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L'Égypte éternelle

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L’ÉGYPTIENNE D’AUTREFOIS ET CELLE D’AUJOURD’HUI

Bien loin de suivre les traces de ses sœurs antiques les Nitocris, les Arsinoé, les Bérénice, les Cléopâtre dont les intrigues bouleversèrent le monde, l’Égyptienne n’était, il y a quelques années, aux yeux de l’époux, qu’un objet de luxe. Aujourd’hui encore, dès que le mari se trouve assez haut placé dans l’échelle sociale pour que le femme puisse demeurer chez elle, qu’il gagne trois cents piastres ou cinquante livres, l’épouse cesse de s’appeler Fatma ou Zénab ou Zohra ; même pour lui elle est Hanem[16] : mal en prendra au pauvre époux s’il l’oublie… Un soir de Ramadan, quelques bourgeoises de province discutaient, devant moi, sur le plus ou moins de mérite des maris de leurs amies ; on vint à nommer l’un d’eux, brave petit employé de Moudirieh[17], que je connaissais pour un homme fort aimable, et qui me semblait rendre sa femme parfaitement heureuse. Ce n’était pas l’avis de ces dames.

[16] Ce mot désigne à la fois la dame et la demoiselle.

[17] Chef-lieu.

— Figure-toi, ma sœur, — disait l’une d’elles, il la respecte si peu, la pauvre, il l’appelle par son nom… (sic)

Donc, sitôt qu’elle est Hanem, la petite femme sent le besoin de trôner et d’imiter la grande dame. Ne pouvant s’entourer d’esclaves blanches ou noires, d’amies haut placées ou de visiteuses de marque, elle ouvre sa porte à toutes les créatures inférieures que l’appât d’un bon repas ou d’une soirée tiède attire chez elle.

Elles sont légion, ces sangsues de harems… exercent tous les métiers… savent toutes les histoires… chantent toutes les chansons. Selon le milieu, l’âge, la beauté, la vertu ou la fortune de celle qui les héberge, elles seront timorées ou impudiques, lascives ou chastes, tristes ou gaies, bavardes ou silencieuses, croyantes ou ironiques. Ce sont elles qui s’entremettent pour raccommoder les membres d’une famille divisée momentanément par des raisons d’intérêt. Elles savent que le fils du pacha d’en face a aperçu la femme ou la fille de la maison par quelque fenêtre mal fermée, et qu’il meurt d’amour… Elles procurent à la veuve inconsolable les remèdes qui sèchent les larmes et ravivent les yeux… connaissent les plantes salutaires et les pommades infaillibles, les boutiques où tout se vend à bas prix, et les échoppes mal famées où le rebouteur opère.

Elles excellent encore à amener le rire sur les lèvres de ces désœuvrées que tout lasse et qui ne comprennent pas que leur plus grand ennui leur vient d’elles-mêmes, de leur vie oisive à laquelle elles n’ont point su donner un but, ni créer une occupation. Alors, n’est-ce pas, la bouffonne est toute trouvée… Quelques hommes n’ignorent point ces choses, et bâillant eux-mêmes éternellement, ils se plaisent aux pasquinades des mercenaires qu’ils entretiennent sans qu’il y paraisse. Mais, Dieu merci, tous les Égyptiens ne sont point comme eux, et la plupart ne sauront jamais de quelle fange, de quelles obscénités les parasites souillent les oreilles de leurs filles, ou les yeux de leurs femmes.

Parmi la nouvelle génération, beaucoup d’Égyptiennes élevées dans les écoles européennes ont puisé, à la fréquentation de leurs compagnes, des idées progressistes dont la famille et la direction de leur ménage se ressentent, pour le plus grand bien du mari qui, s’il est intelligent, favorise les dispositions de sa jeune épouse au lieu de les étouffer, ce qui arrive trop fréquemment. Combien de musulmanes, dirigées selon les principes de nos femmes européennes, bien décidées à garder nos coutumes, se sont vues brutalement reléguées au rang d’esclaves ou de concubines le lendemain du mariage, par un mari incapable d’apprécier leur finesse et le bon vouloir de leurs efforts. La raison en est simple : les musulmans ont, jusqu’à ce jour, vécu dans une indépendance absolue dans leur harem ; tandis que Madame, coquette, fume ou cherche des distractions en compagnie d’autres femmes dans le mystère du gynécée, Monsieur reçoit ses amis dans le mandara, ou court les drôlesses, quand il ne fréquente pas les tripots ou les brasseries. La vie de l’un et de l’autre a deux parts distinctes : ils ne se rejoignent guère que pour dormir, à condition pourtant que Madame ne donne pas l’hospitalité à des amies, auquel cas Monsieur est relégué dans une pièce du rez-de-chaussée où on lui bâcle un lit tant bien que mal sur quelque divan, à moins qu’il ne préfère rester dehors et passer sa nuit chez des camarades. L’indigène de toutes les classes montre une facilité déplorable à dormir n’importe où. Il n’est pas rare de voir la chambre à coucher délaissée pour une autre plus fraîche ou plus chaude, selon la saison, et cela sans qu’aucun des meubles qui la composent en soit enlevé. Un matelas, deux coussins longs et plats, une moustiquaire fixée par quatre cordons, au salon, dans un corridor, dans l’antichambre, et voilà le lit installé… Même opération pour la salle à manger. A l’heure des repas, l’esclave préposée au service de la table se présente, portant sur sa tête un immense plateau que l’on place soit sur un guéridon microscopique servant de trépied au plateau, soit à terre tout simplement. La fantaisie des convives décide. Il arrive que le repas se prenne successivement, en une semaine, dans toutes les pièces de la maison, selon le caprice des maîtres du logis à l’heure où on les sert.

