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L'Égypte éternelle

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EN ÉGYPTE RÉVOLTÉE

Le 11 juin 1882, les partisans d’Arabi Pacha, exaspérés de voir leurs réclamations repoussées, portèrent leur fureur sur les Européens, qui n’étaient pour rien dans l’affaire.

Pour se montrer équitable, il faut expliquer que la rixe terrible dont les suites devaient exercer une si prodigieuse influence sur les destinées de l’Égypte, commença par une altercation entre un cocher indigène et un Européen, Maltais d’origine, frère du valet de chambre du consul d’Angleterre, M. Cockson.

Le cocher, qui depuis plusieurs heures voiturait son client, se vit allouer pour sa peine la somme dérisoire d’une piastre (vingt-cinq centimes).

Le Maltais, par prudence, s’était fait déposer devant le café Gavvat-el-Gézaz, situé rue des Sœurs. Ce café, appelé par les Européens « le café vitré », était tenu par un compatriote du promeneur peu généreux. Le cocher, furieux de se voir si mal payé, protesta, puis, devant le mutisme de son client, le suivit dans l’intérieur du café en l’accablant d’injures violentes.

Par ce beau dimanche d’été, l’établissement regorgeait de monde. La chose ne traîna pas. Le Maltais, probablement ivre, se rua sur le malheureux automédon et, arrachant du comptoir le large couteau[1] qui y demeurait suspendu à l’aide d’une ficelle, il en frappa si violemment l’indigène que la mort fut instantanée.

[1] Dans les cafés grecs, il est d’usage de servir aux clients des hors-d’œuvre appelés mézé. Le jambon et la mortadelle nécessitent l’emploi du couteau.

En quelques minutes, Grecs, Maltais, Égyptiens, se jetant les uns sur les autres, livrèrent une véritable bataille. Du café, l’émeute gagna aussitôt la rue. Bientôt, la ville entière sembla peuplée d’hommes en folie.

Les Musulmans, surgissant de toutes parts avec cette rapidité stupéfiante propre aux heures des grandes catastrophes, lançaient leur terrible cri de ralliement : Gay yâ mosslemine ! Gay ! Beycktelou Ekhwatna ! (Venez ô Musulmans, venez ! on tue nos frères…)

L’appel fatidique ne fut que trop entendu.

Les yeux hors des orbites, la face convulsée, ils accouraient armés de pieds de tables, de débris de chaises, de broches et de fers de lit, tous objets dérobés aux cafés européens et aux rez-de-chaussée du voisinage.

Mais bientôt, ces armes légères ne suffirent plus.

Comme pris du même furieux délire, les hommes des deux camps firent irruption dans un grand dépôt du Souk-el-Gedid (marché neuf) et s’emparèrent de nabouts[2] qui s’y trouvaient en abondance.

[2] Le nabout, long bâton de cormier, est demeuré, depuis la plus haute antiquité, l’arme préférée du paysan égyptien. Entre ses mains, il n’en est pas de plus redoutable.

Entre temps les Grecs s’empressaient de charger leurs revolvers.

Et la tuerie commença.

Ceux qui, comme moi, ont entendu les cris d’angoisse, les hurlements des femmes du peuple et les râles d’agonie des blessés, ne sauraient oublier les affres épouvantables de ce jour-là. Durant la nuit, les plaintes des victimes que l’on égorgeait presque sous nos fenêtres, arrivaient jusqu’à nous, accompagnés par le rythme lugubre des flots battant les pilotis du théâtre Rossini que nous dominions.

L’historique des jours qui suivirent nous entraînerait trop loin. Mais il est impossible de passer sous silence le bombardement d’Alexandrie par l’escadre anglaise sous les ordres de l’amiral sir Beauchamp Seymour. Cet acte inattendu, et exécuté sans déclaration de guerre préalable, eut lieu le 11 juillet. Il détruisit pour plusieurs millions de propriétés et tua un grand nombre d’habitants.

Du côté de l’Égypte, l’artillerie était sans défense. « Pas une batterie du côté de la rade ou de la mer n’a été altérée, pas un terrassement n’a été opéré, pas un seul canon n’a été monté. La plupart des pièces en batterie, à âme lisse, de courte portée, calibres 12, 22 et 32, n’avaient pas bougé de leurs places depuis environ trente-huit ans, époque à laquelle le général Galice-bey, au service de Mohamed-Aly, les mit en position. Sur 101 canons Armstrong de 9 à 10 pouces, 64 seulement étaient montés ; les 37 autres gisaient hors des plates-formes où les Anglais ont dû les trouver, côte à côte et loin de leurs affûts. Quant à leurs projectiles, ils ne quittèrent jamais les magasins de l’Arsenal. La veille de l’action, pas un canon n’avait ses munitions au poste de guerre »[3].

[3] John Ninet, Arabi-Pacha-Égypte 1880-1883.

Pendant le bombardement, toutes les autorités locales ayant disparu, la ville se trouva complètement abandonnée aux pillards et aux incendiaires, ramassis de toute la lie de la population alexandrine. Les Bédouins, campés à Ramleh, avaient reçu ordre de faire la police de la ville. Ils se contentèrent de piller les magasins, après avoir défoncé les devantures et, leur convoitise satisfaite, ils mirent le feu à ce qui restait. Les prisons, ouvertes par force, avaient aussi vomi sur la voie publique tout leur lot de malfaiteurs, qui se ruèrent au sac des habitations et des boutiques.

Les rues, où gisaient pêle-mêle les cadavres des victimes et les restes calcinés des meubles et des charpentes, livraient passage à d’innombrables charrettes sur lesquelles des familles apeurées avaient pris place, fuyant la cité maudite. Durant trois jours, l’exode continua. Le vice-roi s’était enfermé dans son palais de Ramleh. Les grands harems, depuis longtemps, avaient fui au Caire.

Les Européens, sagement conseillés par leurs consuls, recevaient l’hospitalité à bord des grands paquebots ancrés au large, où les compagnies leur faisaient payer un franc un modeste verre d’eau. Mais le plus grand nombre avait gagné des rives plus clémentes. Sur ordre, la flotte française, qui d’abord avait mouillé dans la rade, était partie pour Beyrouth, au grand désespoir des rares Français qui avaient mis en elle tout leur espoir. Cette poignée de Français, demeurés à Alexandrie malgré toutes les menaces, constituait une réunion d’hommes résolus. Si les autres colons avaient suivi leur exemple, la ville eût sans doute échappé au désastre. Il suffit de quelques bras énergiques tenant en main les armes dont ils n’eurent d’ailleurs pas à faire usage, pour sauver le Crédit lyonnais, dont la porte ne fut même pas forcée.

