L'Ile d'Enfer
II
DANS LES BRUMES D’ISLANDE
Seydisfjord, là-haut, sous le cercle polaire, par 65° 16′ de latitude nord et 14° de longitude. Un fjord étranglé entre deux parois de basalte dont les escarpements sont à pic et les sommets couverts de neiges éternelles. Au fond de la passe, un port naturel où les morutiers, les baleiniers et les chasseurs de phoques trouvent un abri sûr, par gros temps, à la condition d’éviter les roches sournoises de la pointe Dalatangi et les récifs de la côte de Skàlanes à Vogahnuta.
A la condition également qu’il n’y ait pas de brumes. Le steamer Sterling s’est perdu, il y a trois semaines, pour avoir voulu forcer le brouillard.
Quand nous passons, nous apercevons le sommet du grand mât et quelques épaves que le flot emporte vers la haute mer.
Au mouillage de Vest-Dalseyri, il y a cinq chalutiers de Fécamp.
Les hardis marins de France accomplissent ici un labeur qui mérite d’être cité en exemple. Qui dira la vaillance de ces équipages subissant, sous un climat des plus durs, les rafales et les paquets de mer, travaillant parfois avec de l’eau jusqu’à la ceinture, accomplissant la rude besogne des morutiers, dix-huit ou vingt heures durant !
Sans se plaindre, sans grommeler, gaiement, à la française, nos matelots chalutent, taillent, coupent et salent le poisson.
Nous portons avec nous le courrier. Et les garçons de Paimpol, de Saint-Malo, d’Yport ou de Boulogne tendent vers nous leurs mains crevées d’ampoules et rongées par la saumure.
Je les ai tenues entre mes doigts, les pauvres chères choses à l’écriture hésitante et malhabile tracées par la femme ou la maman qui, depuis cinq mois, attend celui qui est parti. Et ceux qui sont partis attendent les lettres qui les poursuivent de port en port, de mouillage en mouillage, de Rejkjavik à Seydisfjord, de Seydisfjord au cap Nord, du cap Nord aux îles Westmann.
Des noms sonnent, gais ou rudes, selon la province. Les gars s’avancent de leur démarche balancée ; seuls leurs yeux, qu’ils ont clairs, se paillettent de joie. La lettre est légère dans leurs doigts, mais on sent qu’elle est lourde d’espérance ; un geste furtif la cache entre la vareuse et le gilet de flanelle rouge, uniforme de nos terreneuvas et de nos islandais.
Ils la liront ce soir, en cachette, sur le gaillard d’avant. Les marins de France ont la joie simple et solitaire ; pour l’instant, l’ouvrage appelle, on l’accomplit avec d’autant plus de cœur que, les soutes pleines, on pourra repartir…
De la passerelle, je les vois s’activer, sans un cri, sans un juron ; ils courent d’un point à l’autre, vont, viennent, avec des gestes déterminés ; les treuils manœuvrent et grincent, les mannes d’osier s’emplissent, s’élèvent avec un balancement de droite à gauche, puis tombent avec un bruit de tonnerre dans la cale.
Jusqu’à minuit, ils ont œuvre. A quatre heures, ils sont tous à leur poste. Le froid pince, le norois cingle, mais il fait clair. Depuis plusieurs jours, le soleil est à l’horizon, l’ombre n’est pas descendue sur le fjord, et la petite ville en arc de cercle est pimpante comme un joujou trop neuf. On dirait une exposition d’urbanisme ou une Foire de Paris surgie soudainement pour quelques semaines.
Un jouet. C’est le mot et la lettre. L’église est minuscule, son clocher et ses fenêtres sont vert cru ; la poste a un toit vermillon et des fenêtres bleues ; l’hôpital, tout là-bas, un hôpital à l’échelle de la cité, dix-huit lits, dresse un fronton vert pomme sur la prairie qui essaye de verdir. Il y a, tout autour des moutons, ces moutons islandais à la toison épaisse ; les yeux, sans le vouloir, cherchent la bergère, la houlette et le traditionnel cyprès.
Il y a même une prison-maisonnette toute grise, mais, comme il n’y avait pas de prisonniers, le sage bailli a décidé de la louer à un jeune ménage. C’est une églogue en vérité, mais, hélas ! la pastorale s’arrête là. S’il y a des bergers, il n’y a pas un arbre ; quelques épinettes rampent sur la rare terre végétale.
L’imagination des auteurs grecs qui, pendant vingt siècles, nous ont conté des histoires de l’autre monde trouverait en Islande mieux que Pélion sur Ossa.
Pour comprendre ici la nature, il faut songer à l’impossible collaboration de Dante et de Rembrandt. C’est un entassement formidable de rocs de basalte, jaillis de entrailles terrestres, qui tressaillent encore malgré ce prodigieux enfantement. Des vallées entières sont comblées par la lave, et les pics hérissent leurs aiguilles de granit.
La flamme blanc et bleu — les couleurs de l’Islande — flotte à la cime des mâts. La ville a pris un air de fête pour célébrer l’anniversaire du citoyen qui a donné la liberté à son pays.
