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L'Égypte éternelle

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L’ORIENT DU RÊVE

Certains dilettantes déplorent la disparition d’un Orient qu’ils n’ont point connu et qui, le plus souvent, n’exista que dans leur imagination.

Certes, il est beau d’être un pacha magnifique, vêtu d’étoffes somptueuses et paré de lourdes orfèvreries.

Entre le costume des plus hauts fonctionnaires égyptiens d’aujourd’hui, et l’accoutrement superbe d’Hérode, tétrarque de Galilée, ou de Servien, mandataire de César en terre égyptienne, la comparaison serait plutôt défavorable à nos contemporains.

Entre les palais aux colonnes de porphyre, aux jardins enchantés, où des bassins de mercure faisaient l’admiration des passants favorisés, et les simples sérails[28], de Kasr-el-Doubara ou d’Abdin, entièrement meublés à la mode européenne, la différence semble grande. On ne voit plus, comme autrefois, les vastes salles peuplées d’un essaim de séduisantes esclaves, prêtes aux caprices du maître redouté. On n’entend plus, sur les tables de marbre aux pieds d’or, les chants plus ou moins mélodieux d’oiseaux articulés imitant les rossignols et les mésanges des forêts d’Europe. Les eunuques même, que beaucoup d’intellectuels doivent regretter pour la note de couleur locale que leur présence mettait dans les nobles demeures dont ils faisaient partie, les grands eunuques noirs, je l’ai dit, ne seront bientôt plus qu’un souvenir.

[28] Sérail est employé ici pour palais.

Les châtiments corporels, la bastonnade sur la plante des pieds, la brûlure au fer rouge usitée autrefois dans les harems, tout cela est allé rejoindre les vieilles légendes et les forteresses du temps des Khalifes. C’est pourtant ces choses que pleurent les romanciers, restés à la période des robes flottantes, des turbans brodés et des soleils dans le dos.

Mehemet-Aly ne passait point pour cruel et il se montra grand parmi les plus grands des souverains d’Égypte ! Pourtant il menaçait de faire enterrer vivant un jardinier qui, timidement, lui expliquait qu’un dahlia épanoui en terre et à l’air libre mourrait sûrement si, selon les ordres reçus, on le transplantait au moment de sa floraison sous un arbre épais, à la place favorite du pacha…

En cet Orient que les artistes modernes voudraient reconstruire de tous leurs vœux inhumains, le bien de chaque créature était soumis au vouloir d’un seul, et la personnalité ne comptait pas plus que ne compte un grain de sable dans l’immense désert de Libye.

Pour que les femmes et les esclaves d’un homme pussent avoir des pierres précieuses aux talons de leurs mules de satin, des milliers d’êtres trimaient de l’aube à la nuit, sous l’ardente morsure des soleils d’été et sous la bise glaciale des mois d’hiver, à peine vêtus, presque pas nourris, et la plupart du temps jamais payés…

Pour que les scribes des pachas d’alors pussent dire, comme le chat botté du marquis de Carabas : « Tout ceci, manants, appartient à mon noble maître, les prés, les champs, les propriétés, aussi loin que vos regards puissent s’étendre » ; pour cela, les fellahs, dépouillés de leur humble patrimoine, criblés d’impôts, écrasés de corvées, donnaient leur chair et leur sang d’un bout de l’année à l’autre…

Et pour que dans leurs palais, aux murs de prison, les seigneurs pussent jouir en paix des belles esclaves amenées à grands frais de Stamboul ou des monts de Circassie, des familles, là-bas, pleuraient en silence la perte d’une enfant chérie, ravie à leur amour par des misérables grassement rétribués, et dont c’était le métier de rapporter en Égypte le plus de femmes possible à l’usage des seigneurs.

Alors qu’un immense souffle de pitié a passé sur le monde, en ces dernières années, alors que du fond même du groupe Parsis, l’Inde envoie ses filles étudier la médecine en Angleterre et en France, alors que les murailles mêmes de la Chine s’écroulent pour livrer passage au progrès appelé à régénérer la face des vieilles nations mongoles, il se trouve encore des mécontents et des grincheux pour reprocher à l’Égypte sa superbe marche en avant.