Il est regrettable qu’à ce moment les consuls et les fonctionnaires, sur les injonctions de leurs gouvernements respectifs, aient cru devoir donner l’exemple de l’exode. Autrement, bien des malheurs eussent pu être évités.

Cependant l’Europe, au reçu de ces événements mémorables pour l’Égypte, demeurait indifférente.

Quelques semaines plus tard, Arabi-Pacha, embarqué sur l’ordre des Anglais, faisait route vers Ceylan. On lui accordait une pension, généreuse pour l’époque : 12 000 francs, avec faculté de jouir de ses rentes personnelles, et d’emmener une partie de son harem et de ses serviteurs, cependant que les naïfs, dont le seul crime avait été de le soutenir dans sa révolte, recevaient comme prix de leur complaisance le châtiment suprême.

Les émeutiers d’Alexandrie furent punis les premiers ; ces malheureux furent obligés de creuser eux-mêmes leurs propres tombes sur la place des Consuls, à Alexandrie, où ils reposent encore, tandis que sur leurs têtes horrifiées se dressaient d’innombrables potences.

Depuis, la place funèbre a été transformée en jardin public. Des pelouses vertes, des arbres touffus où s’ébattent des milliers d’oiseaux, mettent la joie de la nature en ce coin charmant, où toutes les rues du côté Est aboutissent à la mer. Cette mer, que l’azur immuable du ciel égyptien rend éternellement bleue, ajoute au décor un charme nouveau, dont les touristes ne se lassent point. Les hauts immeubles, de construction moderne, bordant la place, achèvent de donner à cet endroit de la ville un cachet d’élégance dont les Alexandrins sont très fiers.

Pour moi, dont la jeunesse fut frappée si abominablement par le terrible spectacle des jours sanglants, la place des Consuls demeurera toujours « le cimetière des premiers révolutionnaires ».

C’est un lieu commun de répéter aujourd’hui, après tant d’autres, qu’un seul homme en France comprit alors l’extrême portée de la tragédie qui se déroulait en Égypte. J’ai nommé Gambetta. Il ne cessa pas de lutter contre ce qu’il appelait une abdication. Mais la plupart des députés du moment n’entendaient rien à la question, pourtant si grosse de conséquences. En réalité, ceux qui par leurs connaissances ou leur intuition personnelle pouvaient prévoir l’avenir, sacrifièrent leur conviction à leur popularité.

Gambetta vit son ministère tomber peu après et ne récolta que des quolibets pour s’être prononcé avec tant de chaleur sur des actes qui s’accomplissaient si loin de Paris.

En attendant, l’Angleterre commençait tout tranquillement en Égypte son œuvre de colonisation.


Il ne m’appartient point de faire de la politique, à cette place : laissant aux hommes compétents le soin de juger, je voudrais seulement narrer ici ce qu’il m’a été donné de voir, en un pays que je connais parfaitement bien.

Quoi qu’on ait pu dire, la tranquillité de l’Égypte n’a jamais été que relative. En réalité, tout ce que la révolution de ces dernières années a pu accomplir date des journées de 1882.

Seulement, les émeutiers de ma jeunesse ont passé la main à une génération tout autre. Alors, la révolte partait de l’armée et du peuple. D’ailleurs, pas plus l’un que l’autre ne se montrait bien conscient de ses droits. Ils réclamaient une constitution, sans savoir au juste en quoi elle consistait. A l’heure actuelle, le mouvement, dirigé par des hommes de haute culture, a cela de redoutable qu’il englobe la population tout entière.

Les misérables soldats, les âniers faméliques, les fellahs sauvages de 1882 composant la milice d’Arabi-Pacha, tuaient pour tuer et s’attaquaient uniquement aux têtes coiffées du bornett (chapeau). Pour eux, le chapeau représentait l’insigne du chrétien.

Quelques-uns même, armés du terrible nabout, frappaient sans pitié tout homme dont le teint clair, les cheveux blonds ou châtains semblaient désigner un étranger. C’est ainsi qu’à l’hôpital indigène où on avait transporté les cadavres des victimes, on put reconnaître les corps de plusieurs Turcs, qui avaient en vain répété à leurs bourreaux la formule de foi musulmane. La foule, ivre de sang, trompée par la blancheur de leur face, voyait en eux les fils d’une autre race.

Les Égyptiens d’aujourd’hui n’ont avec ceux-là qu’une lointaine parenté.

Un sentiment, inconnu jusqu’à ce Jour, est né sur l’antique terre : le patriotisme. J’entends inconnu quant à l’Égypte musulmane, car pour la contrée des sages Pharaons, on ne saura nier qu’elle vénéra ce sentiment bien avant que les Romains l’eussent placé à la hauteur d’un véritable dogme.

Les sujets d’Aménophis aimaient ardemment leur sol et le voulaient plus grand que tout.

C’est de ce passé magnifique, dont l’étude leur a permis de mesurer la grandeur, qu’arguent aujourd’hui les hommes nouveaux pour réclamer leur indépendance. Et comme, en apprenant mieux l’histoire de leur pays, ils ont compris que la nation la plus forte n’est point la plus isolée, ils ne souhaitent pas retourner au fanatisme, ni fermer leurs portes aux lumières ni aux concours des autres peuples, de confessions différentes. Ils demandent au contraire qu’on leur fasse confiance, et que les étrangers reviennent en foule apporter aux rives du Nil l’animation de leur présence et l’or de leurs banques. Mais ils veulent surtout être les maîtres chez eux, ambition naturelle à tout peuple conscient de sa force et de ses droits.

Ces droits, le premier Égyptien qui ait eu le courage d’y faire appel, c’est le jeune Mustapha Kamel, patriote convaincu et incomparable orateur.