Avec de tels usages, nos mœurs à nous paraissent dures, dans leur immuable régularité. Pour les hommes habitués à vivre uniquement d’après leurs désirs, la petite fiancée de l’autre siècle est l’oiseau rêvé dont ils souhaitent peupler la cage de leur maison, car avec une femme tant soit peu civilisée mille détails inaperçus se révèlent, mille indices se déclarent, perturbateurs de la belle indépendance maritale. A la femme nouvelle à laquelle on a parlé du mariage tel qu’il se pratique en pays chrétien, à celle qui a fréquenté nos maisons et lu nos livres, un monde inconnu s’est ouvert dans lequel elle souhaite s’élancer à son tour et entraîner le compagnon de sa vie. Écœurée par les histoires scabreuses des parasites, blessée par la promiscuité débordante des femmes qui l’entourent, elle souhaite vivre avec son mari, partager ses connaissances, ses soucis et ses joies ; pour cela, elle redoute le mandara où des amis, souvent mauvais conseillers ou compagnons de mystérieuses débauches, le retiennent loin d’elle et exercent sur lui une néfaste influence. Si une de ces femmes rencontre un homme nourri des mêmes idées, c’est la famille constituée, le ménage heureux et l’avenir paisible parmi de petits êtres qui, devenus grands, rêveront une Égypte régénérée et travailleront ensemble à sa transformation. Mais si la jeune fille, sagement modernisée, échoit pour son malheur à quelque fils de famille aux idées anciennes et au fanatisme farouche, c’est le recul le plus profond dans l’ignorance et dans le vice, car à celle qui n’a eu qu’un commencement de civilisation, le mariage tel qu’il a été compris jusqu’ici par les hommes indigènes, n’est qu’une porte largement ouverte sur la débauche inconnue. Traitée en courtisane, l’épouse à laquelle on n’a inculqué que de vagues principes de morale a vite fait de s’en affranchir. Son mari la délaisse, vite les amies la consolent. Des danseuses sont louées à prix d’or pour venir charmer ses heures de solitude par leurs poses lascives, et leurs chansons voluptueuses, que la maîtresse du logis ne dédaigne point d’accompagner sur le oûd[18] ou la darabouka[19].

[18] Sorte de harpe que l’on pose sur les genoux.

[19] Espèce de tambour à long col de terre.

Pas un mariage, pas une naissance, pas une circoncision sans le secours des vierges folles, dont les chants amoureux et les danses impudiques font la joie des enfants, des jeunes filles et des vieilles femmes.

Il faut les avoir vues, omnipotentes, souveraines, traiter les maîtresses de maison avec une familiarité si grande que je défie quiconque n’est point né dans ce milieu de n’en être point choqué. Il faut les voir, quémandeuses insatiables, mendier pour ainsi dire quelques guinées ou quelques piastres en plus de la somme convenue… — Ce sont elles qui ouvrent la marche de la solennelle procession que l’on fait faire à la jeune épouse avant de l’asseoir sur le trône où l’époux doit la rejoindre.

Je veux bien admettre, avec quelques indigènes, que toutes les almées et guawazi ne soient pas des courtisanes… Mais les autres ? les danseuses, par exemple, où les prend-on ?… quel semblant de moralité leur demande-t-on ? où dansèrent-elles la veille, où danseront-elles demain ?… Et ce sont ces femmes aux poses lascives, aux propos légers, dont la femme égyptienne de moyenne classe fait son habituelle société.

