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L'Égypte éternelle

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DAMIETTE ET RASS-EL-BAHR

Rass-el-Bahr signifie, en arabe, tête de la mer. Pour y arriver du côté de la terre, il n’existe qu’une ligne, celle de Damiette.

Après avoir quitté Tantah, le train spécial à cette route (quel train et quelle route !) s’engage dans les champs de maïs et de coton, traverse Méhallet-Roh puis Méhallet-el-Kébir, Kaff-el-Battir[24] célèbre par ses pastèques, et après cinq heures de poussière et de soleil, le voyageur arrive enfin près des lacs où l’air fraîchit. On côtoie ces lacs durant quarante minutes environ, et tout à coup, dans la clarté radieuse du soleil d’été, paraît Damiette. La ville de saint Louis demeure à demi cachée par une forêt de palmiers de l’effet le plus pittoresque ; à cette époque, les arbres sont chargés de dattes et les bouquets de ces fruits, suspendus en grappes jaune d’or ou rouge sanglant, tranchent joliment sur le vert sombre des panaches que la brise secoue d’un balancement harmonieux.

[24] Textuellement : Village des pastèques.

La gare, de très petite apparence, se trouve hors la ville, dont elle est séparée par le fleuve, et disparaît sous les dattiers.

D’innombrables barques à voile sont là, à l’affût des voyageurs, assez rares cependant.

Au bord du Nil la cité se dresse, étrange, unique entre toutes les villes d’Égypte.

Les touristes, avides de curiosités, qui se pressent chaque année du Caire à Louqsor sans se soucier des nombreuses merveilles qu’ils laissent derrière eux, ne se doutent pas du charme spécial de cette ville à demi détruite qui, aux yeux étonnés qui la contemplent, ne rappelle rien. Le port à lui seul présente un tableau des plus saisissants avec ses maisons croulantes, bâties hardiment en demi-cercle dans le lit même du fleuve, et son quai où se trouvent la poste, deux cafés, une pharmacie grecque et quelques maisons, dont la modernité tranche sur les tons brunis et l’aspect délabré de tout le reste.

Parmi ces vieilles demeures, palais ou masures assises dans l’eau, une surtout retient les regards : haute de trois étages, presque en ruines, à moitié couverte par une treille où feuilles et fruits se livrent en liberté aux arabesques les plus capricieuses, montant, descendant, festonnant du rez-de-chaussée aux terrasses.

Cette nature en fleurs parant ces ruines, ce tableau féeriquement éclairé par un soleil ardent, un ciel admirable de limpidité, m’ont laissé un ineffaçable souvenir.

Si le port est d’un coup d’œil agréable, on ne saurait en dire autant de l’intérieur de la ville. A peine a-t-on franchi les premières rues, que l’odorat se trouve désagréablement surpris par une exagération de senteurs étranges, où le relent spécial aux quartiers arabes se trouve augmenté d’un parfum de fessikhs (poissons salés à demi pourris), de saumures et d’eau croupie ; à chaque carrefour, de vrais lacs d’eau stagnante attirent les regards et forcent les passants délicats à porter plus loin leurs investigations. Et pourtant, malgré le fessikh, malgré les mares fétides, malgré les enfants sales, les chameaux et les ânes qui encombrent tout, on poursuit sa route, attiré en dépit de soi par ces constructions bizarres, par ces demeures qui, à l’imitation de celles de Rosette, ont conservé leurs colonnes superbes, monolithes de granit dont quelques-uns gisent pitoyablement au milieu des rues, barrant la route en s’effondrant, dernier vestige de la magnificence passée.

Bien curieuses, les portes qui ferment ces demeures aujourd’hui vides ; massives, d’une seule pièce, elles restent absolument tapissées d’énormes clous et de barres de fer.

Ces portes, comme celles de Rosette, datent du XVIIe siècle, lors de la défense de ces deux villes contre les attaques des Mamelucks.

Au dire des plus anciens habitants, il ne se passait alors pas de jours sans qu’une incursion ne fût à craindre. Les familles en état de siège vivaient barricadées derrière leurs vantaux de prison, qu’une autre porte séparait du harem et du salamlek. De nombreuses meurtrières pratiquées dans les murs attestent encore la vérité de ces récits.

