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L'Ile d'Enfer

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IV
LA CHEVAUCHÉE DANS LA TEMPÊTE

La longue, l’abominable étape ! Nous laissons sur la gauche la Montagne Bleue et coupons à travers les roches éruptives, puis soudain, sans raison, le désert de cendres et de pierres.

Les chevaux butent, s’enfoncent, se dégagent d’un coup de reins, s’enfoncent, butent, se dégagent…

Pas une touffe d’herbe, rien ici de vivant, ni sur la terre, ni dans le ciel. Pas un insecte ne rôde, pas un battement d’aile.

Nous descendons, au pas, la vallée de la mort.


A l’horizon, une chaîne de montagnes. Pas à pas, mètre par mètre, nous allons vers elle avec l’espoir secret que du haut du col nous changerons de paysage.

La descente, le cheminement au creux de la vallée, la remontée du mont chauve… Au sommet, nous apercevons à nos pieds l’immensité désertique.

Mornes heures où la désolation de la nature courbe nos âmes. Nous ne reverrons jamais le pays du soleil, les eaux jaseuses qui bordent la prairie, le fuseau des peupliers qu’un vent très doux incline vers le sol.

Vignes de mon village, vignes feuillues, vignes aux ceps tordus, vignes lourdes de grappes, un mirage vous dresse devant mes yeux ; la plaine est écrasée de soleil. Dans les platanes, il y a des cris stridents de cigales, et là-bas l’étang et la mer se joignent dans une étreinte bleue.

Un nouveau col, et c’est encore le déroulement infini de la terre maudite.

C’est une symphonie grise : gris de la cendre, gris des cailloux, gris de mes pensées.

Le morne balancement du poney qui me porte m’assoupit et m’endort. Il semble que je descends aux rives fatales, île d’Enfer, pays du diable.

Je m’enlise dans la mort, lourd du poids de tous mes péchés.

Quel archange blond fendra la nue d’un coup d’aile et m’emportera frémissant vers les sommets enfin atteints, vers les rêves enfin réalisés ?


Nous marchons depuis sept heures ; depuis sept heures, devant nous s’ouvre le désert. Il s’ouvre et se referme sur nous.

J’ai voulu m’arrêter, mais les poneys têtus ont poursuivi leur chevauchée exaspérée.

Suis-je seulement sur la bonne route ? Einar, guide, ne guide rien du tout. Il est affalé sur sa bête, le front barré par la peur indicible qui le mord aux entrailles.

Comme moi, il songe aux enfers. L’épouvante s’inscrit sur son visage, et dans son âme se lève la crainte atavique des Trolls et des Géants.

Et, dans son cerveau, il évoque Odin qui a ordonné et gouverne le monde ; Odin, fils de Borel, fils de Besla, qui protège les hommes courageux et les accueille au Walhalla.

A l’instant même, deux immenses corbeaux coupent notre route ; ils rament l’air de leurs ailes pesantes et passent en croassant.

Einar reconnaît en eux les deux compagnons inséparables du vieux dieu : Hugin, la Réflexion, et Munin, la Mémoire.

Et, poussant du talon son cheval, il le presse, flanc contre flanc, avec le mien, et dans un chuchotement il me dit sa crainte et son espoir.

Odin, dans le Valaskjalf, nous guette ; il est sur son trône d’argent pur que les poètes appellent Hlidskjalf. De ce trône, il voit le monde entier et surveille ses trois épouses : Iord, la terre inhabitée ; Frigg, la terre cultivée ; et Ring, la terre engourdie par l’hiver.

Nous traversons le domaine d’Iord, mais le Dieu nous garde, les deux corbeaux qu’il nous a envoyés en sont la preuve irréfutable.

Du reste, c’est aujourd’hui jeudi : Torsdag, le jour de Thor, et, si son père Odin nous oubliait, le terrible massacreur des Géants et des Trolls ceindrait son baudrier de vaillance, lequel double sa force — ainsi que chacun sait — et brandissant sa massue, Mjoelne, il foudroierait les monstres de l’enfer.


Mais Thor ne sera pas obligé de quitter son palais de Bilskirne dans le royaume de Trudvâng, car, du haut du mont, j’aperçois enfin la fin de nos misères. A nos pieds, voici la tache verte d’une prairie. Là-bas est le baer, là-bas est le repos.

Les chevaux, comme nous, ont vu. Ils partent au galop, dévalant le flanc de la montagne presque à pic par des sentiers où n’iraient pas les chèvres.

Un vent du diable nous accueille sur ce versant. Le froid est intense, mais on néglige sa morsure ; là-bas la prairie, là-bas le baer, là-bas le repos…


Hélas ! entre le baer et nous il y a le Laxardulr ; du sommet c’était un mince fil coulant dans la vallée ; sur la rive, c’est un fleuve qui gronde.

Des terres fangeuses le protègent. Les chevaux prennent un bain de boue… le vieux poney patauge, flaire, cherche, et le voilà qui nage en plein courant.


Au milieu du fleuve, un îlot où croissent quelques herbes ; les poneys s’arrêteraient volontiers, mais, glacés, transis, ruisselants, nous les poussons à l’eau.