Dans le magnifique discours prononcé par lui à Alexandrie, le 3 mars 1896, en pleine occupation anglaise, après avoir exposé avec une clarté remarquable la situation créée au pays par la politique britannique, il s’exprimait ainsi au milieu d’une foule enthousiaste :

« Pourrons-nous, un jour, être fiers nous aussi de notre patrie ? Pourrons-nous jamais être un peuple fort et respecté ?… J’en fais le vœu le plus ardent. Nous ne pouvons arriver au bonheur rêvé, à la réalisation de nos espoirs patriotiques que par un accord de tous, et l’amour unanime de l’Égypte. Laissons de côté nos querelles et nos passions personnelles ; soyons unis de cœur et d’action. Ne donnons pas au monde le spectacle d’une famille qui se querelle pour le partage des biens et des meubles que contient sa maison, tandis qu’un incendie la dévore.

« Le jour où l’union de tous les Égyptiens sera un fait accompli, nos espoirs deviendront des réalités.

« Ce jour-là, nous pourrons nous écrier fièrement : — Nous sommes les enfants libres de l’Égypte libre ! »

Je ne puis m’empêcher de citer encore ce passage d’un autre discours du jeune orateur.

« La civilisation égyptienne ne pourra durer dans l’avenir que si elle est fondée par le peuple lui-même, que si le fellah, l’ouvrier, le commerçant, l’instituteur, l’élève et tout Égyptien, savent que l’homme a des droits sacrés auxquels il ne faut jamais toucher ; qu’il n’est pas créé pour être un instrument, mais pour mener une vie intelligente et digne ; que l’amour de la patrie est le plus beau sentiment qui puisse ennoblir une âme, et qu’une nation sans indépendance est une nation sans existence.

« C’est par le patriotisme qu’un peuple barbare arrive, en peu d’années, à la civilisation, à la grandeur et à la puissance. C’est de lui qu’est formé le sang qui coule dans les veines des nations viriles, et c’est de lui que découle la vie pour chaque être vivant. »

Cependant, et c’est là encore que se marque la différence existant entre les hommes d’il y a vingt-cinq ans et ceux d’aujourd’hui, ce même Mustapha Kamel n’est pas seulement Égyptien, il est Musulman, et c’est ce qui fait sa force parmi le peuple. Nous trouvons un peu de sa profession de foi dans cette dernière phrase. Parlant de l’influence immense exercée par Mohamed-Aly sur l’Égypte, il s’écriera :

« Le grand homme qui a changé les destinées de l’Égypte et l’a comblée de tant d’honneurs et de prestige, a su concilier dans son œuvre les principes de la civilisation moderne et les dogmes de l’Islamisme. Il a trouvé dans notre admirable religion la matière vitale de la plus haute civilisation que les hommes puissent rêver, et il a eu la certitude que par l’Islamisme on peut atteindre le plus vaste ensemble des félicités dans la vie.

« Si nous imitons son exemple, en nous appuyant sur l’Islamisme, en prenant à la civilisation occidentale ce qu’elle a de bon et d’utile, en méditant l’histoire et en échappant à cette division qui a tant nui à l’Égypte et à l’Islam, nous arriverons certainement à acquérir la grandeur et la place marquée que nous ambitionnons[4]. »

[4] Extrait du discours prononcé par Mustapha Kamel à Alexandrie, le 21 mai 1902, à l’occasion du centenaire lunaire de l’élection de Mohamed-Aly.

On juge avec quelle ferveur la masse des Égyptiens demeurés strictement fidèles à la loi du Prophète accueillirent les paroles de ce leader du parti nationaliste. Il n’était, pour l’instant, nullement question d’étendre ce nationalisme aux divers habitants de l’Égypte. Mustapha Kamel, que j’ai personnellement connu, avec lequel j’ai eu de nombreux entretiens, s’intéressait uniquement à l’Égypte musulmane.

Sous ce rapport, son incontestable talent a fait plus de tort que de bien à la nation qu’il voulait défendre.

Le peuple, qui ne raisonne point ses sensations, l’a suivi par fanatisme et l’a dépassé dans ses ambitions.

Le meurtre du premier ministre, Botros-Pacha-Gali, assassiné le 13 février 1910 par l’étudiant Wardani, n’eut pas d’autre cause. Botros ne fut point frappé comme ami de l’Angleterre, mais uniquement parce que, pour beaucoup, le choix d’un chrétien dans le ministère froissait les sentiments religieux.

Qu’il me soit permis de noter ici une remarque strictement personnelle, basée sur la plus consciencieuse, la plus constante observation.

N’est-il pas curieux de constater que, parmi tous ceux qui essayèrent de secouer le joug anglais en terre d’Égypte, depuis le précurseur Mustapha Kamel jusqu’aux émeutiers si tenaces de ces dernières années, le mouvement a été surtout suivi par les étudiants et par les élèves des écoles secondaires, c’est-à-dire par ceux-là mêmes qui, placés depuis longtemps sous la direction des professeurs anglais, auraient dû les premiers courber la tête et, mieux que tous les autres, subir le joug sous lequel on les entraînait ?

Et c’est là que j’arrive au point délicat de ces notes, que je voudrais surtout impartiales.

Je ne parlerai ni des écoles militaires, autrefois florissantes, ni de l’École de médecine, ni de l’École de droit, toutes trois créées par des Français dévoués à l’Égypte et parvenues, grâce à leurs efforts, à un tel degré qu’il permettait tous les espoirs. Il me suffira de citer simplement les écoles proprement dites, celles qui, de par leurs fonctions mêmes, forment les futurs hommes d’une nation.

Quand j’arrivai en Égypte, le gouvernement commençait à peine de créer quelques écoles, dont la direction supérieure était confiée, pour la majeure partie, à des Français ou à des Suisses. L’instruction publique demeurait elle-même entre les mains d’un Genevois de grande valeur dont il m’a été donné plus d’une fois d’apprécier la vaste érudition et la grande autorité. Il se nommait Dore-bey. Ces écoles, faible balbutiement d’un pays qui s’éveille, prenaient leur essor quand survinrent les événements déjà cités.

Mais bien avant, la France avait apporté en Égypte, sur l’aile de ses missions, la bonne parole de la science et les premiers principes de la civilisation moderne. Les Lazaristes, les Frères des Écoles chrétiennes, puis les Pères des Missions africaines de Lyon, enfin les Jésuites, s’efforçaient à donner aux garçons l’instruction que les élèves de France recevaient dans leurs collèges. Les filles n’étaient pas non plus oubliées. Les Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, les Dames de Sion, de la Mère de Dieu, les Sœurs de Saint-Joseph, de la Délivrande, et enfin les Dames du Sacré-Cœur, répandaient sur les jeunes âmes féminines orientales les bienfaits d’une éducation jusque-là confiée à des institutrices particulières — luxe onéreux que les familles assez riches pouvaient seules se permettre. Et que l’on ne se figure point que religieux et religieuses exerçassent la moindre pression sur l’esprit des enfants confiés à leur garde. Musulmans, Israélites et Chrétiens travaillaient ensemble, sous le regard des Pères et des Sœurs, sans que jamais aucune des différentes confessions pût être froissée. L’instruction religieuse était donnée à chaque groupe par les prêtres de son culte.

