L'Égypte éternelle
PETITS MÉTIERS D’ÉGYPTE
Les tisserands entrevus à l’Exposition agricole du Caire m’avaient donné le désir d’aller les regarder travailler dans le foyer même de leur industrie.
Je me rendis donc à Méhallet[7], par un de ces radieux matins dont l’Égypte offre si souvent l’inappréciable douceur.
[7] Mehallet-el-Kebir, ville de la province de Garbieh.
Quarante minutes de chemin de fer séparent Méhallet de Tantah. C’est, durant le temps si court du voyage, l’éternel panorama de la Basse-Égypte, grasse et fertile à souhait, avec ses plaines d’un vert pâle, son horizon sans bornes, immensité couleur d’émeraude que le ciel de mars, d’une transparente pureté, fait plus éclatante, à l’œil ravi du voyageur. De loin en loin, de minces bouquets de mimosas et de lentisques ; par places, au bord de quelque canal, un saule pleureur dont les branches, déjà, se couvrent de verdure légère, véritable dentelle dont les fils sont de minces feuilles, qui se penchent doucement vers l’eau lumineuse.
Les gamouss paisibles[8] vont de leur pas grave vers les prairies et, par endroits, des bœufs et des ânes, quelquefois séparés, le plus souvent attelés, en une bonne entente de bêtes paisibles, tournent la sakieh[9] qui va donner aux terres le liquide bienfaisant qui les arrose.
[8] Buffles.
[9] Puits à roue.
On arrive. Voici la ville ! la ville célèbre où jadis les mosquées furent égales au nombre des jours, ville de trafic et de richesse où, en bons musulmans, les tisserands dont l’or emplissait les coffres, croyaient utile de se conserver les faveurs du ciel et de faire la part du feu en construisant chaque jour de nouvelles maisons de prière. Que reste-t-il aujourd’hui des trois cent soixante-cinq mosquées ?… de tristes ruines lamentables, comme toutes les ruines de la Basse-Égypte, où la brique crue et le limon font tous les frais de la construction. Aussi l’on a peine à croire que certains villages, n’offrant plus aujourd’hui que des amas de décombres poussiéreux, aient pu représenter jadis le centre palpitant des grandes cités mortes.
Cela est vrai pour des capitales telles que Mendès, Xoïs, Athribis et Saïs, où seuls quelques monticules et des mottes de terre bizarrement assemblées rappellent vaguement la forme d’une ville ; à plus forte raison pour Méhallet, dont l’opulence ne remonte guère qu’à la Renaissance et que rien, aujourd’hui, ne différencie d’avec les nombreuses cités de l’intérieur, aussi dépouillées, aussi tristes, aussi malpropres qu’elle.
On y voit un bazar nouveau, tout à fait quelconque, où se retrouvent les éternels pots et marmites de terre vernissée, les mouchoirs de coton aux teintes violentes, les mille bimbeloteries du commerce oriento-européen. De-ci, de-là, les backals[10] grecs mettent la note gastronomique, avec leurs boules de fromage de Hollande, leurs boîtes de conserves et leurs caisses de pétrole. Puis, deux pharmacies, quelques boutiques de marchands de cigarettes, et voilà pour le négoce… Qui a vu une rue soi-disant « franghi » dans une ville d’Égypte, les a toutes vues.
[10] Épiciers.
Hors le Caire, Alexandrie, Port-Saïd, peut-être Tantah et Mansourah, tout est pareil !
Un voyageur qui s’endormirait à Samanoud ou à Chibin, peut fort bien être transporté dans un autre chef-lieu de province et s’y réveiller. Il lui faudra du temps pour s’apercevoir qu’il a changé de contrée. C’est la répétition la plus extraordinaire qui se puisse voir, et je ne sais pas un autre pays semblable sous ce rapport.
Même résultat pour les ruelles inextricables qui forment la ville elle-même ; je me suis souvent demandé comment les habitants ne s’y trompaient point et n’allaient pas, le soir venu, frapper à une porte qui ne fût point celle de leur demeure.
A Mehallet-el-Kebir, c’est en parcourant un véritable labyrinthe de rues infectes, et pour la plupart désertes, que l’on arrive enfin à la principale fabrique de tissus.
Ici, rien n’a changé depuis le commencement des âges, et l’on se croit reporté à des dizaines de siècles en arrière en pénétrant dans la cave, presque sans jour et tout à fait sans air, où nous sommes introduits.
Voici les métiers primitifs, tels que sans doute ils sortirent de l’imagination des premiers tisserands égyptiens. Aucun changement, aucune amélioration, la routine éternelle suivant son cours à travers les époques disparues.