Au milieu de ces choses d’autrefois, la vie et le commerce modernes jettent une note gaie. A côté d’un amas de colonnes effritées, un cordonnier grec tire gaiement son alène et siffle un air de son pays en coulant, de temps à autre, un regard ému sur deux chromos représentant le roi Constantin et la reine Sophie. Plus loin, des tailleurs fellahs cousent gravement, à l’aide de machines perfectionnées. Voici une mosquée toute neuve, éblouissante de propreté et de fraîcheur, ouvrant sur deux rues, laissant voir sa cour immense pavée de marbre noir et blanc, au milieu de laquelle un jet d’eau s’élance, inondant de sa gerbe humide un superbe latania. Et de loin en loin des fûts de menuiserie d’un travail charmant s’étalent et forment comme un cloître très propre et très gai. A l’ombre des piliers, de graves Arabes sont accroupis, leur chapelet d’ambre aux doigts, marmottant des prières qu’ils accompagnent du balancement inévitable cher aux fils de Mohamed.

Arrivés à midi à Damiette, après des tours et des détours sans nombre, trois heures de marche au grand soleil, nous nous retrouvons devant la pharmacie, lieu d’élection de toutes les villes de l’intérieur. On nous offre du sirop de tamarin que la chaleur excessive nous fait trouver délicieux, puis, comme je m’informe des monuments d’autrefois, on m’indique une mosquée datant du IXe siècle et presque intacte. Mais la mosquée se trouve à deux kilomètres, nous sommes très las, il fait très chaud… comment faire ?

Nous arrivons enfin à nous procurer l’unique voiture de Damiette, un pauvre vieux coupé jadis élégant, gardant sur ses panneaux brisés et salis la pâle empreinte d’une couronne de prince. Les portières tombent, les coussins perdent leur coton, les glaces demeurent absentes. Néanmoins, nous nous décidons à affronter les dangers de l’entreprise, et après un élan inquiétant du cheval attaché à ce véhicule, nous partons.

Bientôt, devant nous, la route se rétrécit, les magasins se font plus rares, les ruines plus nombreuses… Voici une maison croulante, encore habitée cependant… Par une sage prévoyance, les vitres, en plusieurs endroits, furent remplacées par des chiffons. Des têtes de négresses se montrent, curieuses, effarées… La maison a dû être belle pourtant ! Devant la porte, une colonne de granit vert, renversée, sert de banc à une ribambelle de gamins ébouriffés, sales et très laids ; une fillette, plus hardie que les autres, s’approche de nous et nous crie « bonjour » d’un petit air insolent et gouailleur qui en dit long sur l’élégance de notre équipage.

Les rues deviennent si étroites que nous craignons à chaque instant d’y laisser notre voiture. La température s’en ressent : une fraîcheur de cave monte de ces hautes murailles qui nous étreignent, nous donnent la sensation d’errer parmi des tombeaux. A mesure que nous avançons vers la campagne, les enterrements se succèdent avec un entrain qui m’étonne ; j’en compte cinq en quelques minutes. Le cocher m’explique que nous approchons des nécropoles.

L’on meurt beaucoup à Damiette, en ce moment ! La fièvre typhoïde fait sa visite annuelle… le mauvais état sanitaire et l’humidité l’entretiennent dans la ville.

Voici le cimetière ! Sans enceinte comme tous les les cimetières musulmans, il dresse ses tombes de terre et de plâtre également orientées vers La Mecque, la plupart lamentablement abandonnées. J’y remarque une profusion d’aloès plantés raides, au milieu même des tombes, et poussant dru.

A côté, s’élève une masure entourée d’un balcon de bois où croissent de pauvres œillets et deux plantes de rue[25] dont l’odeur âcre monte jusqu’à nous : c’est là qu’habite le cheik chargé d’entretenir les tombes et de prier pour les défunts dont les parents peuvent le payer. Et cette bicoque affreuse, entre ses modestes fleurs et son balcon vermoulu, me paraît plus lugubre, plus funèbre encore que les mausolées qui l’entourent.

[25] La rue, fort estimée en Égypte, croît un peu partout.

Nous voici de nouveau en pleine campagne ; les palmiers s’élancent, le coton étale ses jolies fleurs roses, jaunes et blanches, et partout le Nil fait courir ses ruisseaux inondant la plaine de verdure et de fraîcheur. Ce riant tableau me console un peu de la tristesse du précédent, mais je n’ai pas le temps d’y reposer mes yeux. Voici d’autres tombes, absolument en ruines cette fois, et enfin la mosquée que nous sommes venus voir.

