L'Ile d'Enfer
V
DORMIR SOUS LA NEIGE POLAIRE
L’Eyjalfjordr s’enfonce de trente-quatre milles dans la terre d’Islande. Entre Thorhildarvogr et Gjogrta, il y a dix milles. Le sommet de Kaldbarkr domine le fjord de ses mille cent cinquante mètres ; à l’ouest, la masse du Siglunesgnupr.
A neuf milles de l’entrée, dans l’axe du fjord, l’île Hrisey aux côtes escarpées, sauf au sud-ouest où le rivage est plat et sablonneux. L’île a trois milles et demi de longueur, sa largeur est de un mille. Au fond, le port : Akureyri.
Akureyri, au sud de la pointe Oddeyri, est libre de glaces pendant les mois d’été. Il est bloqué pendant la mauvaise saison.
A l’est de la ville, le mouillage est sûr. A deux encablures de terre, il y a des fonds de trente mètres.
Chalutiers français, goélettes norvégiennes, cordiers des Féroé, vapeurs anglais, pêcheurs de harengs ou pêcheurs de morues, se hâtent, profitant de la belle saison.
Je suis tout étonné d’être debout sur une place, d’aller et de venir. Je retrouve la rue ainsi qu’une vieille amie après une longue absence.
Mes pieds frappent le sol comme pour en prendre possession.
Je passe fier, bombant le torse, indifférent à tout ce qui n’est pas ma satisfaction personnelle.
Des maçons s’affairent sur leurs échafaudages, des charpentiers clouent des poutrelles, des paysans vont au trot de leurs chevaux, la sirène d’un cargo hurle, il y a du bruit, des cris, des appels, des chansons et des rires. La vie grouille, la vie est belle !
Non, la vie n’est pas belle, la civilisation a gâché ma joie. Laissant Einar à ses fonctions de fourrier, je cours à la station postale.
Il y a des centaines de lettres qui attendent les marins de tous les pays ; toutes ont une écriture hésitante, lettres de maman, lettres d’épouses, lettres de fiancées ; plusieurs lignes : le nom du gars, celui de son bateau, aux bons soins du capitaine… Des cachets ronds attestent qu’on a cherché le matelot de Rejkjavik à Seydisfjord, de Seydisfjord à Blondüos, de Blondüos à Akureyri…
D’ici, elles repartiront vers quelle destination ?
Je les tiens entre mes doigts qui tremblent, je ne voudrais pas m’énerver. Impossible, je hâte le tri, vite, vite, vite.
Rien pour moi.
Impossible aussi.
Je mate mon désir et reprends la besogne. Une à une, les lettres défilent. Aucune ne porte mon nom.
Nul souvenir n’est venu jusqu’à moi de la terre natale. Une main invisible crispe ma gorge, une envie de pleurer monte de mon cœur à mes yeux. Non, pas ça… pas ça.
D’un geste machinal, je repousse les pauvres chères choses que d’autres espèrent depuis des jours.
Et je sors.
Ah ! que m’importent le bruit, le tumulte de la ville, le grouillement des enfants qui jouent, le rire des femmes qui, sur l’appontement, apprêtent la morue.
Vite, vite, tournons le dos à la vie ; comme l’autre, je suis maudit. Mon destin me conduit aux portes de l’enfer et les lettres de feu flambent, qui disent :
« Par moi l’on va dans la cité dolente, par moi l’on va vers l’éternelle douleur, par moi l’on va vers la race damnée. »
Et je suis prêt à laisser toute espérance.
— Ah ! vous voilà, monsieur, j’ai tout arrangé, j’ai trouvé une chambre ; on va pouvoir rester plusieurs jours.
Et Einar Jonson se frotte les mains.
Mais sa joie est courte, je viens de lui casser les ailes avec trois mots :
— Nous repartons demain.
Comme je médite devant un verre de bière, le commandant d’un cordier norvégien frappe sur mon épaule et me dit :
— Il n’est pas bon de boire seul. Cela rend triste. Venez.
Je l’ai suivi dans l’arrière-boutique, où se trouvaient déjà son second et deux matelots.
Ostensiblement, il commande de la bière, puis, lorsque la servante est partie, il sort de sa vareuse une bouteille d’eau-de-vie danoise.
Nous avalons chacun la moitié du contenu de notre verre et nous faisons le plein d’alcool. Fifty-fifty, moitié-moitié.
