ripaillant. La France de demain ressemblera au fils prodigue tel que je le retrouve sur un vitrail de la cathédrale, courbé parmi les pourceaux dont la pitance lui fait envie. Les pourceaux brillent comme de l’argent. Je crois au retour du fils prodigue dans la maison du père, mais après quels abaissements et quelles agonies !…

— Mon pauvre Bernard, interrompit Jules, cherchant à ne point s’emporter, pourquoi donc blasphèmes-tu l’argent ? Sans lui, tu ne peux pas être heureux. Je vous connais, Hélène et toi ; vous êtes des natures délicates qui ont besoin d’une triple clôture entre elles et les brutalités des contacts quotidiens. Le jour où ton aisance te reviendra, tu estimeras le pourceau d’argent bon à engraisser et à ménager pour la paix de tes jours terrestres.

— Non, détrompe-toi. L’illusion est finie. Je n’ai plus foi dans l’argent. Même si je paraissais en ravoir, j’en userais comme s’il n’était pas à moi, comme s’il n’était rien. Et il n’est rien, il n’a jamais rien été qu’un signe fictif, instable, éphémère. Un homme peut-il vraiment dire : ceci est mien ? Tout à l’heure l’ennemi surviendra, brûlera sa maison, ruinera ses terres, le laissera nu comme un pieu, n’ayant plus à soi que la vermine de son indigence. J’ai cru avoir des titres ; qu’est-ce qu’ils valent ? Dans le chaos où nous roulons, nous sommes moins en sécurité qu’un nomade dans sa cahute. Le monde, tant qu’il n’aura pas replanté ses assises sur l’éternel roc angulaire, vacillera entre les vertiges d’une fausse paix crapuleuse et les épouvantes de la barbarie.

— En attendant, poursuivit Jules peu sensible à ces prévisions « apocalyptiques », le problème est de tenir jusqu’à ce que le caoutchouc se vende au minimum trois shellings la livre anglaise. Dès maintenant, je vais remettre sur pied notre affaire. Elle avait en sa charpente, comment dirais-je ? un loup

— Oh ! plus d’un, murmura Bernard.

— … L’insuffisance des capitaux. Nous allons y porter remède.

Jules déroula son projet : aussitôt remis de sa blessure et réformé, il constituerait une Société anonyme par actions ; il chercherait un banquier qui, moyennant une participation avantageuse, décidât ses clients à souscrire en espèces la moitié du capital, six cent soixante quinze mille francs. Les anciens associés n’auraient pas à verser un centime ; chacun d’eux recevrait un certain nombre d’actions d’apport équivalant à la moitié de ce qu’il avait, au début, effectivement engagé. Deux mille deux cents actions de cent francs reviendraient donc à Bernard. Lorsque la hausse du caoutchouc, prochaine comme celle de toutes les matières premières, aurait donné la vogue à cette valeur, lorsque Jules, revenu sur les lieux, fouetterait l’essor de l’exploitation qui n’était pas délaissée, les Dieuzède, s’ils voulaient récupérer l’indépendance de leur fortune, trouveraient sans peine acheteur pour leur paquet de titres.

Jules, sans quitter sa pose indolente, déployait ces perspectives avec une décisive certitude. Hélène ne lui demanda pas où et comment il obtiendrait le concours du banquier rabatteur de fonds. Elle écoutait son frère comme s’il eût touché les cordes d’une harpe enchanteresse. Elle ne pensait plus aux infirmités qu’il traînait. Elle croyait en son espérance, parce qu’elle avait besoin d’espérer le terme d’une gueuserie insupportable.