Bien curieuse en effet, cette mosquée datant du IXe siècle et conservant, après tant d’années, son étrange aspect d’autrefois.

Nous traversons d’abord une cour misérable où l’herbe croît comme à regret, mais que les lépreux et les éléphantiasiques encombrent. Tout ce monde de déshérités exhibe ses plaies, crie famine et poursuit le visiteur, forçant la pitié. J’ai compté sept lépreux qui, à eux tous, n’avaient pas dix doigts… ce souvenir seul me fait frissonner encore… Je leur ai demandé s’ils souffraient beaucoup, ils m’ont assuré que leurs douleurs étaient supportables, ils semblaient surtout affectés de la pauvreté à laquelle leur infirmité les condamne.

En Égypte, le peuple ne témoigne aucun dégoût pour ces sortes de misères : n’importe quel Fellah boira au même verre qu’un lépreux ou un galeux, sans manifester de répulsion. Chose surprenante et faite pour dérouter les hygiénistes, c’est qu’il est bien rare que ces imprudents aient sujet de s’en repentir. Ils vous diront tous : la lèpre est héréditaire, Dieu l’envoie à ceux-là seuls qu’il veut punir ou mortifier.

Les malheureux atteints de l’horrible maladie ne sont pas uniquement attirés par les quelques bakschiche[26] que les voyageurs pitoyables leur jettent de loin ; ils demeurent surtout soutenus par l’espoir d’une guérison que la tradition promet aux croyants.

[26] Pourboires, mais dans ce sens le mot peut être pris pour aumônes.

Cette mosquée est, en effet, privilégiée. Parmi les nombreuses colonnes, monolithes de granit dont chacun présente une couleur différente du plus remarquable effet, se trouvent deux fûts séparés entre eux par trente centimètres environ. Or, il est dit que l’homme assez heureux pour glisser son corps dans cet intervalle est sûr de voir s’ouvrir devant lui les portes merveilleuses du paradis.

Toujours d’après la légende, dans une de ces colonnes deux trous de la grosseur du doigt marquent la trace laissée par Saïda-Zénab, lors de son passage à Damiette. Celui qui enfoncera ses pouces dans ces trous sera délivré de tous ses maux.

Enfin, et ce n’est pas la moins curieuse pièce de la mosquée, voici une pierre de granit rose affectant la forme d’une colonne tronquée et rongée, tachée de sang dans toute sa hauteur ; à terre, tout autour, d’innombrables peaux de citron, sèches ou fraîches, gisent sur une mare de sang coagulé !… Voici l’explication qui m’est donnée par le cheik qui me sert de cornac :

Au temps où la peste ravageait Damiette, tous les cheiks se mirent en prières pour obtenir du ciel la cessation du fléau. Abou-Matt, le saint enterré dans cette mosquée fameuse, leur suggéra alors l’idée de cette singulière pénitence : faire lécher aux malades la pierre rose jusqu’à ce que cette pierre fût inondée de sang, jusqu’à ce que leur langue déchirée ne fût plus qu’une plaie affreuse, par laquelle s’échapperait tout le mal que le démon avait mis en eux.

Les fidèles obéirent. Non seulement les pestiférés, mais tous les malades des siècles suivants, religieusement vinrent sacrifier au vœu barbare du cheik mort.

La coutume existe encore ; seulement les modernes, plus pratiques, ont ajouté le citron, que leurs prédécesseurs n’avaient point prévu. Grâce à une légère friction de citron sur la langue, le sang arrive immédiatement et le vœu est accompli. Le martyre d’autrefois n’est plus qu’un antiphlogistique, remplaçant la saignée ou les sangsues.

Tout autour de la corniche et dans les bas-reliefs ornant les murs, je découvre, encore très lisibles, des inscriptions en lettres couphiques gravées dans les bois et qui furent dorées ; ces inscriptions ont résisté à dix siècles et restent, à l’heure actuelle, la chose la mieux conservée du monument.

La chaire (minbar), en partie détruite, est d’un travail précieux, vrai tour de dentelle, bijou de l’art arabe sur lequel le temps achève son œuvre et dont il ne restera bientôt plus rien.