Soixante mètres de nage et nous voici sur l’autre bord.

Un galop nous amène devant l’église de Thvéra. Inutile de songer à atteindre Einarstadir aujourd’hui. Il y a treize heures que nous sommes à cheval.

Du reste, le pasteur est là, debout, sur son seuil, qui nous attend et nous accueille.


Sans songer à manger, mon chien mouillé et frissonnant s’endort en boule sur le meilleur fauteuil de notre hôte. Je n’ai pas eu le courage de le chasser, moi qui, ruisselant, enlève mes bottes, le dos confortablement calé par l’édredon d’eider qui recouvre le lit.


Le pasteur de Thvéra vit seul entre son baer et la maison de Dieu. C’est un vieillard à la face lépreuse, aux mains gonflées et molles. Il s’informe longtemps des mœurs de mon pays, tandis que nous puisons tous trois, Einar, lui et moi, non dans le même plat, mais au même poisson : un flétan séché que nous effilochons avec conscience.

Einar dépouille un filet, moi l’autre ; le servant du Seigneur fait ses délices de la tête.

— Il y a, me confie-t-il, vingt-sept morceaux désirables dans une tête de flétan.

« Tenez, celui-ci, — et du pouce il arrache un court filament derrière l’oreille, — celui-ci, on le nomme « la langue de la vieille. »

Et les yeux fermés, il avale le morceau avec un émoi religieux.


La veillée passe, rapide. Je laisse Einar et notre hôte en tête à tête.

Tête-à-tête qu’ils ont mis à profit. Au matin tous deux ont un air guilleret.

Tandis qu’Einar recoud une sangle, je mets un fer au pied gauche avant de mon poney.

Le pasteur soutient, sur ses genoux, le sabot de la bête, cependant qu’au couteau je gratte et enlève la corne.

Et tandis que je cloutais, le vieillard m’a fait une étrange confidence :

— Où avez-vous couché hier ?

— A Rejkjahlid.

— Ah !

Et le pasteur branle sa tête eczémateuse, puis il dit avec un ton de mépris incommensurable :

— Le paysan… c’est un ivrogne !

— …

— Il boit de l’alcool à brûler.

Il prend un temps, puis il ajoute comme à regret :

— … Et il en est avare !

Je ne saurai jamais si le digne homme réprouvait le paysan « parce qu’il buvait de l’alcool à brûler » ou parce qu’il ne lui en donnait pas.


Thvéra est loin derrière nous. Nous chevauchons enfin une terre moins ingrate, mais c’est le diable de mener les poneys. A chaque instant, ils s’égaillent comme un vol de linots. Ils prennent le galop, ce qui leur donne le temps de s’arrêter pour tondre une touffe d’herbe ; dès qu’ils nous sentent derrière eux, les voilà repartis. Mais les uns tirent à droite, les autres prennent à gauche. Nous en ramenons deux, trois en profitent pour se sauver.

Coups et cris les remettent en ligne, et les voilà menant un train d’enfer, la tête au ras du sol, coupant au passage un brin d’herbe.

Le terrain devient raboteux ; l’herbe est galeuse, râpée comme un tapis centenaire.

Les « trapps », les bandes trachytiques, les hérissements des roches basaltiques, la stratification grossière des tufs se succèdent et calment l’ardeur des chevaux.

Soudain, monte un grondement ; c’est un roulement lointain qui, au fur et à mesure que nous avançons, se renfle. L’écho nous l’apporte amplifié.

Je presse mon cheval et, debout sur le roc primordial, je vois à mes pieds la chute de Godafoss, une des plus célèbres d’Islande.

Les eaux courent sur les rochers, polis depuis les premiers âges du monde, et tombent.

La chute affecte une forme qui rappelle celle du fer à cheval (la Horse shoe) du Niagara.

Et le courant se perd entre les parois de basalte.


Miracle ! il y a un pont.

Mais les poneys, peu accoutumés, refusent de passer… Quelques-uns, par habitude, descendent sur la rive ; nous avons toutes les peines du monde à les empêcher de se jeter à l’eau.

Enfin mon poney gris, le plus jeune, s’engouffre sur l’étroit passage ; le bruit de ses sabots frappant le bois l’effraye, il fait un brusque écart… J’ai juste le temps de sauter, il est au bord de l’abîme, la frêle barrière craque déjà… S’il recule d’un pouce, il est perdu.

Je lui parle doucement, caresse son encolure… la bête frémissante me suit. Ses quatre membres tremblent par secousses brèves.


Ljosavatn, oasis de cet enfer, eaux calmes du lac dans la paix reconquise, eaux d’un bleu clair avec des violets presque mauves. L’ombre de la montagne qui s’y reflète est d’un violet plus sombre.

Des bouleaux nains bordent le lac.

Ljosavatn, joie des yeux, joie du cœur.


