L'Ile d'Enfer
A Souky, la Lumière du Jour.
I
L’APPEL DES DIEUX DÉCHUS
— L’Yport ?
— Là, devant vous, au milieu du fleuve.
Le douanier reprend sa somnolence.
Sous un soleil de feu, le cargo est une bête lasse. La peinture craquelée fait croire à des écailles.
Les eaux de la Garonne paraissent figées. Dans le hérissement des mâts, pas une flamme ne bouge.
Je suis debout, sur le quai, mon sac en toile brune à mes pieds ; sur mon dos, dans sa gaine de cuir, mon appareil de prise de vues. Vais-je rester longtemps à jouer les marins attardés ?
— Ohé ! de l’Yport ?
Je compte vingt secondes et grogne :
— Ils roupillent tous dans leur boîte à sardines. Quel bazar !
D’un mouvement d’épaules, je remonte la courroie, recharge mon sac et fais demi-tour.
Un bar est là, accueillant. Ah ! la bonne bière rafraîchissante. Je bois, les paupières closes, humant la mousse.
Après un essai inutile de conversation, le garçon s’affale sur une chaise, bras ballants, serviette traînante ; une mouche s’applique à des tracés géométriques sur son crâne chauve.
Le bar est un gouffre d’ombre ; derrière de maigres fusains, la lumière écrase les quais.
Sur le pavé sonore des mules passent, casquées de chapeaux pointus. Lasses, elles traînent un haquet ; un cocher congestionné dort sur son siège, sous un parasol vert.
Beau départ pour la Terre de glace : 38° à l’ombre, 29 mai 1922.
Hier soir, Paris, la foule inquiète et mouvante, la course aux gros sous, la ruée pour la pâtée quotidienne, l’écrasement, l’empuantissement dans le métro…
Une nuit de route, une nuit bleue pleine d’étoiles ; au matin, Bordeaux, le soleil sur la ville.
Soucis, combinaisons, attentes, espoirs toujours déçus, trame des jours terriblement pareils… au diable ! J’ai trouvé le bonheur dans ce caboulot qui sent l’anisette et le rhum. La bière est fraîche… la vie est belle !
— Garçon, un demi !
L’homme sursaute ; d’un geste machinal, il s’éponge le front, il se lève, il me sert. Sur son visage il y a des siècles de résignation.
— Un demi pour toi ?
— C’est pas de refus.
Familier, il s’installe à ma table. Mon appareil l’intrigue ; mon sac de marin le rassure.
— Tu embarques sur l’Asie ?
— Non.
— Tu « fais » le Maroc ?
— Non.
— Ah !
— Je vais en Islande.
L’homme a un sifflement admiratif :
— C’est une affaire !
Je ne souffle plus mot ; alors il respecte mon silence, sa cervelle vide ne s’embarrasse pas d’idées superflues.
Si l’on m’interrogeait, moi, pourrais-je répondre ?
Je vais en Islande, c’est entendu.
Pourquoi ?
Pourquoi ? Je n’en sais rien… Je vais en Islande, c’est un fait ; ce soir, je serai à bord, demain, je partirai.
Je partirai, une fois encore, vers d’autres horizons, sur des mers inconnues, pour la réalisation de quels rêves ?
Freddy, mon ami, les quelques mois de Paris n’ont point assagi votre âme, il vous faut toujours des formes nouvelles…
Une sirène déchire l’air… l’écho se prolonge longtemps sur le fleuve.
Les grands coureurs de mer s’apprêtent.
L’Asie lèvera l’ancre à l’heure de la marée ; un mince filet de fumée sort d’une cheminée, s’étire et reste dans l’air immobile.
Dans le mitan du fleuve, l’Yport est une bête grise sur le gris argenté des eaux.
— Ohé ! du canot !
Le matelot godille vers moi. Il accoste. Je saute dans l’embarcation. En route !
Je grimpe, leste, l’échelle de corde. Derrière un rideau de toile, le navire qui, du quai, paraissait mort, vit d’une vie intense. Tout l’équipage est au travail. Les cales ouvertes montrent des monceaux de morues ; on les compte, on les charge dans des mannes d’osier, on les porte sur la bascule, on les pèse, on vide le chargement dans une gabare.