Bernard demeurait un peu froid et distant ; même possible, le redressement financier qu’escomptait Jules prenait pour son expérience de dupe étrillée une figure de mirage. D’ailleurs, ce n’était pas des hommes qu’il attendait une délivrance. Sans doute, l’argent ou plutôt l’appétit de posséder maintenait sur son âme, en dépit de ce qu’il disait, quelque secret pouvoir d’habitude. Le renoncement n’est facile qu’en idée ; et par quel moyen s’abstraire des nécessités qui bientôt le réduiraient aux abois ? Mais le centre intime de sa vie tendait à se fixer dans des régions immuables où nul accident ne l’accablerait plus. Peut-être aussi repoussait-il des espoirs trop nuageux de peur que la déception probable n’aggravât d’une autre souffrance tout ce qu’il avait à souffrir déjà.

Jules, cependant, regarda sa montre et se leva brusquement.

— Je vous laisse, je vais jusqu’à la poste téléphoner à Dervart. Depuis mon entrée à l’hôpital, il fait le mort. Il doit me supposer fini. Je veux lui prouver que j’existe.

Hélène et Bernard, à cette idée, se lancèrent un coup d’œil lourd d’inquiétude. Hélène, sur-le-champ, prit l’offensive, bien résolue à retarder pour Jules la commotion.

— Téléphoner à Dervart ! Je trouve que tu manques de dignité. Il s’est désintéressé de toi, il ne répond pas à tes lettres. Ne t’occupe donc plus de cet homme, jusqu’à ce que la Société anonyme soit constituée et que tu aies à lui soumettre de fermes résultats acquis.

— Au contraire, j’ai hâte de forcer le monstre dans son antre. Quand j’aurai pu lui faire entendre le son de ma voix, raisonner avec lui, je le ressaisirai, j’en suis sûr, il serait dangereux d’agir sans l’avoir consulté. En tout cas, je tâterai ses dispositions présentes.

— Écoute, expliqua lentement Bernard, ménageant comme une prudente garde-malade les nerfs du trépané, ses dispositions, je puis te les apprendre, et ne t’en émeus point. Dervart, si nous arrivons à désembourber notre carriole, nous reviendra peut-être. Mais ses bénéfices extravagants l’ont grisé ; il a la dureté du triomphateur pour ceux qui sont tombés en chemin derrière lui. Ton affaire a perdu devant ses yeux toute importance ; il se repent de l’avoir soutenue et n’admet plus qu’on lui en parle…

— Qui te l’a dit ? Qui te l’a dit ? cria Jules dont la soudaine exaspération se retourna contre Bernard.

Hélène s’élança vers lui, saisit ses deux mains :

— Voyons, adjura-t-elle, maîtrise-toi. C’est Bernard qui est allé l’autre jour à Paris ; il voulait savoir ce qu’on pouvait attendre encore d’un puissant associé. Nous ne t’avons pas averti, parce que la moindre chose te bouleverse. Dervart l’a très mal reçu, debout, dans l’antichambre ; il s’est plaint d’avoir été trompé par toi. Bernard a pris ta défense. Dervart, sous prétexte qu’on l’appelait au téléphone, a rompu l’entretien…

Jules haussa les épaules ; le marbre de son teint tourna au jaune livide :

— Voilà les réceptions que tu sais t’attirer. Je me doute de quelle manière tu m’as défendu, en me vilipendant ! Et tu t’es bien gardé de m’avertir ; tu savais que j’empêcherais une démarche stupide. Tu es un cachottier, un affreux tartuffe, un traître comme les autres !

Bernard avait prévu ce jet d’invectives ; il s’était promis de tout essuyer d’un cœur patient. Sous l’injustice des outrages, sa fierté sursauta ; il se dressa de toute sa hauteur contre Jules et son bras tendu lui désigna la porte.

— Tais-toi, enjoignit-il, ou je te mets hors de la maison. Tu nous as précipités dans la misère ; je t’ai pardonné. J’ai subi, à cause de toi, les affronts d’un Dervart. Maintenant, tu m’insultes. C’est trop, c’est trop !