Il y a vingt ans, un décret qui fit le désespoir de la jeunesse masculine interdit aux danseuses de se montrer au dehors, cafés, lieux de plaisir, places publiques, autrement qu’en robe montante et longue. Le maillot transparent fut, d’office, rigoureusement prohibé. La foire de Tantah en demeura endeuillée. Impossible d’apprécier maintenant les mouvements de vagues, les ondulations savantes des poitrines et des abdomens.

Mais ce que l’on a jugé indécent pour les jeunes mâles, suffisamment renseignés pourtant, on le tolère dans les familles. Et voici que les petites sœurs peuvent contempler, de leurs yeux purs d’innocentes, ce que les grands frères ne doivent plus voir. Une fois de plus, la loi a montré, par cet exemple, la grandeur incommensurable de sa toute-puissante absurdité. La vertu des jeunes Égyptiens n’avait, je crois, plus grand’chose à perdre à un spectacle qui les amusait peut-être, sans trop les corrompre ; celle de leurs femmes et de leurs sœurs avait tout à gagner, au contraire, à se le voir prohiber.

Encore si ce n’était qu’aux cérémonies de gala ! Mais il arrive trop souvent que des femmes riches, oisives, que les maris délaissent (et c’est, hélas ! le plus grand nombre) font appel aux mérites des danseuses pour calmer leur fièvre d’ennui, apaiser leurs nerfs de neurasthéniques volontaires.

Et c’est, dans le mystère des soirs, la résurrection des gestes antiques : le oûd grince, le kanoun gémit et la darabouka, à petits coups précipités qui semblent le battement même de leurs cœurs affolés, sème la démence aux sens de ces créatures que la claustration étiole et que la solitude pervertit. Ces séances musicales se nomment des alatieh.

Pendant ce temps les enfants, livrés aux mercenaires, dépérissent ou meurent ; les domestiques, point surveillés, glissent à un gaspillage éhonté : c’est le coulage dans toute son étendue.

Les fillettes et les petits garçons, auxquels leur jeune âge permet encore l’accès des harems amis, les futurs hommes de ce beau pays d’Égypte, laissent leurs regards se souiller de visions qui n’ont pas même la beauté pour excuse. Dans l’antiquité grecque ou latine, l’esthétique sauvait tout, et par la grandeur souveraine d’un geste, par la grâce chaste d’une attitude, l’impudeur cessait d’être. Le nu régnait dans son impérissable splendeur et l’enfant qui se laissait ravir par la majestueuse pureté des formes, plus tard devenu homme, avait si bien gravé leurs délicieuses images dans son cerveau que, par une sorte d’éclosion lente, un beau jour, sous ses doigts ou son pinceau, dans le marbre ou sur la toile, le chef-d’œuvre naissait, inconsciemment créé par le souvenir des charmes entrevus.

Ici, rien de pareil. L’accoutrement est grotesque, les formes avachies, les masques mal fardés sont souvent d’une repoussante laideur.

Je ne sais où l’on exhibe les jeunes danseuses, mais je n’en ai, pour ma part, vu que de fanées.

Rien n’excuse la vulgarité dans le plaisir. Si une pauvre fellaha, ayant peiné vingt ans au dur labeur de la terre et aux soins de la famille, semble intéressante au point que la déformation de son être donne la preuve même de sa vaillance, il n’en est pas de même d’étrangères payées pour divertir un public.

Les enfants sont élevés dans le mépris le plus absolu du goût et de la beauté. A dix ans, une fillette indigène depuis longtemps n’ignore plus rien, et de ses lèvres vermeilles, qu’aucun cosmétique n’a encore flétries, sortent des paroles qui font penser à la jolie princesse du conte de Perrault :

« Or, voici que la fée ayant parlé, il advint que la petite princesse aux yeux de lumière ouvrit la bouche, et tout aussitôt s’en échappèrent de fort vilains crapauds qui répandaient tout alentour une odeur nauséabonde. »

Il faudrait si peu, pourtant, pour faire de ces enfants, naturellement appliquées et réfléchies, de vraies femmes, capables d’aider, de toute la sève de leur jeune corps, de toute la bonté de leur cœur, au développement de la race future, à la richesse encore ignorée de cette Égypte de demain qui, avec un peu d’efforts et de volonté, pourrait devenir si grande et si belle qu’on oublierait son passé de gloire, pour ne plus voir que son avenir de bien-être et de splendeur.