— Le capitaine ?
— C’est moi.
L’homme s’est retourné tout d’une pièce. Il est grand, la poitrine large, le menton volontaire, les yeux clairs et durs ; le regard de Jean Lorrain dans le portrait de La Gandara.
Je suis frappé de la ressemblance.
Il se nomme :
— Capitaine Deshayes, de Fécamp.
De Fécamp ! mon étonnement disparaît.
A Béziers, à Toulon, à Nice, j’évoquais en voyant le masque de Lorrain la lignée des pirates normands. Celui-ci est de Fécamp comme celui-là. A la bonne heure, j’aime cette race.
— On m’avait annoncé votre venue. La cale est vide, nous pourrons partir demain.
Le capitaine croit devoir s’excuser.
— Vous savez, ici, ça n’est pas confortable.
J’ai un sourire de coin qui trompe mon homme. Il ajoute :
— Ça n’est pas un paquebot. Et, comme pour confirmer son dire, il me montre l’étroite cabine et le coffre de bois qui, pendant des jours et des jours, me serviront de logis et de couchette.
L’odeur de saumure monte, violente, odeur de l’océan qui me prend et que j’aspire, les narines ouvertes…
— Morgan, je vais à terre.
— Bien, capitaine.
— Ayez l’œil !
— On l’aura.
Et le second, blond et beau comme une fille, rit d’un rire qui retrousse ses lèvres et découvre ses dents.
— Quelqu’un au canot !
Nous revoilà sur le quai.
Le soleil descend à l’horizon ; maintenant, des hommes vont et viennent. Sortis d’où ? Dockers, portefaix, matelots, soutiers, coqs, stewards, moussaillons traînant leurs pieds nus, « boscos » aux sourcils broussailleux, fumant une courte pipe de terre, Martiniquais vernissés par la sueur, Maltais aux yeux charbonnés, Italiens félins, Norvégiens géants aux joues poupines, Anglais déjà ivres et roides, Basques trapus, Bretons râblés, Provençaux souples, toute la foule des « gens de mer » grouillante comme une vermine, bigarrée comme une loque, fière, généreuse, vivante et libre.
Des filles passent, saines et brunes.
Six heures. Le pilote, un Bordelais bavard monte à bord.
Les ordres partent.
— Tenez-vous prêts à larguer.
— Larguez.
La manœuvre s’accomplit au commandement.
L’Yport obéit, il tourne lentement, avec précaution, sans heurt, entre un cargo hollandais, et l’Uranus, dont les matelots en tricot de flanelle rouge nous adressent un long vivat.
Sur le quai, l’au revoir de fillettes aux yeux rieurs.
Temps lourd, chaleur suffocante, pas de brise.
Le chalutier prend le courant. La banlieue bordelaise pimpante, verte, agréable, défile. Lormont enfoui dans les arbres. Et les souvenirs accourent nombreux du fond de ma mémoire.
Lormont ! je vois un gamin de cinq ans que l’eau attire et qui voudrait partir, là-bas, dans la double blancheur des voiles et des mouettes…
Lormont ! On a quitté Royan dans des voitures pittoresques, mon père, le bon Coppée à face consulaire, Zola que la politique n’égare pas encore, Charpentier aux moustaches de Croquemitaine, Victor Billaud, Christ indolent, le doux André Lemoyne, poète exquis que les manuels littéraires ont oublié… Il y a aussi de belles dames… Je les revois aujourd’hui, attifées selon les modes de ce temps. Manches étroites, jupes à volants, paniers fleuris en tête, elles font tourner des ombrelles aux tons vifs qui mettent des ombres violettes sur leurs visages…
L’une — la plus belle puisque c’est ma mère — surveille, attentive, la course du gosse turbulent que je suis.
Je reconnais sous les tamaris la guinguette au bord de l’eau. Il me semble que le passé va surgir… mais l’évocation se déchire… La sirène pleure… les pêcheurs d’aloses pêchent dans le chenal sans se préoccuper de nous. Pilotes et matelots se défient avec des jurons ponctués de gestes homériques.
