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Je ne connaissais pas Dostoïevsky. André me prêta Crime et Châtiment.

J’avais tant souffert, tant lutté, tant eu à me défendre contre la vie et la vilenie des hommes, que je compris ce livre comme l’expression même de l’injustice. Rien ne m’échappa. Le ridicule de Catherine Ivanovna, quand elle danse mourante de faim et délirante, dans la rue avec ses enfants, le grotesque lamentable de cette scène, me fit plus pleurer et bondir de honte qu’aucun autre passage… Oui, la misère vous abreuve de ridicule : que de fois j’avais été en butte aux quolibets, à cause de mes souliers éculés ou de mon chapeau sordide… Et n’avais-je pas eu moi-même le ridicule d’étaler sur mon dos ma chevelure blonde, soyeuse et bouclée, vraie parure de reine, comme elle étalait son éducation et ses manières de dame. Une pauvresse qui ose étaler son trésor !…

Quant à Sonia, je croyais que c’était moi : sa timidité devant les hommes, je l’avais eue — je l’avais encore, mais je la cachais — et son geste fut identique au mien : nous nous étions sacrifiées consciemment, sachant et voyant dans quelle bourbe nous nous enfoncions, d’où personne ne nous aurait tirées, au contraire… Tant pis pour nous, il le fallait, et c’était cependant en pure perte, disait Dostoïevsky… En pure perte ? Je ne sais. Ils ne sont pas devenus de grands seigneurs, mais ils ne sont pas morts de faim !…

Elle avait de l’éducation : moi, je n’en avais pas, et nos façons d’agir furent cependant pareilles… Etrange… Comment cela se fait-il ?

J’avais déjà beaucoup lu, beaucoup causé avec les peintres et avec André, et surtout beaucoup songé et ruminé. Je savais parfaitement apprécier ce livre, et fus bouleversée : mon cas était donc si fréquent que des grands hommes comme cet écrivain s’en étaient inspirés… J’avais toujours cru que mon cas était exceptionnel : que cette honte était tombée sur moi parce que j’étais une créature infime, qui ne comptait pas, et que je n’avais eu qu’à l’accepter comme une chose pour laquelle j’étais née. Et voilà que cette dame et cette demoiselle nobles, qui connaissaient la musique et parlaient le français, avaient dû passer par où moi et les miens avions été traînés depuis toujours…

Je n’y comprenais plus rien. Je pensais que, si j’avais eu de l’éducation, personne n’aurait osé me traiter de la sorte… Ce n’était donc pas encore ça ? Avec de l’éducation, on n’arrivait pas non plus à gagner honnêtement sa vie, et, si vous avez de l’éducation et pas d’argent, l’on vous traite quand même avec goujaterie…

Ah ! mais, attendez ! Si Eitel ose encore me manquer !… Et même André, consentirait-il à ce partage si je possédais de l’argent ?… Lui en a cependant… Voilà ! qu’est-ce que c’est que tout cela ?… moi, je ne le partagerais avec personne.

J’étais crispée, de me rendre ainsi compte de tout et de me torturer. Je croyais à une anomalie de mon esprit, car je voyais autour de moi hommes et femmes se mouvoir, avec aisance et agrément, dans les situations les plus équivoques…

Je voulus en avoir le cœur net et savoir ce qu’une autre femme, en chair et en os, pensait. Je pris avec moi Crime et Châtiment, chez une demoiselle où j’allais poser et qui m’aimait beaucoup, disait-elle. Elle avait trente ans, et appartenait à la bonne bourgeoisie ; elle avait des frères et sœurs plus jeunes qu’elle, dont elle me parlait avec amour. Je lui lus les passages se rapportant à la prostitution de Sonia.

— Qu’auriez-vous fait, mademoiselle ?

— Oh ! je ne me serais pas dégradée ainsi.

— Mais qu’auriez-vous fait ? Vous n’auriez cependant pas laissé mourir de faim vos petits frères et sœurs…

— J’aurais travaillé.

— Mais si vous n’aviez pas connu de travail assez lucratif ? Le travail d’une pauvre fille n’est pas suffisamment payé : pas moyen de nourrir sept à huit personnes…

— Alors comme alors, mon honneur avant tout !

— Vous ne pourriez cependant pas les laisser mourir de faim, si vous possédiez n’importe quel moyen de salut.

— Ce moyen-là n’existe pas pour une honnête femme, et Dieu ne me les a pas donnés à garder.

— Ah ! si, mademoiselle, du moment que vous comprendriez que, sans votre intervention, eux, les petits, mourraient de faim, n’importe quel moyen, il faudrait l’employer pour les sauver.

— Jamais de la vie ! ma vertu est à moi, et je ne dois la sacrifier à personne.