Quelques années plus tard, le bagage se trouva augmenté par l’institution de deux lycées français, l’un au Caire, l’autre à Alexandrie, et par des écoles de l’Alliance israélite.

Dans toutes ces écoles sans exception, les enfants recevaient et reçoivent encore une instruction assez complète pour que le gouvernement français ait cru nécessaire de déléguer chaque année des professeurs, qui viennent faire subir aux élèves les épreuves du brevet, simple et supérieur, et celles du baccalauréat.

Ces écoles, qui n’ont cessé de prospérer en ces dernières années, avaient atteint au 10 mars 1919 le chiffre respectable de 27 000 élèves appartenant à toutes les races, professant tous les dogmes, mais unis fraternellement dans le double amour de l’Égypte qui les a vus naître, et de la France qui les instruit. Non seulement la langue du pays, l’arabe, n’était pas négligée, mais les plus savants ulémahs du Caire et d’Alexandrie étaient appelés à parfaire sur ce point l’érudition des Musulmans attachés à l’école.

Les hommes les plus remarquables parmi les Égyptiens de ces vingt dernières années sont d’anciens élèves des Frères, ou des Pères des Missions africaines. Ces hommes, demeurés d’excellents patriotes, gardent à la France un amour qui ne se démentit jamais. Innombrables sont aujourd’hui les négociants et les employés qui doivent leur instruction aux écoles de l’Alliance israélite. Là aussi on fait aimer notre patrie, et je demeurai confondue d’admiration, pendant la guerre, au cours d’une visite que je faisais à l’école israélite de Tantah, en entendant des fillettes de douze à quatorze ans réciter — avec quel enthousiasme ! — des actes entiers de nos poètes, choisis au hasard sur ma demande.

Il y a mieux. Au printemps de 1919, à Alexandrie, notre consul, M. Lucien Horizon, me demanda d’assister à la séance de cinéma offerte ce jour-là aux élèves des Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. Dans la loge où nous prîmes place, je ne vis rien d’abord qu’une masse confuse de têtes brunes, parmi lesquelles de rares nattes blondes faisaient tache. De-ci, de-là, les blanches cornettes des Sœurs semblaient de grands papillons protecteurs.

— Il y a là douze cents petites filles, me dit le consul, et toutes ne sont pas présentes ; la salle n’est pas assez vaste.

Il s’interrompit ; l’orchestre attaquait les premières mesures de Sambre et Meuse. Alors, je pus voir cette chose étonnante qui mit des larmes dans mes yeux : tandis que sur l’écran se profilait la vision magnifique de nos soldats entrant à Colmar, toutes ces enfants, élèves de nos écoles, entonnèrent de leurs voix pures le chant célèbre que jouaient les musiciens.

Et ce fut ainsi jusqu’au bout. Depuis la Marseillaise jusqu’à la Marche lorraine, ces petites savaient tous les airs, tous les couplets, et rien ne me sembla plus touchant que le spectacle qui me fut donné ce jour-là.

Les Françaises, pourtant, se montraient rares ; nombreuses, bien plus nombreuses, se trouvaient les Égyptiennes, les Grecques et autres étrangères de tous pays, confiées à nos Sœurs. Cependant, leurs jeunes cœurs battaient de la même ivresse, leurs yeux brillaient de la même joie que j’avais vue quelques mois plus tôt dans les yeux des jeunes Parisiennes, au matin fameux de l’armistice… Et notre victoire semblait leur victoire ! Et nos chants sur leurs lèvres innocentes devenaient leurs chants…

Comme j’exprimais ma surprise, et aussi ma reconnaissance à notre consul, il me dit gaiement :

— Oui, je crois que c’est une bonne idée de montrer un peu de la France à ces enfants qui l’aiment tant ! Et vous n’en voyez qu’une partie. Chaque jour, une école différente vient ici ; hier, c’était l’Alliance israélite, demain ce sera le lycée français, après-demain les Frères des Écoles chrétiennes. Ainsi, tous et toutes auront vu l’entrée glorieuse de nos troupes ; j’espère bien leur montrer de même les fêtes solennelles du grand jour, le passage des poilus sous l’Arc de Triomphe.

Dans la soirée, et toujours en compagnie du consul, je visitai le collège des Frères. Là aussi, grande fut ma surprise en constatant l’organisation de cet établissement. Par pouvoir spécial, les Frères, qui chez nous bornent leurs efforts à l’enseignement primaire, ont en Égypte la mission de pousser leurs élèves jusqu’au baccalauréat. Mais tandis que les Jésuites préparent surtout aux lettres, en Égypte les Frères orientent les enfants vers les études pratiques : École Centrale, Arts et métiers, Écoles d’électricité, Commerce. Ce qui surtout m’a frappée dans l’inspection trop rapide que je fis des classes, des salles de conférences et du musée, véritable pépinière de documents, ce fut l’admirable collection des produits locaux. Le coton, roi incontesté du pays par la richesse qu’il y apporte, est représenté sous toutes ses formes, depuis la graine bénie d’où la plante précieuse va sortir, jusqu’à l’étoffe tissée avec les fils de ses flocons. Et toutes les espèces de coton sont là. Il en est de même pour le lin et le chanvre indigènes. Les minéraux occupent aussi une large place, ainsi que les plantes tinctoriales. L’Égyptien qui sort de ce collège connaît déjà à fond les matières premières de l’industrie locale, dont un stage dans nos grandes écoles lui permettra de tirer le parti le meilleur pour le développement économique de la nation. Si j’ajoute que les Frères comptent deux mille élèves pour la seule ville d’Alexandrie, il est facile de se rendre compte des services qu’un tel enseignement peut rendre à l’Égypte. Les Jésuites ont surtout formé des avocats, des magistrats, des médecins qui, après de solides études secondaires sur les bancs des collèges du Caire et d’Alexandrie, sont allés parfaire en France leur instruction, et prendre leur diplôme. Il en est de même pour les Pères des Missions africaines, qui sont établis particulièrement en province. Le collège de Tantah a donné à l’Égypte des hommes de la plus haute valeur. Je ne parle que pour mémoire du Lycée français, peu fréquenté par les indigènes.

