L'Égypte éternelle
L’Égypte éternelle
L’ÉGYPTE QUI S’EN VA
La première impression ressentie par l’Européen d’il y a trente ans, en arrivant à Alexandrie, était un sentiment de surprise. Cette surprise dégénérait vite en stupéfaction. Dès que le paquebot avait jeté l’ancre dans le port, une nuée de farraches (portefaix) vêtus du large pantalon de toile serré aux chevilles, coiffés du tarbouche à forme de chéchia propre aux Alexandrins, se précipitaient sur le malheureux voyageur. Ils criaient tous de si bon cœur que les coups de bâton des drogmans accourus en hâte parvenaient à peine à leur imposer silence. L’arrivant, devenu leur proie, devait lutter avec la même énergie pour défendre à la fois et sa personne et ses bagages.
La ville, très peuplée, très animée, montrait déjà de larges artères parées d’immeubles européens. De beaux attelages parcouraient les rues Mais l’œil demeurait quand même amusé par une suite de tableaux aussi pittoresques qu’inattendus : longues charrettes indigènes garnies à se rompre d’une troupe de femmes du peuple, hermétiquement enveloppées dans leur habara de cotonnades teintes à l’indigo ; porteurs d’eau traînant leurs pieds nus, l’échine ployant sous le faix de la peau de bouc gonflée jusqu’au bord et arrosant doucement les trottoirs sur leur passage ; nègres couronnés de plumes d’autruche, le front pourvu d’un morceau de miroir où le soleil allumait de courtes flammes, le torse entouré d’une sorte de tutu parsemé de coquillages… Tout cela a complètement disparu. La ville d’Alexandrie, la capitale des Ptolémées, a pris aujourd’hui l’apparence d’une cité quelconque, plus italienne qu’égyptienne, assez semblable aux autres ports de la Méditerranée.
Pour le Caire, le changement s’accentue encore. L’ancien siège du Khalifat gardait, vers les premiers mois de 1890, un cachet d’orientalisme intense. Si les romantiques tels que Flaubert, Théophile Gautier et Jules Janin n’eussent point reconnu la place de l’Esbekieh de 1850, du moins se fussent-ils immédiatement retrouvés dans les innombrables ruelles bordant les nouveaux quartiers. La gare même ne les eût point surpris ; à peine franchi le seuil de ce monument plus que modeste, les regards de l’étranger étaient immédiatement attirés par la diversité des spectacles qui se multipliaient tout le long du jour devant la station. Alors, les bourriquiers étaient rois. Les ânes se voyaient partout. Malgré d’assez nombreuses voitures de louage, le joli baudet du Caire demeurait le mode de locomotion préféré. Seuls, les pachas et les femmes de grande famille s’offraient le luxe des coupés de prix ; tous les autres allaient tranquillement au trot rythmé de leurs montures. Même les Européens ne dédaignaient point cette façon archaïque de promenade. On pouvait voir de doctes professeurs traverser les places, haut perchés sur les selles de velours, tandis que l’ânier, plein de prévenances, tenait gentiment le parasol de soie écrue, invariablement doublé de vert, au-dessus de la tête du cavalier mal protégé du soleil par la calotte rouge qui est de rigueur pour les employés du gouvernement.
On retrouvait les porteurs d’eau et les danseurs nègres d’Alexandrie avec, en plus, d’innombrables processions de confréries musulmanes, dont la gravité était coupée par la gaîté des circoncisions et des mariages, cortèges bruyants et presque continus.
Enfin, même dans les quartiers les plus neufs, on sentait battre le cœur ardent de la vieille cité musulmane. Il n’était pas besoin d’aller au fond des antiques venelles de Saïda-Zénab, ou de Darb-el-Gamamiz pour en respirer les odeurs. Oh ! ces odeurs du Caire ! mélange subtil de cannelle, de clous de girofle, de poivre et de santal confondus, fragrances bizarres de fleurs ignorées de nos contrées, anbars et fohls dont, après tant d’années, je crois encore retrouver l’arôme… tout cela joint aux exhalaisons des fruits trop mûrs, à l’infect parfum de la helba dont les femmes du peuple demeurent imprégnées, à l’étrange relent du tamra-hena (henné frais), compose à la ville des Toulounides une atmosphère spéciale que l’on ne peut oublier quand on l’a une seule fois connue.