Le soleil joue sur les eaux vertes du fjord, le soleil faisant étinceler, là-haut, les neiges et dont les rayons paillettent les cascades qui, par centaines, dégringolent des monts.
Cette fête du soleil et de la neige est toujours pour moi un émerveillement, et je songe à Marrakech, la ville rouge, trois fois ceinturée de remparts, qui berce son indolence islamique au doux balancement des millions de palmes de son oasis, tandis qu’à l’horizon se dresse la redoutable barrière de l’Atlas.
Hélas ! ici, on chercherait en vain une symphonie naturelle pour magnifier la gloire du printemps.
Les Elfes, qui veillent dans les gorges ou dansent sur les plateaux, ne sont pas couronnés de thym et de marjolaine, comme ceux qui furent chers au poète. Bouleaux nains et saxifrages sont la parure de cette ingrate terre ; de-ci, de-là, le bouquet fragile de la « fleur d’agneau » met l’éclat mauve de ses multiples paupières. C’est toute la grâce du renouveau.
Grain à grain, au cours des siècles, dans des trous de lave ou le creux des rochers, la terre végétale a formé une maigre couche où s’accrochent désespérément des plantes qui s’entêtent à ne pas mourir.
… Le soleil met des nappes lumineuses aux pentes des toits clairs, et dans des jardinets minuscules de vieilles dames se penchent, pétrissant la terre de leurs doigts osseux afin de n’en point perdre la moindre molécule.
A force de tendresse attentive, elles ont la récompense de quelques fleurs. Mme Gudmüsen a, dans son jardin, une couronne de pâquerettes à collerette rouge, une touffe de myosotis et trois pensées ; la femme du pasteur n’en a que deux, mais elle a mis tout son espoir dans la promesse d’un géranium grand comme la main.
C’est jour de fête. Les Islandaises à corselet de velours brodé d’or, à tablier de soie changeante, passent au trot de leurs poneys.
Des pêcheurs féroéens, grands et blonds, portent sur l’oreille leur bonnet de laine noire rayée de minces filets rouges.
Les mousses des chalutiers français traînent leurs godillots sur les chemins pierreux ; ils vont, petits bouts d’homme haut comme ça, roulant des épaules, pareils à de vieux loups de mer.
Ils crânent, mains aux poches, frimousses effrontées, et lancent des gaillardises aux filles qui ne comprennent pas.
La nuit, le ciel reste d’un bleu tendre, mais les eaux du fjord s’assombrissent.
Une sirène déchire le silence. L’écho se répercute et s’agrandit. C’est le morutier Normandie qui entre dans la passe. Le capitaine Maillard, un beau marin qui aurait fait jadis un magnifique corsaire, est debout sur la passerelle ; ses matelots et lui tiennent la mer depuis quatre mois. Depuis quatre mois, ils tournent en rond autour de l’Islande, du cap Nord aux îles Westmann. Ses cales regorgent de poisson. Il est fier, ils sont fiers de leur ouvrage ; ils sont hâlés, jaunis, brûlés par les embruns et par le froid. Ils sont effroyablement beaux. Et le vers de Tristan Corbière est juste qui dit :
Dans le chalut, parmi les milliers de morues, un apokal s’est laissé prendre. Le monstre aux dents aiguës gît sur le pont, grisâtre, rond, visqueux et flasque.
Dix hommes le poussent par-dessus bord ; il tombe sur l’appontement de bois avec un bruit mou. On l’éventre, il a dans l’estomac dix-sept grandes morues.
Trois Islandais sont venus, silencieux et graves ; ils ont dépouillé la bête, ils l’ont coupé en lanières de soixante-quinze centimètres après avoir mis soigneusement le foie de côté, un foie énorme qui donnera quinze à vingt kilogrammes d’une huile meilleure que l’huile de foie de morue. On emploie cette huile ici à des usages médicaux. Elle est souveraine, paraît-il, contre les maux de gorge.
Les trois hommes s’activent, les couteaux fendent la chair d’un blanc laiteux, les filets découpés sont enterrés.
Dans un mois, ils viendront les reprendre, les nettoieront, et, pendus à un crochet, ils sécheront à l’air libre pendant un an, après quoi ce sera un régal de fin gourmet… Si le cœur vous en dit…
Les moutons errent, faméliques, sur la montagne, flanqués d’agnelets d’une agilité surprenante.
Ils viennent sur l’appontement, happant ce qui tombe : croûte de pain, tête de morue, entrailles de poissons ou cordage oublié.
Nuit et jour, en toute saison, même par les froids noirs d’hiver, ils vont ainsi, errants et pitoyables.
Les vieux béliers terriblement cornus, dressés sur la pointe des rocs, ont l’air de monter, immobiles, la garde aux portes de l’enfer.
Loin de la ville, à l’Ouest, au milieu des tourbières, les eaux tumultueuses bercent le sommeil des morts.
Ici, sauf deux ou trois tombeaux, les morts sont anonymes. La terre est bossuée de tertres qu’une herbe courte recouvre.