Autrefois, à l’heure où notre influence s’affirmait en Égypte, l’éducation des jeunes gens était complétée par cinq années passées dans notre pays, à la Mission égyptienne instituée par le sage Mohamed-Aly. Ces jeunes gens, une fois chez nous, recevaient une pension mensuelle variant de deux à trois cents francs. Ils touchaient aussi les sommes nécessaires aux frais d’inscription aux différentes facultés, leçons particulières, achat de livres, etc… Le temps révolu, les diplômes pris, les élèves rentraient en Égypte où ils trouvaient aussitôt des postes, suivant leurs différentes carrières.

La Mission égyptienne a été l’une des premières œuvres sacrifiées au régime de l’occupation. Déjà, vers 1902, Mustapha Kamel appelait sur ce fait l’attention du public :

« La Mission égyptienne est une institution chargée de compléter à Paris l’instruction des meilleurs étudiants égyptiens, qui a donné à l’Égypte ses hommes les plus distingués ; fort importante autrefois, elle n’est plus composée, à l’heure actuelle, que d’une dizaine d’étudiants, pour la moitié Arméniens. On empêche maintenant les étudiants de venir en France, on les force à se rendre à Londres où ils avouent pourtant ne pouvoir faire de bonnes études. »

Ce qui était vrai en 1902 l’est devenu plus encore aujourd’hui. La Mission égyptienne est morte à jamais.

Les raisons invoquées par les occupants sont que le français cesse d’être utile, puisque tout se fait désormais en anglais.

Et c’est pourquoi nous voyons un peu chaque jour disparaître notre langue et s’éteindre notre prestige, en ce pays où la France, si longtemps, demeura la nation reine, aimée et admirée de tous.

Insensiblement, les enseignes des quartiers européens, presque toutes rédigées dans notre langue, sont devenues des enseignes anglaises. Les magasins, du plus grand au plus petit, n’acceptent plus un employé qui ne parle l’anglais. Même dans les métiers les plus obscurs et les moins estimés, tels que bourriquiers et boyaguis (cireurs de bottes), ce n’est plus en français que le boy accoste le passant ou le consommateur assis à la table des cafés ; le « Cirez, Missié » est devenu : « Shoes ? »

L’ânier, le fameux ânier du Caire, célèbre depuis l’Exposition de 1889, ne nous parle plus de son baudet, mais son geste, qu’il essaie de rendre noble, vous désigne la bête qu’il vous offre en prononçant du bout des lèvres : « Donkey, sir ? »

Et tout est à l’avenant.

Malheureusement pour nous comme pour les Anglais, tout ceci n’est qu’apparence.

Le peuple d’Orient, j’entends le bas peuple qui vit de l’étranger et surtout du touriste, s’est de tous temps adapté avec une extraordinaire facilité à ceux qui lui faisaient gagner son pain. Il eût été facile à l’Angleterre de conquérir des âmes, qu’un penchant naturel pousse vers leur intérêt, mais qui souhaiteraient pourtant que cet intérêt s’accordât avec leur sympathie. Au contraire, il semble que l’Anglais si parfaitement correct, si digne, si généreux avec les égaux qu’il estime, ait pris à tâche de s’aliéner les cœurs égyptiens, en nous les aliénant du même coup.

Tandis que les hommes cultivés ont gardé à la France toute leur affection, le peuple, qui ne raisonne point ses sensations, s’est pris tout à coup d’une sorte de xénophobie.

Le tort en est, à mon avis, dans la façon dont les occupants ont agi envers lui.

Dans nos écoles, les professeurs n’ont pas craint de s’adresser aux cœurs des élèves. Ils sont descendus jusqu’à ces petits êtres, souvent incultes, les ont élevés jusqu’à eux, leur ont appris à chérir la France dans ses humbles représentants. Les écoles du gouvernement, devenues purement anglaises, ont produit surtout des joueurs de tennis et de jeunes dandys donnant beaucoup plus de temps aux sports qu’à l’étude, et quittant les classes avec la même indifférence qu’ils y sont entrés, aussi ignorants de l’âme anglaise que celle-ci est loin de la leur. Les professeurs ont donné strictement, aux heures réglementaires, les leçons inscrites au programme. Le cours terminé, l’infranchissable barrière s’est dressée entre eux. Résultat : ces élèves se sont mués aujourd’hui en ennemis révoltés.

L’éducation donnée aux jeunes Égyptiens, en ces dernières années, ne représente qu’une demi-culture. Et c’est de là, je pense, que vient tout le mal.

Différentes maladresses sont venues, en vingt ans, mettre le comble à l’exaspération du peuple égyptien. Ce fut, parmi tant d’autres, l’ingérence de juges anglais dans les tribunaux locaux appelés à examiner uniquement des causes indigènes ; puis l’arrêt arbitraire qui déclarait passible de la loi martiale tout Égyptien se livrant à la moindre voie de fait contre un soldat de Sa Majesté. Si l’on sait que ces soldats, souvent pris de boisson, se promènent par les villes le stick à la main dans les quartiers mal famés, ne se privant pas d’injurier ou de frapper qui bon leur semble, fût-ce en manière de plaisanterie, on comprendra facilement la colère des opprimés. Inutile de dire que dans les rixes, fréquentes entre soldats anglais et indigènes, ces derniers ont constamment tort. Pour eux la peine capitale est appliquée avec une fréquence bien faite pour décourager les plus téméraires.

Cependant, rien n’arrête l’effort des nations. Les événements qui depuis deux ans se déroulent en Égypte, en sont la meilleure preuve. A voir chez eux la force constamment primer le droit, les plus soumis se sont révoltés.

Une autre cause est venue encore ajouter au mécontentement général.

Quelques mois avant la mobilisation, le quartier général avait fait circuler une formule écrite, demandant aux officiers qui désiraient prendre un emploi en Égypte, une fois leur service militaire révolu, de vouloir bien se faire connaître.