Si l’extérieur étonnait le nouvel arrivant, l’intérieur devait encore le surprendre davantage.
Malgré le flot montant de l’influence européenne, le Caire restait, du côté indigène, assez semblable au Caire du grand Mohamed-Aly. Les harems n’avaient pas beaucoup changé depuis cent ans. Le chef de famille demeurait le maître incontesté de la petite tribu composant sa maison. La polygamie était pratiquée par la bonne moitié de la population, et nul ne songeait à s’en plaindre. Les eunuques conservaient les mêmes prérogatives qu’au temps des Khalifes… et les jeunes filles, après quelques années passées entre les mains des institutrices ou des sœurs, reprenaient vite les coutumes ancestrales, sitôt les portes du harem franchies. On ne les voyait guère que dans quelques boutiques situées en des quartiers perdus du Mousky, toujours accompagnées de l’inévitable « gardien du sérail ». Un seul magasin, disparu depuis longtemps, avait le don d’attirer la clientèle féminine indigène. C’était ce magasin Pétaud, situé derrière le jardin de l’Esbekieh, dernier vestige de l’influence française en Égypte. Là, on n’était servi que par des femmes, et ces femmes se montraient d’une politesse exquise. Ce fut, je crois, le premier magasin où l’on ait vu des vendeuses. Pour cela sans doute les belles hanems ne craignaient point de s’y aventurer.
A cette époque, les harems prenaient, aux yeux des touristes, des airs de mystère bien faits pour attirer la curiosité des étrangères de marque. Aussi, pour les satisfaire, les maîtresses de maison, se souvenant des habitudes transmises par les aïeules, renouvelaient pour leurs visiteuses les traditionnelles cérémonies du café et celle du sirop, moins compliquée, mais non moins typique.
Pour servir le café, on employait de préférence les jolies esclaves circassiennes passées maîtresses en l’art de la grâce ; la plus âgée apportait sur un plateau d’or ou d’argent le café réduit en poudre impalpable, ainsi que la canaqua de cuivre ; elle préparait ensuite la braise sur un réchaud. Sitôt que l’eau chantait dans la canaqua, elle jetait la poudre appelée boune, tandis que le café prêt à être bu se nomme cahoua. Une autre esclave, plus jeune, disposait alors les précieuses tasses filigranées, — le plus souvent serties de perles ou de turquoises, — sur un plateau où l’on déposait la cafetière. La maîtresse de la maison se levait et, la main gauche sur la poitrine en signe de respect, elle prenait de l’autre les tasses une par une et servait elle-même ses invitées… Les confitures comportaient le même cérémonial que les sirops. Seulement, par un raffinement de courtoisie, on adjoignait à ces deux choses l’offre d’une magnifique serviette brodée d’or, que l’esclave passait d’une personne à l’autre, ce qui n’était pas toujours du goût des invitées, obligées de s’essuyer les lèvres après leurs voisines de divan.
A cette époque, peu de harems présentaient une installation européenne. Partout on retrouvait les tables massives, les divans circulaires aux mêmes coussins bourrés de coton, durs comme pierre, les mêmes fauteuils alignés à la façon d’autrefois en une symétrie désespérante. Pas de salle à manger ni de chambre à coucher. On mangeait n’importe où, autour du plateau traditionnel. Fourchettes et couteaux demeuraient l’apanage des grandes maisons. Pour dormir, seul le maître de céans possédait un lit ; les autres s’étendaient au petit bonheur où bon leur semblait, sur les matelas que les négresses allaient chercher dans la salle dévolue à cet usage. Une moustiquaire accrochée par quatre cordons, une couverture de coton piqué, un coussin long, il n’en fallait pas davantage… Comme les familles et les invitées étaient légion, chaque appartement, à la tombée de la nuit, prenait des apparences de dortoir. La toilette était vite faite. En dehors du bain hebdomadaire, nul ne se lavait autrement qu’à l’aide de l’aiguière et du bassin que l’esclave de service tenait sagement devant chaque visiteur…
Les distractions consistaient en de rares sorties par bandes, sous l’œil attentif de l’eunuque de la famille. Les noces, les circoncisions, les funérailles venaient, pour quelques heures, mettre la révolution dans la vie paisible des recluses.