La bière à l’eau-de-vie, c’était de l’inédit pour moi !
Nouvelle tournée, celle du second. Servante, bière, alcool.
J’ai des remords, j’aurai dû emmener Einar.
Troisième, quatrième. Même cérémonie…
Je n’ai réussi qu’à me rendre malade.
Remontée de l’Eyjalfjordr au nord jusqu’à Glæsibaer, que nous laissons à droite. A droite aussi, l’église de Modruvellir, une église grise sur la prairie verte.
Nous passons l’Oxadalur sur un pont de bois. Les poneys ne s’habituent pas à cette façon de franchir les fleuves. Le bruit de leurs pas sonne sur le plancher et les effraye.
Direction sud-sud-ouest. Nous jouons à cache-cache avec le fleuve ; à tout instant, on passe de la rive droite à la rive gauche. Naturellement, il n’y a plus de ponts, les chevaux se réjouissent de patauger.
Enfin la vallée s’élargit, nous restons sur la rive gauche.
Bon terrain. Deux heures de galop pour sécher nos vêtements.
Puis la piste s’étrangle entre les hautes murailles sombres Val d’enfer où les démons hurlent dans la plainte du vent.
La côte est rude à gravir. Le fleuve toujours nous accompagne ; ses eaux tumultueuses se hâtent, blanches, parmi les rochers noirs. Sur le plateau, le paysage est lunaire : le hérissement des pics déchiquetés et des trous de lave grise.
Là-bas, sur l’autre rive, la masse formidable du Vindheimarjokul. Ici, l’immense jaillissement glaciaire du Tunahryggsjokul ; devant nous, le Myrkarjokul.
Nous sommes les humains errants de l’époque néozoïque ; rien ne viendra compenser notre peine.
Du ciel bas, la pluie tombe ; l’horizon se rétrécit et nous enferme dans un cercle glacé. La fatigue du corps tue la bête qui bourdonne dans le cerveau. Nous descendons, au pas de nos chevaux, le flanc du mont aux roches lisses. Nous descendons aussi peu à peu en nous-mêmes, éteignant toute pensée, et du fond de la vieille terre monte le limon ancestral qui trouble l’eau de notre âme… La croûte de civilisation tombe et la brute réapparaît ; je ne sens plus le vent qui glace, la pluie qui coule dans mon cou ; je vais, comme les autres allaient, des jours et des jours, sous l’éternelle menace des fauves et des éléments, avec la double préoccupation de trouver un abri, une proie.
Mais Dieu a pitié de ma détresse. Dans la brume, une tache rouge et blanche apparaît et grandit. La parole du Galiléen est venue jusqu’ici accueillante et consolatrice.
L’église de Bakki est en bois badigeonné de blanc. Son toit est une coiffe de tôle ondulée passée au vermillon.
Au chevet de l’église, devant la porte du baer, il y a le cimetière.
Il doit être doux d’avoir ainsi devant les yeux, tandis que l’on travaille, ceux qui nous ont été chers et qui nous ont quittés pour dormir « du sommeil de la terre ».
Ils sont moins lointains, moins partis.
Le bonheur vrai est ici, loin des batailles après pour un pain quotidien relatif, loin des villes tumultueuses. Nos grandes nécropoles sont un blasphème, monuments ostentatoires, couronnes effilochant leurs perles, fleurs de zinc découpé, fausse pudeur, hypocrisie, mort fardée…
Sommeil troublé du cauchemar de la vie qui se hâte, cris et jurons, sifflets des usines, trompes des automobiles, timbres énervants des tramways…
Trépigne, piétine, cours, passant imbécile ! Le trou bâille, la mort te guette avec le crochet du père Ubu : dans la trappe… dans la trappe… et sur ta vie frelatée, la lourde pierre, la décomposition des bouquets misérables et des couronnes qu’entre-choque le vent qui grince !
Petit cimetière de Bakki aux tombes herbues, je voudrais dormir sous ta terre primitive qui n’a jamais connu la misère des hommes.
Dormir sous ta neige polaire, dormir sous l’herbe jeune de ton printemps si court, dormir devant la porte du logis où l’on est né, où l’on a grandi, où l’on a aimé, où l’on a souffert.
Sur le talus du mont, des milliers de violettes.