Avec la fellaha tout change ; ici, plus de harem, plus de voiles ; la vie libre au soleil joyeux, aux côtés de l’homme que la femme aide de toutes ses forces et de tout son amour. Qu’il soit cultivateur, comme ses ancêtres, ou marchand d’oranges et de dattes aux marchés des villes, le fellah garde sa compagne auprès de lui, et l’expérience prouve qu’il ne fait point une si mauvaise affaire. Nulle autre marchande n’est plus habile à gonfler un poulet trop maigre, ou à glisser des légumes avariés dans une corbeille de beaux produits tentant l’acheteur. Nulle mieux qu’elle ne vient à bout des calculs les plus compliqués, et cela sans leçons d’aucune sorte, d’un seul geste de ses doigts minces et de sa tête brune. Nulle enfin n’est plus vaillante, plus rapace, dure à la souffrance comme à la misère. J’ai vu, il y a quelques années, une laitière de vingt ans qui, prise des douleurs de l’enfantement dans mon escalier, mit au monde un très robuste garçon avant que j’aie eu le temps de la faire transporter dans la maison. Les domestiques l’ayant enfin installée sur un divan, je m’occupai à rassembler quelques objets de layette à l’intention du bébé ; le temps de fouiller dans les armoires, la mère et l’enfant avaient disparu. La malheureuse s’était contentée de rouler dans sa abaya[20] le nouveau-né puis, reprenant sur sa tête la corbeille plate remplie de cruches de lait, elle était tranquillement retournée à son village distant de trois kilomètres. Le lendemain elle revenait, à peine un peu plus pâle et très égayée de ma surprise. Cet exemple n’est point rare.

[20] Sorte de drap de coton sombre dans lequel la fellaha s’enveloppe toute.

L’homme, au contraire de ce qu’on voit dans des familles européennes, est ici plus religieux et plus pratiquant que la femme. Faisant ponctuellement les cinq ablutions journalières, avant les prières, il garde donc une relative propreté. La femme ne priant guère avant la vieillesse, se contente du bain obligatoire à toute musulmane, une fois par mois.

La femme égyptienne est rarement jolie, mais elle demeure quand même fort séduisante dans sa jeunesse, grâce à la splendeur admirable de ses formes, d’une impeccable statuaire, grâce à la beauté de ses yeux très noirs et très grands, à la blancheur nacrée de ses dents, véritables perles. Ses membres mêmes réalisent une inimitable perfection de dessin ; la plus rude travailleuse conserve des pieds et des mains que plus d’une mondaine envierait. Les épaules et la gorge demeurent, jusqu’à la vingtième année, d’un modèle unique, que la teinte bistrée de la peau patine d’un bronze clair, tout à fait agréable pour des yeux d’artiste. Mais cette aurore n’a pas de midi ; au premier enfant, l’Égyptienne du peuple perd à la fois ses formes et sa grâce pour toujours. A trente ans, presque toutes sont déjà flétries, et rien chez elles ne subsiste plus des charmes de la jeunesse passée.

La femme des bords du Nil se montre superstitieuse. Les croisements nombreux avec les nègres, fétichistes mal convertis, ont mis en sa race un peu de toutes les pratiques du continent noir. Elle couvre ses enfants d’amulettes, de pièces de monnaie et de prières cousues dans des sacs de cuir. Elle se soumet elle-même à toutes sortes de coutumes absolument païennes, mais se croit très fervente musulmane à la condition de faire le Ramadan et de répéter à tout propos la formule de l’Islam : La Illah-illa-Allah Mohamed Rassoul Allah ! (Dieu seul est Dieu et Mohamed est son prophète !) A part cela, elle ignore tout de sa religion et ne s’en inquiète pas autrement. Quelques-unes, parvenues à l’âge où elles cessent d’exister pour l’homme, deviennent subitement dévotes, apprennent à prier selon les rites, font le pèlerinage de la Mecque et meurent en laissant à leur famille le souvenir d’une sainte longtemps méconnue.

Il est, en effet, curieux de voir ce que la polygamie et la soumission de tant de femmes à un seul homme ont fait de l’âme féminine dans ce pays. La femme ne vit que pour l’homme ; du jour où elle est sûre de ne plus compter pour lui, toute velléité de coquetterie disparaît d’elle. Tandis que les femmes de cinquante ans sont, chez nous, bien plus désireuses de plaire que les jeunes filles et ne négligent rien pour parvenir à ce but, ici, la femme qui se sait vieille, coupe ses cheveux, cesse de se farder et renonce à toute espèce d’ornements. En revanche, elle porte avec la même indifférence des galabiehs roses, bleues ou vertes : la couleur n’a pas d’âge au pays des Pharaons. Mais elle teint ses cheveux au henné, car les cheveux blancs sont en abomination dans tout l’Orient. Seuls, les hommes laissent la nature agir sur leurs cheveux, ou sur leur barbe. Et par une bizarre coutume, on trouverait aussi ridicule un vieillard qui se teindrait, qu’une vieille femme qui ne se teindrait pas.