Peu cultivées, elles se contentaient de la lecture de quelques contes orientaux, toujours les mêmes, ou des récits que leur faisaient les commères colportant de maison en maison les histoires de la ville. L’été, elles se donnaient entre elles d’étranges concerts. Nonchalamment accroupies sur les chiltas (matelas de soie) au sommet de leurs terrasses, elles distrayaient leur ennui au moyen de la houd ou de la noune, seuls instruments de musique que toutes connussent. Insensiblement, la petite cité s’animait à mesure que la soirée s’avançait. Sous les rayons de la lune, on voyait se détacher du groupe une danseuse, esclave affranchie ou simple parasite de la maison. Vite, les autres s’emparaient du darabouka, sorte de tambour de peau d’âne, précédé d’un long col de terre cuite et, à petits coups cadencés, elles accompagnaient les pas de l’artiste improvisée. Celle-ci, les crotales de cuivre entre les doigts, exécutait les danses les plus suggestives, qui duraient souvent jusqu’à l’aube.
En bas, dans le mandara, les hommes buvaient du cognac, en jouant au jacquet ou aux dés.
Mais dans cette Égypte désuète, aux mœurs presque médiévales, l’amour de la France demeurait si grand qu’il suffisait de se présenter au nom de notre patrie pour que toutes les barrières, d’un seul coup, tombassent, pour que les portes les plus closes s’ouvrissent…
Dans les harems, la Française était reçue, non point en étrangère, mais en amie. Beaucoup de femmes indigènes de la société parlaient notre langue ; les autres ne demandaient qu’à l’apprendre. Il semblait même parfois un peu gênant à celle qui arrivait d’être traitée avec de si magnifiques honneurs ; car non seulement on l’accueillait en souveraine, mais on lui imputait des mérites, une science, que le plus souvent elle ne possédait pas. Un enfant tombait-il malade ? Vite il fallait courir auprès de la dame française (Sett Françaouia) ; elle seule pouvait indiquer le remède infaillible qui le devait guérir. L’époux se conduisait-il de façon peu galante envers sa femme ? on venait solliciter les conseils de la nouvelle venue. Recettes culinaires, détails de toilette, façon de s’habiller, de se coiffer, tout était matière à réclamer les lumières de la Française. Elle seule semblait tout savoir, tout connaître ; chacune de ses paroles était un oracle, chaque prière un ordre, chaque enseignement une loi.
Les hommes, eux, ne pensaient pas qu’il pût exister au monde d’autres institutions que les nôtres, d’autres maîtres que nos professeurs, d’autres ouvrages que nos livres.
La France régnait là-bas, en souveraine charmante et incontestée.
Cette influence magnifique, que toutes les autres nations nous enviaient, nous la devions à tous ceux de nos compatriotes qui, depuis les compagnons de Bonaparte, — les Larrey, les Monge, les Berthollet, les Caffarelli, les Geoffroy Saint-Hilaire, — avaient commencé d’introduire les premiers éléments d’instruction en Égypte. A la suite de ceux-là dont le nom, après plus d’un siècle, est demeuré impérissable en Égypte, d’autres étaient venus, appelés par le vice-roi Mohamed-Aly. Un Français, M. Sève, devenu Soliman-Pacha, avait réformé et discipliné les armées ; son œuvre fut aidée et continuée par une pléiade d’officiers, français comme lui, parmi lesquels il faut citer le lieutenant général Boyer qui, sur la demande du Pacha, quitta Paris en 1824, le colonel Gaudin, M. Paulin de Tarlet, MM. Varin, Gonthard, de Veneur, Guillemain, Rey, Plassat. La plupart reposent encore dans le vieux cimetière abandonné de l’ancienne Babylone. La marine avait été confiée à M. Besson. L’arsenal fut placé entre les mains de l’ingénieur de Cerisy.