Des ouvriers, péniblement, accomplissent de véritables miracles d’adresse et de patience, étant donnés les moyens rudimentaires dont ils disposent. D’innombrables fils de soie ou de coton pendent de la voûte et, selon l’ancien système placé sur un plancher d’une solidité relative, un second ouvrier démêle les fils et les prépare au-dessus du métier où travaille l’ouvrier principal. Les fils eux-mêmes sont maintenus d’aplomb par des pierres, comme au premier jour de l’art du tissage. C’est merveille de voir la rapidité avec laquelle l’artiste fellah, muni d’un outillage si barbare, lance sa duite. Il l’agite en un rythme régulier, traçant à mesure les dessins que seule lui dicte son imagination ; aucun modèle ne le guide, il se contente de composer à mesure.
Les ouvriers se trouvent resserrés en un espace si étroit qu’il est presque impossible de circuler dans la pièce. Chaque coin laissé libre est d’ailleurs occupé par un ou deux enfants de six à dix ans, chargés de dévider les écheveaux de fil ou de soie à des tours qu’une sorte de rouet fait fonctionner. Ces tours sont fabriqués avec des bâtons de roseaux à peine équarris, tels que depuis trente siècles leurs aïeux les connurent.
Jusqu’au commencement du XVIe siècle, les ateliers des tisserands étaient désignés en arabe sous le nom de tiraz. Ce nom a été changé depuis en celui de maanral servant à indiquer le lieu de fabrication ou le métier. Enfin, de nos jours, on emploie indifféremment les termes de warchach ou fabriqua, celui-ci venu de l’italien et dont les Égyptiens ont fait au pluriel fabriquatt.
Bien avant la modeste Mehallet, les grandes villes d’Égypte se disputèrent l’honneur de présenter au khalife les plus admirables étoffes sorties de leurs ateliers. L’Égypte, alors, donnait plus encore qu’elle ne recevait, et ses produits dépassaient en beauté les échantillons de toutes les contrées musulmanes. Al-Fakihi, l’historien, avait vu à la Kâabah de la Mecque des tentures fabriquées en Égypte dont la plus ancienne portait la date de 159 de l’hégire, soit l’an 700 de notre ère. Il ajoute que cette pièce merveilleuse avait été exécutée à Tinnis. A l’appui de son dire, le chroniqueur donne sur cette dernière cité des détails qu’il me paraît intéressant d’indiquer : « Tinnis, — la Tennesos des Grecs — était une belle ville dans laquelle se trouvaient un grand nombre de monuments des anciens. Les habitants se montraient riches et opulents. La plupart d’entre eux tenaient leur fortune de leur métier de tisserands. C’est là qu’étaient tissés les vêtements appelés choroubs, dont on n’aurait pu trouver les pareils dans tout le reste du monde. C’est là aussi qu’on tissait, à l’usage personnel du khalife, une robe nommée badanah, ne renfermant en chaîne et en trame que deux onces de fil ; le reste était tissé en or. Cette robe, véritable merveille, présentait cette particularité que l’on n’avait besoin ni de la couper ni de la coudre. Sa valeur atteignait mille dinars. Les autres robes en lin simple, fabriquées à Tinnis, se vendaient 100 dinars. »
C’est encore à la ville de Tinnis que se préparaient les étoffes destinées aux tentures de la Kâabah ; à Chata, Difou, Damirah, Tounah et dans les villes voisines on fabriquait également des tissus très fins, mais qui demeuraient bien inférieurs à ceux de Tinnis et de Damiette. L’exportation de ces étoffes dans l’Iran produisait, par an, jusqu’à l’an 360 de l’hégire (970 de notre ère), de vingt à trente mille dinars. D’après Makrizi, le village de Dabiq était célèbre par ses étoffes brochées d’or et la finesse de ses turbans faits de lin pur. Alexandrie gardait le monopole des pièces de lin. Une de ces étoffes nommée chirb se vendait à son poids d’argent[11].
[11] Le manteau que le César romain germanique revêtait lors de son couronnement sortait des métiers arabes. Il est aujourd’hui conservé à Vienne.
Cependant l’Égypte ne fut longtemps qu’un simple vilayet dépendant de Bagdad la superbe. Les gouverneurs se contentaient de la pressurer.
Avec les Khalifes Fatimites, la terre des Pharaons touche à l’apogée de sa puissance. Les Tiraz deviennent propriété khalifale et une organisation spéciale est instituée. Elle comprend un directeur général, un contrôleur, un directeur des travaux et deux comptables.