Une riposte de folie haineuse convulsa les regards de Jules. Hélène, prenant son parti, saisit violemment Bernard pour l’éloigner. Au milieu de l’altercation, une petite dame, entre deux âges, emmitouflée, malgré le printemps, de fourrures ondoyantes, s’était insinuée, d’une démarche serpentine, dans la librairie ; et, coiffant d’un face à main son nez pointu, examinait, l’air mi-narquois, mi-craintif, cette incompréhensible tragédie.

Tout à coup, Jules pâlit d’une pâleur molle de moribond ; il retomba sans connaissance, en arrière sur le canapé ; le blanc de ses prunelles se fit vitreux, ses lèvres parurent se coudre l’une à l’autre, il se mordit la langue jusqu’au sang ; un peu d’écume fusa au coin de sa bouche, tandis qu’Hélène lui soutenait la tête et, presque affolée, appelait à l’aide Mme Couaneau.

Bernard courut chercher de l’eau fraîche dont il baigna les tempes de son beau-frère ; Hélène, dans son exaspération, à mi-voix, lui reprocha :

— C’est ta faute.

Il ne rembarra point l’absurde attaque mais, penché sur Jules, il lava délicatement la salive rougeâtre collée au creux de son menton.

La cliente intempestive avait fui. Mme Couaneau, apportant une fiole d’éther, soupirait et s’apitoyait :

— Héla ! un si beau garçon ! c’est bien la peine de mettre des gas au monde pour les envoyer à la boucherie !

Jules rouvrit enfin les yeux ; il eut besoin d’un grand effort avant de joindre la minute présente à celle où il avait perdu conscience ; il s’étonna de ces trois figures inclinées autour de lui :

— Mais, balbutia-t-il, qu’avez-vous à me regarder ?

— Mon ami, répondit Hélène, ta première sortie t’éprouve ; tu viens d’avoir une petite faiblesse.

Il sentit l’éther, toucha sur son front des compresses, et imagina ce qui lui était arrivé. De sa querelle avec Bernard lui revenait l’aigreur d’une défaite. Mais il se désespérait surtout de savoir que ses forces l’avaient trahi à son insu. Lui qui méprisait les infirmes comme des « déchets humains », il se voyait atteint au nœud même de la volonté de ses organes, dans le principe cérébral des énergies ! Retrouverait-il jamais son équilibre ?

Hélène disposa contre sa tête des coussins ; il abaissait les paupières, puis les relevait lourdement. Peu à peu, il s’assoupit, épuisé par la crispation de sa tristesse sur l’idée de ses impuissances.

Un homme poussa la porte du magasin et s’avança en sautillant, une béquille sous l’aisselle. Il était sans chapeau ; une crasse invétérée couronnait les bosses chauves de son crâne ; un de ses yeux louchait, et, torve, démentait l’autre qui se flattait d’être bénévole et doucereux ; au-dessus des sourcils, la saillie des arcades gonflait comme deux bourses ; une moustache pâle adombrait ses lèvres épaisses, toujours humides ; ses mains grasses, avec leurs grands ongles noirs, sortaient à peine des manches trop longues d’une veste grise élimée où des taches d’encre s’échelonnaient. La contention habituelle aux scribes s’était incrustée dans tous les plis de son marmiteux visage ; mais, celle, plus profonde, d’une avarice implacable avait resserré jusqu’aux ailes de son nez finaud et charnu.

— Bonjour, mon voisin, dit-il à Bernard, presque bas, comme ayant peur d’être entendu à distance.

Me Lendormy, l’huissier d’en face, venait régulièrement s’asseoir dans la librairie et lire gratis les feuilles publiques ; car Hélène avait fini par l’emporter et les Dieuzède vendaient quelques journaux. De son étude, lui, son clerc ou sa femme avait dû apercevoir, chez eux, la scène étrange entre Bernard et Jules ; il arrivait, curieux d’en obtenir l’explication. A l’aspect de Jules étendu sur le canapé et de sa physionomie rigide, marmoréenne, il observa d’un ton encore plus bas :

— Ce blessé ferait un beau modèle pour un monument aux morts. On vous paierait cher la pose.