Dans le coin, à gauche, une croix de bois grise, sans un nom. Un marin de France se repose là de ses courses lointaines. Il vivait pour la mer, la mer ne l’a pas pris. D’Yport ? de Fécamp ? de Paimpol ? On ne sait pas. Une fleur de myosotis a poussé là. Les chalutiers et les goélettes reviendront au port, un homme manquera… Sur la terre normande ou la terre bretonne, il y aura une veuve de plus, affalée de douleur aux marches d’un calvaire.
Demain, la fleurette mourra…
Demain, la neige nivellera les morts, et le petit matelot de France ne sera plus rien, plus rien, pas même un souvenir. C’est pourquoi, cet après-midi, j’ai trouvé pour lui des prières anciennes.
Près de l’église, au fond du fjord, il est une maison de bois qui m’est chère ; à la cime de son mât flottent les couleurs françaises.
Ce matin, le bleu du ciel est pareil au bleu du drapeau, la neige inviolée est pure comme lui, la rouge saigne au soleil des souffrances subies par la patrie lointaine.
Je ne suis ni gobeur, ni chauvin, mais à travers mes pérégrinations aventureuses j’ai toujours senti de la joie en mon cœur lorsque j’ai vu claquer au vent étranger le pavillon de France.
A San Diego, à la frontière mexico-américaine, dans le plus beau pays du monde, le consul te hissa en mon honneur, drapeau !… Et j’ai eu des regrets nostalgiques.
En Alaska, au hasard des placers, tu étais ma chose et mon orgueil et ma longue espérance.
Ici, tu affirmes que la France est présente avec les meilleurs de ses fils… On te dira qu’ils sont devenus fortes têtes, qu’ils te renient, comme ils blasphèment Dieu… Ça n’est pas vrai, je te le jure. Je les ai vus se battre avec des Danois, des anglais, parce que ceux-ci avaient proclamé leur suprématie, comme je les ai vus à genoux et priant sur le pont lorsque l’esprit de Dieu passait au souffle des tempêtes.
L’attaché consulaire de France a un nom tellement impossible, quelque chose en… sen, naturellement, que les morutiers l’ont baptisé Guimy.
Guimy est un Islandais qui s’enivre royalement chaque fois que l’occasion s’en présente, et Dieu sait si, avec les équipages qui se renouvellent constamment pendant la saison de pêche, les occasions sont fréquentes.
Être ivre est son état naturel. Fort heureusement, l’Islande est sèche. Il y a des décrets prohibitifs, des lois menaçantes…
L’Islande rongée de tuberculose et d’alcool avait besoin d’une forte discipline.
S’enivrer est devenu l’apanage des classes bourgeoises, car boire est un luxe coûteux.
Le médecin, l’apothicaire, le pasteur, le consul de Norvège, le représentant britannique sont ivres tous les soirs ; l’attaché consulaire de France ne peut déroger : noblesse oblige.
Einar Jonson est mon ami. C’est un colosse bon enfant, il mesure 1 m. 97, soulève sans effort des sacs de deux cents livres ; il parle le norvégien, le danois, l’allemand, l’anglais, le français… et l’espagnol. Il a été paysan, marin, pêcheur, mécanicien, guide, acheteur de moutons ; il vend du charbon, des conserves, des couteaux, des casquettes, des chevaux, des tricots, des gants ; il représente dix firmes danoises, six maisons anglaises, trois norvégiennes. Il sait se tailler des chaussures dans une peau de phoque, soigner les poneys, traire les brebis, tondre les béliers, recoudre une vareuse ; il peut manger pendant cinq heures ou ne pas manger du tout pendant trois jours. Il peut surtout boire, il tient le whisky comme pas un…
— Einar Jonson, vous avez bu ?
Il penche vers moi sa tête, comme un oiseau qui écoute, et répond, placide :
— Possible, monsieur.
L’Yport a donné son charbon, on a lavé la cale, et maintenant on embarque la morue ; une équipe charge une manne d’osier qu’un crochet happe, le treuil grince, la manne monte, elle a deux ou trois balancements puis se déverse dans le ventre du bateau où des marins rangent le poisson avec un soin minutieux. Peu à peu, le mur s’élève, un mur large où les morues — enchevêtrées les unes dans les autres — font l’office de matériaux.
Une couche de poisson, une couche de sel ; à la volée le sel neige, il crisse sous la botte des matelots.
Les lottes, les flétans, les halibuts, dont certains ont plus de deux mètres, sont mis à part.
Alors que le Norvégien, l’Anglais, l’Allemand font profit de tout, le matelot de France a l’orgueil de sa pêche, qu’il veut pure et sans tache.
Un poisson de trop courte taille, houp ! un geste par-dessus bord.
Et l’avalanche des morues roule avec un bruit sourd dans la cale, la saumure odore fort.
Dans un coin du gaillard d’avant, deux mouettes, aux ailes rognées, piquent du bec la chair nacrée d’une raie.