Pour se donner une idée de l’importance attachée à cette administration, il faut relire les écrivains de l’époque. L’un d’eux nous apprend qu’à la tête du département du Tiraz, qualifié toujours « le noble », est un directeur choisi parmi les hauts dignitaires du turban et du glaive. Il jouit d’égards spéciaux de la part du khalife. Il a une résidence à Damiette, une autre à Tinnis et enfin partout dans les autres centres de fabrication d’étoffes. Il est un des fonctionnaires les mieux rétribués. Sous ses ordres et pour faire exécuter les commandes adressées aux villages, se trouvent cent hommes. A sa disposition sont un achari[12] et trois barques dont les raïs et les matelots ne les quittent jamais et sont payés par le divan. Que nous voilà loin des humbles tisserands de 1921 !… Aujourd’hui, les tisseurs les plus habiles travaillent huit heures par jour et gagnent une pariza (2 fr. 50). Les autres reçoivent une paye variant de quatre à huit piastres. Les enfants doivent peiner tout le jour pour une grosse piastre.
[12] Achari, sorte de bateau employé autrefois sur le Nil.
Tout ce monde est content, rit, chante, parfaitement satisfait. Et je songe qu’ici, comme ailleurs, le travail de ces hommes n’ayant pas seulement l’air de se douter des merveilles qu’ils accomplissent en de telles conditions, et pour si peu d’argent, va se transformer en belles guinées dans le coffre-fort du marchand qui, lui, saura en extraire tout le bénéfice possible, sans risques et sans peines.
Comment ne pas se révolter devant une chose aussi étonnante : la différence existant entre la facilité des moyens de production, le bon marché des matières premières et le prix élevé auquel les étoffes sont vendues ! Je pense que c’est aussi ce prix qui en rend la consommation beaucoup moins importante qu’elle ne le serait, si les marchands se montraient moins rapaces.
Il y a là de très grandes réformes à établir. C’est ajouter à la richesse d’un pays que d’en multiplier les industries et les rendre prospères. Les fabriques de Mehallet, disposant d’un outillage plus parfait, pourraient atteindre de magnifiques résultats qui ramèneraient peut-être l’abondance dans la ville si lamentable…
Certes il est bon de songer à l’embellissement des capitales et à l’agrément des hôtes de marque ; mais relever le commerce des cités qui s’en vont, s’appliquer au bien-être et à la vitalité des populations de l’intérieur de l’Égypte, me semble un devoir qui s’impose. Car la province est à la capitale ce que les artères sont au cœur, et c’est de l’abondance des villages que sont faits le charme et la richesse du Caire.
Je ne pense pas que les tisserands de Mehallet, pas plus que ceux du Caire, remisent de si tôt leurs navettes enchantées. Le fellah assez fortuné pour se parer aux jours de fête, le peuple innombrable des ulémahs, des cheiks, des feckys, enfin toute la petite bourgeoisie indigène composée de commerçants et de boutiquiers, ne renoncera point si vite aux belles galabiehs, aux caftans et aux koufiehs de soie multicolores. Il faudra de longues suites d’années pour que les étoffes indigènes cessent de plaire. Il serait d’ailleurs grand dommage que ce jour arrivât trop vite. Tel qu’il est, le costume local constitue la beauté des rues et le charme des yeux. Il diffère grandement des gandourahs algériennes ou marocaines. Je ne sache point qu’il soit porté nulle part ailleurs et il demeure, tant par la grâce savante de ses formes, que par l’harmonie surprenante de ses couleurs, un vêtement unique au monde, bien fait pour chatoyer sous l’ardente lumière du ciel égyptien.
Si les métiers du tisserand doivent fonctionner longtemps encore, il n’en est pas de même de l’industrie, autrefois si florissante, du sellier. Au plus beau moment de la civilisation musulmane, alors que l’art arabe atteignit en Égypte son apogée, le Caire disputait à Cordoue la magnifique, l’élégance des objets de sellerie, Les sultans de Constantinople faisaient venir à grands frais la parure de leurs montures de la capitale des bords du Nil. De l’aube à la nuit, on voyait dans la sarghia[13] les ouvriers polissant les cuirs, les passementiers tressant les cordelettes, préparant les glands et les bouffettes de laine ou d’argent. Comme le rouge et l’ocre dominaient, cela faisait dans l’ombre des échoppes, un chatoiement de couleurs et un miroitement de lumière sitôt qu’un rai de soleil venait à les caresser.
[13] Quartier des selliers.