Bernard ayant marqué par son silence et sa mine que cette réflexion le heurtait, l’huissier éleva quelque peu sa voix papelarde et confidentielle :

— C’est le planteur de Singapour ?… Vous savez, mon voisin, le caoutchouc remontera, mais pas tout de suite, quand cette garce de guerre aura cessé. Ça se pourrait que le change anglais domine le nôtre ; cent mille francs à Singapour en vaudront peut-être deux cent mille de notre failli papier…

Il s’installa près du bureau où Bernard écrivait une lettre urgente, une lettre à un fournisseur de livres qui tirait une traite sur lui ; et, prenant un journal, Me Lendormy étudia la cote financière comme un moine apprend par cœur son coutumier.

La présence de cet homme aurait dû répugner à Bernard autant que le voisinage d’une araignée ou d’un scorpion. Toutes ses manières suaient la fourberie ; et il passait pour être horriblement rapace. On racontait dans le quartier qu’avant la guerre, chargé d’encaissements par une banque parisienne, l’huissier achetait des créances douteuses, s’adjugeait des commissions exorbitantes pour différer les protêts aux clients embarrassés. Depuis le moratorium, il avait modifié sa méthode d’usure : il prêtait aux petits rentiers qui ne touchaient plus leurs coupons. Certains lui confiaient à vendre secrètement des argenteries, des meubles. Il était mal vu de ses confrères qui se montraient gens honorables, ayant de la tenue. Les brocanteurs de la ville et les trafiquants étrangers l’estimaient comme le plus malin des compères. Ses relations occultes avec des courtiers de la Bourse lui permettaient de spéculer à bon escient.

Fils d’un paysan sarthois, Lendormy avait fait des études au petit séminaire ; il en fut chassé parce qu’on retrouva sous son traversin la montre disparue d’un autre élève. Il avait conservé de sa formation un certain affinement et chamarrait volontiers son langage de réminiscences classiques ; il citait du Virgile aux infortunés dont il extorquait les derniers sous.

Vers quarante ans, une carie du tibia l’avait laissé boiteux, sa claudication ne l’empêchait point de trotter pour ses affaires, de grimper aux galetas où il pourchassait des miséreux insolvables, et il trouvait à les mettre dehors une satisfaction de dilettante. Toustain se souvenait de l’avoir apostrophé un jour qu’il le vit poussant par les épaules, du haut d’un escalier, une veuve chargée de cinq petits gas et lui jetant à la tête sa paillasse avec une vieille poêle à frire.

Comment Bernard tolérait-il la familiarité d’un tel coquin ? Peu après l’arrivée des Dieuzède, Me Lendormy, qui possédait en matière d’art un certain flair de maquignon, avait remarqué dans la vitrine un dessin original de Félix Buhot, la vue d’un coin de Valognes, en hiver, sous une averse ; il s’était offert à le vendre et en avait obtenu un prix inespéré. Cette entremise créa pour Bernard une sorte d’obligation. Quand l’huissier prenait ses aises chez lui, il n’osait pas lui enjoindre : « Allez-vous-en. » Ce qu’il entendait dire de ses canailleries n’était-il pas excessif ? Justement parce que l’opinion commune le décriait, il tendait à le réhabiliter. Me Lendormy avait une manière cocasse d’envisager les choses ; Bernard parfois s’en amusait. Le vilain drôle, grâce à son ancienne culture ecclésiastique, se ménageait auprès de lui des points de jonction qu’il utilisait. Il ne lui inspirait pas encore confiance, mais réduisait sa méfiance par de menus services où il ne s’oubliait point ; et il avait su amadouer Hélène en lui procurant, pour trois cents francs, la pèlerine de faux skungs qu’il avait payée quatre-vingts à la fille sans ressources d’un officier récemment tué.