Et devant ces merveilles qui s’en vont en ruines, cette cour où ne croissent plus que deux pauvres ricins, je songe malgré moi à la splendeur de ce temple magnifique, aux cheiks superbes qui venaient le visiter et dont ces mêmes murs ont entendu les prières… Je me figure cette cour (aujourd’hui si misérable avec son cortège de lépreux), alors dans toute la grâce de sa beauté triomphante ; je revois ces colonnes de granit rose, ces bas-reliefs de marbre, ces bassins qui jetaient la fraîcheur grâce à la poussière humide de leurs jets d’eau, dont les pierres avoisinantes gardent encore l’usure. Et le souvenir du passé glorieux, au milieu du délabrement présent, m’attriste au point que c’est presque avec bonheur que je remonte en voiture, pour aller voir l’arbre aux clous.

Là, rien d’antique, si ce n’est l’arbre lui-même. Il porte cent cinquante ans ! C’est un sycomore superbe, étendant son ombre dans la plaine ardente ; et comme il demeure le seul abri contre la chaleur tropicale, une nombreuse société de laboureurs entoure son tronc et se livre, sous son feuillage, à un sommeil que n’interrompt même point notre passage.

Sur une hauteur d’un mètre cinquante, l’arbre est sillonné de clous, dans la moitié de sa largeur.

L’arbre aux clous, « l’arbre du supplice » comme l’appellent les fellahs, n’est plus aujourd’hui qu’un souvenir, mais, dans la mémoire des octogénaires, semble encore la plus horrible réalité.

On amenait là le paysan qui refusait de payer l’impôt et on le clouait à l’arbre par une oreille, jusqu’au versement complet de la somme due. Quand le paiement ne pouvait s’effectuer, on coupait l’oreille et l’homme était pendu immédiatement.

Ses compagnons de misère pouvaient voir ensuite le corps se balancer parmi les fruits du sycomore, jusqu’à ce que rien ne restât plus du mauvais payeur, ou qu’un autre, aussi pauvre que lui, vînt prendre sa place.

On peut voir encore un arbre semblable dans le Wardan, près du barrage.

L’usage de ce supplice resta fort répandu en Égypte jusqu’à la fin du règne d’Ibrahim-Pacha. Ses successeurs, plus humains, l’abolirent par la suite.

De retour à Damiette, je retrouve avec plaisir l’animation joyeuse du port, et la tranquillité sereine de la pharmacie.

Après un second rafraîchissement à base de tamarin, nous remercions l’aimable disciple d’Hippocrate et prenons place dans la barque qui va nous conduire à la plage originale de Rass-el-Bahr.


Il est six heures. Le port, vu à travers le prisme du soleil couchant qui met en valeur mille détails imprévus, se pare d’une surprenante beauté.

Durant près d’une heure, nous côtoyons la palmeraie. Déjà les ombres du soir forment sous les arbres de grandes bandes noires, découpant sur notre gauche des silhouettes bizarres, tandis qu’à droite le jour, encore dans son plein, et le soleil mourant dorent la rive de leurs derniers rayons.

Jamais le manque presque absolu de crépuscule, auquel je devrais pourtant m’être habituée, ne m’a paru plus saisissant que ce soir-là. Dans les villes il est difficile de remarquer ce contraste, mais à la campagne, sur le Nil surtout, le spectacle devient d’une étrangeté frisant la féerie.

Qu’on se figure l’Occident splendidement éclairé par le globe de feu à demi disparu, ne laissant à l’horizon qu’un embrasement, une traînée de flammes ardentes, tandis que dans la voie contraire, la nuit déjà épaisse noie la terre d’ombre, chassant la lumière, comme l’aile grise d’une chauve-souris monstrueuse éteint un flambeau.

La voile se gonfle, notre barque glisse, et à part quelques coups de tangage occasionnés par deux courants réputés dangereux, nous goûtons deux heures de navigation idéale.

La troisième heure est moins agréable ; l’eau douce commence à se mêler au flot marin, de nombreux dauphins font de l’exercice autour de nous, notre bateau roule comme en mer.

Maintenant, dans la nuit claire, le phare de Rass-el-Bahr projette son feu tournant, et nous guide vers ce point où jadis s’embarqua le roi de France en 1252, et où nous allons aborder.

Ici, le Nil a trente mètres de profondeur, aussi le courant nous oblige-t-il à de terribles bordées. Voici la tour de Saint-Louis, le fort Napoléon bâti par nos soldats lors de l’expédition d’Égypte, et enfin la plage de Rass-el-Bahr où nous débarquons.

