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Depuis que je connaissais Eitel, j’évitais les endroits où j’aurais pu rencontrer des étudiants. Stéphanie me boudait, parce que je ne voulais pas lui faire connaître mon amant.

Je le voyais trois fois par semaine. En rentrant de mon travail, je m’attifais le mieux que je pouvais ; à six heures, j’étais au rendez-vous. Il m’avait acheté des gants, une voilette et un parapluie. Nous dînions pour six à sept francs dans un des vieux restaurants du bas de la ville. Après nous allions voir une opérette ou passer la soirée au café-concert.

Les chanteuses de café-concert m’ahurissaient. Je me demandais pourquoi elles avaient la voix si différente de la voix des chanteuses d’opérette, et comment elles arrivaient à la pousser ainsi ; je n’avais aucune idée du chant appris, mais ceci me paraissait tout à fait défectueux.

J’adorais Judic. Mme Théo, dans La Petite Mariée, me semblait chanter faux. Je crois avoir entendu Granier dans La Marjolaine : elle était mince et élancée, et me plaisait infiniment. Mais un soir, aux Galeries Saint-Hubert, j’eus une révélation : Céline Chaumont jouait La Cigale. Mes fusées de rire partaient si spontanément que tout le monde autour de moi s’en amusait. Depuis, Céline Chaumont n’est jamais venue à Bruxelles sans que je sois allée l’entendre.

La Petite Marquise et même Toto chez Tata m’ont initiée au théâtre parlé.

Avec mon ami, je discutais chaudement les faits et gestes des acteurs et, bien que longtemps dans ma vie j’aie préféré les hommes aux femmes, le travail des femmes m’intéressait davantage.

Je croyais que la vie d’actrice était une vie de noce continuelle, mais j’en revins vite, rien que d’avoir voulu imiter Céline Chaumont quand elle jonglait avec des boules de laine… je vis que ce n’était pas un jeu de plaisir, mais d’application et de patience. Pour le moment, je n’approfondissais pas plus avant.

Au bout d’un petit temps, Eitel me conduisit, après le dîner, au café, au lieu du théâtre ou du café-concert. Je m’y ennuyais mortellement ; je me serais bien contentée de causer, mais il n’était pas causeur… alors je lui disais que cela m’assommait. Après quelques tiraillements, il m’avoua que c’était très coûteux de dîner au restaurant et d’aller au théâtre trois fois par semaine… puis l’hôtel… Cet argument me convainquit.

— Si tu as besoin de ton argent pour des choses plus utiles, nous ne devons pas le gâcher à des distractions. Je croyais que tu avais beaucoup d’argent…

— Plus maintenant… nous avons été très riches, mais mon père a perdu une grande partie de sa fortune.

— Oh ! je suis très bien ici, j’aime autant causer.

— De quoi veux-tu parler ? C’est dommage que tu ne saches pas jouer aux cartes ou au bac…

— Ah ! non, cela m’horripile, mais allons nous coucher.

— Ah ! ma petite bête, tu es charmante…

*
*  *

Le Carnaval approchait. J’avais un désir fou de me déguiser et d’aller au bal.

Un soir, Eitel me dit :

— Je vais te proposer deux choses, tu peux en choisir une… Nous pouvons faire le Carnaval, te louer un costume, aller dîner, puis au bal et souper, ou t’acheter une belle robe… une des deux, c’est à toi de choisir.

J’étais toute frémissante de joie, en l’entendant énumérer ces merveilles… Enfin je pourrais savoir ce que c’est que d’être belle et d’aller à un bal, ne fût-ce que pour une fois. Mais une jolie robe qui me durerait deux ans…

Il me regardait curieusement, de ses beaux yeux noisette. Je n’hésitai pas.

— J’aime mieux une robe, elle me restera, et je serai plus convenable pour sortir avec toi…

— Eh bien, voilà cent vingt-cinq francs, fais-toi élégante… Dans huit jours, c’est le Mardi Gras, nous irons manger un morceau et voir les masques.

Grand Dieu, quelle somme !

Le lendemain, je m’en fus rue Neuve m’acheter une robe toute faite, qu’on changea à ma taille. Elle était vert foncé, très étroite, à longue tunique, le corsage à basques avec une petite pèlerine, et garnie de boutonnières en taffetas. Elle coûtait quatre-vingts francs ; il m’en restait quarante-cinq.

Je voulais une fois pour toutes en sortir : je n’avais donc rien dit chez nous de cet argent. Je gagnais du reste beaucoup depuis quelque temps ; un amateur avait commencé une grande toile avec moi, il la grattait après chaque séance et recommençait le lendemain. J’étais dans la joie : « S’il continue ainsi, me disais-je, il n’y a pas de raison pour que cela cesse… »

J’achetai avec les quarante-cinq francs restants :

  Francs
1 paire de bottines
12,00
1 chapeau de feutre vert
3,00
1 touffe de plumes de coq
2,75
1 ruban de velours vert
1,50
1 voile de gaze verte
2,75
2 chemises à 3 fr.
6,00
2 pantalons à 2 fr. 50
5,00
1 jupon violet
5,00
1 paire de bas
2,50
3 mouchoirs
1,50
1 savon
0,10
 
——
42,10
J’ajoute pour un bain
1,00
Total
43,10
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