L'Ile d'Enfer
VII
AUX PORTES DE L’ENFER
La descente vers le sud commence. La pluie tombe, une pluie tenace qui pendant trente-cinq kilomètres nous suit. Avec cela, un vent du diable qui nous jette au visage des paquets d’eau.
Nous traversons un fleuve, eau dessus, eau dessous, eau partout, puis nous entrons dans une région curieuse.
Il y a une succession de petites collines pointues, de cinq à vingt mètres de haut ; elles sont roussâtres pour la plupart et caillouteuses. Elles sont séparées les unes des autres. Nous avons l’air de jouer à cache-cache.
Un double arc-en-ciel nous montre la route de Lœkjamot.
En sept heures, nous faisons dix-neuf kilomètres. Lœkjamot–Stadarbakki, décidément, c’est un record, dix-neuf kilomètres au pas, dans un terrain détrempé, sous une pluie battante.
De Stadarbakki à Stadir, courte étape afin de ménager les chevaux qui demain auront un rude effort à fournir pour traverser le plateau de Holtevorourheidi.
Pluie et soleil. Nous suivons le Hrutafjord (le fjord des béliers), un des plus profonds de l’Islande.
Là-bas, de l’autre côté, quelques maisons aux toits rouges, quelques barques : c’est la station commerciale de Bordeyri. On ne peut vraiment pas appeler cela un port.
Stadir nous apparaît dans la brume avec son église traditionnelle et son traditionnel baer.
Église, ferme, terre, ciel sont gris, d’un gris argenté, très moderne et très doux.
Rude journée. Dix heures de cheval dans la brume et la pluie.
Dans le terrain mou, les chevaux enfoncent ; l’un d’eux s’enlise jusqu’au poitrail.
A un mètre, on ne voit rien. Seule, la dernière heure est bonne. La pluie a cessé, la brume s’est effilochée, mais des cumulus lourds de menaces courent, très bas, dans le ciel.
Le bord du plateau est rocheux ; des cascades tombent à pic dans le fleuve qui serpente au fond de la gorge.
A la ferme de Sveinnatunga, je me réchauffe devant un feu de tourbe. En ouvrant mon carnet, je lis une date : 14 juillet.
Je ris malgré moi en pensant :
— Si le 14 juillet est pareil à Paris, il doit pleuvoir sur le feu d’artifice.
Comme je remontais à cheval, une belle fille aux bras blancs, de ce blanc laiteux et nacré des rousses, cueille, dans la prairie qui borde le baer, une fleurette jaune et me la tend en souriant.
Je pars. En haut du col, je me retourne. Le baer est là-bas ; tout là-bas la jolie fille me fait un signe de la main. La silhouette s’estompe et diminue. C’est une tache blonde dans du soleil.
Ce soleil est un doux présage. Le dieu nous accompagne et flambe de tous ses rayons.
Sa caresse inaccoutumée nous enveloppe et nous prend. La croupe des chevaux brille ; les boucles et les étriers ont de rapides éclairs.
Et, dans la joie reconquise, je chante l’Hymne de reconnaissance et de foi :
« Aryaman, Vivasmat, Ravi, Sourya des Brahmaniques, salut !
« Harbéhouditi, Harnoubou, Horus à tête d’épervier, le Très-Haut, le Très-Élevé, le Très-Supérieur des Égyptiaques, bonheur sur moi, paix sur toutes choses !
« Hélios, fils d’Hypérion, fils de Théia, frère d’Eos, frère de Séléné, amant de Clymène et de Perseis, filles de l’Océan et de la nymphe Rhodé, père de Phaéton, le conducteur lumineux, d’Aetès, de Circé, des douces Héliades, dont chaque larme est un grain d’ambre !
« Hélios, qui conduis les hommes depuis les premiers âges du monde, après avoir conduit les dieux, Hélios d’Aéa, d’Argos, de Corinthe, d’Elis, de Trézène et d’Olympie !