Damiette, la ville tant de fois nommée, présente cette particularité que ses habitants ont vu se produire, à travers les siècles, ce même phénomène qui caractérise Aigues-Mortes. La mer s’est retirée au point de créer, à une grande distance de l’ancien littoral, une nouvelle plage qui, s’étendant en longueur entre le Nil et la mer, forme la presqu’île appelée Rass-el-Bahr (Tête de la mer).

C’est là que la mode, et aussi la nécessité de fuir les chaleurs, a fait installer comme un embryon de station balnéaire.

Pendant l’hiver, cette place n’a rien de particulièrement séduisant. La langue de terre qui sépare le fleuve de la Méditerranée est inondée par les vagues ; le niveau du Nil s’abaisse, les barques prennent le chemin de Damiette et les rares voiliers, porteurs de coton ou de bois de chauffage, qui font la route de Syrie en Égypte, rompent seuls la monotonie du paysage.

Mais l’été, quelle transformation !… Dès le mois de juin, les huttes se dressent, affectant chacune une forme, une distribution spéciale, selon le caprice du propriétaire. Aussitôt les baigneurs s’installent.

Ces huttes, faites de bambou et de paille tressée, supportées par de solides piquets, possèdent toutes un vaste salon, sorte de vérandah ouverte à la fois sur le Nil et sur la mer, qui permet aux promeneurs de plonger dans l’intérieur des habitations, et d’assister au repas de la famille.

Cet usage qui, en Europe, semblerait fort déplaisant, et choquerait même au Caire ou à Alexandrie, paraît ici tout à fait charmant.

Il est dit qu’à Rass-el-Bahr toute étiquette doit être bannie, toute gêne absolument écartée ; chacun vit à sa guise.

Cette règle, une fois établie, permet aux jeunes gens de se pavaner jusqu’à midi, même un peu plus tard, en pantalon court, jambes nues, chemise de soie ou de flanelle serrée à la taille par une ceinture aux vives couleurs, large chapeau de paille, costume original qui sied bien à leur type et qui les fait ressembler à de jeunes Masaniello…

Si, passant le soir devant les paillottes, le promeneur regarde bien, il apercevra quelque ombre blanche au bord de l’eau, guettant la barque prochaine. Ses oreilles se laisseront ravir par la mélodie facile mais harmonieuse que lui apporteront du large la mandoline ou la guitare.

Ah ! les belles nuits !… les radieuses, les divines nuits de Rass-el-Bahr !… Toutes les huttes, brillamment éclairées, faisant de ce coin d’Égypte comme une petite Venise au bord du fleuve, tandis que là-bas la voix de la mer, grondant en sourdine, berce les sérénades et les folles chansons !

Les dahabiehs amarrées forment de grandes masses noires, pareilles à des monstres endormis, tandis que les barques, les jolies barques si coquettes, voiles au vent, glissent dans la paix tiède du soir d’été…

Dans sa haute tour de fer, le phare tourne sans relâche, montrant et voilant sa vive lumière, comme étonné d’éclairer tant de vie et tant de gaîté.

Vue au grand soleil, la plage perd un peu de sa poésie, mais non de son étrangeté.

L’ensemble des huttes donne l’apparence d’un village cambodgien.

Un peu en aval des paillottes, s’étalent les magasins construits sur un unique modèle. Voici la boutique du marchand de légumes, celle du boulanger, celle du boucher servant à la fois d’abattoir et de boucherie ; ceci ne fait pas la félicité du voisinage, mais le Nil est si près, l’odeur des algues si puissante, que les autres senteurs en semblent atténuées. Voici enfin deux hôtels, à la fois cafés et restaurants, étalant leurs tables jusqu’au fleuve.

Deux nègres et un chétif Syrien aux cheveux jaunes desservent le plus achalandé de ces établissements, celui qui possède la Poste, éternel sujet de discorde entre les deux propriétaires depuis que la station fut créée.

A l’époque où je visitai Rass-el-Bahr, l’hôtel Mira-Nilo détenait le privilège de distribuer la correspondance et d’héberger la meilleure société. Alors aussi, dans le fond de la vérandah, sur la paille formant muraille, deux chromos superbes représentaient le khédive Tewfick et le général Boulanger, faisant face à Sarah Bernhardt et à la reine d’Italie. Sur un côté, Sadi Carnot, dans un cadre rose, souriait aux consommateurs.

Ces figures provoquèrent chez moi un léger étonnement, augmenté par une audition de : En revenant de la revue, chanson mise à la mode par Paulus et déjà oubliée à Paris, chantée à tue-tête sous nos fenêtres le soir de notre arrivée.