Mais ce serait mal connaître le génie éclectique du grand réformateur Mohamed-Aly que de penser un instant qu’il pût se contenter d’organiser seulement les moyens de défense ou d’attaque de sa nouvelle patrie. Sitôt que son règne fut certain et les droits de sa dynastie assurés, il songea à s’attacher une élite de savants et de professeurs capables de donner à l’Égypte une place à part dans le monde oriental. Nous savons qu’il réussit au delà de tout espoir.
Bientôt les écoles s’ouvrirent, les hôpitaux s’élevèrent, les fabriques se dressèrent un peu partout dans le voisinage du Caire et dans le Delta. Des hommes tels que Félix Mangin, Clot-bey, Mougel-bey, firent plus en quelques années pour le renom de notre pays que les plus glorieuses conquêtes.
Le vicomte de Forbin débarque à Damiette en 1817 et de là gagne le Caire. Il se montre tout heureux d’y rencontrer un aussi grand nombre de Français. C’est M. Asselin de Cherville, notre consul, « qui unit beaucoup de savoir à la plus grande modestie » ; c’est M. Gaspary, M. Duclos, Mme Barthélemy, nièce de l’auteur du Voyage du jeune Anacharsis, et qui garde toujours vivant dans son cœur de vieille femme, le souvenir de Voltaire connu autrefois à Paris. C’est encore M. Collière, le docteur Dussap, la famille Caffe et tous les autres qui, déjà, se groupent autour du législateur Mohamed-Aly. On parle à M. de Forbin du colonel Boutin, l’explorateur qui vient de périr assassiné tout près de Balbeck au moment où il se disposait à reprendre la route de France. Le colonel Boutin a, l’un des premiers, étudié les Coptes. C’est encore M. Davenat, drogman du consulat de France, qui a fait le voyage de la grande oasis. A Alexandrie, c’est un Français, M. Roussel, dont les collections retiennent l’attention des savants et des voyageurs. Ces collections, amassées lentement par nos premiers archéologues, ne se faisaient ni sans périls ni sans peines. Elles exigeaient aussi de grands frais. M. Forbin est assez explicite sur ce point. Par lui, nous apprenons que déjà la prodigalité des Anglais a éveillé la cupidité orientale. « Les moindres monuments se vendent à des prix excessifs. Le crédit et les richesses de l’Angleterre rendent cette nation maîtresse presque exclusive des antiquités égyptiennes. » Le transport seul d’une tête colossale coûtait cinq cents guinées au consul d’Angleterre. La France ne permettait pas une telle dépense à ses administrés. Il fallait donc qu’ils agissent à leurs frais.
Les Saint-Simoniens arrivèrent en Égypte en 1833. Ils y reçurent l’accueil le plus généreux. En échange, la terre des Pharaons leur doit un essor réel vers le progrès ; essor qui ne devait aller qu’en grandissant, grâce à la constante volonté des plus remarquables disciples du Père Enfantin. Lambert, Fournel, Bruneau, Busco, devaient laisser là-bas un nom impérissable. Il n’est pas jusqu’aux femmes saint-simoniennes dont l’œuvre, toute de dévouement et d’apostolat, n’ait laissé des traces qui, cinquante ans plus tard, demeuraient encore. N’oublions pas que c’est à l’exemple de l’une d’elles, Suzanne Voilquin, que l’Égypte dut ses premières sages-femmes, ses premières infirmières diplômées. Jusque-là, le soin des enfants et des mères restait confié aux plus stupides matrones, prises dans les derniers rangs du peuple.
Ampère, qui visita l’Égypte en 1844, ne peut s’empêcher de témoigner sa surprise en constatant l’influence dont jouissent nos compatriotes, tant au Caire qu’à Alexandrie. Il nous dit que partout l’on serait heureux de rencontrer des hommes tels que le Dr Ablot, MM. Perron et Linant. Parlant de la maison de ce dernier, il déclare avoir trouvé « fort agréable d’aller le soir prendre place sur un divan et, en fumant un excellent narghilé, de converser avec Mme Linant qui, toute blanche dans son costume demi-oriental, et assise sur des carreaux de pourpre, fait en français les honneurs de son salon arabe ». A propos de Lambert, l’ex-Saint-Simonien, il nous explique que ce dernier a renoncé de fort bonne grâce à son rôle d’apôtre, pour n’être plus qu’un homme d’esprit. C’est à Ampère que Lambert confessa un jour que, s’il reconnaissait avoir été autrefois « un peu » ridicule, il trouvait que d’autres l’étaient « beaucoup ».
