Keetje
Une dame, qui faisait des études de mains avec moi, m’avait demandé si je ne voulais pas aller lui chercher du thé dans un grand magasin japonais. En regardant les bibelots, je ne pus m’empêcher d’acheter un petit joujou de cinquante centimes, très joli et très ingénieux. Je l’offris au petit garçon de la dame. Toute la famille se récria tellement de ce que j’avais pu choisir un objet d’aussi bon goût que, pendant toute la matinée, j’en étais restée honteuse et triste…
Ailleurs… Pendant la pose, le mari en robe de chambre était venu s’asseoir dans l’atelier de sa femme. Leur fille prenait une leçon de chant dans une chambre voisine. Tout d’un coup elle donna une note très fausse. Je tressautai en faisant :
— Oh !…
Le monsieur me regarda, étonné.
— Comment ? vous entendez cela aussi…
Aussi !… Décidément ces gens nous prennent pour des sauvages… Aussi !…
Tout cela m’aigrissait.
Une grande dame, qui faisait de la peinture à ses moments perdus, m’avait prise en sympathie. A la première communion de Naatje, elle avait acheté des robes pour la petite et pour moi.
Je lui disais un jour que j’aurais tant voulu savoir un métier.
— As-tu déjà été mariée, Keetje ?
Je la compris parfaitement. Je ne crus cependant pas mentir en répondant « non ».
— Alors je vais te faire donner des leçons de français, et, après, je te placerai comme demoiselle de magasin.
— Oh ! madame ! oh ! madame ! pleurais-je.
Elle chargea sa concierge de me chercher un professeur de français. La concierge trouva parmi ses connaissances une vieille demoiselle qui, pour vingt francs par mois, me donnerait deux leçons par semaine. Elle me faisait des dictées et je devais apprendre des verbes par cœur, mais elle ne me donnait aucune explication.
A la fin du deuxième mois, ayant reçu les vingt francs pour payer les leçons, je rentrai chez nous, la pièce d’or roulée dans un petit papier. C’était en été : peu de peintres en ville et le loyer à payer… Mes parents firent si bien que je leur donnai les vingt francs.
Le lendemain, la vieille demoiselle, étonnée de ce que je ne la payais pas, alla chez la concierge. A la leçon suivante, elle me dit :
— Vous avez reçu l’argent, n’est-ce pas ?
Je répondis « oui », en devenant cramoisie. Elle n’insista pas.
Le soir, j’écrivis à la dame, qui était à son château, que j’avais payé notre loyer avec l’argent du professeur, puis que je ne lui avais pas dit la vérité en lui répondant que je n’avais jamais été mariée.
Je reçus tout de suite la réponse : « J’aurais dû avouer à la demoiselle que j’avais payé notre loyer avec son argent, il n’y avait aucune honte à cela ; et je pourrais aussi mieux écrire en français, maintenant que j’avais reçu des leçons ; mais je devais comprendre qu’elle, la dame, ne pouvait plus s’en occuper… »
J’étais sans aucune base, même dans ma langue : ma mère nous avait envoyés trop peu à l’école. Je n’avais aucune idée de ce qu’était un verbe, un adjectif, un substantif. Le professeur déniché par cette concierge ne m’en parlait pas, et ces semblants de leçons n’avaient duré que deux mois… Les filles de ma protectrice, âgées de dix-sept et dix-huit ans, ne savaient pas écrire correctement la langue qu’elles avaient sucée avec le lait et qu’on leur avait enseignée depuis l’âge de dix ans.
Quant au « mariage », qui me rendait indigne de recevoir des leçons… Ma protectrice, encore jeune, était la maîtresse du mari de sa meilleure amie, et son mari à elle, l’amant de celle-ci. Ils vivaient toujours les uns chez les autres, et se sont quasi ruinés à des fêtes somptueuses qu’ils s’offraient dans leurs châteaux ou leurs hôtels.
Mais, à cette époque, je ne la jugeais pas : je ne lui tenais compte que de ce qu’elle avait voulu faire pour moi, et, comme elle aimait les bleuets, pendant de longues années j’allais, à la saison, lui en cueillir des brassées, dans les champs derrière Laeken.
— De la part de qui ? demandait la nouvelle concierge, quand je les apportais.
— N’importe… mettez-les d’abord une heure dans l’eau, pour les offrir, bien fraîches, à Madame…