— C’est comme les gens qui disent qu’ils ne sacrifieraient pas leur âme…

— Evidemment pas.

— Eh bien, si, moi, je croyais à l’âme, elle y passerait comme le reste.

Elle haussa les épaules.

— Vous ne pouvez comprendre, Keetje. Vous ne devriez pas lire des livres malsains, qui posent des questions qui ne devraient jamais être posées.

— Le livre ne pose pas la question ; moi, je la pose.

— Vous divaguez…

Nous nous tûmes, toutes les deux de mauvaise humeur.

Cette conversation m’avait mise hors de moi, mais fortifiée dans ma conviction que Sonia et moi avions bien fait. Je me sentais cependant marquée pour toujours, et je savais que cela me poursuivrait, que toutes mes impressions et appréciations sur la vie subiraient le contre-coup de cette souillure que j’avais dû subir… Maintenant que je me rendais compte, j’étais secouée d’amour et de haine pour l’humanité.

Je ne voulus plus aller poser chez cette demoiselle, et changeais de trottoir quand je la rencontrais. « Dieu ne me les a pas donnés à garder… » Quel monstre !

Je dévorai tout Dostoïevsky, mais aucun de ses livres, que j’aime tous, ne me fit l’impression de Crime et Châtiment… J’aurais tant voulu savoir si Sonia, après avoir suivi Raskolnikof en Sibérie, se torturait comme moi ; si, malgré sa conviction qu’elle avait bien agi, elle se sentait aussi cette tache au front, qui la désignait, ne fût-ce qu’à elle-même, la classait à part, et la faisait se sentir mal à l’aise partout et avec tout le monde.

Par mes conversations avec André, je commençais à comprendre que les temps avaient changé, qu’on s’analysait davantage, qu’on s’occupait plus de soi-même, et que sans doute, pour cela, je ne pouvais accepter, avec la résignation de Sonia, ma déchéance. J’étais sûre cependant que j’aurais recommencé s’il l’avait fallu, que je n’avais rien à racheter ; mais je me révoltais, et sans cesse je recommençais à ruminer le tout…

Sonia s’est enveloppé la tête d’un mouchoir en drap de dame, et a tourné sa figure du côté du mur, pendant que ses épaules étaient secouées de frissons. Sa belle-mère s’est agenouillée devant elle, et elles se sont endormies dans les bras l’une de l’autre… Cela a de l’allure…

Chez nous, les petits mangèrent, comme des requins, les victuailles que j’avais rapportées, et, quand la lumière fut éteinte, je pleurai doucement sur mon vieux canapé, la tête sous la couverture pour ne pas être entendue, et jusqu’au matin je ne fus distraite que par le ronflement de mon père, ivre…

Sonia a pardonné à son père. Moi… mon père, mourant à l’hôpital, avait chargé Naatje de me dire, à moi toute seule, qu’il voudrait me voir, qu’il avait quelque chose à me demander… Dans l’agonie, il s’informait à chaque instant, auprès de la sœur infirmière, si sa fille Keetje n’était pas encore là… Je n’y suis pas allée.

Comme Sonia agit simplement, sans phrases, en se résignant devant l’inévitable ! Comme elle est belle, comme elle est grande !… Moi, je gueule, je trépigne, et, chaque fois que je vois ma mère, je mets tout sens dessus dessous, et je fais pleurer et trembler cette jolie petite créature. Je sais cependant qu’elle y a consenti, comme moi, le couteau sur la gorge… Voilà, je sais cela, et, au lieu de l’aimer, je la hais, comme si elle, plus que moi, aurait eu le droit de les laisser mourir de faim…

Elle connaissait mon adoration pour nos enfants : sur qui pouvait-elle mieux compter que sur moi ? Elle croyait que, après, je l’aurais aimée plus, comme elle m’en aimait davantage, et voilà que j’ai creusé cette brèche infranchissable entre nous… Chaque fois, je lui fais sentir son infamie, au point qu’elle a fini par tout nier ; et je sais que je la torture, et je sais que c’est injuste et inqualifiable…

Après ces scènes, quand j’ai fait claquer la porte et que je suis sur l’escalier, je veux retourner, la prendre dans mes bras, lui dire qu’elle peut toujours compter sur moi, que je recommencerais pour elle toute seule, et que je lui demande pardon à genoux… à genoux, mère, à genoux, nus, parce que cela me fait très mal d’être à genoux… Mais je n’ai pas besoin de faire tant de chichis : un regard suffirait, et elle me mettrait sur son cœur, comme sa préférée que j’ai toujours été…

Dans la rue, en levant la tête vers la croisée, où je la sais tout éplorée, je la regarde encore méchamment. Quelle vilaine créature je suis… il y a de la marge entre Sonia et moi…

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