L’Égyptienne devient une aïeule particulièrement tendre ; ayant renoncé pour son compte à toute coquetterie, elle reporte sur ses petits-enfants toute la tendresse de son cœur, toutes les forces encore vivaces de son être. Elle garde sur ses fils une certaine autorité, et gouverne toujours dans la maison de ses brus. La belle-mère ici est toute-puissante.

Le mariage, en Égypte, ne ressemble à aucune autre cérémonie connue. C’est, pour la femme européenne admise à assister à des noces musulmanes pour la première fois, une suite ininterrompue d’étonnements.

Contrairement à l’usage européen, la cérémonie se fait en deux fois.

Le premier soir, appelé Leilt-el-Henna (la nuit du henné), la fête se donne chez le père de la mariée. Sitôt le soleil couché, les lustres s’allument. Devant la demeure, des mâts supportant de multiples oriflammes ont été dressés. Dans tout le parcours de la rue, de longues cordes soutiennent les larges lanternes, qui font un coin de lumière et de gaieté dans l’obscurité environnante. A la porte, impassibles et raides dans leur stambouline de gala, les eunuques noirs reçoivent les invités. Les hommes sont introduits dans le mandarah et les femmes conduites aux appartements du premier étage par un escalier spécial, car ici moins que jamais les sexes ne doivent être confondus. Sur des bancs plus que rudimentaires, un orchestre composé de musiciens indigènes exécute la Marche Khédiviale, la Marseillaise ou l’Hymne grec, joués avec une impartialité touchante à chaque arrivant, selon sa nationalité.

Au premier étage la mariée de demain attend, patiente et résignée, les compliments de ses amies auxquelles l’étiquette turque l’empêche absolument de répondre. Pâlie par une matinée de supplices : bain prolongé, massage, épilage, teinture des mains et des pieds passés au henné, il lui a fallu encore subir la torture d’une coiffure compliquée, les apprêts d’une interminable toilette. C’est pour ce jour que sont réservés la robe blanche de mode européenne et le traditionnel bouquet de fleurs d’oranger, d’importation récente au pays des Pharaons. Enfin, peinte, fardée, vêtue d’étoffes somptueuses, couverte de parfums coûteux, elle est prête.

Alors commence la procession, de coutume ancestrale, que l’Égypte musulmane a prise à l’Égypte des premiers chrétiens. Des petites filles vêtues de blanc ouvrent la marche, immédiatement suivies d’adolescentes et de jeunes filles, portant de longs cierges et des fleurs. La fiancée vient la dernière, appuyée aux bras de ses sœurs ou de ses plus intimes amies.

La mère du futur et celle de la mariée suivent le cortège, en jetant des grains de sel au passage pour éloigner les mauvais esprits, tandis que dans des cassolettes fumantes les esclaves de la maison répandent à profusion l’encens et la myrrhe, sur la tête de l’enfant qui demain sera femme.

La procession se déroule dans toutes les pièces de la maison, au son de la darabouka que les almées agitent furieusement, accompagnant leur musique de chants et de pas rythmés.

Les femmes poussent le zarrout, sorte de hululement impossible à imiter pour des lèvres européennes. Enfin, la fiancée est assise. Les danses commencent. La fête se prolonge jusqu’à l’aube, et l’on se donne rendez-vous pour le lendemain au domicile de l’époux.

La cérémonie de ce jour a nom : Leilt-el-Doukhla (la nuit de l’entrée).

Aux premières étoiles, la mariée est amenée dans la maison de celui qui sera son maître. Un orchestre bruyant ouvre la marche, des danseurs improvisés exécutent au passage des gestes bizarres dont la lascivité n’a d’égale que la laideur. Des joueurs de bâton, parfois de simples jongleurs, amusent la foule et se joignent au cortège, sûrs d’avance qu’ils y gagneront au moins quelques piastres et un bon repas.

La future épouse est enfermée dans un antique carrosse, comme il ne s’en trouve plus qu’en Égypte, vieux débris de nos anciens véhicules de province, absolument grotesque d’aspect. La voiture est hermétiquement close au moyen d’épais cachemires tendus tout autour. Deux moricauds se tiennent sur le marchepied de l’arrière, à l’instar des valets de pied d’antan. Affublés de costumes de théâtre aux couleurs voyantes, ils ont pourtant gardé la coiffure nationale, le tarbouche d’un rouge vif seulement rehaussé par la splendeur d’un beau gland d’or. Ils exhibent de longs bas de soie blanche, mais comme pour eux le rêve de la chaussure est constitué par des souliers jaunes, tout cela forme un ensemble absolument simiesque et caricatural. De nombreux fiacres suivent, amenant à la fête les amis de la mariée. Des timbaliers à chameau ferment la marche.

