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J’avais pris ma petite chienne Bézy, un adorable griffon singe, sous mon grand manteau de loutre. Rien que son museau charbonné, au nez retroussé et aux yeux flamboyants, sortait de dessous ce lourd vêtement. Il faisait beau, quoique humide, et, comme elle passe l’hiver dans l’appartement, je voulais lui faire respirer un peu d’air frais. Chemin faisant, en m’entretenant avec ma petite bête qui avait peur de tout, je vis une charrette à bras, chargée de sable, attelée de trois chiens crottés, hâves et farouches ; ils avaient le cou tendu vers une maison où un boucher délivrait de la viande ; à côté de la charrette, une femme, aussi crottée et hagarde que ses bêtes.

Je dis à Bézy, en lui montrant les chiens :

— Regarde, ils meurent de faim…

La femme m’avait entendue, et, poussant furieusement la charrette et excitant les chiens contre moi, elle me suivit en m’invectivant :

— Oui, belle madame, nous mourons de faim : moi, que tu ne comptais pas, aussi bien que mes bêtes, et, si tu veux savoir depuis quand nous n’avons pas mangé, c’est depuis hier midi. A six heures du matin, eux et moi nous étions attelés à la charrette, et nous ne parvenons pas à vendre un seau de sable… Encore si c’étaient des moules, pourrions-nous manger notre marchandise, mais du sable… Oui, nous mourons de faim, bonne madame, à quoi sert-il que tu le constates ? pas pour nous aider sûrement, et, quand tu nous aides, ce n’est jamais bien lourd… Ah ! une petite caille comme toi leur conviendrait tout à fait, et ils ne laisseraient rien sur tes os mignons… Et même le singe que tu portes sous ton manteau, de cinq cents francs pour le moins, nous ferait grand plaisir : il y passerait, poil et tout, et j’en réclamerais bien une côtelette…

Elle continuait d’exciter ses chiens ; les passants me dévisageaient, amusés. Bézy, terrifiée, montrait néanmoins bravement les dents ; moi, j’étais moins fière, et je hâtais le pas vers la maison. Pendant que j’attendais qu’on m’ouvrît, elle ne cessait de m’interpeller :

— Une belle maison comme une belle dame… il doit faire chaud et moelleux là-dedans…

Ses sarcasmes s’entrecoupaient de hoquets : les chiens s’étaient affalés dans la boue.

— Virginie, donnez quelque chose à manger à ces bêtes, et deux francs à la femme.

— Madame n’y songe pas, c’est une soularde : dix centimes suffisent.

La femme continuait de fulminer.

— Virginie, faites-la taire ou allez chercher la police… non ! non ! pas ça, mais faites-la taire.

— C’est cependant le seul moyen, madame, de se débarrasser de cette mégère.

— C’est bon, laissez-moi.

Ah ! larbine, tu es digne de moi, comme je suis digne de toi… « Ton manteau de cinq cents francs », a-t-elle dit… Il en a coûté le quadruple, mais cinq cents francs lui semblaient une fortune… Et pourquoi ai-je fait cette réflexion : « ils meurent de faim… » Je n’en continuerai pas moins à avoir, dans le fond d’un tiroir, de l’argent pour m’acheter des fanfreluches et offrir des colifichets à des amies qui n’en ont pas besoin… « Ils meurent de faim »… Pourquoi cet apitoiement stérile ? Pourquoi cette larme à l’œil ?… Ah ! au diable, quand vais-je donc me ficher la paix ?

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