C’est ainsi que les Dieuzède le subissaient. Ils ne comprenaient guère que la seule venue quotidienne de ce maraud donnait à la librairie mauvais renom. Mais, ce jour-là, au moment où Jules, endormi après sa crise, pouvait se réveiller et reprendre une discussion aigre d’intérêts, la visite de l’huissier gênait Bernard ; dès qu’il eut signé et fermé sa lettre, il vint à lui, tenta de le faire déguerpir.

— Vous avez bien du temps à perdre, dit-il à mi-voix. Quand vous saurez par cœur la cote, qu’en aurez-vous de plus ? La Bourse, quel néant !

Me Lendormy releva la tête et plia le journal froissé par ses mains malpropres.

— Dame, répliqua-t-il tranquillement, j’aime à m’instruire. Vous méprisez la Bourse, mon voisin. Alors, pourquoi vous y voit-on ? Il y a huit jours, vous étiez à Paris. J’y étais moi-même, ayant quelques bricoles à régler. Mes pauvres yeux ont-ils la berlue ? C’est bien vous que j’ai aperçu de loin, sous le hall de la Bourse, rôdant autour de la corbeille, et même vous avez pénétré dans la petite salle, oui dans la salle où se fait la cote. Hein ! Pouvais-je ne pas vous reconnaître ? Votre Sosie est encore à naître, monsieur Dieuzède. Vous êtes tel qu’une pièce d’or frappée à un seul exemplaire, dans une grande solennité.

Bernard ne dissimula point une surprise, un mécontentement : « Quoi donc ! même à Paris, au milieu d’une cohue, du hourvari de la Bourse, son voisin le surveillait ! »

— Vous avez l’œil partout, Me Lendormy, comme le Diable, — il faillit dire le Diable boiteux, — qui ôtait à sa guise le toit des maisons, quand espionner lui plaisait. C’est vrai, je suis entré à la Bourse, pour la première et, je pense, pour la dernière fois de ma vie. Quelqu’un, — il voulait désigner le secrétaire de Dervart, — m’y avait donné rendez-vous, et je l’ai rejoint avec une vague curiosité appesantie d’horreur. J’abomine cette synagogue de la fraude, des cupidités démentes et des meurtriers trafics. Quand les vociférations des remisiers s’entre-choquaient à mes oreilles, se mordaient, se broyaient, je croyais avoir autour de moi les hurlements d’une populace qui écharperait des innocents ou les blasphèmes d’une tourbe de damnés. L’intérieur m’a écœuré davantage : tout y est ladre et sinistre ; le jour blafard a l’air honteux de tomber dans cet antre méphitique. Et la salle du change ! Des bandits assemblés en cercle autour d’un cadavre dont ils se disputent les dépouilles. Ils monnayaient la ruine des peuples et les fléaux, le sang des morts de la guerre, ou, pour mieux dire, le nôtre à tous. Je reverrai jusqu’au Jugement dernier un grand juif, à tête de vautour, debout, dominant la presse et croassant : « Vingt-cinq mille dollars ! J’achète vingt-cinq mille dollars !… »

La violence de ces paroles eut cette bizarrerie que Bernard, pour ne pas réveiller Jules, les chuchota, en étouffa l’accent indigné. Au portrait du juif, Me Lendormy ricana :