Vraiment, était-ce la peine de venir de si loin pour se croire à Montmartre ou aux Batignolles !

Les deux attractions de Rass-el-Bahr sont la pêche et surtout la chasse.

La pêche, absolument miraculeuse pendant la crue du Nil, occupe les matinées des mois de grande chaleur : pêche au filet, à la ligne et même en bateau, bien particulière celle-ci, car il suffit de frapper légèrement le bois de la barque pour voir le plus souvent les poissons sauter à l’intérieur. Dans l’espace d’une heure, le fond du bateau est plein jusqu’au bord.

En septembre, ce n’est plus dans le fleuve, mais sur le lac Menzaleh situé à trois kilomètres, que les poissons se donnent rendez-vous. Là, grâce à un système de filets juxtaposés, c’est par milliers qu’on les recueille.

La chasse semble plus appréciée des baigneurs et des touristes. Dès les premiers jours de septembre, les cailles, les bécassines, les huppes, les tourterelles abondent. Les cailles surtout semblent innombrables. Il suffit d’un simple filet tendu à quelques pieds du sol, pour en prendre chaque jour des centaines.

La plage, dès ce moment, n’est plus qu’un vaste champ à pièges, fort désagréable à parcourir. Ces pièges consistent en microscopiques huttes de roseaux et de feuillage, percées de deux ouvertures dont l’une est couverte d’un filet très tendu, et large de vingt-cinq centimètres environ. La caille pénètre par l’ouverture libre, se repose un instant puis, voulant sortir par le fond, se prend le cou aux mailles du filet d’où on la retire vivante. Ce procédé permet de les envoyer en Europe dans des cages spéciales. C’est un des revenus les plus productifs de la ville de Damiette.

Mais les vrais chasseurs dédaignent cette façon, par trop facile, de se procurer du gibier, et dès cinq heures du matin c’est un vrai concert de coups de fusil ; on se croirait au tir.

Il est commun, après deux ou trois heures de chasse, de rentrer avec 60 ou 80 pièces.

La plage, très belle, se montre unie, fine et sablonneuse ; on entre dans la mer comme sur un tapis de velours et on peut parcourir cent cinquante ou deux cents mètres, sans avoir de l’eau au-dessus des épaules. C’est un avantage très grand, qui ne permet pas l’approche des requins, dont malheureusement ces parages sont infestés, depuis l’ouverture du canal de Suez.

A Rass-el-Bahr, point d’établissement de bains, partant point de maîtres-baigneurs, encore moins de bateaux de sauvetage. Les flots bleus sont à tout le monde, chacun fait construire un abri au bord de l’eau, et on se baigne comme on veut.

Quelques familles riches, pour éviter les embarras du transport des meubles et ustensiles, préfèrent s’installer dans les dahabiehs louées au mois, qui les amènent directement du Caire, de Mansourah, de Benha ou de tout autre point. Ces dahabiehs, hors de prix en hiver grâce aux touristes qui les affrètent pour la Haute-Égypte, se louent pendant l’été moyennant une somme variant de 28 à 30 guinées par mois. Elles sont admirablement aménagées.

Des bateaux à vapeur, appartenant au gouvernement ou même à de simples particuliers, sillonnent journellement le fleuve, et viennent ajouter à l’animation générale.

Les monuments de Rass-el-Bahr sont vite vus. Ils se bornent à deux fortins avancés, au fort Napoléon et à la tour dite de Saint-Louis.

Le fort, bâti en briques, dresse sa courte masse sur la rive droite du fleuve, où il semble protéger les vieilles masures d’une isbeh, parmi lesquelles se trouve le poste sanitaire et la douane. Les murailles demeurent encore en bon état, mais les constructions intérieures tombent en ruines. On rencontre encore quelques magasins, la prison et une mosquée.

Ce fort a été construit par nos soldats et occupé par l’armée de Kléber. C’est à Rass-el-Bahr et sur le lac Menzaleh que cette armée s’embarqua pour la Syrie et Saint-Jean d’Acre. Le fort, aujourd’hui abandonné comme tous les monuments égyptiens non reconnus d’utilité immédiate, est livré à l’unique garde d’un Soudanais qui a laissé sa jambe droite à Dongola pendant la campagne de Gordon-Pacha. Il vit là, en compagnie de quatre chiens maigres et sauvages. Est-ce l’influence du milieu, ou la société de ces animaux ? Ce gardien ne ressemble point aux autres, il traîne maussadement son pilon de bois et paraît plus contrarié que satisfait de nous faire les honneurs de sa solitude. Impossible de lui arracher dix paroles.