La morue, c’est la vie de ces hommes… La mo-ue, prononcent les Yportais et les Fécampois. Et ce mot revient, comme une obsession, dans toutes les phrases ; tout y conduit, tout y ramène…
La mo-ue, la mo-ue, les rudes heures de Terre-Neuve ou d’Islande, les sales coups de chien, les brumes traîtresses, les doris perdus, une poche de chalut qui rafle deux mille poissons, la rivalité des pêcheurs « à la ligne » et des « chalutiers », les éternelles histoires du banc… « Quand j’étais sur le banc… »
Aller aux bancs, c’est l’espoir de tous les moussaillons qui sont ici ; ils savent ce qui les attend, la vie rude, la discipline sans pitié, qu’importe !
— « L’an prochain, j’irai aux bancs ! » m’a dit le mousse de l’Yport, un gars de treize ans aux yeux illuminés de fièvre.
Nos islandais et nos terre-neuvas sont de hardis marins… Dunkerque, Gravelines, Calais, Saint-Brieuc, Binic et Paimpol envoient chaque saison, de février à août, deux cents navires montés par quatre mille pêcheurs, goélettes solides et bien gréées, hommes non moins solides et non moins bien gréés.
La pêche les passionne. Par millions, la bande est en marche en ordre régulier, les mâles dessous, les femelles dessus.
La goélette, n’ayant conservé qu’une voile, dérive naturellement sur le travers… Sur le plat-bord opposé à la dérive, sont disposées les mecques de bois, fendues à l’extrémité supérieure pour le passage de la ligne.
Les cent mètres de filin se déroulent, le plomb touche, on relève deux mètres ou trois, puis on relâche, puis on retire : le poisson vorace a mordu… on hale longuement, d’un geste saccadé, et la morue, comme un éclair d’argent, paraît. Un mouvement, la voilà sous le bras du pêcheur qui arrache l’hameçon, coupe la langue et jette dans le parc le poisson qui se tord. Le piqueur lui ouvre le ventre ; le décolleur enlève le foie, les œufs, coupe la tête ; le trancheur sectionne l’arête…
Et tout cela sous un climat meurtrier, dans les brumes qui aveuglent, le froid qui cingle et la perpétuelle menace de la nature et des hommes… les icebergs qui dérivent et les steamers de luxe qui foncent…
Il faut gagner une heure ou deux sur le trajet. Malgré les défenses maritimes, on traverse le banc, on ne voit rien, on n’entend rien. Soudain un craquement, un choc, un cri ; encore un doris qui ne rejoindra pas le bord… Le paquebot passe ; il est passé, force aveugle qui ne s’arrête pas, qui n’a pas le temps de s’arrêter… Time is money !
Guimy, agent consulaire de France, vend du charbon aux chalutiers, des conserves, de la peinture, des cordages…
Vous pensez, peut-être, qu’il serait plus sage d’apporter toutes ces choses de chez nous ? Possible, mais messieurs les armateurs ne peuvent songer à tout.
Ils sont quatre ou cinq, de Boulogne ou de Fécamp, qui mènent la ronde autour de l’Islande ; ils pourraient s’entendre, aménager l’appontement de Vest-Dalseyri, dont les planches tiennent par miracle, créer des dépôts de charbon et de vivres…
Non pas.
Il est préférable de perdre huit jours à Cardiff ou à Newport pour charbonner… Nous n’avons pas de mines en France, et puis, au taux de la livre…
Des magasins d’approvisionnement central ?
Non plus.
A Bordeaux, chaque capitaine achète ce qui lui plaît chez l’épicier du coin, qui lui fait la ristourne (4 %).
A Seydisfjord, à Akureyri, à Rejkjavik, de même. Guimy ou ses confrères sont là, et nos braves loups de mer se procurent des sardines portugaises, des chandelles anglaises, de la peinture danoise… au prix fort.
La couronne islandaise, qui égalait notre franc, vaut aujourd’hui 2 francs 50. A quoi bon se gêner ? Les actionnaires sont là pour un coup.
Songez que la monnaie islandaise n’a aucun cours… ni en France, ni en Angleterre, ni aux Féroé, ni même au Danemark.
Mais les braves captains touchent la ristourne…
Donc, Guimy, attaché consulaire de France, a la clientèle de messieurs les commandants de chalutier ; il faut soigner le client, et Guimy, bon commerçant, est plein de prévenances.
Il a imaginé une excursion à la pointe du fjord… une excursion à poneys. Et nos marins, heureux d’être en bordée, ont une joie d’enfant. Ils enfourchent sans crainte les bêtes robustes.
Nous voilà partis : Deshayes, capitaine de l’Yport, Friboulet, maître de pêche à bord du Cap-Fagnet, Pelletier, capitaine du Somme, Maillard, capitaine du Normandie, Guimy et moi ; pardon, j’oubliais le long Einar, qui ferme la marche, monté sur un poney qui a l’air d’un monstre à six pattes.
Notre cavalcade met en émoi, par ses appels et ses cris, la paisible cité. La traversée de la ville est correcte, mais, dès qu’on aborde les montagnes, les poneys prennent le galop pour le plus grand dommage de messieurs les capitaines, qui roulent et tanguent effroyablement.