A peine le carrosse est-il arrivé devant la porte de la demeure nuptiale, que le fiancé se précipite au-devant de celle qu’il ne connaît pas, et qui ce soir sera sa femme. Des buffles sont postés à l’entrée ; sitôt la portière de la voiture ouverte, des sacrificateurs, d’un rapide coup de couteau, immolent les pauvres bêtes qui tombent dans une mare de sang, aux pieds de l’épouse.

Ici se place une coutume, barbare et touchante à la fois. Le fiancé doit enlever brutalement la jeune fille et la porter sans faiblesse jusqu’au premier étage, en enjambant, sans se salir, le ruisseau de sang qui inonde les abords de la demeure. De ce premier pas, fait sur cette rosée tiède et vermeille, leur amour sera plus puissant, de même que dans la façon dont il soulève le cher fardeau, l’épouse connaîtra la force de son époux.

Une fois à l’étage supérieur, la mariée est de nouveau livrée aux mains de femmes, et l’homme, qui n’a pas encore contemplé ses traits, revient se mêler aux invités mâles qui remplissent le rez-de-chaussée.

Là-haut, cependant, la fête commence, presque pareille à celle de la première nuit.

Vers une heure du matin, l’héroïne de la fête est enfin conduite dans la pièce où le trône nuptial a été préparé.

Sur une estrade où se dresse un dais superbe, des fauteuils de velours ont été placés. La jeune fille prend place sur celui de droite, et alors commence la distribution des cadeaux, que l’on étale à ses pieds en criant très fort le nom du donateur. Les cachemires sont lancés un à un devant l’épouse, les écrins s’amoncellent, et elle demeure impassible, blême sous le fard, glacée et tremblante à l’approche de l’heure terrible où l’époux inconnu va venir.

Et voici qu’éclatent les cris fatidiques : El-Ariss (le marié !).

Les danseuses sont allées au-devant de lui ; de leur pas rythmé elles le précédent en chantant et le conduisent enfin devant l’épouse rougissante.

Après une courte prière qu’il récite tourné vers la Mecque, le jeune homme s’avance et, d’un geste brusque, arrache le voile de la jeune femme. Ils boivent l’un après l’autre, au même verre, le sirop que leur tend la plus vieille esclave de la maison, et ils s’asseyent enfin sur leurs sièges respectifs.

Tout le monde se retire et ces deux êtres, mari et femme, demeurant en présence l’un de l’autre, s’ignorent encore complètement ; il faut parfois plusieurs semaines pour rompre une barrière que tout autour d’eux rend infranchissable.

Ces coutumes qui, il y a peu de temps, semblaient immuables comme la couleur du ciel et la teinte des prairies, tendent aujourd’hui à disparaître à peu près complètement dans les villes. Une Égypte nouvelle est née qui, peu à peu, transforme les caractères et change les mœurs. Même dans les provinces, les habitudes anciennes se perdent. C’est ainsi qu’aux jours de noce le marié, avant d’entrer définitivement dans la maison où l’épouse l’attendait, était d’abord conduit à travers la ville puis à la mosquée. Il marchait gravement, les yeux baissés, entre deux amis qui présentaient à ses narines un énorme bouquet en forme de botte, meilleure façon d’éviter le mauvais œil. Devant eux la procession déroulait ses spirales à travers les rues ridiculement étroites. Sur deux rangs, une foule d’hommes précédait le fiancé, chacun tenant un cierge allumé et un bouquet de fleurs. Tout à fait en avant, des femmes du peuple portaient de pesants flambeaux d’argent couverts de bougies allumées, et ces femmes lançaient dans la nuit le fatidique zarrout, reste de la primitive Égypte.

Aujourd’hui, l’époux s’en va en automobile, tandis que ses compagnons tirent des pétards, effroi des promeneurs attardés. Les cérémonies d’antan ont disparu, comme tant d’autres, emportées par le progrès.


Le Caire moderne donne l’apparence d’une très grande ville où se rencontrent toutes les races, où se coudoient tous les types, où se parlent tous les idiomes. Partout les automobiles et les tramways circulent en tel nombre que les rues deviennent impraticables. La poussière aveuglante, les grincements des roues, les trompes, les sonnettes, les klaxons rendraient fous les passants les plus tranquilles.