Il y a des pluviers par centaines. Les pluviers animateurs de la triste campagne islandaise, qui précédant nos chevaux, poussent leur monotone spo…é… Ils voltigent autour de nous, ignorant la barbarie des hommes, se posent avec grâce, leurs longues pattes repliées ; l’un, plus téméraire, se juche sur le crâne d’un poney, puis étendant ses ailes pointues reprend son vol et son cri… Spo…é… spo…é.

Les trois doigts de leurs pattes font un triangle sur la terre molle.

Ils ont une livrée grise et blanche, mouchetée de noir ou d’or roux.


Au bord du lac, nous faisons ripaille. Morue, naturellement, et biscuits de France ; j’éventre une boîte de singe, cependant qu’Einar accroupi confectionne le café.

… Les chevaux en profitent pour s’esquiver.

On les rassemble. En route ! Misère ! un torrent… Einar s’aperçoit que les cailloux qui forment le lit sont instables.

Nous sautons et entrons dans l’eau, tirant les poneys par la bride ; parfois on perd l’équilibre, un galet tourne et c’est le plongeon… En général, l’eau nous vient aux aisselles, une eau glacée.

Décidément, congestion, tu n’es qu’un mot !


Une gentille amazone qui monte « en garçon » nous dit que l’église de Hals est prochaine.

Heureux de la nouvelle, je pousse ma bête… Une heure, deux heures, rien.

En Islande, il est deux choses très approximatives pour les paysans : l’heure et la distance.

Un après-midi à quatre heures, le baer allait s’endormir, car la pendule, de par la volonté du maître, marquait neuf heures. Selon l’individu, le temps qu’il faut pour atteindre un endroit déterminé est on ne peut plus variable… en effet, cela dépend du temps qu’il fait et des jambes de votre cheval.

Enfin, voici Hals perché sur la colline. Baer important. Église confortable.

Einar parlemente avec une bonne femme, toute de noir vêtue, propre, cheveux tirés, broche d’argent niellée au corsage.

— Le pasteur regrette, il ne peut vous recevoir.

Pour la première fois, en Islande, un baer nous ferme sa porte…

Pourquoi ?

L’explication est prompte… On entend des éclats de voix, des chansons et des rires… M. le pasteur de Hals est en train de gobeloter avec le sysselmann (le bailli) d’Akureyri et dix autres convives.

Et pour nous qui grelottons dans nos vêtements trempés, il n’y a pas une place.

J’ai comme une vague idée qu’au baer de Hals M. le pasteur et ses amis n’observent pas à la lettre le règlement qui prohibe l’alcool…

Einar est navré.

— T’en fais pas, mon vieux, à cheval…

Avant de remonter sur sa bête, mon Islandais se retourne, montre le poing à la porte fermée, et avec volubilité prononce des mots que je ne comprends pas ; je ne les comprends pas, mais je suis certain que l’ami Einar traite le représentant du Seigneur comme du poisson de l’avant-veille.


Pendant quatre heures, je conjugue le verbe : rogner.

Une surprise nous récompense de nos peines : enfouie au milieu des bouleaux, la maison du garde forestier, oui, vous avez bien lu : du garde forestier.

Vogulm est une pépinière où le gouvernement islandais essaye, avec succès, le reboisement de l’île.

Dans le salon où l’on dresse ma couche, il y a des livres, beaucoup de livres. Ibsen est au complet, et je m’endors heureux comme si mon sommeil était gardé par des amis retrouvés.


De Vogulm à Akureyri, trente kilomètres au juger, trente kilomètres dont vingt-cinq d’escalade.

On grimpe en zigzag, effarouchant les brebis que des paysans à cheval ramènent. Du haut du mont, on aperçoit Akureyri. La ville est rangée le long de la rive gauche du fjord. Il y a des maisons, de vraies maisons en ciment et en pierre, et des bateaux dont les cheminées mettent des panaches dans l’air bleu.

Une joie enfantine m’étreint : au sortir de l’enfer, c’est un paradis riant qui s’offre à mes yeux déshabitués.

Des maisons, des bateaux… un canot automobile glisse sur l’eau nette du fjord ; son teuf… teuf… teuf… se répercute et m’arrive, distinct. C’est la pulsation qui bat au poignet de la vie.

Allons, hop ! pressons… Mais la descente est rude. Il a plu la nuit, le sentier est un infect cloaque, les pattes des poneys sont gantées de boue gluante.


Dans l’eau salée, les chevaux ont bu à longs traits, narines dilatées, mufle retroussé.

Puis ils ont mangé les algues que le courant apporte sur la rive.

Après quoi, ils sont entrés dans l’eau pour effacer les souillures de la terre. Ils sont ressortis propres et nets. Alors, de leurs dents longues, ils ont peigné, l’un l’autre, leurs crinières.

Puis ils ont joué à se rouler sur les galets.


Einar a confié les chevaux à un paysan. Nous traversons le fjord en canot… Nous mettons vingt-cinq minutes, en souquant ferme, pour atteindre la rive.

Des milliers d’hirondelles de mer tournoient au-dessus des réserves de harengs. Parfois, l’une d’elles plonge et remonte, tenant dans son bec un poisson qu’elle avale en deux déglutitions.

Fjord, chien-paysan, qui ignore la mer, est malade… comme une bête.

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