Deshayes, résigné, a lâché la bride et se cramponne éperdument au pommeau de la selle.
Les gorges grondantes d’eaux qui jaillissent et tombent, les rochers de basalte taillés à pic, l’eau du fjord qui miroite, étranglée dans la passe, l’océan qu’on aperçoit là-bas, opale sertie d’azur, ils ne voient rien dans la course qui les emporte…
Nous gravissons la pente escarpée du mont ; un coude cache le fjord et la mer océane et, sur le plateau, nous avons la surprise de la neige, une neige pleine de reflets bleus, belle, attirante, immaculée.
Tandis que les chevaux allaient à l’aventure, cherchant à découvrir de maigres saxifrages, les marins ont joué comme des galopins qui font l’école buissonnière.
L’ordre est venu par T. S. F. Le Somme est parti hier soir. Le Normandie appareille. Le capitaine Maillard, redressant sa courte taille, est partout, sur la passerelle, sur le gaillard d’avant, aux machines. Sa figure énergique est dure, qu’adoucit la flamme de ses yeux.
Friboulet gueule à bord du Cap-Fagnet, assourdissant son équipage de jurons, lève les bras au ciel, attestant Dieu et les saints que tout est pour le pire. Rien ne va, rien ne marche. Ses hommes ? des apprentis, des culs-terreux, des propres à rien ; son chalutier ? un sabot, une boîte à outils. Et la mo-ue ? Ah ! la mo-ue… sacrée mo-ue ! Qui m’a f… une pèque comme celle-là.
Friboulet, bon Yportais, dit la pèque comme il dit la mo-ue. Une pèque de cochons.
— Quoi ! rentrer en France ! Malheur de malheur ! Moi, qui ai touché quarante mille francs de part l’année dernière ; oui, monsieur, quarante mille francs… Aujourd’hui, ah ! misère ! quel métier ! Aussi, à Fécamp, je leur f… ma démission par le travers de la figure, comme je vous le dis, foi de Friboulet, qui n’a jamais menti…
« … Qué qu’t’as à te f… de ma gueule, bougre de mousse… Oui, qui n’a jamais menti… On me connaît à Fécamp, à Rejkjavik, à Saint-Pierre, sur les bancs, trente ans que je fais ce travail de galérien… Ah ! mais ! ah ! mais, vivement la France, et oui, qu’on arrive !…
« … Espèce de cochons, attention au treuil… Et ce mécanicien… Ah ! ces mécaniciens, la plaie, monsieur, la plaie… lorsqu’on naviguait à la voile, le beau temps, l’heureux temps ! Ça, des marins ? des Parisiens, monsieur, des Parisiens !… »
Et Friboulet, congestionné, crache de mépris et s’essuie les lèvres d’un revers de sa main mafflue, puis il poursuit :
— Et le Bosco, où est le Bosco ? Il est saoul, pardienne ! Pour sûr que le cuistot n’a pas acheté de pain frais ! M’en fous, ils boufferont du biscuit jusqu’à la gauche ! Et ce voleur de Guimy, qui devait m’apporter ma commission. Il ne viendra pas… la crapule.
« Ah ! te voilà, Guimy, mon garçon ! Je pensais bien que tu ne me laisserais pas partir ainsi… Ah ! tu as songé… c’était pas une affaire, on est gens de revue… Moi, j’ai confiance, tout le monde te le dira, à Fécamp, à Yport, à Rejkjavik ; sur les bancs on me connaît… Merci, mon garçon… Attends un instant, un, deux, cinq, huit… C’est exact… tu sais, les bons comptes font les bons amis… Ce sacré Guimy ! »
Et la lourde patte du capitaine s’abat sur le frêle Guimy, qui chancelle, très ému et très ivre…
— Eh ! mousse, descends dans la carrée, monte le cognac et deux verres.
L’Yport partira demain. Il attend des instructions. Fécamp ou Port-de-Bouc ? On ne sait encore où l’on ira.
Fécamp, c’est le foyer, la femme, les petits, les vieux ; Port-de-Bouc, c’est un mois de plus à rouler dans les venelles…
Le marin est fataliste. L’ordre arrivera, invisible ; on appareillera pour ici ou pour ailleurs, qu’importe…
On appareillera…
Moi, je reste.
— Le Gall, un coup de main, s’il vous plaît ?
— Vous partez ?
— Faut bien.
— Houp là, merci.
Mon sac de toile sur le dos. P’tit Cousin, mon mousse, tient fièrement le pied de l’appareil cinématographique dans sa gaine de cuir. Le Gall m’escorte, portant avec précaution l’appareil lui-même.
En route !
— Un instant ! Je vous suis, allez devant.
Et je me retourne vers l’étroite boîte qui m’a servi de chambre pendant des jours et des jours, la couchette de bois où j’ai dormi sans rêve.
Encore un coin où j’ai vécu et que je quitte.
Regret ? Pas même. Impression nette que la vie continue, bête, absurde, toujours pareille.
— Oui, je viens.
Les camarades sont là qui me guettent… Des mains calleuses sont tendues.