« Hélios à qui les prêtres immolaient des chevaux !
« Dieu toujours jeune, toujours rayonnant, toujours glorieux, Dieu à la chevelure abondante, ceinte d’une couronne radiée !
« Dieu d’Homère !
« Dieu que Charès de Lindos dressait, colossal, sur la rade de Rhodes !
« Les nymphes Phæthousa et Lampétis gardent tes coursiers piaffant le sol de l’île de Trinacrie !
« Hélios, base du trône de Zeus !
« Hélios des bas-reliefs du Parthénon, je t’honore, je te vénère, je te sers !
« Mithra, dieu de la lumière créée !
« Mithra, qui juge les hommes !
« Mithra, la pureté !
« Mithra, que les soldats de Pompée, venus de Cilicie, apportèrent en Occitanie !
« Mithra, adversaire du Christ !
« Mithra, qui comme lui remettais les péchés !
« Mithra de Lutèce et de la Camargue !
« Les mauvais dieux descendus du Septentrion, Hel, gardien des enfers, et les géants du froid se taisent, matés sous la terre de glace.
« Soleil, Principe de Vie, Soleil-Roi, Soleil Toute-Puissance ! »
Depuis Hvammur, nous chevauchons la terre volcanique. Les laves hérissent, à nouveau, des monstres surgis des entrailles de la vieille terre, laves bleues, laves rouges, laves grises, laves métalliques, laves sonores, gouffres qui bâillent et d’où montent des grognements de bêtes rageuses, trous d’eau sans fond.
Dans cette mort, la vie s’impose. Au creux des roches éruptives, le destin apporta quelques poignées de terre végétale, et des bouleaux nains sont nés, qui mettent dans l’air calme des parfums pénétrants.
Cherchant leur place, les poneys vont ainsi pendant des heures. Mais mon âme n’est plus abattue, je marche avec ma vie dans la main ; à chaque pas se dresse un piège, qu’importe, c’est la remontée des enfers. Comme le poète, je m’évade ; mon étoile, c’est l’astre qui flamboie.
Pour la première fois, dans le labyrinthe des laves, dans l’enchevêtrement des pierres calcinées, je m’égare.
La boussole, ici, est inutile.
Un fleuve se fraye une route dans un lit de basalte. Suivons-le.
Dans les eaux claires, des saumons filent comme des traits, remontant le courant ; parfois leurs écailles luisent.
Bonne idée. Voici la piste. Si nous avions continué sur la gauche, nous allions vers Borganès et le Borgarfjordur. La Hvita coule en grondant dans une gorge. Nous descendons la montagne en lacet. Bonheur ! un pont de bois est jeté sur le fleuve. Et voici un baer accueillant !
Des sources d’eau chaude jaillissent, mettant une buée bleuâtre entre la terre et le ciel.
L’eau s’écoule pour aller rejoindre la rivière. Les chevaux tendent le mufle, reniflent et refusent de passer.
Le chien, plus entreprenant, essaye, il revient vite en poussant de petits cris ; puis en trois bonds il franchit l’obstacle.
Les chevaux en deux coups de reins suivent.
L’odeur du soufre monte, âcre.
De Gründ, la descente vers le grand lac Skorradatsvatn que l’on contourne et dont les bords finissent en marais. Des myriades de moustiques nous accompagnent.
Les chevaux, affolés par les insectes, partent au galop, mais le terrain mou ralentit leur allure. C’est alors un véritable supplice, et j’en suis à regretter le froid des étapes passées, la pluie, le vent, la neige.
La peau des pauvres bêtes a des secousses brèves. Elles hennissent de douleur. J’ai moi-même les paupières boursouflées et les mains en sang.
Le ciel est caché par une nuée bourdonnante.
Enfin, le sol devient moins spongieux, les roches réapparaissent, le cauchemar se dissipe d’un seul coup.
