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L'Égypte éternelle

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HÉLIOPOLIS

Un vieux poète hindou conte, dans un de ses livres, que Vichnou, passant un matin en un char de nuées multicolores, d’un petit mouvement de ses doigts divins se plut à semer des villes étranges sur l’emplacement des cités mortes. Mais il ne ressuscita ainsi que celles dont le nom glorieux avait résisté à l’injure des siècles et à l’oubli des hommes.

Je songeais à cette jolie fable, il y a quelques semaines, sous le ciel limpide de l’Égypte, tandis que se déroulait à mes yeux le panorama fantastique de la blanche Héliopolis.

N’est-ce pas un autre miracle ?… Ce que fit jadis un dieu pitoyable, pour le bonheur de ses fidèles fervents, deux hommes modernes, le baron Empain et S. E. Boghos Pacha-Nubar l’ont réalisé à l’aurore féconde du XXe siècle, en cette terre pharaonique où il suffit de quelques grains de mil jetés un soir de pluie sur le sable aride, pour créer un tapis de verdure en quelques matins.

Héliopolis !… tous les cœurs nourris de la moelle grecque ont tressailli à ce nom fameux, chaque période ajoute un noyau au chapelet des souvenirs.

La Vulgate nous apprend qu’un jour Anahim fils de Misrahim et petit-fils de Cham, chef de la tribu des Onon, s’en vint fonder en Égypte la ville d’Onon du Nord, que les hommes du Nil nommèrent Héliopolis par la suite, parce qu’elle se trouvait au centre du Nome Héliopolithe. Élevée sur une colline artificielle, elle devint en peu de temps le siège de l’école de théologie, célèbre dans le monde entier. Solon, Pythagore, Eudoxe et son ami Platon y puisèrent les principes de leur science, mais Orphée, le premier de tous, connut la fierté de lire les précieux ouvrages qu’il avait reçus de la main d’Ethimeus. Plus tard, ces mêmes livres furent montrés à Pythagore par le sage Berenius. Les professeurs de Platon étaient Patheneith, Ochaaps et Sechnouphis.

Le collège de théologie devint ensuite la gloire de la fameuse cité, parce que de ses murs devaient partir les fondements de la science hermétique.

Le Phénix était adoré à Héliopolis. On sait que, d’après les Grecs, il émigrait tous les cinq cents ans à l’Est et s’abattait dans le temple de Râ. Hérodote nous enseigne que cet oiseau, pieux entre tous, apportait avec lui le corps de son père, après en avoir creusé la place dans un œuf de myrrhe, et venait le brûler avec lui-même dans un bûcher de bois odorant. Il renaissait ensuite de ses cendres et recommençait une nouvelle vie, pour finir par le même voyage.

En réalité, ce culte est celui d’Osiris. Le Phénix, sorte de vanneau des bords du Nil, incarnait Thot, tandis que l’épervier représentait Horus. Hatouma personnifie Râ, longtemps adoré à Héliopolis sous la forme du disque.

Mais la cité lumineuse d’où la sagesse des dieux devait se manifester pour s’étendre ensuite sur le monde, tirait dès cette époque son immense célébrité d’une source plus accessible à la moyenne des esprits humains.

Il n’y eut pas que des philosophes, des initiés et des cénobites en terre égyptienne !… Le peuple véritable se montra, au contraire, de tout temps, bon vivant, d’humeur facétieuse et de joyeuse insouciance. La santé constituait, pour les fils du Nil, le premier des biens enviables.

Héliopolis devait à sa situation unique une salubrité incomparable. Et l’on vit, durant des siècles, cette chose surprenante : tandis que les environs de Memphis la superbe et de Thèbes la royale se peuplaient de nécropoles immenses, nul ne songeait aux morts dans la tiède Héliopolis. Les habitants de cette ville atteignaient tous un âge si avancé qu’on n’y voyait presque pas de funérailles.

Les temps ont changé. Les conditions climatériques demeurent semblables.

La nouvelle Héliopolis, bâtie à 40 mètres d’élévation au-dessus du Caire, domine la plaine immense. Elle a deux mille hectares de superficie, et les maisons sont construites de telle sorte que l’air et la lumière circulent librement entre chaque immeuble.

Sous l’effort colossal tenté en une heure de rêve magnifique par le baron Empain et S. E. Boghos-Pacha, à quelques toises seulement de son antique sœur disparue, surgit la cité nouvelle. Héliopolis était morte, Héliopolis est ressuscitée dans la gloire de sa splendeur rajeunie. Sur la plaine désertique, les palais se sont dressés, comme sous le coup d’une baguette magique. Les villas s’élèvent, les routes se tracent, les puits se creusent, les canaux s’étendent et les jardins naissent. Les parterres fleurissent, les arbres poussent ; l’électricité, à l’aide de ses machines les plus puissantes, met la féerie de ses lampes multicolores sur la beauté des choses et la grâce des êtres qui, sous ce ciel, retrouvent la fière allure et le regard clair que donnent aux hommes l’espace sans limite et les ciels sans nuages.