Le nombre des officiers qui ont présenté leur demande s’est élevé, pour les seules villes du Caire et d’Alexandrie, à trois mille cinq cents. Ces emplois se trouvaient dans les différents ministères et les administrations du gouvernement ; les émoluments qui y étaient attachés étaient de beaucoup supérieurs à ceux touchés jusque-là par les titulaires. Ils variaient entre mille et deux mille francs. De ce fait, les indigènes coptes ou musulmans se sont vus frustrer d’une situation péniblement acquise.

Comme tout peuple longtemps avili par la domination étrangère, le jour où le peuple égyptien s’est enfin décidé à secouer le joug qui pesait sur lui, il a dépassé les bornes.


J’ai montré plus haut combien notre influence est en train de diminuer en Égypte, en attendant qu’elle soit éteinte. Je n’ajouterai que quelques lignes à cette constatation.

Le gouvernement ne fait rien en soi pour empêcher le succès de nos écoles françaises, à quelque confession qu’elles appartiennent, mais le jour venu où l’élève doit gagner sa vie, il verra toutes les portes se fermer devant lui s’il ne peut exhiber un diplôme gagné aux écoles gouvernementales ou anglaises. En conséquence, les parents les plus désireux de confier leurs enfants à des professeurs français reculent avec raison devant l’incertitude de leur avenir. A quoi bon une science qui ne pourra servir à rien ?

Plus qu’ailleurs, la passion du fonctionnarisme sévit en Égypte ; si alléchantes que semblent les carrières libérales, bien peu nombreux sont ceux qui poussent le courage jusqu’à s’y adonner complètement : l’amour du « poste » est plus fort que tout.

Et c’est ainsi que, peu à peu, notre douce langue française, si chère à l’Orient musulman, disparaîtra des programmes de l’Égypte, à moins que nos écoles n’obtiennent du gouvernement français le moyen de continuer la lutte. Il n’est pas question de politique, mais de simple tradition. Quelle autre terre peut, comme l’Égypte, revendiquer l’influence française ? De Mohamed-Aly, le grand souverain, jusqu’à Ismaïl, qui donc rendit l’Égypte florissante ? N’est-ce pas à nos ingénieurs, à nos financiers, à nos officiers, que les vice-rois firent constamment appel, pour le plus grand bien et la plus grande gloire de leur pays ?… N’est-il pas permis de répéter, après tant d’autres, que l’Égyptologie est une science française ?

Alors, ne fût-ce qu’en souvenir des illustres compatriotes qui vinrent, au prix de mille dangers, de difficultés sans nombre, porter au delà des mers les lumières de notre pays, il serait simplement équitable de ne pas laisser tomber, de nos mains paresseuses, le flambeau que d’autres tinrent si superbement.

On ne nous en estimerait, je pense, que davantage.

Chez nous, personne ne s’inquiète des derniers événements survenus en Égypte ; pourtant nos écoles, comme les écoles indigènes, en ont subi le douloureux contre-coup. Les scènes regrettables qui se sont déroulées depuis 1919 ont obligé bien souvent les directeurs de fermer les portes de leurs établissements.

Voici en principe la genèse de ces troubles qui, loin de se calmer, redoublent en ce moment d’intensité et menacent profondément la vie intellectuelle et économique du pays.

Saad-Zagloul-Pacha, ancien ministre, vice-président de l’Assemblée législative et chef du parti nationaliste, avait lancé cette sorte de référendum : Quels sont les sentiments de l’Égypte nouvelle ? Le peuple accepte-t-il le protectorat anglais, ou demande-t-il à reprendre son indépendance ?

Les réponses arrivent, unanimes : les Égyptiens veulent être libres.

Les listes innombrables envoyées un peu partout, dans les villes et les villages de l’intérieur, reviennent au Caire chargées de signatures. Il ne reste donc plus qu’à agir.

Le chef du parti n’y a point failli. Ayant essayé en vain de faire entendre sa voix par ceux-là même qui disposent à ce moment des destinées de l’Égypte, il réclame pour lui et quelques-uns de ses collègues, choisis au hasard, le droit d’aller en Europe présenter leurs revendications au Congrès de la Paix.

Un premier refus est opposé à leur demande. Zagloul s’adresse alors à l’Angleterre, à la France, à l’Amérique. Aucune de ces protestations n’est parvenue aux intéressés. Les réunions publiques, entre temps, se sont faites plus nombreuses. Un vent d’orage gronde sur les villes. Le ministère, d’un commun accord, présente sa démission au Sultan, qu’une indisposition opportune retient toute une semaine en son palais.

Et c’est alors que circule l’étrange nouvelle : Zagloul-Pacha et ses amis ont été appréhendés chez eux et emmenés on ne sait où…

Le samedi 8 mars 1919, je me trouvais à Alexandrie, où je venais de faire une conférence pour la propagande. Passant par les bureaux de la Réforme, journal français que dirige Raoul Canivet, M. Edmond Dumani, rédacteur en chef avec lequel je venais de m’entretenir, reçut devant moi l’annonce de l’incarcération des ministres. La chose fut tout de suite démentie, personne d’ailleurs ne voulait y croire.

Mais le lendemain dimanche, dans les rues du Caire où je revenais, rien qu’à voir l’agitation de la foule, je devinai que des événements graves allaient s’accomplir. L’après-midi se passa sans incident. Dans la soirée seulement, la nouvelle se répandit, véritable traînée de poudre : Zagloul-Pacha et ses compagnons, après une nuit passée à la caserne de Kassr-el-Nil, venaient d’être embarqués pour l’île de Malte.

Le lundi matin, je devais me rendre au consulat pour y faire viser mes passeports, mais à peine sortie il me fallut rebrousser chemin. La rue El-Manak, soudainement obstruée par une foule en délire, offrait le coup d’œil le plus bizarre.

A la suite des étudiants de la mosquée d’El-Adzhar rêvant une manifestation imposante, tous les barbarins, tous les fellahs, tous les loqueteux de la ville, profitant de l’occasion, se ruaient sur les devantures des magasins, pillaient la caisse et brisaient les vitres. En quelques heures, les dégâts de cette matinée atteignirent vingt mille livres (cinq cent mille francs). Les Anglais, pourtant, ne se montraient pas. On se contenta de faire fonctionner les pompes.

