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L'Ile d'Enfer

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VIII
UN SOIR, AU COL DE SVINASKAR

… Un soir, au col de Svinaskar, j’ai arrêté mon cheval et j’ai vu dans le lointain le promontoire de Rejkjavik, comme une ligne bleue tracée sur l’Océan.

Qu’importent les heures détestables des jours passés : la ville est là ; le but qui reculait sans cesse, comme dans un mirage, est atteint. La longue et périlleuse traversée de l’Islande de l’est à l’ouest est accomplie.

Le danger est derrière moi, je l’oublie. Fleuves impétueux qu’il faut traverser à la nage, glaces qui s’ouvrent sous le pas des chevaux, gouffres qui bâillent, avalanches de roches qui croulent dix secondes après qu’on a passé, tempête de sable rouge, pluie de cendres grises crachées par on ne sait quel volcan mystérieux, tapi dans les glaciers énormes, toutes ces choses sont effacées de ma mémoire devant le tableau qui s’offre à mes yeux.

Maintenant, dans le galop du cheval, ce n’est pas moi qui marche : c’est le paysage qui vient vers moi comme pour m’accueillir.

Et c’est la féerie du soleil couchant qui se renouvelle, une boule rouge qui chancelle et tombe dans la mer et laisse au ras du ciel des pourpres lumineuses, cependant que de la terre monte la vapeur de sources d’eau chaude qu’Ingolfür, en 874, prenait pour des fumées.

— Rejkjavik ! la baie des fumées ! s’écriait le hardi matelot, en prenant possession de la terre de glace.

Et je me sens, ce soir, une âme conquérante où passe le souffle qui animait autrefois les grands pirates, mes aïeux.


Rejkjavik ? une cité américaine à la deuxième période. Le ciment armé commence à remplacer le bois.

Le plus énorme cube appartient à la Banque d’État, c’est la civilisation qui s’affirme.


Là-bas, à l’écart, sur la rive du fjord, une bâtisse au toit rouge : la léproserie. C’est la civilisation qui se protège.


Un lépreux est un citoyen ; alors, les hommes politiques, à l’abri derrière une barrière de bois, viennent haranguer ces monstres. C’est la civilisation en marche vers un meilleur avenir.


L’hôtel d’Islande est en bois, mais il joue à l’hôtel moderne. Ses soubrettes ont des tabliers à bavolet, ses garçons, des smokings de toile blanche.

Il y a un orchestre et l’on danse.

Non les danses lentes et graves, religieuses, du pays, mais les horribles fox-trots.


Quand je suis entré dans la salle en chandail et botté, j’ai eu l’air d’un anachronisme.

On m’a servi, dans un coin, une bière fade et des mets à la manière de Copenhague. J’ai regretté la morue.


Les modes danoises et américaines s’harmonisent. Ici, plus de costume national, plus de coiffes soyeuses, plus de corselet… Des fagotages de robes et de pitoyables chapeaux pleurant des plumes.


Dieu me pardonne, il y a trois prostituées !

En vérité, je vous le dis, la civilisation ici est souveraine.


Ici, on trafique, on achète, on vend. Les combinaisons s’échafaudent, on truque, on ment, on trompe, on ruse ; offre et demande, concurrence ; il y a des petits et des gros, des pauvres et des riches. Un hôpital, une prison, un Parlement, ô civilisés, mes frères !


Pureté de la mer et pureté des neiges. L’océan bat les noirs rochers de l’île. La neige est là, aux portes de la cité.

L’enfer est-il dans les espaces redoutables que j’ai traversés, là-bas, derrière vous, montagnes ?

N’est-il pas plutôt dans ce grouillement de crabes en perpétuelle agitation, ici, sur cette langue de terre ?


Rejkjavik fait des affaires.

Rejkjavik est une capitale.

Ames d’Ingolfür et de Hjorleifür qui êtes quelque part dans le Walhalla des ancêtres, leur pardonnerez-vous ?

Moi, l’Étranger, je vous évoque ; moi, l’Étranger, je vous vénère ; moi, l’Étranger, je pense à vous, ce soir, tandis que ceux de votre race se hâtent à la recherche du temps perdu.


Il y a même une route ! Et sur cette route, des autos.

De Rejkjavik à Thingvellir, il y a cinquante kilomètres de montagnes russes que les Ford franchissent en deux heures, avec l’accompagnement du clakson pour la plus grande frayeur des chevaux inhabitués à ces fantaisies sportives.


La descente sur Thingvellir est grandiose. C’est une immense tranchée basaltique qui se casse à pic soudain pour faire place à la plaine de l’Althing, aux eaux calmes du lac Thingvallvatn. Un lac qui, à cent deux mètres au-dessus du niveau de la mer, se hérisse de cônes volcaniques et reflète sur sa rive l’image de son église minuscule.

A l’horizon, un volcan noir et blanc.


