Keetje
Deux souvenirs exquis me sont restés de cette époque.
L’un, d’Albert, le fils du général. Lui savait ce que je faisais le soir dans les rues. Eh bien, jamais, dans ses manières avec moi, il ne m’a fait sentir du dédain. Toujours, en m’abordant, il ôtait son chapeau, et, quand il crut que je l’avais rendu malade, il me laissa là sans rien dire.
Un soir, je le rencontrai dans un bal d’étudiants. Il fit la réflexion que c’était bien dommage que j’eusse échoué là, que je n’étais plus si bien qu’avant, à tous les points de vue.
J’avais acquis le verbe haut ; je riais et plaisantais. Voulait-il dire que le métier n’avait aucune importance, que la personnalité faisait tout ?… Comme je le regardais, éplorée :
— Ah ! ce regard est encore de toi !…
Ma tête, ma pauvre tête se mit à battre la campagne. Je ne comprenais pas. Comment pouvais-je valoir mieux quand je ramassais des hommes pour vivre ?…
J’en étais abrutie, et je sentais qu’il ne fallait pas que je continuasse cette soi-disant vie de relèvement.
* *
L’autre souvenir est celui d’un collégien de seize ans.
Stéphanie était la maîtresse d’un étudiant qui sortait du collège ; il avait un ami, à demi Espagnol, Rodrigue, qui devait encore y rester six mois, puis entrer à l’Ecole Militaire. Il l’amena, et nous sortîmes ensemble par les rues isolées des faubourgs.
Quand la rue était en pente, nous la dévalions en courant pour voir qui serait le premier en bas. J’avais l’agilité d’une chèvre et souvent j’étais la première ; mais quand Rodrigue me dépassait, il tournait la tête vers moi, et, de ses dents d’Espagnol mâtiné de Maure, et de ses énormes yeux noirs, le chapeau en main, les cheveux d’ébène au vent, il me riait d’un air de triomphe.
Dans les guinguettes lointaines, nous allions boire un verre de « brune », mais, avant, nous sautions à pieds joints les flaques d’eau.
Stéphanie avait de l’humeur, parce qu’aucun exercice ne lui était possible. Elle avait encore de l’humeur quand son amoureux causait avec moi, au lieu de s’occuper d’elle. Rodrigue alors me secouait le bras, et les yeux flamboyants.
— Laisse-les ! disait-il.
Et il voulait que nous marchions derrière ou devant, pour nous isoler. Il me donnait le bras, et, la tête penchée vers ma figure, son haleine m’effleurant, il me parlait. Il était extrêmement fier de pouvoir causer avec moi.
— Tu n’es pas du tout comme les autres. Que fais-tu avec cette grue ?… j’ai une cousine à qui tu ressembles, je lui raconte aussi tout…
Il était orphelin, sa mère était Espagnole, son tuteur voulait qu’il entrât à l’Ecole Militaire.
— Je serai, très jeune, général, tu verras… et notre pays finira bien par se battre un jour ; sans cela je m’en vais, je ne veux pas être un soldat de parade.
Jamais il n’était question d’amour entre nous. Moi je le regardais comme Hein ou Dirk ; quant à lui… je crois que ses sens n’étaient pas éveillés, nous n’avons pas échangé un baiser.
Un soir, il me raconta que, le matin, pendant qu’ils étaient à table, il m’avait vue passer avec Stéphanie ; que les élèves avaient tous ri, en voyant des petites femmes ; que lui avait rougi et s’était caché la figure dans sa serviette.
J’avais déjà fait la connaissance du jeune Allemand, et voulais, depuis la réflexion qu’Albert m’avait faite au bal, quitter cette vie de garçon. Rodrigue me demanda de sortir seule avec lui, la veille de son entrée à l’Ecole Militaire. Ne sachant comment l’éconduire, je le lui promis : je devais le trouver à six heures sur la place, devant la Gare du Nord, que quelques réverbères de gaz laissaient dans la pénombre. Mais voilà que l’Allemand m’écrit pour m’y donner également rendez-vous…
Je me dissimulai donc sous une porte. Le petit arriva le premier ; il ne pouvait m’apercevoir. Ne me trouvant pas, il s’agitait, marchait de long en large ; il allait regarder au coin des rues. L’Allemand étant toujours en retard, je voyais de loin tout son dépit. A la fin il partit : il avait tiré son mouchoir et s’essuyait les yeux.