— Au revoir, les amis !
On se reverra ? Pardieu, je l’espère, en France, ou qui sait là-bas, quelque part dans un port du monde…
Peut-être aussi jamais ; l’au revoir du marin est toujours un adieu.
Sait-on jamais avec la mer ?
— … Oui, oui, j’arrive.
Je lance mon sac par-dessus bord et, d’un saut, je franchis le bastingage.
Je rejoins Le Gall. C’est drôle, mon sac paraît plus lourd, plus lourd de toutes les misères passées, de toutes les détresses qui viennent.
La femme d’Einar Jonson est une madone florentine, une madone aux prunelles d’un gris bleu, très doux, très tendre, que frangent des cils longs et recourbés.
Sa chevelure est une gerbe sous le soleil de messidor. Depuis hier, je suis son hôte. Elle va et vient, active ménagère ; lorsqu’elle s’assied, elle brode des arabesques avec du fil d’or sur du velours noir.
Elle est toute douceur et toute indulgence ; mais lorsque Einar s’attarde ou ne rentre pas, ses yeux sont des mers minuscules où monte une brume douloureuse.
— En canot automobile ?
— Oui, monsieur. Si je sais conduire ? Naturellement, je suis allé de Seydisfjord à Rejkjavik par le sud, oui, monsieur.
— Vous m’en direz tant.
Et j’ai suivi Einar Jonson.
La pétrolette file sur les eaux calmes du fjord… Je suis debout à l’avant de la fragile embarcation, et je passe devant l’Yport, dont la cheminée fume tandis que les machines halettent.
— Ohé ! de l’Yport ?
Personne ne me voit, personne ne répond.
La sortie du fjord est rude. La mer est mauvaise, qui s’engouffre entre Borgarnestangi et Skàlanes.
De violentes rafales tombent des versants abrupts.
Brr ! ils danseront ce soir, ceux de l’Yport…
En attendant, c’est moi qui valse. La coquille de noix bondit d’une vague à une autre vague, effleurant les flots ; mais les flots se hérissent et des paquets de mer balayent le canot.
L’épave du Sterling est toujours là, diminuée ; le grand mât est encore visible, mais les baleinières ont été emportées.
Le vent s’accroît lorsque nous doublons la pointe rocheuse ; pendant un quart d’heure, la danse est menée grand train. Enfin, nous voici dans le Lodmundarfjord, qui s’enfonce de quatre milles dans les terres, si l’on peut appeler terres cet amoncellement fantastique de rochers.
Ces rochers vivent d’une vie intense. Des millions d’oiseaux ont fait leurs nids là. Ils passent par groupes de plusieurs centaines, rasant les eaux, tournant dans l’air, se posant d’un seul coup, repartant tous ensemble avec une harmonie, une grâce admirables.
A vingt mètres de la rive, nous jetons l’ancre ; impossible d’aborder. A travers l’eau transparente, on voit le sable fin et noir.
Einar, tranquillement, enjambe le bord et descend dans l’eau. Je le regarde, éberlué ; mais, placide, il continue sa route vers le rivage.
Je saute aussi.
Tous deux, sur les rochers, nous nous ébrouons comme de jeunes chiens.
Un vol d’eiders passe, triangulaire.
Marche pénible dans les éboulis. Enfin, voici la terre, une terre molle où l’on enfonce.
Sur la droite, dans une lagune, les eiders sont par centaines. Les mâles, tête et queue noires, ventre blanc, surveillent les nids, creusés les uns à côté des autres, où les femelles, grises et brunes, couvent.
Les oiseaux, ignorant la méchanceté des hommes, me laissent approcher. Ils tournent vers moi leur prunelle ronde et inclinent le cou.
Quelques mâles volent au ras des eaux… Deux femelles quittent leur nid et sous un fin duvet j’aperçois les œufs, de œufs à coquille verdâtre, deux fois gros comme ceux d’une poule.
Ce duvet si rare, si cher, elles l’arrachent de dessous leurs ailes afin de protéger du froid les futurs petits, aussi pour les soustraire à la vue des hirondelles de mer, qui tourbillonnent par milliers, criardes et rapaces.
Je monte l’appareil cinématographique, je mets au point. Je tourne un ensemble. Rien ne bouge… Je me rapproche davantage pour « faire un premier plan », les palmipèdes posent devant l’objectif comme des bêtes apprivoisées dans un studio.
Le baer, la ferme est là, sur la rive nord. Les cartes marines l’appellent Nes, les Islandais Lodmundar.
C’est le classique baer, pareil à ceux que je vais rencontrer, égrenés le long de ma route, au cœur de l’Islande.
Le bois est une chose précieuse ici, il faut l’économiser et l’employer avec parcimonie. La façade seule est faite de sapin, le toit est coiffé de gazon. Les murs, de soixante centimètres à un mètre d’épaisseur, sont en terre. Le sol est de terre battue.
