L'Ile d'Enfer
VI
UNE ROSE SUR UN ROSIER
A l’est de Vatnsnes, il est une large échancrure taillée dans la côte nord de l’Islande : c’est le Hunafjordr.
De hautes cimes arrêtent ses rives à l’est et à l’ouest ; tandis qu’au sud s’étend une plage basse formée d’alluvions.
Par vent de terre, les navires peuvent mouiller, mais lorsque les vents du nord soufflent, le refuge est incertain, dangereux même. Les glaces y sont fréquentes. C’est là qu’est Blondüos, à l’embouchure de la Blanda, havre minuscule et peu accueillant ; sa rade est foraine, on en voit de dures par vent de sud-ouest ; mais, à la belle saison, on mouille par dix-sept mètres, la tenue est bonne, la mer pouvant être longue, mais jamais très haute.
Cependant, la Blanda a des roches à fleur d’eau et il y a une barre.
Fermant l’horizon, à gauche, une jolie ligne de montagne blanche et bleue.
Se loger n’est pas facile.
Einar parlemente, cependant que les indigènes désœuvrés me regardent sous le nez. L’aspect de nos chevaux les met en gaîté.
Les pauvres diables sont dans un triste état.
Seront-ils capables de faire route demain ?
Deux ont des plaies sur le dos.
— Venez, monsieur.
C’est Einar qui revient, ayant trouvé gîte et couvert. Nous descendons jusqu’à la rive ; debout sur un perron en ciment armé, il y a une petite vieille et la plus belle jeune fille qui soit ; avec des gestes simples et un sourire, elles nous accueillent gentiment.
Les douces, les bonnes heures que j’ai passées là.
La vieille maman prévenante m’a choyé, cependant que sa fille adoptive (l’adoption est très fréquente en Islande) était pour moi comme une grande sœur.
Petite fille du Grand Nord polaire, je reverrai toujours votre front calme, vos yeux d’un bleu si tendre et votre sourire enfantin qui mettait à vos joues une double fossette !
Je vous vois toute pareille à la seconde précise où vous êtes entrée dans ma vie ; le large ruban qui vous cravatait mettait une tache vive sur le corselet de velours noir où couraient des arabesques d’or. Et, sur votre épaule, il y avait la frange soyeuse de votre coiffe nationale, que baguait un anneau d’argent.
Vous étiez pure comme la neige et comme l’eau ; nous n’avons échangé que de brèves paroles, et cependant nous étions l’un à l’autre par la communion de nos âmes.
Aucune pensée mauvaise n’a souillé nos deux cœurs.
J’ai pris votre main et j’ai joué avec vos doigts.
— On ne part pas, Einar, les chevaux sont trop las.
— Bien, monsieur.
La fatigue des poneys est-elle la raison qui me retient ici ?
Dans un bol bleu, Anne m’a apporté du café noir.
Au-dessous de l’escalier, dans une soupente, un vieil homme siffle en menuisant.
Il rabote, cloue, scie, sans cesser sa chanson.
C’est une larve humaine à qui le froid a mangé les deux pieds, un soir qu’il s’était égaré dans la montagne, là-bas, vers le Sletafell.
Sur ma tête, un accordéon gémit des airs nostalgiques…
Son rythme met en mon cœur de lointaines réminiscences.
Airs farouches que jouait le gaucho, dans le bouge de Punta Arenas, airs de danses des saloons de l’Alaska… Airs sentimentaux dont des notes subsistent, qui me disent mon enfance alors qu’un couple d’Italiens chante dans la rue de ma ville natale.
Soleil de mon pays, longues nuits polaires, je vous revois tandis que pleure l’instrument.
Alors Anne est sortie, puis elle est revenue accompagnée d’une femme.
L’horrible avorton échappé du pinceau de Goya ! Mais sans mot dire, la joueuse s’installe, à mes pieds, sur un coussin. L’étrange chose, cette fille aux yeux clairs, ce grand garçon botté, au masque volontaire, et cette musicienne de sabbat…
Les bras s’étirent, l’accordéon pleure lamentablement, et soudain c’est le rythme endiablé d’une tarentelle, et comme une chaîne sans fin les morceaux se suivent, fous, épileptiques…
Assez, assez, je vais crier…
Au même instant, c’est la modulation d’une chanson naïve où l’âme s’amollit, chant de pâtre dans la montagne, amour toujours pareil sous toutes les latitudes ; les notes voltigent comme des lucioles ou s’appuient comme une caresse, ô baisers, musique des lèvres !
On s’attendrit… mais un galop nous emporte, cela finit dans un déchirement. Je ferme les paupières, et, quand je les rouvre, la sorcière n’est plus là, partie, fondue, disparue, engloutie. Je suis seul, tout seul dans la chambre avec la jeune fille aux yeux d’un bleu si tendre…
Le sommeil me fuit. Je sors de la maison endormie et je descends vers l’Océan.
Les vagues se dandinent et jouent, blanches sur la mer grise, d’un gris métallique.
Dans le ciel mauve, il y a des nuages lilas qu’un soleil invisible entoure d’un halo rose.
Ce spectacle est pour moi seul. J’en savoure la joie égoïste, pleinement. Je reste immobile de peur que la vision ne s’efface ; mais non, elle persiste et s’agrandit ; poussées par une main invisible les nuées se mettent en marche pour une chevauchée triomphale.
Les chevaux, les reîtres, les lances, les casques défilent là-haut, en mouvement vers quelle apothéose ?
En bas, la mer océane est un cœur immense qui bat.
Cette nuit, j’ai compris la majesté divine.
Près du poêle, il y a un rosier, objet d’une attention jalouse. Sur le rosier, fleurit une rose… Dirait-on pas le thème d’une chanson populaire conservé à travers les âges par la tradition… ou bien un conte qui commencerait par le fatidique : il était une fois…?
C’est une rose pourpre à peine sortie du bouton et déjà parfumée…
Mes lourdes bottes font craquer le parquet ; je tourne comme un ours en cage, mais, à chaque passage, je m’arrête et respire la fleur.
La pluie bat les vitres, les montagnes sont brouillées, le ciel et la mer se fondent dans une même teinte grise.
Anne est sortie.
La vieille est restée un moment près de moi ; seuls ses yeux vivent dans sa face parcheminée. Elle a essayé une vaine conversation, puis elle s’est tue ; alors elle a pris ma main dans ses deux pauvres mains ridées, puis elle a ri d’un rire rouillé qui a tiré ses lèvres en dedans.
Einar est, quelque part, avec un camarade. Je ne l’ai point vu depuis hier.
La bonne grand’mère trotte menu, puis disparaît.
Je recommence ma ronde, et l’odeur de la rose pénètre ma chair.
Je n’ai pas entendu Anne rentrer. Lorsque je me retourne, elle est derrière moi ; alors, sans un mot, elle a brisé la branche et m’a tendu la fleur d’un geste simple et familier.
Entre les pages de mon carnet de route, il est un petit spectre noir qui me rappelle le rêve effacé, bulle qu’aucune pointe n’a crevée et qui est montée, légère, vers les paradis où les amants ne sont jamais entrés.
Petit spectre noir, souvenir parmi les souvenirs de ma vie errante ; petit spectre noir dont l’âme parfumée est absente, partie avec le mirage de mon songe désabusé.