Au milieu de la cour, la mosquée en piteux état exhibe un pauvre minaret crépi à la chaux ; l’herbe croît jusqu’au pied de la chaire, où personne ne prêchera plus.

A quelques pas de là, sous un vaste hangar, quelques canons délaissés et d’autres brisés achèvent de se détruire à l’humidité de l’air marin.

En face du fort, et de l’autre côté du Nil, s’élève — ou plutôt s’écroule — la tour de Saint-Louis. Est-ce bien notre roi qui l’a fait construire ? Tant de siècles ont passé depuis, tant de vagues ont creusé ses assises, qu’il est difficile de prononcer un jugement ; tout, cependant, porte à le croire.

Cette tour, jadis colossale, ne représente plus aujourd’hui qu’une ruine informe, dont la partie inférieure sera bientôt entièrement recouverte par les eaux. Une large moitié du monument, à demi détachée de sa base, surplombe le Nil. Le courant se montrant très fort en cet endroit, l’amas de pierres qui se dresse en pointe rocheuse reste une menace : plus d’un bateau s’y brise et y sombre.

La tour, bâtie en briques, pierres et sable, porte des ouvertures, sortes de meurtrières qui, s’élargissant à l’intérieur, représentent assez exactement, aujourd’hui, le modèle des excavations où les Romains plaçaient les urnes funéraires.

Un escalier tournant, dont il ne demeure que les traces, conduisait jadis au sommet.

Ce qui frappe surtout dans ce gigantesque débris, c’est l’épaisseur des murailles… sans les coups de lames et les vents d’hiver, elles eussent probablement résisté à l’action du temps.

C’est sur la route de Damiette à Rass-el-Bahr, que se trouve le champ de bataille où nos Croisés furent vaincus. Là, très probablement, furent ramassés les casques et les armures dont les indigènes s’affublent encore, à la procession du grand Mouled de Tantah.

La lettre[27] écrite par Louis IX en date de Césarée, contient un passage assez explicite : « Nous ne pûmes nous approcher des Sarrasins à cause d’un courant d’eau qui se sépare en cet endroit du grand fleuve Nil, et s’appelle le fleuve Thanis. Nous plaçâmes notre camp entre les deux, nous étendant depuis le grand jusqu’au petit fleuve. » Et plus loin : « Nos troupes s’étant ensuite dispersées, quelques-uns des nôtres traversèrent le camp ennemi et arrivèrent au village de Massoure, tuant tout ce qu’ils rencontraient de Sarrasins. »

[27] Lettre du roi « à ses chers et fidèles prélats, barons, citoyens, bourgeois, à tous les habitants du royaume ».

Ainsi, à travers les siècles, se retrouvent deux pages de notre Histoire sur ces rives, témoins de mêmes prouesses. L’armée de saint Louis et l’armée de Napoléon… poignées de braves venant, à six cents ans d’intervalle, risquer les mêmes périls, subir les mêmes fléaux… et ne rapportant de tant de combats qu’une heure d’inutile gloire et le cuisant regret d’une défaite, entreprise… géante dont rien ne reste que le souvenir du sang en vain répandu. Bien peu de ceux qui peuplent aujourd’hui la plage moderne songent à ces choses.

Si la vogue de Rass-el-Bahr continue, la presqu’île sauvage deviendra la rivale de Ramleh, rendez-vous du high-life alexandrin. Les huttes n’ayant plus assez de place du côté de la haute mer, s’étendront et seront peut-être remplacées par de vraies maisons, de vrais hôtels… La tour désuète deviendra gênante et nuira à l’alignement. Des ouvriers viendront qui détruiront, en quelques heures, ces vestiges d’un autre âge, œuvre d’un travail pénible et patient. Les vieilles pierres iront au fleuve, retrouver peut-être les restes de ceux qui les assemblèrent.

Mais alors, ce coin de terre perdra son charme. Il ne sera plus qu’une petite ville, banale parmi tant d’autres, et beaucoup déploreront avec moi la disparition du Rass-el-Bahr d’aujourd’hui, plage unique donnant aux imprudents qui s’y attardent après l’automne, la sensation d’un sol mouvant qui, en une heure, peut s’engloutir sous la force puissante de l’inondation.

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