L'Égypte éternelle
AU JARDIN DE GUISEH
Sommes-nous bien en Égypte ? Fait-il partie du Caire, ce parc immense où les promeneurs, surpris et charmés, se croient transportés dans un jardin des pays d’Occident, beau parmi les plus beaux ?
Ici, la nature, docile, a cédé devant la science et la patiente énergie humaine.
Sous les pioches et sous les râteaux, le sol s’est lentement transformé, les lacs se sont creusés, les forêts minuscules ont surgi triomphantes, apportant en pleine Afrique l’illusion exquise d’un coin d’Europe. Platanes, peupliers, lauriers, altéas, fusains, se rencontrent et se reconnaissent malgré le voisinage des autres essences qui les étonne. Les jardiniers habiles se sont en effet souvenus qu’ils se trouvaient au Caire, et pour cela ont laissé la flore indigène s’épanouir à l’aise sous le ciel natal.
Les sycomores, les flamboyants, les magnolias touffus, dressent leurs dômes de verdure, font de grands parasols d’ombre, raides et majestueux, abri préféré de tous les corbeaux et de toutes les corneilles… Sur les pelouses droites ou en pente, sur le velours gazonné des prairies artificielles, les pirèthres et les coléus pourpres, les euphorbes couleur de sang et les camélias aux teintes rosées étalent la gamme de leur feuillage et la gloire de leur floraison.
Les allées, spécialement affectées au passage, semblent préparées, dallées, lavées pour des pieds royaux ! La mosaïque des bordures, courant en guirlandes de pierre, continue le tableau par ses enlacements multicolores ; sous les dessins de granit et de basalte, se dresse la fleur hiératique, le lotus[21], maître des délices et dispensateur des enchantements. Et partout, sous les arbres et dans les allées, sur les pelouses et devant les lacs, la foule de promeneurs se presse, moins nombreuse à mesure que le ciel se couvre et que l’heure s’avance. Cependant que des singes poussent de petits cris aigus, les ours font leur métier d’ours et tournent lourdement dans les cages trop vastes pour eux. Ils ne semblent nullement dépaysés. Moins heureux, un lion non loin de là rugit de colère… Peu lui importe la largeur de sa cage et la vue des bambous qui la bordent… Sa fauve crinière se dresse, un tremblement furieux agite ses membres, il appelle de tout son instinct la libre jungle qui l’a vu naître et qu’il ne reverra plus.
[21] Le lotus était, sous les Pharaons, l’emblème de la haute et de la moyenne Égypte, tandis que le papyrus représentait le Delta.
La lionne, sa compagne, plus calme et plus douce, frôle en un balancement machinal et continu les barreaux de sa cage en attendant on ne sait quoi…
Les chats-tigres — toute une famille ! — regardent de leurs prunelles méchantes et semblent guetter l’occasion, toujours vaine, de mordre quelqu’un. Ils grimpent à l’arbre qui pare leur demeure, et de là-haut, le poil hérissé, la langue humide, ils menacent encore, de la voix et du geste, leurs craintifs admirateurs.
L’antilope, de ses grands yeux tristes, fixe le passant. Tout, dans sa sveltesse de jolie bête traquée, crie le chagrin et la désespérance ; elle rêve à ses forêts invisibles et pleure sur sa liberté perdue.
Un sanglier australien, plus laid que nature, grogne méchamment et aiguise ses défenses contre le fer des grilles, à peine séparé d’une hyène affreuse. A côté, des chacals graves et sveltes se trouvent heureux, ayant en abondance bon souper, bon gîte et… le reste ! Et l’ichneumon, le malheureux, auquel jadis ce même peuple dressait des autels, glisse à notre approche, fuit dans sa tanière, honteux peut-être de sa misérable destinée.
Est-ce bien, hélas ! cette même terre, ce même ciel, ce même Nil où ses aïeux, traités en puissances redoutables, étaient pieusement nourris par des femmes consacrées à leur culte et qui recevaient, après leur mort, les honneurs d’un sarcophage et d’une sépulture quasi royale ? Est-ce bien l’ichneumon, adoré jadis dans l’antiquité pharaonique à l’égal des plus grandes divinités, ce pauvre rat d’aujourd’hui qui grelotte piteusement sur la paille de sa niche, entre une musaraigne puante et un renard étique ? Les enfants, les gouvernantes revêches et les mamans complaisantes s’en inquiètent peu. Tout le monde regarde, tout le monde sourit, tout le monde est heureux.