Rien cependant n’est plus admirable. Il faut avoir, comme moi, suivi étape par étape les efforts patients et continus du groupe libéral, pour se rendre compte du travail accompli. Voué par un malheureux destin à une constante servitude, le peuple égyptien a dû lutter plus qu’un autre pour arriver à s’affranchir. Les hommes des classes supérieures ont acquis des connaissances que bien d’autres nations européennes pourraient leur envier. La vieille terre pharaonique compte, aujourd’hui, une pléiade de magistrats, de médecins, d’hommes politiques et de savants, dont les travaux ne le cèdent en rien à ceux du Monde nouveau.

Dans un élan magnifique, la femme égyptienne s’est à son tour lancée dans l’arène ; de toutes ses forces elle aide à présent ses frères à atteindre le but désiré. Mais un pays ne se transforme pas en un jour. Une race, profondément attachée aux coutumes ancestrales, n’accepte pas sans effroi la lutte profonde qui lui incombe, si elle veut atteindre à l’entière civilisation. La population des villages du Delta comme celle de la Haute-Égypte demeure immuablement pareille à celle de ses ancêtres. Chrétienne ou musulmane, elle reste purement « égyptienne » et tient encore par toutes ses fibres aux croyances et aux gestes transmis des aïeux.

Il faut donc faire encore crédit à ce peuple un peu de temps et ne point juger des sentiments de l’élite par le geste maladroit de quelques-uns.

Pourtant, ceux qui regrettent trop fort la disparition de la couleur locale, peuvent encore trouver à se satisfaire.

Au lieu de prendre les grands express, qui mènent le touriste d’Alexandrie au Caire ou du Caire à Louqsor, les voyageurs dont l’âme curieuse cherche des sensations ignorées et des peuples inconnus, n’ont qu’à monter dans le petit chemin de fer agricole qui dessert aujourd’hui presque toutes les bourgades de l’intérieur. Qu’ils s’arrêtent en cours de route et qu’ils observent…

Ils retrouveront, dans les prairies toujours vertes, sous le ciel éternellement limpide, le même peuple pasteur, immuablement penché vers la glèbe et subissant, avec son habituelle résignation, les vicissitudes du sort. Le riverain des bords du Nil poursuit, à travers les âges, les travaux qu’accomplirent avant lui les descendants des Aménophis et des Ramsès, usant ses forces, brûlant sa vie à seule fin de faire rendre à la terre ce gain dont les autres, plus habiles, goûteront le fruit.

Ignorant et misérable, le fellah, inlassablement, peine pour autrui. Si, d’aventure, il parvient à acquérir quelque richesse, ce qu’il a gagné ne lui sert point. Le coût excessif de l’existence moderne, les nouveaux besoins qu’on lui a laissé prendre, ont tôt fait de l’appauvrir. Il ne s’entend pas plus à gérer ses biens qu’à les conserver. Sa compagne, vraie bête de somme, ne saurait ni le conseiller ni faciliter sa réussite autrement que par l’aide de ses bras et la fécondité de ses flancs.

Le jour où l’on apprendra à ces hommes le parti qu’ils pourront tirer de leur sol, unique au monde, quand leurs femmes verront, sans plaintes, partir leur fils pour l’école ou la caserne, un pas immense sera accompli.

Et si, comme tout le présage, l’heure arrive où les riverains des bords du Nil agiront enfin par eux-mêmes, sans gaspillage, et élèveront leurs enfants sans fanatisme ni faiblesse, avec le seul critérium d’une Égypte plus grande et plus belle, ce jour-là les amis du peuple égyptien se réjouiront. Et l’on ne pourra que bénir la civilisation triomphante qui, apportant la liberté, aura délivré ce peuple, voué par son ignorance et sa douce passivité à une si longue suite de souffrances, d’esclavage et de douleurs.

Tantah 1911. — Paris 1921.

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