J’arrête mes chevaux qui tremblent encore, et de leur oreille j’enlève, avec le doigt, une confiture sanguinolente, moustiques et sang coagulé.
Et cependant, le paysage est magnifique. Barrant l’horizon de sa masse caparaçonnée de neiges et de glaces, il y a le Skarsheidi ; à droite, le grand lac étend ses eaux trompeuses. Plus loin, pour la première fois, les flots de l’Atlantique : c’est le Borgarfjordur, la côte ouest tant espérée, le but atteint, la fin de nos misères.
L’escalade recommence dans un lacis de rochers, granits primordiaux, racines de la vieille terre.
Dans une échancrure du mont, un torrent surgit, faisant un saut de trente mètres.
Nous passons à gué, l’ascension se poursuit. Le col est là.
Sur l’autre versant, trois petits lacs aux eaux pures dans lesquels la montagne se reflète à l’envers.
Une maisonnette au toit rouge, c’est la station téléphonique de Geitaberg.
A six heures, une borne nous dit :
Rejkjavik, 100 kilomètres.
Hvalfjordur : le fjord de la Baleine, seize milles de mer dans une échancrure de roches volcaniques.
A mes pieds, voici l’Océan dont les eaux clapotent sur la rive pierreuse.
Comme les guerriers de Xénophon, un émoi monte à mon cœur et malgré moi je répète : la mer ! la mer !
Les chevaux ont-ils compris ma joie ? Ils se hâtent, faisant se lever des oiseaux par centaines.
Kria, les hirondelles de mer, aux longues queues grises, effilées comme des couteaux, poussent leurs cris rauques et tourbillonnent autour de mon malheureux chien. J’interviens et chasse à coups de fouet les plus audacieuses ; les kjoi, gris et noir, compagnons des hirondelles, les kjoi qui ne savent pas plonger et qui volent le poisson dans le bec des hirondelles ; les loa au jabot noir cerclé de blanc qui ont une plainte miaulée… Ti…eu… ti…eu… ti…eu ; les eiders qui processionnent avec leurs nouveau-nés ; les petits mariatla bleu et blanc ; les gros tjaldur au grand bec rouge.
Tous ignorent la traîtrise de l’homme, certains ne se dérangent même pas. Des grappes de mouettes sont juchées, hiératiques et blanches, sur les aiguilles des rochers noirs.
Une famille phoque s’ébat, joyeuse, sur la grève. Le père, mastoc et lourd, rebondit comme une balle de caoutchouc ; la maman, en se dandinant, gagne le bord, saute à l’eau et fait des pirouettes, ce qui amuse beaucoup messieurs les phoquelets.
J’ai passé le fjord à marée basse. Un détour me cache la mer et me revoici au cœur de la montagne sauvage, âpre, décevante, farouche ; la montagne sans piste que je veux franchir, délaissant les bords du fjord pour couper au plus court.
Les rochers surplombent l’abîme, des gouffres noirs s’ouvrent comme des gueules, les pierres roulent sous les pas des chevaux et tombent. Le monstre gronde, nous avons dérangé son sommeil millénaire.
Sur le plateau, la neige nous accueille. C’est la première étape qui se renouvelle, traversée longue et monotone, coupée par le cauchemar des roches qui surgissent soudain, inattendues et fantastiques, ruines de châteaux d’une époque passée, gargouilles de cathédrale, masques de tragédie.
Sur la glace, le fer des chevaux glisse… le vieux poney marche le cou traînant, le mufle au ras du sabot… Que flaire-t-il, le vieux philosophe ? Ses camarades le suivent prudemment, un à un.
Tous passent, le dernier qui me porte s’engage sur la piste. Soudain, la croûte cède, la bête fait un effort pour se dégager, mais la crevasse est là, attirante, et c’est la chute dans l’abîme.
L’enfer n’a pas voulu de moi, je suis remonté à la vie. Comment ?
