Keetje
Hein avait seize ans et apprenait le métier de carrossier.
Depuis le printemps, il était comme plus agile, plus droit, et ses yeux s’étaient agrandis. Le soir, en rentrant du travail, il soupait en hâte, faisait un bout de toilette, et sortait. Le dimanche, il se lavait plus soigneusement, se graissait les cheveux et arrangeait longuement sa mince cravate, qu’il n’arrivait pas à nouer comme il le voulait ; il rentrait trop tard pour le dîner. Comme j’étais très tracassée par les soucis du ménage, que je devais faire vivre, je ne faisais pas grande attention au changement de Hein ; mais quand, en été, il se fit donner le dimanche matin des tartines pour les emporter à la campagne, et qu’au lieu de cinquante centimes, comme argent de poche, il en exigea soixante-quinze, je demandai à ma mère ce qui se passait. Elle me répondit, plutôt soucieuse, que Hein aimait une jeune fille de quinze ans qui, depuis un temps, toussait un peu et devait passer les dimanches à la campagne.
— Dans la semaine, elle ne peut pas, la besogne la retient. La mère est veuve, elles font de petits chaussons de bébé pour vivre : d’adorables petits souliers en reps blanc, en peau blanche, en satin… enfin délicieux, elles les fabriquent par douzaines, et n’ont pas le temps de lever les yeux de toute la semaine, comme moi quand j’étais dentellière… Elles habitent une petite chambre sur une cour, car ce joli métier ne rapporte presque rien.
— Mais comment sais-tu si bien tout cela ? est-ce Hein qui te l’a confié ?
— Non, il ne dit presque rien, il a peur que nous nous moquions. C’est la mère de la petite qui est venue me trouver. Voilà des mois que sa fille tousse, le docteur prétend qu’elle doit avoir de l’air, mais que veux-tu qu’elles fassent ? il faut vivre… Alors, elles partent le dimanche matin en emportant leur nourriture, et elles vont dans les champs ; mais la petite ne voulait plus y aller sans Hein. La mère est venue, m’a demandé si je permettais à mon fils de les accompagner ; elle disait qu’elles étaient des femmes honorables et que la santé de son enfant en dépendait. Comme elles sont aussi très pauvres, il emporte ses tartines avec lui. Elle m’avait invitée à prendre le café : nous avons ainsi fait plus ample connaissance.
— Et tu ne m’as rien dit ?
— Oh ! on n’a pas le temps de te parler : dès que tu rentres, tu prends tes livres et tu t’isoles…
Les dimanches que Hein passait à la campagne le rendaient radieux. Il rentrait vers huit heures, tout rose, embaumant la chambre d’une bonne odeur de verdure. Il ne sortait plus. Souvent il songeait tout le reste de la soirée : il souriait et remuait les lèvres. Visiblement, il dialoguait en faisant les questions, et il entendait certes les réponses.
D’autres fois, il prenait un cahier tout maculé et dessinait des voitures, des charrettes, des brancards, des avant-trains.
Un soir que nous étions seuls, je m’approchai de lui pour voir son dessin.
— Tu as fait des progrès, Hein, mais aussi tu travailles beaucoup.
— Si je veux bien savoir mon métier, je dois bien le comprendre, et une bonne voiture est très difficile à faire. Il me faut donc connaître la mécanique de tout cela. Je ne veux pas être une croûte, et, si je me marie, je dois pouvoir gagner la vie des miens.
— Je crois que tu deviens fou : tu as seize ans.
— Oui, c’est pour plus tard, riait-il ; mais c’est maintenant que je dois apprendre pour plus tard. Crois-tu que je voudrais élever mes enfants dans la famine, comme nous l’avons été ?
— Ce n’est pas parce que père ne savait pas bien travailler que nous avons eu faim, mais parce que nous sommes trop nombreux : neuf enfants, c’est ridicule !
— Mais comment faire quand on a une femme qu’on aime ?
Il rougissait et baissait la tête : je sentais une vague de désir le parcourir.
Il releva la figure vers moi.
— Comment faire pour ne pas avoir tant d’enfants, car, des enfants, j’en voudrais…
Il me regardait si candidement, il me semblait si pur, que je me tus, honteuse que j’étais, devant lui, de mon savoir.
Un soir, il s’exclama :
— Ça y est…
— Qu’est-ce ?
— Voilà.
Et il me montra son dessin.
— Il faut quatre hommes pour tourner le cercle de fer d’une roue ; avec cet engin, que je cherche depuis un temps, il n’en faut plus qu’un. Je vais le montrer au patron.
Un dimanche que j’avais mis une lavallière bleu marine, il me dit :
— Mais c’est une cravate d’homme, elle m’irait mieux qu’à toi. Regarde, la mienne est une vraie ficelle.
— Oui, mais que mettrai-je alors ?
— Tu as encore une broche.
— C’est vrai. Viens, je vais te mettre la cravate.
Quand j’eus fait le nœud, il se plaça devant la petite glace, et regarda avec satisfaction le nœud à deux bouts, sous son col rabattu.
— Ne trouves-tu pas mon cou trop long ?
— Mais non, un long cou, c’est très beau.
— Ah ! c’est beau… je ne savais pas.
Tout cet été, Hein vécut son bonheur sur la terre.
Je m’étais rapprochée de plus en plus de lui : nos dimanches soir étaient exquis ; moi, je lisais, et lui dessinait. Il avait de longues mains fines, au bout de poignets très minces, mais ces délicates mains étaient si habiles et si solides qu’elles me semblaient un outil admirable…
Vers l’automne, il devint triste.
— Voyons, lui dis-je un soir, parle-moi.
— Elle tousse beaucoup plus, pleurait-il, et le temps devient trop mauvais pour la campagne.
En hiver, on dut la transporter à l’hôpital. Hein y allait tous les dimanches et revenait malade pour toute la journée. Elle mourut au printemps. Après l’enterrement, il s’enferma dans la petite chambre où était mon vieux canapé : on l’entendait gémir comme une petite fille.