Keetje
J’ai lu à cette époque tous les Zola qui avaient paru. Il ne m’émouvait pas. J’avais la sensation de je ne sais quelle peinture superficielle, d’une réalité inventée ou observée en surface ; il me semblait qu’il s’était trop fié à son intuition, surtout quand il s’agissait du peuple… L’intuition ne vous livrera jamais l’âme de cet être malodorant qui déambule là devant vous…
Je me disais bien que j’étais ignorante ; mais étais-je ignorante ?… Ma foi, je suis certaine que je connais autrement bien cela que Zola… Mieux encore, je sentais que je n’aurais jamais compris ni pénétré les gens d’une autre classe que celle dont j’étais sortie. Même, si dorénavant tout contact entre ceux de ma classe et moi devait cesser, je les avais dans la moelle, et je ne m’assimilerais jamais l’âme des autres. Alors Zola… D’où leur vient la prétention de nous connaître si facilement ? Nous ne pensons pas connaître ceux d’une autre classe : de là notre contrainte devant eux ; nous ne savons jamais ce qu’ils nous réservent, et d’avance nous avons peur, comme de l’inconnu.
André préférait A Rebours, de Huysmans : c’était au-dessus de ma portée. J’ignorais que la vie mène aussi les riches de la terre et peut les conduire aux agissements les plus étranges : je n’avais aucune pitié d’eux. Pour moi, des Esseintes était un vicieux impardonnable. « Quand on avait tout pour être honnête… », telle était ma théorie éternelle. La beauté du style n’existait pas encore pour moi.
André me parlait aussi des Saint-Simoniens, de Fourier, de l’abbé de Lamennais — ils m’étaient lettre morte — du Phalanstère… Ah ! l’horreur ! Tout en commun, ne pas être chez soi… Comment se recueillir et suivre une pensée ? J’éprouvais une antipathie insurmontable pour le Phalanstère, et j’aurais préféré le désert.
André était un assez beau théoricien. Je commençais donc à connaître ce côté factice de l’homme ; mais, chez lui, il y avait aussi une réelle et grande bonté. Victor Hugo et Michelet étaient ses dieux : il me les fit lire. Michelet, dans La Femme, m’horripilait : il fallait ramasser, sur un banc du boulevard, une femme et l’introduire dans son foyer… Notre-Dame de Paris m’avait étourdie. Cependant j’aurais voulu connaître une mère dans le cas de la Lépreuse, quand on lui eut ravi sa fille, pour voir si elle aurait pu, dans sa douleur, débiter toutes ces belles phrases…
Je me souvenais d’une voisine d’impasse qui avait perdu une petite fille aux boucles blondes : elle me faisait souvent venir, parce que je lui rappelais sa petite. Elle tournait mes boucles sur ses doigts et, quand elle me levait la tête par le menton, je remarquais sa surprise que ce ne fût pas la figure de son enfant qu’elle avait devant elle. Tout en vaquant à son ménage, sa bouche se contractait, et deux sillons de larmes lui coulaient le long des joues et tombaient sur son corsage. Elle ne disait rien et continuait sa besogne ; puis elle me prenait par la main et me faisait sortir ; la porte fermée, j’entendais un « han » prolongé… Je disais à André que cette femme sentait profondément sa douleur, puisque, petite fille, elle me la communiquait et me faisait me jeter au cou de ma mère, en sanglotant ; mais que Hugo pouvait me chanter tout ce qu’il voulait, cela ne m’émouvait pas…
— Ah ! misère ! illettrée, tu veux juger des cerveaux semblables !
— Leurs cerveaux, non ; leur cœur, oui. Ils connaissent la chanson, mais ne savent pas donner le ton.
Il me regardait avec ahurissement.
— Tu te figures maintenant être une femme qui sait discuter avec moi ; tu crois être une intelligence, mais ton cerveau est grand comme ça…
Et il montrait un petit bout de son doigt.
— Toucher à Victor Hugo et à Michelet, il faut ton ignorance pour l’oser. Ne me parle plus, tu m’horripiles.
— Ah ! tu m’embêtes à la fin : si je suis si stupide, taisons-nous et regardons les arbres, je les préfère du reste à du Victor Hugo.
Les deux bras levés, écumant de colère, il fonçait sur moi, puis s’arrêtait, la bouche large ouverte.
— Tais-toi, ignarde, sotte… piteuse pécore.
Et il allait secouer un arbre.
— Bah ! c’est bon, touche-moi seulement…
Ces discussions et attrapades se passaient ordinairement dans la forêt de Soignes, que nous traversions au moins trois fois par semaine pour aller dîner à Groenendael. Nous marchions, après ces altercations, chacun de notre côté ; puis je me rapprochais de lui.
— André… voyons…
Et, avec de vraies larmes aux yeux, il me disait :
— C’est lamentable ! il n’y a rien à faire avec les femmes : tu as déjà tant lu, et tu parles de Hugo comme la plus ignorante ou la moins compréhensive des créatures. Je croyais qu’en causant comme nous faisons, tu aurais fini par sentir la grandeur de ce poète unique.
— En causant… Crois-tu que cela t’est venu en causant, à toi ? Tu as eu des professeurs pour tout, depuis l’âge de quatre ans… En causant… tu te moques de moi… oui, si j’avais ta base, mais je n’ai que mes impressions… Je comprends cependant Jean-Jacques et Dostoïevsky : ils me font tressaillir de haut en bas, mais Hugo… il me donne la sensation d’une machine très perfectionnée qu’on déclenche…
Il jetait violemment son cigare.
— Ah ! non ! Enfin, tu ne seras jamais qu’un à peu près.
— Si je suis pour toi un à peu près, je m’en vais, je ne veux pas, je veux être tout.
— Tout ! mince !…
— Tout… tout ou rien.
Et, à mon tour, j’éclatais en sanglots.
— Mon Dieu, ne pleure pas, tu n’y peux rien. Je suis une brute…
— Ah ! non ! Ah ! non ! pas ça… je ne veux pas de ta pitié : mon cerveau vaut le tien.
— Ah, par exemple… Tu te figures ça, toi qui ne sais rien, qui n’as rien appris.
— Tantôt tu disais que cela devait me venir en causant… Du reste, je n’ai pas appris ce que tu as appris, mais j’ai vu beaucoup plus dans la vie que toi, et cela m’a fait comprendre des choses que tu ne comprendras jamais, parce qu’il faut les avoir vécues pour les sentir. Tu sais une chose, moi une autre… Mais nous ne devrions pas nous fâcher ainsi, j’ai trop peur de te perdre.
— Oh ! non, quelle idée…
Et, nous tenant par la taille, nous continuions à travers la forêt, ne pensant plus qu’à nous câliner.
Le soir, en revenant dans l’obscurité, nous clabaudions gaîment sur les gros bourgeois, que nous avions vus s’empiffrer.
Puis il grimpait sur un poteau indicateur pour voir si nous étions dans la bonne voie, pendant que je me haussais sur la pointe des pieds, une allumette flambante levée vers lui. Il glissait en bas, m’entourait la taille et, sous ses baisers, m’inclinait dans la neige ou sur les feuilles mortes. Nous rentrions souvent à deux heures du matin, courbaturés, mais apaisés et heureux, avec tous les parfums de la forêt sur nous.