J’ai un bras en pantenne et un cheval en moins.
Je marche lourdement, hébété, sans bien me rendre compte de ce qui est arrivé. J’ai un petit rire saccadé qui se casse net, et soudain ma carcasse tremble, mes dents claquent. La bête qui me ronge le poignet appuie sa morsure. J’ai mal. J’ai très mal.
Plus rien à l’horizon que la neige et les monstres de basalte… Est-ce que je vais mourir là ?
Un froid intense crispe ma chair, une main prend mon cœur et le tord… Un vertige passe…
Non, non, il faut marcher ; si je tombe là, je suis perdu. Courage, vieux, courage !
J’arrache chacun de mes pas à l’étreinte de glace, étreinte de la neige, étreinte de la mort… Les Géants et les Trolls me guettent. J’ai parcouru leur domaine inviolé, j’ai troublé leurs rêves de dieux déchus… Thor et Odin se vengent du pauvre Galiléen que je suis.
Regrets des anciens jours, bonheurs fugitifs d’autrefois, amitiés durables, tendresses passagères, je suis une bête appauvrie, amoindrie, blessée, qui va soutenue par l’instinct ancestral, qui cherche un coin pour y porter sa peine, pour y dormir, pour y mourir…
Hraf, le grand corbeau, Hraf, l’ami d’Odin qui attaque et emporte les agnelets bêlants, Hraf passe et son vol noir tournoie au-dessus de ma tête.
Suis-je donc une proie ? J’allonge mes foulées, chaque pas fait un trou dans la neige. Ma main droite soutient mon poignet gauche, dans un geste à la fois maternel et puéril.
Hraf croasse et tourne… Soudain, au fond de l’horizon, deux autres croassements ont répondu. Hraf remonte en ramant l’air de ses vastes ailes. Que veulent-ils ? Que veulent-ils ?
Et soudain j’aperçois comme un point dans l’espace : c’est Falki, le faucon… Les trois oiseaux de ténèbres l’ont aperçu aussi et veulent l’encercler.
Mais Falki est courageux. Il a vu les bêtes puantes, il plane et tout à coup tombe comme une pierre sur le crâne d’un corbeau. Un coup de bec, deux serres qui étreignent, quatre ailes qui battent désespérées, un cri terrible… mais les deux autres corbeaux arrivent à la rescousse. Falki lâche sa victime et prend du champ ! même jeu, même tactique, il plane et s’abat encore. Hraf vise les yeux du faucon. Falki se dégage et remonte, les autres le suivent. La lutte se poursuit là-haut, très haut ; Falki se laisse choir puis écarte ses ailes et veut fuir ; les corbeaux se dispersent en triangle… Un coup d’aile a dû aveugler le faucon qui ruse pour s’échapper… Il fait une feinte, le corbeau de droite le suit, mais, plus rapide, il est passé non sans avoir décoché un coup de bec furieux à l’oiseau !
Hraf est touché et bien touché. L’envergure de ses ailes diminue, diminue, et soudain il tombe à dix pas de moi, comme une chose inerte tombe.
Il a deux ou trois convulsions, un cri rauque, puis ses pattes se raidissent. Il est mort.
Là-haut, Falki a pris sa volée. C’est un petit point gris dans l’espace.
Derrière moi, les deux compères décrivent un cercle de plus en plus étroit, et, quand je suis passé, ils foncent sur le cadavre de leur ami qu’ils dépècent.
Il y a trois taches noires sur la neige et de la pourpre sur du blanc.
Dans le ciel passe un tout petit nuage que le vent pousse lentement vers la mer.
Cinq heures après, j’ai trouvé mes chevaux, au pied de la montagne, heureux, bien reposés ; ils tondaient, inlassables, une herbe galeuse. J’ai couché dans un refuge auprès d’un fleuve, la fièvre battant mes tempes, et je me suis endormi harassé, berçant mon bras malade comme une petite fille sa poupée.