Il y a peu d’années encore, le commerce des selliers possédait tout un coin du Mousky. Là se réunissaient non seulement les beys, les effendis et les eunuques des palais venant eux-mêmes donner leurs commandes et examiner leurs emplettes, mais tous les chefs de tribus bédouines accourus du fond de la Cyrénaïque ou de l’Arabie, à seule fin de choisir au Caire les objets qui devaient parfaire leur prestige aux yeux des autres hommes du camp.
Les belles hanems, moins audacieuses que leurs descendantes, auraient cru se commettre en mêlant leurs voiles de gaze et leurs habarras de satin aux burnous des uns ou à la redingote des autres. Eunuques et domestiques achetaient pour elles ; mais les femmes demeuraient parmi les fidèles clientes de la Sarghia. Bien peu possédaient le coupé, restant encore le monopole des princesses et des riches esclaves de harem. La mule et le baudet remplaçaient tout équipage. Non seulement ce mode de transport servait à rendre les visites obligatoires à travers l’immense dédale des rues de la ville, mais le plus souvent on l’adoptait, sitôt qu’il s’agissait d’un voyage pas trop lointain. Le chemin de fer n’était guère employé que pour les grandes distances, et le moindre déplacement par la secca-el-Hadid[14] prenait les proportions d’un événement.
[14] Voie ferrée.
Aujourd’hui, on ne retrouve plus guère de baudets qu’aux lieux de promenade fréquentés par les touristes, et si l’on veut apercevoir encore quelques femmes voilées chevauchant la haute mule d’antan, il faut aller dans l’intérieur des terres et traverser quelques villages.
Et comme les baudets à destination des clients cosmopolites sont pourvus de selles modestes, que les indigènes conservent les leurs dont ils ne trouvent guère l’emploi, sans les Arabes nomades les selliers pourraient clore leurs demeures. Elles ont déjà disparu en partie ; à peine de loin en loin quelque humble boutique rappelle bien faiblement le magasin rutilant des jours passés.
Un autre art, qui tout doucement achève sa course, est celui du potier. Jadis, l’Égyptien, fidèle aux pratiques de ses pères, englobait dans le même dédain méprisant tout ustensile de fabrication européenne. Dans chaque ville, dans chaque bourgade un peu importante, les fabriques de poteries représentaient une industrie aussi puissante que lucrative. Gargoulettes, bols, cruches et amphores sortaient des mains indigènes et l’on ne pouvait guère parcourir la banlieue de n’importe quelle cité sans voir, alignés par terre et séchant au soleil, les produits que les mains habiles de l’ouvrier égyptien venaient de tirer de la glaise. Maintenant, pour se représenter le travail de ce potier chanté tour à tour par les Grecs, les Romains, les Arabes et les Franghis d’un autre âge, il faut aller jusque dans la Haute-Égypte, à Keneh. De cette ville sortent chaque jour, par centaines, les immenses ballass que les femmes de là-bas emploient pour aller puiser l’eau du fleuve et qu’elles portent, du même geste gracieux que jadis eurent les suivantes de Thermontis et les filles de Jethro.
De Keneh aussi partent les innombrables goulla[15], gargoulettes destinées à rafraîchir l’eau, alors que les Européens n’avaient pas encore installé en Égypte les machines à glace. Cette glace, le moindre fellah peut se l’offrir aujourd’hui pour une somme infime ; seuls, les pauvres recourent aux moyens préconisés autrefois.
[15] Nos pères, venus en Égypte avant le XVIIIe siècle, les nommaient bardaques.
Cependant, quelques maisons, restées réfractaires aux usages étrangers, montrent encore avec orgueil, sur le rebord intérieur des fenêtres à la mode ancienne, le grand plateau de faïence arabe sur lequel s’alignent les gargoulettes emplies d’eau fraîche et au goulot desquelles chacun vient boire à son tour.
C’est pour ces fervents des habitudes ancestrales, que, chaque jour, les habitants de Keneh chargent les chalands, qui tout doucement glissent sur le fleuve apportant dans les villes les montagnes d’amphores et de vases, et que l’on voit passer de loin en loin sur le grand Nil, gardien des choses immuables et des paysages de légende.
Pourtant, assis sur ses talons et tournant entre ses doigts minces l’argile limoneuse, le potier, guère plus vêtu que les contemporains du roi Menephta, regarde avec mélancolie diminuer peu à peu le nombre des barques qui portent sa fortune. Ses yeux n’ont point de colère, mais une sourde rancune lui vient à la vue des femmes de son pays qui, même ici sur cette rive du Saïd si éloignée du Delta, commencent de trahir la coutume des aïeules et remplacent peu à peu la gracieuse cruche de la contrée, par l’affreux bidon de pétrole, plus solide et moins difficile à remplir.