Le crépuscule est long à descendre. Il vient tout à coup dans une brume mauve.
Royan arrondit ses conches. Cordouan allume son cierge.
Navigation bonne. Au matin, l’île d’Yeu, ses dunes, ses prairies et ses champs de bruyère.
Une escadrille de marsouins joueurs nous escorte.
Au soir, la brume ; nous cherchons en vain le feu de Penmarch.
La danse commence. Je m’endors, bercé par la houle, tandis que la sirène hurle toutes les vingt secondes.
Mauvaise mer, mauvaise nuit. Il y a peu de jours, ici, l’Égypte s’est perdu ; La chevauchée des lames se rue. Cet Yport a le ventre vide, il roule affreusement.
Ouessant est là, quelque part, derrière ce rideau impénétrable.
D’aplomb sur mes pattes, on roule toujours. La Manche… Wolf-Rock… la côte anglaise.
Cardiff à bâbord ; au fond, dans l’estuaire, Newport, où nous allons pour charbonner.
Sept heures d’attente. Marée, Newport dans la nuit. La douane anglaise, qu’attire le « brandy ».
Les douaniers boivent comme des brutes, sans apprécier, après quoi les papiers du bord sont en règle.
Je bois du stout dans une taverne de Dock street, avec un matelot irlandais, un rouquin taché de son, qui a roulé dans tous les ports du monde.
Comme moi, il connaît Frisco, ses yeux papillotent au souvenir des bordées dans Commercial street. Il s’attendrit et me jure une amitié éternelle.
Pour varier nos sensations, l’Honorable Mr C.-N. Abbott, tenancier du bar, monte son phonographe et fait danser ses filles. Impassibles au milieu des jurons et des rires, les gamines — elles ont huit et onze ans — dansent avec une gravité toute britannique. Elles accomplissent le geste qu’il faut au moment opportun, sans un reflet sur leur visage ; leurs paupières même ne cillent pas.
Fox-trot, one-step, two-step, le phono moud inlassablement ; jambes et bras s’agitent en mesure.
Soudain « fandango », les poupées s’arrêtent, désarticulées ; alors, surgie d’un coin d’ombre, se débarrassant d’un geste d’une grappe de gosses, une maritorne mafflue s’élance.
Elle est jeune et elle est horrible… Mais l’air de son pays fouette son corps, le démon de la danse l’anime, elle tourne, elle se ploie, fait claquer ses doigts, tombe sur un genou, son torse gire éperdument ; de sa tête rejetée en arrière, les cheveux dénoués tombent, et cette femme affreuse est belle, on ne voit plus la lourdeur de sa chair, tout s’efface dans le tournoiement exaspéré qui l’emporte.
Le matelot cligne de l’œil, choque son verre contre le mien et dit :
— Old chap ! à la santé de la république irlandaise !
En attendant que les dockers charbonniers veuillent bien travailler, l’Yport se dandine dans le vieux bassin où gît la carcasse d’un destroyer.
Les grues tendent vers le ciel des bras inutiles.
Visite et revisite de la douane. Le « brandy » est bon. Ces messieurs ont pris la consigne.
A flanc de colline, il y a un parc.
Dans l’herbe haute, je reste couché de longues heures, les paupières presque closes laissent filtrer au ras des cils une lueur horizontale faite du bleu du ciel et du bleu de la mer.
Un gosse essaye de se débarbouiller, sans y parvenir, en mordant à pleines dents une orange.
Dans la basse allée, une fille de l’Armée du Salut danse et chante un cantique. Les petites cymbales de son tambourin mettent un bruit vieillot dans le bruissement des feuilles.
Des femmes correctes promènent des enfants déguenillés.
C’est bon l’herbe, c’est bon le soleil et, le chapeau sur les yeux, je dors, je dors.
A Cardiff, j’ai eu l’impression très nette d’un marché aux esclaves.
Dans la basse ville, près du port, des milliers d’hommes, marins et ouvriers, attendent, figures ternes, sans expression.