L’après-midi, la police à cheval commença de circuler par la ville. Le lendemain, nouvelle manifestation. Cette fois, la cavalerie fit marcher ses bêtes contre la foule qui se dispersa. Les rues El-Manak et Moghraby, et la légendaire avenue de Boulac présentaient un spectacle extraordinaire. Devant les monceaux de verre et de glaces brisées gisant sur les trottoirs, les boutiquiers, consternés, surveillaient la pose des planches qu’ils faisaient clouer contre leurs vitrines. On m’a assuré que les menuisiers et charpentiers ont fait, en trois jours, de véritables fortunes. Le soir, les soldats anglais se sont montrés. Les ponts, gardés militairement, étaient pourvus de mitrailleuses sur tout le parcours du fleuve. Sur la place de l’Opéra, se tenaient les autos blindées chargées de troupes.

Dans l’après-midi du 13, me trouvant au quartier indigène, devant la belle mosquée Barkoûk que je souhaitais revoir avant de quitter l’Égypte, le vieux gardien me fit signe, doucement, de le suivre. Quand je fus arrivée devant le tombeau, il me dit avec simplicité :

— Écoute, Madame, je peux bien te laisser entrer, je te connais et je sais que tu nous aimes, mais il va y avoir du tapage dans la rue. Si tu sors maintenant, je ne réponds de rien ; il vaut mieux que tu restes ici.

Et cet homme, dont l’âme simple a sans doute conservé sur notre sexe les idées de ses ancêtres, ajouta :

— Les femmes, vois-tu, ce n’est pas fait pour la poudre ni pour les balles…

Et il m’enferma. Je dois dire que jamais, comme ce jour-là, je ne goûtai si profondément le charme de la vieille mosquée que les Arabes nomment El-Barkoûkya.

Cependant, je pus assister par une petite fenêtre grillagée de bois, vrai croisillon du moyen âge, à la plus vive bataille. Dans la rue, soudainement, les corbeilles de fruits et de légumes s’écroulaient sous la poussée formidable du peuple. En hâte, les vendeurs prudents s’étaient enfuis, tandis que les boutiquiers brisaient leurs ongles dans leur hâte à pousser les volets à l’ancienne mode.

De nouveau, je voyais se lever sur les têtes les terribles nabouts, dont la vue avait épouvanté ma jeunesse. Au coin des rues, sur les terrasses et derrière quelques fenêtres, les balles traîtresses pleuvaient, tandis qu’aux carrefours les mitrailleuses, jusque-là invisibles, déroulaient leur ruban de mort sur la foule soudain terrorisée.

Quand le gardien de la mosquée vint me délivrer il était très pâle, et une grande tristesse emplissait ses yeux.

Je lui demandai son avis sur le drame.

— Al Allah ! — me répondit-il avec cette philosophie fataliste propre au véritable sage de l’Orient, — rien sur la terre ne se fait sans sa volonté puissante… Pourtant, j’estime que toutes ces tueries sont bien inutiles. Pourquoi se soulever contre les plus forts ? En agissant avec calme, nos frères feraient bien plus pour la cause de l’Égypte…

Et tandis que je glissais dans sa main le pourboire d’usage, il conclut :

— D’ailleurs, ce ne sont jamais les vrais coupables qui sont punis !

Durant le cours de la semaine, les émeutes se succédèrent avec une décevante régularité. Chaque quartier eut son tour. Les morts se chiffrèrent par centaines.

Et tous les soirs, une autre rue voyait ses devantures se couvrir des prudents remparts de planches. De loin en loin, dans les quartiers européens, on pouvait voir les rideaux de fer se soulever à demi, et propriétaires et employés risquer une tête curieuse sur l’avenue. Au moindre bruit le rideau retombait, mettant sa barrière entre les émeutiers et les marchands.

Maintenant, la révolte gagnait la province : Tantah, Mansourah, Zazazig, Assiout…

Le jour où je quittai le Caire, nous dûmes attendre près de cinq heures dans nos wagons le départ du train. Le bruit du canon et des mitrailleuses parvenait à nos oreilles sans que nous puissions être renseignés. Quelques voyageurs, découragés, descendirent. Enfin, vers deux heures, une compagnie d’Australiens monta dans les voitures, tandis que les soldats prenaient place sur la locomotive, à côté du mécanicien. Le convoi s’ébranla. Le long de la route, les hommes postés aux fenêtres tiraient des coups de feu en traversant la campagne, à seule fin d’effrayer les fellahs. On pouvait voir ces derniers fuir, épouvantés, sautant les talus, courant dans les champs sur leurs jambes ou à quatre pattes, selon que l’arme leur semblait plus ou moins à portée de leur personne. Quand le train arriva en gare de Kalioub, nous connûmes la raison du retard apporté à l’horaire : ce petit pays, si paisible d’ordinaire, s’était soulevé, et depuis le matin on se massacrait autour de la station du chemin de fer. Maintenant, de la jolie gare si connue des habitués du barrage, il ne restait que des ruines : bâtiments, becs de gaz, fontaines, tout se mêlait dans l’inextricable fouillis auquel les régions dévastées ont accoutumé nos yeux. Mais ici, la guerre était toute fraîche, et les larges flaques de sang qui se voyaient encore marquaient sinistrement la place de la lutte. Le soleil de ce radieux printemps n’avait pas eu le temps de sécher l’horrible trace. Sur tout le parcours, les fils du télégraphe et du téléphone traînaient leurs petites cordes lamentables. Pour arrêter la révolte, les Anglais avaient dû venir en aéroplane bombarder la place…

Arrivés à Port-Saïd, où nous devions embarquer le soir, nous apprîmes que notre train avait été le dernier à quitter le Caire : les émeutiers avaient coupé les ponts. Durant près de deux mois, le service des postes se fit en avion. Au mois de juin, après la révolte de Bédrechine, on comptait en Égypte quatre mille morts…


Et les émeutes continuent… Aux manifestations des premiers jours sont venues s’ajouter les complications des grèves ; les tramways ont dû, cent fois, interrompre leur circulation, arrêtant ainsi toute la vie de la banlieue. On ose à peine faire sortir les voitures, les indigènes de la basse classe les prenant d’assaut sans payer, molestant les contrôleurs, brisant vitres et matériel sitôt qu’on fait mine de leur résister.

Les négociants européens non plus ne sont pas à l’abri des attaques ; plusieurs magasins ont été pillés. Et souvent, trop souvent encore, la force militaire doit sévir, faisant de nombreuses victimes.