Et partout, l’uniforme kaki met sa note originale. Les troupes de l’armée d’occupation montrent les figures les plus diverses, depuis le véritable Anglo-Saxon au teint de jeune fille, jusqu’au sauvage Thibétain rappelant les hommes de cire du musée Guimet, en passant par l’Hindou turbané et le nègre du Soudan. Les soldats ! vraiment, on ne voit qu’eux, et durant la guerre l’Égypte, sans doute à cause de l’énorme trafic des Indes et des Dardanelles, donnait l’apparence d’une contrée toute proche du front. Comme le militaire anglais est largement rétribué et dépense tout son argent, le pays a fait, à ce moment, d’incontestables bénéfices. Les cafés innombrables, les brasseries, les pâtisseries où jamais le sucre ne manqua, regorgeaient de consommateurs, alors que les nôtres se montraient constamment vides. Ces soldats ne témoignèrent pas toujours d’une correction exemplaire. Certaine nuit de Noël, après avoir copieusement arrosé le repas du réveillon, ils se rendirent en bandes dans les quartiers indigènes et se livrèrent à de telles folies qu’on dut les mettre aux arrêts durant quarante jours, et les parquer comme des moutons dans un terrain vague, près de la gare, où les Arabes allaient les regarder comme des bêtes curieuses.

C’est peut-être la conduite de l’armée, pendant les dernières années de la guerre, qui a poussé la population, déjà fortement surexcitée, à prouver sa haine dans les émeutes qui ont jeté le trouble en Égypte. En réalité ces émeutes, dont on a fort peu parlé, dépassèrent en violence tout ce qu’il était possible de prévoir. Le chiffre des morts se monte à plus de six mille pour l’année 1920.

La révolution égyptienne, qui, sans doute, amènera l’indépendance de ce pays, a eu encore un résultat inattendu. Je veux parler de l’émancipation des femmes.

J’ai dit plus haut la vie des Égyptiennes de 1880 à 1890 ; elle ne différait guère de l’existence de celles de 1830. Maintenant, la transformation tient du miracle.

Plus d’eunuques ! plus de servantes négresses accompagnant leurs maîtresses en visites ou dans la rue ! L’Égyptienne se promène seule ! L’hiver dernier, je fus surprise de voir monter à côté de moi, dans un train, une jeune femme fort élégante dont le manteau garni de fourrures ne rappelait que très vaguement la lourde habara de ses aïeules. Son voile, guère plus épais que ma voilette, laissait parfaitement voir ses traits, d’ailleurs assez fins. Sitôt installée, elle entama la conversation. Je sus qu’elle était la femme d’un fonctionnaire établi dans la banlieue, et qu’elle venait au Caire faire ses courses tout comme moi.

Mon médecin me racontait le soir même son étonnement en voyant s’avancer vers lui devant l’Esbekieh, une de ses plus riches clientes qui, tranquillement, lui tendait la main sans aucune crainte. Un tel acte, il y a dix ans, eût suffi à ameuter les passants. Aujourd’hui, personne n’y prend garde.

Les Égyptiennes s’instruisent ; elles parlent couramment les trois langues : arabe, française et anglaise. Plusieurs connaissent le turc. Le Caire a vu, cette année, sa première femme avocate, mais depuis longtemps les femmes professeurs sont nombreuses. Bien plus, douées d’une remarquable faculté d’éloquence, elles ont su grouper autour d’elles tout un clan de créatures ardemment militantes, et la Révolution égyptienne n’a pas d’adeptes plus ferventes. Elles n’ont pas craint de se livrer aux manifestations les plus dangereuses ; quelques-unes même moururent superbement. Les journaux, les brochures sont pleins de leurs écrits, et la pétition à Lord Milner, signée des noms les plus connus de la société égyptienne, pourrait prendre place parmi les modèles du genre. Enfin, le Caire possède une Revue entièrement rédigée par des femmes, et je dois dire qu’elle ne le cède en rien aux revues d’Europe.

Les esclaves, comme les eunuques, ont disparu ; les premières complètement. Les seconds existent aujourd’hui à de si rares et de si vieux exemplaires que ce n’est plus la peine de les citer. Il faut savoir, d’ailleurs, que l’eunuque, en Égypte, faisait partie intégrante de la demeure où le sort l’avait placé. Il était chéri à l’égal d’un parent commode et traité comme un serviteur de confiance. Il est aujourd’hui impossible de s’en procurer, même à prix d’or, la loi étant enfin parvenue à supprimer ce honteux commerce. Mais ceux qui se trouvent encore dans quelques familles, quoique libérés, préfèrent de beaucoup achever leurs jours près des maîtres chez lesquels ils ont grandi. On en rencontre encore quelques-uns dont les cheveux blancs accentuent davantage la teinte sombre du visage. Étrangement courbés et rabougris, ils semblent personnifier la dernière image de l’Égypte qui s’en va et qu’on ne reverra plus.

