Keetje
Un soir d’hiver, en rentrant chez nous vers cinq heures, je trouvai une lettre d’une dame peintre, qui me demandait de passer chez elle avant six heures. Il fallait aller à l’autre bout de la ville : je ressortis immédiatement et arrivai en sueur, toute rose et animée, juste à temps encore.
En traversant le corridor, je croisai un monsieur qui me souriait ; mais j’étais trop affairée pour y prêter attention. Je m’arrangeai avec la dame ; je lui plus beaucoup. Elle allait commencer une grande toile avec moi… chouette ! du pain sur la planche pour longtemps…
Quand je sortis, deux jeunes gens m’emboîtèrent le pas. De rose que j’étais d’avoir couru, j’étais devenue toute blanche. Je grelottais : je n’avais rien pris depuis midi.
L’un des deux me regardait très ostensiblement : c’était un grand jeune homme, fort bien habillé, aux cheveux très blonds et les yeux noisette. Celui qui m’avait souri dans le corridor était un juif très brun ; il vint d’un coup vers moi et m’invita à aller prendre quelque chose avec lui ; j’acceptai. Le blond restait à distance ; devant le café, je me retournai et dis :
— Et votre ami ?
— Viens donc !
Nous entrâmes, à nous trois, dans le café. Bientôt le jeune homme brun nous quitta, et le blond m’invita à dîner.
C’était la première fois que j’allais dans un restaurant. Je ne savais comment il fallait s’y conduire, de quelle façon manier une cuiller… je la tenais comme les enfants, puis le couteau m’embarrassait, et tenir la fourchette de la main gauche… Enfin, je me décidai à manger avec le couteau, j’avais entendu dire que c’était chic. Le jeune homme me regardait faire ; il était visiblement gêné. Je pris alors le parti d’observer comment lui faisait : je l’imitai, cela alla très bien.
Après le dîner, nous fûmes voir Les Cloches de Corneville. Mon nouvel ami était Allemand, parlant le français à peu près aussi mal que moi. Je le sentais très peu expérimenté, presque fier de se trouver avec une femme. Aussi, quand, en me reconduisant, il me fit, sur notre chemin, entrer dans un hôtel, j’y allai sans faire beaucoup de phrases… Je sentais que cet étranger voulait faire comme ses camarades : avoir une maîtresse ; que son ami lui avait dit « j’ai ton affaire », et que ne pas lui accorder ce qu’il demandait était rompre cette chose si bien ébauchée ; que, le lendemain, il se serait tourné vers une autre et n’aurait plus pensé à moi… Puis ses yeux d’or et ses cheveux blonds étaient très beaux… Il avait un joli nom : Eitel.
En me reconduisant à deux heures du matin, il me demanda de dîner avec lui le lendemain.
Je me trouvais, j’en étais sûre, sur le seuil d’une autre vie.