Les gardiens, nègres ou fellahs, bénéficient de la satisfaction générale. Un vieux, à tête de Bédouin, la face réjouie sous son turban de gala, frileusement recroquevillé près de la cage des singes, sort de son burnous noir un bouquet d’herbes quelconques, où les feuilles ardentes d’un coléus coupées fraîchement servent d’ornement, et le tend d’un sourire engageant : pour le petit !… Et tandis que le bouquet, aux mains de l’enfant, va tout à l’heure servir à apprivoiser l’antilope ou la chèvre de Mongolie, la piastre qu’il rapporte permettra à l’homme de s’offrir une séance plus longue au café de l’avenue. Ce soir, quand les portes du jardin seront closes et les lampes allumées, il ira faire sa partie de tric-trac ou de dominos, la cigarette aux lèvres et la joie au cœur.
Le soleil pourtant se dérobe ; de lourds nuages courent dans le ciel d’hiver ; insensiblement les allées se dépeuplent. Une foule compacte où tous les costumes, toutes les races et tous les âges se confondent, encombre la sortie. C’est à qui appellera son chauffeur, à qui découvrira dans aristocratique cohue des torpedos, des limousines, et des montures, son cheval ou sa bicyclette.
Et voici qu’à l’intérieur du jardin où j’ai voulu venir une dernière fois revoir l’étang des lotus, un spectacle étrange et charmant m’arrête. Je demeure saisie devant le coup d’œil féerique qu’après tant de mois mes yeux croient revoir encore. C’est au coin d’une allée, devant un sycomore séculaire dont les feuilles, parmi le rouge vif du couchant, semblent toutes noires. Autour de moi, le soleil qui se prépare à disparaître allume des lueurs rougeâtres, pareilles à celles d’un monstrueux incendie. Dans ce flamboiement, tout à coup passe un nuage, et le bruit de centaines d’ailes palpitant dans l’air me force à regarder au-dessus de moi. Et c’est le miracle ! Une nuée d’ibis blancs passe en vol serré et vient se poser sur l’arbre des ancêtres, dont le bois si longtemps servit à fabriquer ces cercueils de momies, où même les oiseaux trouvèrent place. Une par une, les bêtes sacrées se casent, se nichent parmi les branches, qu’elles couvrent bientôt du manteau immaculé de leurs ailes.
— C’est leur lit ! — me dit un gardien, amusé par l’étonnement que je ne cherche pas à cacher. A deux pas les canards, eux aussi, se sont blottis entre les larges feuilles des nymphéas qui, comme un tapis magnifique, recouvrent les eaux dormantes. Sous la dernière caresse de l’astre, les plumes des volatiles prennent des teintes d’or et d’argent, tandis que, par places, se dressent, véritables fleurs de cire, les nénuphars, les lotus blancs et roses, formant comme autant de dômes parfumés, cachant sous leurs pétales les petites têtes légères, que le sommeil bientôt immobilise,
Toute l’Égypte, ce tableau dont je ne puis parvenir à m’arracher…
Il faut, pour me tirer de mon rêve, la voix rauque d’un garçon de café grec injuriant une femme indigène (de celles dont il ne faut point parler) attablée en compagnie d’un bey sous une des tonnelles bordant l’étang ; elle a, dans une crise de colère, cassé la vaisselle du thé qu’on lui a servi. Le bey, prudent, s’est esquivé, payant les consommations mais point la casse. D’où la fureur du restaurateur. La femme répond aux insultes par des mots grossiers. La scène va finir au poste. Je fuis. Mon beau songe de tantôt s’est évanoui devant ce pitoyable colloque qui me ramène à la civilisation actuelle.
Sur la route, le soir descend. Un voile se déchire subitement, troué par places de vastes coins mauves, perdus dans la masse des nuages sombres. Là-bas, de l’autre côté du fleuve, la chaîne libyque s’étale, le Mokattam se dessine, estompé d’ombres très douces, parmi lesquelles la Citadelle découpe ses minarets dont la silhouette monte, fine et droite, dans le paysage crépusculaire…
Et soudain, tandis que je contemple une dernière fois ces lieux, où peut-être je ne reviendrai plus, de ma mémoire fidèle remontent en foule les souvenirs qui se rattachent à l’emplacement où je me trouve.