Il faut franchir le seuil en se courbant, le rez-de-chaussée est en contrebas ; par des couloirs sombres où l’on marche en tâtonnant, on aboutit aux différentes pièces : la cuisine, large et accueillante ; la chambre, où père, mère, grands-parents et enfants couchent en des lits étroits ; un seul drap les recouvre, mais il y a l’édredon d’eider dans lequel on se love lorsqu’il fait très froid.
Les lits, sans aucun art, montants de bois ajustés, sont extensibles en longueur et en largeur.
Lits délicieusement inconfortables, que vous m’avez semblé doux dans la tiédeur de la chambre, après les dures nuits passées à dormir sur la neige !
… Mais, donnant sur l’extérieur, il y a une pièce qui est l’objet des soins particuliers de l’hôtesse : c’est le salon de réception, où l’on vous accueille dès que vous vous présentez, sans jamais vous demander ni qui vous êtes, ni d’où vous venez, ni où vous allez. L’hospitalité est un droit immuable. L’hôte est sacré. Ce qu’il y a de plus beau et de meilleur dans le baer est à lui, et les maîtres sont, pour lui, des serviteurs.
La salle des hôtes est planchéiée, les murs sont en lames de sapin nues ; là le canapé, le fauteuil, la commode sur laquelle sont des vases minuscules et de menus objets-souvenirs ; là aussi des cadres avec les photographies des parents, des amis.
Les murs sont sans ornement, parfois une gravure les anime. Un saint, une sainte, chromos criards venus d’Allemagne, ou reproduction d’un tableau. Jeanne d’Arc et Napoléon disent la gloire de la France, et j’ai eu deux fois la vision de l’Angelus de Millet.
Cet Angelus, que j’avais rencontré voilà bien des années déjà aux dernières marches du monde, tout là-haut, aux rives du Yukon, dans les champs glacés d’Alaska, je le retrouve ici, à la place d’honneur, dans une humble ferme, paysans ayant compris ces paysans courbés sous le souffle de Dieu qui passe avec la voix des cloches…
Le baer de Nes est une pauvre chose. Planté de travers pour résister aux vents du large, il s’ouvre sur la montagne qui se dresse, immédiate et hostile, noire de basalte et blanche de neige ; c’est l’horizon de ces hommes qui vivent et mourront là.
Il y a le père et le fils, ce fils a femme et enfants… des enfants blonds comme des blés mûrs, et dont les yeux d’un bleu tendre regardent étonnés l’appareil du « Frankman ».
Ils se rangent, dociles à ma voix, devant la porte, sur le gazon formant talus, et là, les mains l’une sur l’autre, ils attendent sans bouger, sans rire, graves et déjà réfléchis.
La salle de réception ici ne connaît pas le luxe. Une table, deux escabeaux ; au mur, pendue à un clou, une couronne mortuaire en perles, avec, sous verre, un cœur fané.
Ici, comme dans la Rome primitive, la Grèce ancienne ou l’Inde des Védas, le culte des morts est sacré. On vit avec eux. Et l’ex-voto est un hommage qui perpétue le souvenir.
L’hôtesse nous apporte le traditionnel café. Elle nous sert elle-même et se tient debout pour nous honorer.
L’homme qui travaillait dehors est venu, sitôt averti ; il entre, nous salue et s’assied sur un coffret de bois où sont peintes des guirlandes de feuilles d’un ton rouge vif.
Houle dans la passe de Lodmundarfjord, dur retour. Le canot automobile pique du nez dans les lames. Nous embarquons de l’eau à chaque coup. La vague passe par-dessus bord comme par jeu.
Pour me tenir debout, je me cramponne au mât. Chaque paquet de mer me gifle. Je m’arc-boute de toute ma volonté pour ne pas me laisser emporter.
Dans la partie ouest-sud-ouest de Seydisfjord, nous retrouvons le calme.
Le mouillage de Vest-Dalseyri est vide.
L’Yport est parti.
Je suis seul maintenant.
— Dites donc, Einar ?
— Monsieur ?
— On peut aller de Seydisfjord à Rejkjavik ?
— Monsieur sait bien (Einar parle toujours à la troisième personne), monsieur sait bien que le Sterling a coulé.
— Je sais, oui. Mais il y a un service côtier : Rejkavik–Akureyri–Seydisfjord–Portland–Rejkjavik.
— Oui, monsieur.
— Bien. Quand passe le prochain courrier ?
Einar lève les bras vers le ciel comme pour attester son impuissance.
Je poursuis :
— Et le service régulier : Copenhague–Féroé–Seydisfjord–Rejkjavik ?
— L’Island ou le Godafos passera le 30 juin, peut-être, ou le 30 juillet.
Je regarde Einar, il ne plaisante pas. Du reste, il a son même geste accablé :
— On ne sait pas.
— Ah bon !
— Dites donc, Einar ?
— Monsieur ?
— On peut aller de Seydisfjord à Rejkjavik ?
Einar, croyant que je déraisonne, m’interrompt :
— J’ai dit à monsieur…
— La paix, Einar. Oui, vous m’avez dit que les services réguliers, qu’ils soient danois ou islandais, étaient les plus irréguliers qui soient.