— C’est Sarug. Je le connais. Un malin ! Vous avez vu la Bourse, monsieur Dieuzède, sauf votre respect, comme un moine sorti de sa Trappe découvrirait les boulevards et la place de l’Opéra. Excusez-moi, si je ne partage point vos réprobations. Moi, la Bourse m’amuse, elle m’excite. Si j’avais quatre sous à risquer, si je n’étais pas un pauvre officier ministériel croupissant rue de la Barillerie, jouer me dirait quelque chose. Il ne me déplairait guère d’être un de ces remisiers qui vous dégoûtent, qui, aux fins de séances, s’envoient des taloches, se culbutent de leurs bancs, s’arrachent leurs chapeaux. En un quart d’heure, sans bouger de leur place, ils ont gagné des mille et des cents. Le soir, toutes les filles sont pour eux. Et, le lendemain, quand ils ont gueulé, ils recommencent à boire. Et ils rigolent jusqu’à ce qu’ils claquent. La vraie vie ! Vous ne comprenez pas, vous, ce qu’il y a dans ces mots : avoir de la fortune. Ayez de la fortune, le monde est sous vos pieds. Ce n’est pas rien. Vous ne méritiez point d’en avoir puisque vous la déprisez. N’allez pas me raconter que, la fortune, c’est du néant. Étiez-vous le même homme au temps de vos aises qu’aujourd’hui ? Vous me rappelez le renard de la fable :

Ils sont trop verts… et bons pour des goujats.

La vulgarité de la citation indisposa Bernard plus encore que l’insolence et le cynisme amoral de Lendormy. Mais l’huissier avait extrait des journaux tout ce qu’il y cherchait. Il empoigna sa béquille, se souleva presque agilement ; à bonds espacés, comme un kanguroo, il regagna le clapier de son étude.

Fut-ce le choc de sa béquille sur le plancher ? Jules remua, ses yeux s’ouvrirent ; il dit, sans regarder Bernard, à Hélène, assise devant lui, qui avait ouvert un livre et y semblait perdue :

— L’ai-je rêvé ? J’ai entendu quelqu’un, ici, prononcer une phrase : « Ayez de la fortune, le monde est sous vos pieds. » Ce fut toujours vrai. Ce sera encore plus vrai après la guerre. Les financiers, d’abord, négocieront la paix, et les États étant ruinés, seules régneront, dans la suite, les puissances économiques. Ne te fais plus de bile, ma petite Hélène. Aussitôt que ma Société marchera, Dervart lui-même, tu vas voir, me suppliera de l’y intéresser…

Bernard s’était remis à son bureau ; il reprenait la copie d’un rôle. Il ne répliqua point aux prophéties de Jules. Par tempérament, il fuyait les vaines controverses ; porté à une certaine grandiloquence qu’il tenait de ses aïeux girondins, d’ordinaire il la gardait pour lui-même. Tout à l’heure, il s’était anormalement échauffé. A quoi bon ? Sa colère contre Jules avait provoqué une crise analogue aux évanouissements d’un épileptique, dont Hélène et son beau-frère lui tiendraient longtemps rancune, comme si toute la faute de cet accident lui incombait. D’ailleurs, sans un miracle, un Jules, un Lendormy cesseraient-ils d’être ce qu’ils étaient ? Se taire et prier valait mieux que rugir des anathèmes. Bernard n’en songeait pas moins, tout en remplissant la feuille des contributions directes destinée à Me Malicorne, notaire, 5, rue de la Juiverie :

« Si demain plus qu’hier l’argent doit rester le prince de ce monde, seuls, plus que jamais, contrepèseront son règne inique les amants de la Pauvreté, les saints. »

Hélène avait envoyé Mme Couaneau querir un fiacre ; Jules voulait rentrer à l’hôpital ; elle déclara qu’elle l’y reconduirait. Jules partit sans adresser à Bernard un mot ; on eût dit que Bernard n’existait plus. Hélène se dispensa de lui jeter, comme d’ordinaire, un « Au revoir » distrait. Il voulut penser que c’était un oubli. En fait, elle s’identifiait à son frère dans l’orgueil de son froissement ; elle prétendait punir son mari d’avoir, jusqu’à la menace, riposté aux invectives du malade. La portière du fiacre claqua durement ; Bernard écouta les pas du cheval et les ressauts des roues décroître au tournant du carrefour, sur les pavés. Il lui sembla qu’Hélène s’éloignait pour un grand voyage, qu’entre son âme et la sienne des espaces douloureux allaient s’assombrissant.

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