Inutile d’ajouter que, pendant ce temps, les écoles demeurent fermées…


Pourtant, la cause en elle-même reste franchement intéressante. On a vu cette chose surprenante en un pays trop souvent partagé, déchiré par des luttes de croyance et de partis : des prêtres coptes aller prêcher dans les mosquées, des ulémahs élever la voix dans les églises chrétiennes. Étudiants syriens, maronites ou musulmans, femmes turques d’Égypte ou purement égyptiennes, sont unis dans la même fièvre et dans le même ardent désir : voir se lever sur la vieille terre l’aube radieuse de l’indépendance.


Pourquoi faut-il qu’une si noble ambition se trouve ravalée au niveau d’une simple révolte par la maladresse des uns et la cruelle répression des autres ?

Loin de s’apaiser, la guerre intestine prend, sur les rivages du Nil, des proportions de plus en plus redoutables. Des femmes, des enfants ont péri. Les exemples chaque jour renouvelés, les châtiments ne suffisent plus. Jusqu’à présent, il semble bien que l’indigène en veuille surtout à l’Angleterre, mais il faudrait mal connaître l’âme musulmane pour se convaincre que les chefs, parfaitement éclairés, les esprits incontestablement libéraux qui tiennent la tête du parti nationaliste, pourront arrêter le flot montant des amertumes et les rancunes d’un peuple malheureux et trop longtemps asservi.

Les Anglais qui, pour des raisons que j’ignore, ont laissé paisiblement germer les premiers éléments de la révolution, pour sévir ensuite avec une rigueur impitoyable, n’avaient certainement pas prévu les difficultés de l’heure présente.

Quelles qu’en puissent être les suites, elles leur coûtent déjà bien cher ! Mais l’Égypte la première est frappée aux sources profondes de sa vie. Et avec elle la France, mère là-bas de la civilisation moderne en Égypte.

Certes, il serait injuste de nier les résultats obtenus par l’Angleterre au pays des Pharaons. Les sommes englouties par le gouvernement britannique pour la transformation de la vallée du Nil feraient reculer les plus téméraires colonisateurs. On disait, il y a trois ans : « Voyez comme le fellah est riche ! comme il est heureux ! » et chacun sait que le bonheur du fellah représente la félicité de toute l’Égypte.

Eh bien, non ! le fellah n’est pas heureux… il ne l’était pas plus à l’heure de l’armistice qu’aujourd’hui où les affaires ont si bien périclité qu’à l’abondance passée succède une misère profonde. En augmentant ses revenus, le fellah a vu, plus peut-être que chez nous, naître et augmenter ses besoins. Mal préparé à sa nouvelle fortune, il a dépensé sans compter et se trouve à l’heure actuelle beaucoup plus pauvre qu’avant. Lui aussi, il a contribué aux frais de la guerre ! il a donné ses guinées, il a prêté des hommes pour les travaux, comme autrefois ses pères donnaient leurs fils à la corvée obligatoire. De son effort il ne récolte aucun bénéfice, ne retire aucune gloire. Le véritable profiteur de la guerre, là-bas plus que chez nous, et si fort que cela puisse paraître, c’est le marchand cosmopolite. Qu’il ait magasin sur rue, échoppe ou simple tréteau en plein vent, celui-là seul qui a vendu quelque chose durant les tristes années de la guerre a pu s’enrichir… Les autres n’ont fait que toucher le bel or menteur, qui tout de suite glissait entre d’autres mains.

L’instruction du peuple n’est qu’apparente. Les élèves des écoles gouvernementales se montrent d’admirables joueurs de tennis, mais font de pauvres bacheliers.

Pour que le système anglais ait donné des fruits, il eût fallu que ceux auxquels incombait le pouvoir de diriger la jeunesse actuelle s’adaptassent mieux au milieu et aux circonstances. Le grand reproche que je fais aux occupants, c’est de n’avoir pas essayé de toucher les cœurs avant les cerveaux.

L’Égyptien, essentiellement assimilable et bon enfant, en veut, je crois, moins à l’Angleterre d’avoir souhaité le conquérir que de l’avoir mal compris.

Ce peuple nous aimait ; il nous reproche à présent, avec un peu de justesse, de l’avoir sacrifié aux intérêts politiques. L’aurions-nous mieux dirigé ? Il est difficile de le dire. Nous nous sommes trop souvent montrés de piètres colonisateurs. Mais il est un fait qui me paraît indéniable : c’est la sympathie sans égale que toujours nous inspirâmes à l’Égypte… Cette sympathie, il est cruel de la voir s’évanouir.

Quel que soit le résultat des événements qui se préparent, il faut bien se rendre compte qu’une Égypte nouvelle est née.


J’ai dit la surprise éprouvée par les Européens à la vue des prêtres coptes envahissant les mosquées, et prêchant à côté de leurs frères musulmans l’évangile de la liberté. Ceux-là, comme les autres, veulent une Égypte indépendante. Pour mieux affirmer leurs droits, ils ont pensé que rien ne pouvait les aider davantage qu’un rapprochement absolu avec les disciples de Mohamed. Toujours ils avaient vécu côte à côte, sans pourtant trop se mêler. Ils gardaient les mêmes coutumes héritées des glorieux ancêtres et, chez les uns comme chez les autres, malgré la foi si différente, bien des pratiques de l’ancienne Égypte avaient résisté au progrès des siècles.

Mais rien, avant ce jour, n’aurait pu laisser prévoir une fusion aussi complète.

Les Coptes, grâce au christianisme, demeurent seuls les véritables descendants des Égyptiens de la grande époque. Tandis que les musulmans faisaient pénétrer dans leurs harems un nombre considérable d’étrangères (imitant en cela les aïeux de la décadence), les autres ont, au contraire, toujours contracté mariage avec des filles de leur race et, le plus souvent, de leur contrée. Ils ont ainsi formé une immense famille dans la famille égyptienne.

Seuls les fellahs, trop pauvres pour s’offrir le luxe des concubines, imitèrent de tout temps leurs compatriotes chrétiens. Même polygames, ils choisissaient leurs épouses dans le village qui les avait vus naître. Ainsi s’explique la ressemblance qui frappe l’étranger visitant les pays où Musulmans et Coptes vivent confondus. Cependant, la différence existe, faite de mille habitudes pieusement conservées chez cette race qui garde, malgré des siècles d’ignorance, le sceau ineffaçable de la primitive Église.

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