« A Pâques ou à la Trinité, il y aura peut-être un bâtiment qui daignera faire escale ici. Je n’ai pas l’intention de moisir dans votre patelin. »
Patelin, moisir, ces mots mettent en déroute le français d’Einar, qui ne comprend plus.
Je me lève et déclare, avec une familiarité qu’il tolère — que ne faut-il pas passer à ces Français qui sont tous un peu fous :
— Eh bien ! Einar, j’irai à Rejkjavik par les terres.
Oui, c’est bien ce que je disais, les Français sont un peu fous, et celui qui parle à Einar Jonson plus que tous les autres. Mon ami roule des yeux effarés, hésitant à comprendre.
— Par les terres, répète-t-il.
— Eh oui ! par les terres. Qu’est-ce qu’il y a d’impossible ?…
— Mais… mais… (Einar en bégaye)… mais… mon… sieur plaisante.
— Je ne plaisante jamais. J’irai à Rejkjavik…
— Mais il n’y a pas de routes.
— Pas de routes ?
— Non, monsieur…
— On s’en passera.
— Mais c’est impossible, impratique (Einar veut dire impraticable).
— On verra, ou plutôt nous verrons.
— Nous…?
— Oui, vous m’accompagnez.
Cela a été dit avec une telle assurance qu’Einar en reste suffoqué.
Quand il reprend un peu le sens des réalités, il proteste :
— Mais j’ai ma femme, mes enfants, mon travail…
— Votre travail ? Les chalutiers français sont partis. Vous en avez pour huit mois avant qu’ils reviennent… Vos enfants sont trop petits pour vous regretter ; quant à votre femme elle sera enchantée d’être débarrassée de vous pendant quelques semaines.
Ma logique et l’offre de cinq cents couronnes ont eu raison des scrupules d’Einar, qui se dresse soudain.
J’interroge :
— Vous allez avertir votre femme ?
— Non, monsieur, je vais vous acheter des chevaux.
A l’entrée du pont de bois, Einar a collé une affiche manuscrite annonçant que je suis acheteur de quatre chevaux.
Depuis ce matin, je maquignonne. J’ai déjà deux poneys, une selle, deux étriers, une longe.
Le reste viendra.
Einar a de longs et mystérieux conciliabules derrière la maison du boulanger avec des hommes aux visages chafouins et louches.
C’est drôle, les marchands de chevaux, qu’ils soient de Buenos-Ayres, de Frisco, ou d’Islande, sont taillés sur le même modèle.
Je pense :
« Mon vieux Freddy, on t’estampe. »
Bah ! et après ?
— Monsieur…
C’est Einar qui revient troubler mon indulgence :
— Monsieur, j’aurai demain une bête magnifique, une bête qui…
J’arrête la description d’un mot :
— Combien ?
Interloqué, Einar s’arrête et, cherchant ses mots, il énonce :
— Douze cents couronnes.
Je siffle, admiratif.
— Une bête qui… reprend Einar.
Mais il s’arrête, prend un temps et ajoute :
— C’est le cheval du pharmacien.
— Non, mon vieux, tu vas trop fort. Dis à ton apothicaire qu’il débite son canasson en rondelles à ses clients ; moi, je veux bien être refait, mais, vois-tu, il faut encore avoir la manière.
Einar Jonson est revenu une heure après, tirant deux poneys, assez sortables : trois cents couronnes l’un, cinq cents l’autre… Cinquante couronnes sur celui-là, deux cents sur celui-ci, Einar et ses camarades n’ont pas perdu leur journée, mais, au fait, moi j’y gagne encore…
Pour aller à Rejkjavik, il n’y a pas de route.
C’est vrai !
Mais il y a des monts redoutables, des volcans qui vivent d’un feu intérieur, des glaciers inaccessibles, des torrents impétueux, des terres crevées de laves, hérissées d’aiguilles.
Oui, mais pas un Français n’a traversé le cœur de l’Islande ; raison de plus pour que j’essaye…
Mme Gudmüsen est une vieille dame, trottant menu dans sa maison ; souris rose et noire, elle a de bons yeux pailletés de malice.
Pour me recevoir, elle a sorti son beau service. Mme Gudmüsen a fait, il y a bien longtemps son voyage de noces à Copenhague ; elle en a rapporté maintes choses inutiles, qui, sur les étagères de son salon, lui rappellent cet heureux temps.
Mme Gudmüsen me parle islandais, je réponds en anglais ; nous ne nous comprenons pas toujours, alors nous achevons nos phrases par un sourire ; mais ce que mon âme ressent, c’est la bonté de ce cœur de femme qui se penche vers moi, sentant bien qu’au fond ce grand garçon, qui est devant elle, doit avoir, à l’autre bout de la terre, une vieille maman qui attend et espère.
Sur la nappe, brodée d’un dessin minutieux et simple, il y a trois roses. Trois roses d’un rose un peu pâle, richesse inouïe sous cette latitude ?
Trois roses cueillies pour moi et qu’elle m’a offerte… Roses qui avivaient la main fanée d’une vieille dame qui me fut compatissante et dont je garde un souvenir ému.