A deux pas des habitations, voici, pour la plus grande joie des âmes modernes, le vaste terrain qui va prendre demain la première place dans la liste des pistes destinées aux besoins des aviateurs. Héliopolis-Port-Aviation sera peut-être bientôt la réunion de tous les amateurs du périlleux et magnifique sport cher à nos compatriotes.

C’est là, par un jour inoubliable, que j’ai vu pour la première fois évoluer ces hommes-oiseaux et cette femme extraordinaire, avec lesquels le destin avait voulu que je fisse la traversée de Marseille à Alexandrie. Dans le jardin de mes souvenirs, je les retrouve tels qu’ils m’apparurent au départ, sur le pont de l’Équateur, regardant comme moi disparaître dans les brumes du soir d’hiver le fort célèbre du château d’If. Qu’êtes-vous devenus, jeunes hommes au front volontaire, aux yeux brillants, au sourire plein d’orgueil ? Latham à l’allure souple, au fin visage, le plus aristocratique de tous… Rougier — montrant un nez en bec d’oiseau, — solide et bruyant comme un collégien ; Balsam, l’air d’un chevalier du moyen âge égaré dans la société moderne ; Le Blond souriant dans sa longue barbe qui ne déparait point son nom ; Voisin marié depuis quelques mois et songeant, je crois, un peu moins à sa jeune femme qu’à l’appareil calé sur un des côtés du navire et pour lequel il redoutait les caprices du roulis. Enfin la baronne de Laroche coiffée d’un béguin de velours noir, jolie à ravir dans son « tailleur » de voyage.

Depuis, la mort a passé, fauchant à son gré les jeunes têtes superbes. Latham tué par des buffles sauvages au fond du Soudan, la baronne le corps fracassé par une chute d’avion, et tant d’autres de mes compagnons de voyage à jamais endormis du sommeil dont on ne sort pas.

Cependant, à Héliopolis, leur mémoire demeure comme une présence miraculeuse. Pour les simples qui contemplèrent leur vol audacieux, ils incarnèrent cette chose inouïe : des hommes-oiseaux ! Beaucoup de Bédouins et de fellahs n’étaient pas bien sûrs que ces Franghis audacieux, ne fussent point les envoyés du diable.

Aujourd’hui, Héliopolis s’est agrandie encore. Aux villas superbes sont venus se joindre des immeubles modernes où de nombreuses familles cairottes trouvent des logements plus vastes et plus salubres que dans la capitale même, Un tramway, élégant autant que commode, amène les voyageurs en dix minutes du Caire à Héliopolis.

Un établissement semblable au Luna Park parisien et portant le même nom, attire chaque jour un grand nombre de flâneurs avides de distractions, et, comme en tout pays musulman, les femmes y ont leurs jours spéciaux. On peut voir alors un peuple de belles hanems suivies de leurs servantes et de leur nombreuse progéniture se livrer aux plaisirs des montagnes russes ou autres divertissements modernes. Naturellement, là comme partout, le cinéma est roi, et les mânes de Platon comme ceux de ses maîtres les prêtres d’Ammon-Râ doivent tressaillir d’indignation aux facéties de Fatty ou de Charlot.

Enfin, pour que rien ne manque aux habitants de la nouvelle cité, nos Pères français des Missions africaines de Lyon ont édifié une église, copie en miniature de Sainte-Sophie de Constantinople, qui ne dépare point le style tout particulier de l’endroit.

Mais, quel que soit le progrès européen, et si beau que se montre l’ensemble de la cité merveilleuse, Héliopolis lutterait en vain contre la puissance de son maître, le désert ! Il règne là en souverain despote et superbe, que rien au monde ne saurait soumettre. On le sent à l’haleine brûlante qu’il dégage, sitôt le jour levé… au froid glacial des nuits, à la splendeur des aurores et des crépuscules du soir, au sable qui, malgré tous les soins, envahit les demeures et brûle les yeux. Surtout on reste écrasé par sa puissance quand, devant quelque magnifique coucher de soleil tel que l’on n’en voit que là-bas, les yeux se laissent ravir par la magie du paysage qui se déroule du côté des Pyramides. Elles émergent dans le lointain, grandes comme le passé lui-même de cette terre d’Égypte immuable et sereine dans sa majesté profonde. D’un rose tendre dans le ciel d’or pur, elles se dressent, découpant leurs lignes dures parmi les bouquets de palmiers des isbehs voisines, tandis que le Nil, très loin, déroule les spirales de ses eaux grises. Une paix profonde descend sur les êtres, le monde actuel cesse d’exister, on se trouve reporté aux premiers âges du monde, alors que les pasteurs étaient rois. Et si d’aventure quelque syrinx fait entendre sa plainte éternelle, l’illusion est complète, l’âme s’endort dans un recul délicieux.

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