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Je m’étais dit que je ne pouvais m’habiller de ces beaux vêtements sans être lavée des pieds à la tête : chez nous, c’était impossible, avec tous les enfants autour de moi. Du reste, ma mère trouvait qu’une fille convenable ne devait se laver que la figure et les mains, et puisque je voulais être convenable !…

Je décidai de me laver les cheveux au bois de panama et d’aller prendre un bain en ville… Ah ! ce premier bain… cette sensation d’être entièrement dans l’eau chaude… je ne l’oublierai jamais. J’eus d’abord une petite suffocation, puis, ce fut exquis…

J’avais apporté mes beaux dessous, de façon de ne plus devoir mettre chez nous que ma robe et mon chapeau. En sortant de là, je me sentais alerte et gaie. J’eus une scène avec ma mère, parce que j’avais acheté ces vêtements au lieu de donner l’argent dans le ménage, comme je faisais toujours. J’avais beau dire que c’eût été tromper mon ami, que des actes semblables pourraient me le faire perdre… elle ne voulut pas en démordre.

Je mis ma belle robe, mon chapeau un peu en arrière de façon à montrer mes ondulations. Mes boucles s’épandaient sur mon dos, maintenues par un velours : le bois de panama leur avait donné un reflet d’or. J’entourai mon chapeau et ma figure du voile de gaze, que je croisai derrière la tête, et, ramenant les bouts sous le menton, j’en fis un gros nœud.

Chez nous, il n’y avait pas de miroir, mais quand, en ville, je pus me voir dans les glaces, j’eus de la peine à me reconnaître. J’étais longue, fine, très élégante, et le contentement me faisait une figure d’une joliesse rare…

Eitel m’attendait, accompagné d’un ami avec qui nous sortions souvent et qui m’aimait beaucoup. Ils ne me reconnurent pas. Je m’amusai à passer deux fois près d’eux ; j’entendais, Eitel dire :

— Mais elle n’est jamais en retard…

Je relevai mon voile et les accostai.

— Ah ! c’est toi !… Vraiment c’est incroyable ! Non ! mais ! est-elle charmante ! on dirait qu’elle n’a jamais porté d’autres vêtements…

Dans un joli mouvement spontané et fier, il m’offrit son bras ; l’ami se mit à ma droite. Je trépidais de bonheur et d’orgueil. En baragouinant tous les trois le français, nous prîmes la rue Neuve, qui était alors un long boyau mal éclairé.

Je n’avais pas de paletot, mais je n’eus pas froid : ma petite pèlerine et mon grand voile me donnaient l’air emmitouflée. Il gelait ; le vent était assez fort et faisait voler mes plumes de coq, et, quand j’apercevais mon ombre contre les maisons ou par terre, avec ces plumes voltigeant sur ma tête, je ne me sentais pas d’aise. En rentrant dans l’allée couverte du restaurant, Eitel me vit en pleine lumière ; il serra mon bras contre lui.

— Ma petite bête, fit-il, attendri.

Va pour petite bête !… je savais ce que cela voulait dire : ça équivalait à « mon colibri » ou « mon papillon. »

Après le dîner, nous fûmes dans un grand café, rejoindre de ses compatriotes. J’en connaissais quelques-uns, tous me firent charmant accueil et me complimentèrent. Tout d’un coup, je crus me figer, mais fis semblant de rien.

Parmi eux était un jeune homme qui, un soir, m’avait ramassée sur le trottoir : il m’avait longuement marchandé deux francs sur dix que je demandais. Il se mit à chuchoter avec son voisin. Eitel leur demanda s’ils parlaient affaire pour être aussi sérieux.

— Non, fit l’un, nous parlions d’une coureuse de trottoir, qui se fait passer pour une fille comme il faut…

Eitel n’écoutait déjà plus, très occupé des masques qui déambulaient. Je mettais de temps en temps mon mouchoir sur ma bouche, pour cacher mes claquements de dents : je me sentais pâle. Pour qu’il ne s’aperçût de rien, je demandai un grog très chaud. Vers minuit, tous ces messieurs, qui étaient en habit, se rendirent au bal de la Monnaie, et nous partîmes.

J’avais tant souffert dans ce café que j’en étais toute déprimée, et je me disais que, pour moi, toute joie serait toujours gâtée, que j’étais tarée et que jamais je ne pourrais m’en laver. Et tout d’un coup, sous ses baisers, je me pris à sangloter… Autant tout lui avouer… Ah ! non ! ah ! non !

— Voyons, qu’as-tu ?

Alors, la tête sur sa poitrine, je lui dis que j’étais si malheureuse chez nous, que j’avais la charge de tout le ménage, que mon père ne travaillait jamais et que je n’en pouvais plus.

— Comment ? c’est toi qui fais vivre toute ta famille ?… mais c’est insensé, tu ne peux continuer cela, tu dois penser à toi, tu n’as pas le droit de te sacrifier ainsi.

Ah ! voilà un langage nouveau… Je croyais qu’on ne devait jamais penser à soi, et que je faisais mal de ne plus vouloir peiner exclusivement pour chez nous… Alors ce n’était pas mal de penser à soi : cela m’apaisait.

— Sais-tu quoi, ma petite bête, viens habiter chez moi. Seulement, le jour où je devrai partir ou me marier, tu ne me diras pas que je t’ai trompée et tu ne m’ennuieras pas.

Je me mis sur mon séant, abasourdie… « Comment ! il ne sait rien de moi, il ne le soupçonne même pas, et il me parle ainsi… que serait-ce s’il savait !… ce beau garçon est doublé d’un butor ! »

— Si tu veux, viens pour le temps que cela durera : tu seras hors des pattes de tes parents qui t’exploitent, mais il est convenu que tu ne feras aucun embarras, le jour où cela devra finir. C’est par honnêteté que je te le dis : si tu n’étais pas la créature exquise que tu es, je ne te parlerais pas si loyalement.

Je passai le restant de la nuit à ruminer et à me demander pourquoi toutes ces choses laides et dégradantes s’acharnaient sur moi… puis je me révoltais.

« Zut ! j’irai chez lui, parce que, chez nous, la vie m’est devenue impossible. Je leur donnerai l’argent que je gagne, mais je dois les quitter ou je me suicide… »

Et, regardant la belle tête blonde de mon amant, qui dormait à poings fermés :

— Quant à toi, je te récompense assez de ma peau, je ne te dois rien d’autre…

Le lendemain, chez nous, je fis un paquet de mes hardes, je dis à ma mère qu’elle pouvait compter sur tout ce que je gagnerais chez les peintres. Elle ne voulait pas me laisser sortir. J’avais mes plus beaux vêtements pendus sur mon bras. Elle appela Hein à la rescousse pour me barrer le chemin : il avait les larmes aux yeux.

Tout d’un coup, j’avisai mon vieux canapé qui me servait de lit ; il se trouvait devant une porte qui s’ouvrait en dehors. Je bondis sur le canapé, ouvris la porte, et dévalai l’escalier.

Avant qu’ils fussent revenus de leur émoi, j’étais dans la rue et sautais sur le tramway qui passait.

Une demi-heure après, je rangeais mes vêtements dans l’armoire à glace, à côté de ceux de mon ami.

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