C’est ici, au milieu de ce jardin que se dressait, il y a un demi-siècle, le palais d’Ismaïl-Pacha surnommé le Moffeteche. Ami du vice-roi, son glorieux homonyme, conseiller intime de la cour, enrichi par les faveurs khédiviales, il perdit la tête au point de vouloir dépasser son souverain par sa magnificence et sa prodigalité. Ses esclaves eurent des robes tissées d’or et d’argent, et les talons de leurs mules exhibèrent des sertissures de brillants et de perles.
Sur ce lac, réduit aujourd’hui par l’agrandissement du parc, des barques légères promenaient, chaque nuit, le fastueux Pacha et ses nobles invités, tandis que dans d’autres embarcations, brillamment illuminées, un orchestre de femmes exécutait ses plus voluptueuses mélodies. Mais vint l’heure de la disgrâce. Un jour, après un jugement sommaire, le favori fut condamné dans le cœur du maître. Et ceux qui arrêtèrent le Moffeteche le conduisirent à Alexandrie, à bord d’un navire qui devait le mener en exil. Il ne vogua pas longtemps. A quelques milles du port, on le fit descendre dans un canot, et les hommes payés pour cette triste besogne le jetèrent dans la Méditerranée. Celui qui dirigeait l’expédition — un jeune Turc ambitieux — reçut une belle récompense et parvint par la suite aux plus hautes destinées. Je l’ai connu, et comme, au lendemain de la première entrevue, je témoignais ma surprise de l’avoir trouvé prématurément blanchi, on m’assura que ses cheveux avaient pris en une nuit, cette teinte argentée, et que de cette nuit aussi sa santé s’était altérée. Malgré la fortune et la gloire, l’homme comblé de tous les biens de la terre ne parvenait pas à chasser de son cerveau le souvenir du crime commis.
Plus tard, ce même palais se transformait en musée[22] et recevait les merveilles que les eaux du Nil étaient en train de détruire dans la petite maison de Boulac.
[22] A chaque crue un peu forte du fleuve, le musée menaçait de disparaître. Malgré les prières réitérées de Mariette Pacha, ce ne fut qu’en 1883, c’est-à-dire deux ans après la mort de l’illustre Français, que le transfert put être opéré.
Ramsès et sa famille y furent installés, en compagnie de nombreuses autres momies. C’est là qu’arrivèrent, un matin, les corps des prêtresses d’Ammon[23], retrouvés en masse dans une tombe de Thèbes.
[23] Les prêtresses d’Ammon appartiennent à la XXIe dynastie. Elles furent découvertes à Dei-el-Bahari par Grébaut, en 1891 et doivent être considérées comme le complément des fouilles que fit G. Maspéro en 1881.
Je les ai vus, alors que les salles trop étroites ne pouvaient encore leur donner asile, jetés pêle-mêle dans de vastes tiroirs et, spectacle horrible, si les visiteurs curieux négligeaient, dans leur hâte, de refermer le tiroir, les longs cheveux blonds ou gris s’échappaient en algues sèches, jonchaient le sol de leur macabre poussière. Et rien ce jour-là ne me parut plus lamentable… Je quitte le jardin l’esprit hanté par cette image.
Maintenant des grands arbres bordant la route, une humidité froide semble couler en gouttes glacées sur les épaules des retardataires. Les petites marchandes d’oranges et de cannes à sucre allument les quinquets fumeux qui vont leur permettre de regagner la ville sans encombre et sans amende. L’auto-car du « Mena House » passe en coup de vent tandis que, haut perchées sur les bancs, les petites touristes rient de leurs dents blanches, et que le chasseur, dans sa livrée de gala, sonne de la trompette égyptienne, attirant les regards et étonnant les oreilles par la bizarrerie un peu théâtrale de sa livrée, de son équipage et de sa musique.
Bientôt, tous ces bruits mondains vont s’éteindre, et seul dans le silence de la campagne redevenue sienne, le fellah regagnant sa hutte, le Bédouin retrouvant sa tente, feront doucement résonner la flûte de roseau et moduleront, de leurs lèvres paresseuses, le même air dont, depuis des siècles, les ibis ont entendu la note plaintive à travers les âges.