Chez Soliman-Pacha, Ampère retrouva un billard français et des journaux de Paris… Chez le Dr Clot-bey, il eut la joie d’admirer une superbe collection d’antiquités égyptiennes… et, sans doute, notre savant compatriote lui fit la lecture de quelque chapitre de ce remarquable ouvrage qui restera le plus parfait monument des études sur l’Égypte. D’ailleurs, Clot-bey, comme les autres, représentait une élite ; chacun d’eux portait en soi la valeur de plusieurs hommes. Xavier Marmier, venu deux ans avant Ampère, ne nous dit-il pas que le chimiste Perron se distrayait de ses heures de cours à la nouvelle école de médecine du Caire, par l’étude approfondie de l’arabe, dont les manuscrits lui donnaient les renseignements les plus précieux sur la littérature et la science au temps des Khalifes…
Xavier Marmier se montre surpris de trouver au Caire un hôtel français dont le propriétaire, M. Colomb, ne dédaigne pas de présider lui-même à la haute direction de ses fourneaux. Non loin de l’hôtel, se trouve le cabinet de lecture de M. Bonhomme, où le voyageur égaré en cette terre lointaine trouve non seulement une bibliothèque complète, mais ce régal si apprécié de tous les hommes venant de Paris : des journaux ! sur lesquels se précipitent les nouveaux venus à l’affût des premiers Paris, bien qu’ils datent de plusieurs semaines.
Durant les années qui séparent le règne de Mohamed-Aly de celui de son petit-fils Ismaïl-Pacha, c’est encore les savants, les ingénieurs, les officiers et les médecins français qui concourent à la civilisation et à la prospérité de l’Égypte : École de médecine, École de droit, École d’agriculture, des beaux-arts, des arts et métiers, Institut, créés et dirigés par nos dévoués compatriotes. La construction et l’inauguration du canal de Suez vont parfaire notre gloire et augmenter, s’il est possible, notre influence en Égypte.
Sous le règne d’Abbas, comme sous celui de son successeur Saïd, les Français, accourus chaque jour plus nombreux, augmentent le prestige de notre pays en cette terre égyptienne où les souverains eux-mêmes leur témoignent une confiance absolue. Nous ne sommes pas un peuple colonisateur, et notre sol nous offre par lui-même assez de ressources pour que, rarement, l’idée nous vienne d’aller demander ailleurs le pain quotidien. Ceux qui, alors, prirent la mer pour se rendre sur les rives du Delta, ne s’exilaient point d’eux-mêmes, tous ils faisaient partie de l’élite choisie et appelée par les vice-rois, amis de notre pays. Jusqu’à la chute d’Ismaïl-Pacha, les descendants du grand chef de la dynastie égyptienne se firent une loi de pratiquer son exemple.
Ceux-là seuls qui connurent les journées de l’inauguration du canal et furent les hôtes du khédive Ismaïl, peuvent encore dire ce qu’était alors l’hospitalité égyptienne, et la place que la France tenait dans ce pays de miracle. Les invités de choix ayant vécu ces heures dignes des Mille et une Nuits ne les oublieront jamais…
Mais la prodigalité du vice-roi n’avait pas été sans entamer fortement les finances du pays. Tewick-Pacha, fils et successeur d’Ismaïl, en montant sur ce trône d’où son père venait de descendre par la volonté des puissances européennes, recueillait une succession particulièrement difficile. La surveillance pénible dont il devenait l’objet, la douceur un peu molle d’un caractère inhabile à secouer le joug qu’il devait subir, enfin la misère croissante du peuple, le désordre d’une armée mal guidée, surtout point payée, tout cela rendit alors la situation des Français assez critique en Égypte. Les événements de 1882 que je vais essayer de décrire devaient achever de ruiner notre influence, ravissant du même coup à nos malheureux compatriotes les bénéfices de près d’un siècle de patience, de travail et d’efforts.