Les esclaves ont été remplacées, dans les grandes maisons, par les servantes grecques venues des Iles ou de Stamboul, et parlant le turc. Elles ne diffèrent guère des autres que par les traits du visage et la forme du corps. Les premières, choisies avec soin, étaient belles. Celles-ci, pour la plupart, se montrent laides, et presque toujours peu gracieuses. Chez les bourgeois, négresses et fellahas occupent l’emploi des filles du Djellab de l’autre siècle, Mercenaires, elles s’occupent de leurs fonctions avec d’autant plus de nonchalance que la loi, si longtemps injuste pour leurs aïeules, les favorise le plus souvent aux dépens du maître. Elles savent que la courbache ne les menace plus et qu’elles peuvent, selon leur gré, changer de foyer autant de fois qu’il leur plaira. Elles en abusent. Pour cela peut-être et pour d’autres choses encore, j’estime qu’il ne faut pas aller trop vite et vouloir faire de l’Égypte une nation européenne. Toute la poésie qui la pare disparaîtrait. Sans regretter les époques d’ignorance et de paresse, où l’âme des indigènes semblait endormie dans cette vie adéquate à la douceur incomparable d’un climat unique, je souhaiterais voir subsister encore quelques vestiges du grand passé. Et c’est pourquoi, si souvent, mes pas me portent, au Caire, vers les quartiers de la Citadelle où palpite encore, si vivante, l’âme du vieil Islam, l’âme magnifique de la capitale qui fut le royaume des Omar et des Touloun. Que m’importe si, débouchant de quelque venelle du voisinage, des gamins au corps bronzé accourent pieds nus, le crâne saillant sous le toupet coranique, et me poursuivant moitié furieux, moitié riant, au cri fatidique de : Ya Nousrania ! Ya nousrania ! (Chrétienne ! oh, chrétienne !) Je sais que je n’aurai que deux pas à faire pour me trouver dans une de ces demeures, purement indigènes pourtant, où de nobles femmes viendront, accueillantes, au-devant de moi pour me recevoir. Sous leurs voiles de lin, elles auront, à ma vue, le même sourire de bienvenue que les belles Turques parlant ma langue comme moi-même, ou que les petites fellahas dont je suis obligée d’adopter le mauvais arabe si je tiens à me faire entendre d’elles.

Car il est utile qu’on le sache, l’Égyptienne d’aujourd’hui, comme celle d’hier, comme celle des siècles passés, demeure essentiellement hospitalière.

Je défie les moins indulgentes parmi les autres femmes qui ont eu la bonne fortune d’être reçues dans un harem égyptien, de me contredire. Là-bas, l’hôtesse est réellement l’envoyée de Dieu. Même aux temps reculés où les Européennes restaient encore pour elles une manière de monstre dont elles ignoraient à peu près tout, les femmes d’Égypte ouvraient leur maison, offraient simplement le vivre et le lit à celles qui venaient, souvent ironiques, les regarder comme d’étranges oiseaux bons tout au plus à lisser leurs plumes. Toujours le meilleur divan, le plus beau lit, le verre le plus riche était pour l’étrangère dont on savait à peine le nom.

Afin que cette étrangère ne se sentît pas trop seule en terre lointaine, on multipliait les attentions, on cherchait des distractions, on augmentait le menu familial de quelque gourmandise appétissante.

Pour cela, on ne louera jamais assez l’hospitalité égyptienne. Ce que je viens de dire des femmes peut s’appliquer à la nation tout entière. Qu’on me cite un autre pays où le colon puisse s’installer si facilement, où l’indigène se montre plus serviable, plus généreux et plus ouvert !

De l’invité de marque, hôte respecté des princes, jusqu’au voyageur modeste appelé à visiter la terre des Pharaons, je ne sais personne qui ne garde un souvenir ému de son séjour. Pas un fonctionnaire venu du Septentrion pour occuper, sur les bords du Nil, un emploi quelconque, pas un curieux, pas un touriste ayant une fois parcouru l’Égypte qui, de tout son cœur, n’y souhaite encore retourner.

Ainsi les peuples se succèdent, les siècles passent et le vieux proverbe latin semble toujours vrai : « Qui a bu de l’eau du Nil, boira de l’eau du Nil. » Celui dont les yeux se laissèrent une fois charmer par la douceur apaisante d’un soir égyptien dans la campagne endormie, gardera à jamais le souvenir des terres heureuses où la vie s’écoule plus calme, où le ciel se montre plus limpide, l’air plus léger qu’en aucune autre contrée.

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