Plaine de l’Althing, où dorment les grands souvenirs de l’histoire islandaise.

Isolés, les descendants des compagnons d’Ingolf voulurent se grouper.

Il fallait un emplacement pour réunir l’assemblée. L’homme-qui-avait-des-chaussures-en-peau-de-mouton découvrit cette plaine.

De tous les coins de l’île les fermiers arrivèrent, et, la muraille de basalte formant écran, le peuple entendit des paroles de concorde et de paix.

Elle est là la tribune naturelle où s’élaborèrent les lois. C’est là qu’est née la République à l’aube du Xe siècle.

C’est là, devant ces monts farouches, que les paysans revinrent, tous les douze mois, discuter leurs affaires, qui étaient celles du pays. C’est là qu’en l’an mille les vieux dieux nordiques s’effacèrent devant la pâle figure du « doux charpentier dont la parole était de miel ».

Mais la vieille saga nous dit que Thor et Odin n’acceptèrent pas leur destin. Tandis qu’on discutait, un homme venant du sud apparut sur un cheval blanc d’écume ; il criait : « Le feu est sorti de la terre ! »

En effet, on pouvait voir monter à l’horizon les menaçantes fumées volcaniques.

Les païens et les esprits timorés y voyaient la colère des dieux outragés. Mais le soldat du Christ qui tenait la tribune frappant du pied le sol calciné, demandait :

— Contre qui les dieux étaient-ils furieux, qui voulaient-ils punir, lorsque, il y a des milliers d’années, ces rochers où nous sommes brûlaient comme des torches dans un pays où rien ne vivait ?


Aujourd’hui dimanche, les couples citadins font la dînette au bord du lac.


Nous sommes, André Courmont, consul de France, et moi, à la tête d’une cavalcade de dix-sept poneys, qui, selon la coutume, s’égaillent dès qu’ils aperçoivent une touffe d’herbe.

Nous laissons les Islandais à leur joie paisible pour commencer à travers les laves, les trous d’eau, les ravins et les gouffres, l’ascension d’une montagne brûlée.


Là-haut, nous laissons souffler nos bêtes. Le paysage paie notre peine. A perte de vue des monts déchiquetés, des vallons qui se creusent, des sources d’eau chaude qui jaillissent, faisant des ombres bleues, et là-bas, tout là-bas, très visible, très nette, la formidable masse de l’Hekla, qui, pour un jour, a laissé son capuchon de brume et fait miroiter ses neiges sous les rais obliques du soleil.


La descente est rude, pénible, dangereuse ; le terrain est fangeux, les chevaux pataugent.

Dans la plaine marécageuse de Middalur, nous dressons la tente, cependant que des myriades de moustiques claironnent des fanfares à nos oreilles. Dormir ? Pas possible, les poneys irrités mènent un beau tapage.

Debout ! Bouclons nos selles. En avant !


La marche est dure dans ces terres sans consistance qui nous conduisent vers les geysers.

C’est à l’abri d’une petite montagne, ocre rouge et safran, un mamelon creusé de trous dans lesquels l’eau bouillonne et gicle…

Un glougloutement ininterrompu vient du tréfonds des entrailles terrestres ; mais, hélas ! c’en est fait des beaux jaillissements d’autrefois. Le grand geyser n’est pas mort, il agonise.

Depuis quatre ans, il refuse obstinément de sortir de sa tanière.

Tremblement de terre ? Déplacement de la poche des eaux ? Obstruction du goulet ? On ne sait.

Ses bords se revêtent d’une croûte calcaire rose et bleue. Seul, le Strokker, toutes les trois secondes, fait un petit saut de trente centimètres.

Ils sont là, par centaines, fumant et bouillonnant ; leurs eaux transparentes et vertes laissent apercevoir des architectures merveilleuses, des palais enchantés, des floraisons aquatiques, compliquées et charmantes ; mais il y a toujours un trou sombre qui donne le frisson par son attirance et son immensité.


A la ferme où nous dégustons le café traditionnel, nous trouvons une vieille dame irlandaise assise face au mur sur une chaise et qui égrène son chapelet avec ferveur, s’arrêtant aux gros grains pour dire dans un soupir : « Mon Dieu ! mon Dieu ! c’est le pays du diable ! »


Quatre heures après, c’est l’énorme tranchée volcanique au milieu de laquelle coule, blanche, immaculée, la Hvita.

La Hvita qui, soudain, fait un saut fantastique de soixante à quatre-vingts mètres et lance dans le gouffre le tonnerre de ses eaux. Chute de Gullfoss, spectacle unique, plus beau que le Niagara, plus sauvage, plus horrible surtout.

Le fleuve franchit les rapides, roches noires au ras de l’eau ; c’est d’abord une première chute à angle droit, puis la tombée formidable.


Sur la terre mouillée, on s’endort bercé par l’énorme chanson.

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