L’Angleterre digère la victoire. Sa peau est tendue à craquer, elle sue l’or du monde. La livre fait prime. La France saigne, l’Allemagne est knock-out, mais les hauts fourneaux anglais s’éteignent un à un, les sans-travail encombrent les rues, l’Irlandais regimbe, l’Égyptien rue, l’Indien guette…
Vous avalez sans mâcher, Grand’mère, vous avez de grandes dents…
Newport diminue et s’efface. Cardiff est barbouillé de suie.
Enfin, l’air, la brise ! Le canal de Saint-George est doux à naviguer. La mer d’Irlande est un miroir poli que rien ne trouble.
Mais, après avoir doublé l’île de Man, la danse commence. Le courant nous emporte dans le canal du Nord, entre l’extrême pointe de l’Irlande et d’Écosse.
Le charbon, hâtivement embarqué, se tasse dans la cale, le navire gîte. L’Yport est un chalutier d’occasion. Fabriqué en Hollande pour le transport des bois, ses cales sont à l’avant ; toute une partie de son bastingage est presque au ras des flots, et l’on embarque de l’eau à chaque coup dur.
Les vents et les courants passent dans les couloirs formés par la longue traînée rocheuse et insulaire de l’Écosse et des Hébrides.
Saint-Gildas est à l’avant-garde de l’océan. Nous ne verrons plus la terre maintenant qu’en Islande.
Après plusieurs jours de mer très rude, le calme d’une nuit étoilée, la dernière nuit d’ombre.
Demain, la lumière viendra totale, absolue, qui pendant deux mois éclairera ma route.
Le chemin de Saint-Jacques est une écharpe floue, le Chariot a déjà disparu, la Polaire est une lueur et tout le firmament une poussière d’astres dans une aube incertaine.
Accoudé sur la passerelle, par delà le gaillard d’avant, il me semble que je vais voir surgir de la mer les divinités du Grand Nord polaire.
Les dieux terribles chevauchant les icebergs redoutables. Les Elfes de la légende, hiératiques et blancs, gardiens de la Terre de Glace, et les Trolls rôdant inquiets au fond des tranchées de basalte où les eaux s’enfoncent en hurlant.
La nef errante, pleine de marins naufragés, va nous conduire sur la côte du sud, sans refuge et sans havre de grâce, la côte qu’on ne voit pas de la mer et qui, traîtresse, guette le navire avec ses sables mouvants, d’une finesse extraordinaire, que le moindre vent soulève et tend comme une brume jaunâtre.
S’échouer, c’est mourir. Entre Ingolfshofdr et Skaptàros, la mort est en embuscade.
Sur une dune de neuf mètres à Kalfafellsmelar, les hommes ont élevé une maison rouge sur laquelle une croix blanche se détache, le rouge sang des matelots perdus et le reflet immaculé des sommets inaccessibles.
Lagunes, marais, terres molles, torrents dévalant des glaciers, Skeidararsandr et Brunasandr, savez-vous combien de carcasses pourrissent dans votre domaine de mort ?
Mais le timonier est insensible à vos appels. Il n’a pas l’âme inquiète et trouble, lui ; c’est un Rochelais de vingt ans dont les yeux clairs et calmes fixent la rose des vents ; la direction est bonne, il ne déviera pas d’un pouce. Moi seul rêve de choses impossibles, moi seul ai des chimères qui battent des ailes sous mon crâne de civilisé.
L’aube du 14 juin. Dans la brume que le vent effiloche, debout à l’horizon, se dresse la masse énorme de l’Oréfajokul, le géant des glaciers d’Islande, debout sur le Vatnajokul, un des plus importants groupements glaciaires du monde.
Il paraît tout proche sous le clair soleil qui le fait miroiter, et cependant il est à des dizaines de milles, sentinelle avancée qui semble dire : « Ne venez pas ici, allez-vous-en ou si vous entrez, comme l’autre, autrefois, laissez toute espérance ».
Et le prudent Yport remonte la côte est, déchiquetée, rongée par les eaux, où se dresse la barrière abrupte des roches éruptives.
La terre est là. Ce qui frappe surtout, c’est la désolation, la nudité des monts, sans un arbre, sans un arbuste, sans un buisson, c’est le roc primordial tel qu’il a surgi de la terre au jour du cataclysme qui fit monter l’île des flots.