Dans la petite église de Bakki, il y a, dans le chœur, un retable où un artiste naïf a représenté le Seigneur et les saints. Un pinceau appliqué a tracé une date : 1702.
Le pasteur, qui est aussi le paysan, a mis la laine de ses moutons à sécher sur les stalles ; sur la chaire, son vêtement du dimanche.
Morue, eau claire. Salut à l’hôte. L’église s’efface derrière un mamelon ; nous descendons, voici le fleuve.
Je sors de l’eau les maxillaires crispés. Le froid me gagne ; mon corps a des secousses brèves.
Les vallées se succèdent, désolées, arides, chauves, avec au fond l’inévitable rivière.
En dix kilomètres, nous la traversons trois fois.
Un baer est tapi au creux des rochers, une maigre pelouse l’entoure. La paysanne, debout sur le seuil de sa porte, m’offre un bol de lait, que j’absorbe sans quitter ma selle. Si je descendais, je n’aurais jamais le courage de remonter.
Et nous allons ainsi pendant treize heures, sans un mot, sans autre bruit que le pas des chevaux sonnant sur la croûte de lave.
Je n’ai plus de crainte au cœur, de mauvaises pensées à l’esprit.
Ce qui est écrit au livre de Dieu est écrit.
Il est minuit. Un ciel gris-perle est tendu sur nos têtes, des oiseaux passent dans un vol silencieux, des linots sautillent, des linots au ventre blanc qui n’émigrent jamais, même pendant les froids noirs de l’hiver… Ce soir, dans la clarté polaire, ils sont heureux. L’un d’eux se perche entre les deux oreilles du cheval de file. Son petit corps suit le balancement de la marche.
Eux et nous sommes les seuls êtres vivants de ce paysage de mort.
Silfrastadir est une église pareille à un joujou d’enfant. Sa forme est hexagonale, elle a un clocheton de tôle blanche. Son toit est rouge ; l’Hjeradsvatn roule, à ses pieds, des eaux vertes.
Nous avons grignoté quarante-cinq kilomètres.
Une borne — tout arrive — indique :
« Rejkjavik : 310 kilomètres. »
Étape rude pour les chevaux. Douze heures de marche. Je donne un quart d’heure à la vieille église en terre battue de Vidimyri. Traversée du fleuve en bac, mais le bac s’arrête au milieu du courant.
La montagne fume, des sources d’eau bouillante jaillissent.
Après Vidimyri, c’est la montée du calvaire qui recommence : un calvaire caillouteux, incertain ; les chevaux glissent et butent.
Le chien fourbu s’arrête tous les dix pas ; assis sur son derrière, il tourne la tête vers moi, ses yeux inquiets m’interrogent et semblent dire :
— On va donc encore plus loin ?
Péniblement, il se soulève, repart… Nouvelle station, nouveau regard, nouvel appel…
Je saisis la bête par la peau du cou, je la hisse et la place en travers de ma selle, devant moi.
Soudain, je sens une impression très douce à ma main gauche. A petits coups de langue, Fjord me dit : merci.
A droite, deux lacs : deux émeraudes. Mais la brume monte avec nous. Elle nous entoure, elle nous enveloppe, elle nous prend ; nous la voyons courir à ras de terre. Nous allons au petit bonheur, à tâtons. Puis, sans raison, elle s’en va et j’ai devant les yeux le spectacle le plus poignant qui soit.
Je suis au haut du mont. A mes pieds, le fleuve décrit un gigantesque huit ; la vallée, très fertile, est tachetée de carrés verts. Entre les deux boucles du fleuve, le baer, endormi.
Fermant la vallée, une muraille se dresse, couleur de rouille, et sur la muraille, à l’horizon, le soleil roule sa boule énorme et sans rayons, et, au-dessus du soleil, il y a le cercle impeccable de la lune.
La descente s’accomplit, périlleuse, en lacet ; parfois la montagne est à pic. Les chevaux surmenés donnent un suprême effort ; la prairie les attire. Les pauvres bêtes n’ont rien dans le ventre depuis le matin.
Le chien fourbu s’endort à mes pieds, tandis que je griffonne ces notes, mon carnet sur les genoux.
Einar est allé réveiller l’hôte, mais pour entrer il faut passer le fleuve à gué.
En selle, les chevaux renâclent ; enfin ils se décident.
La servante est déjà debout et la table dressée lorsque j’arrive.
Ivre de fatigue, je m’écroule et je dors.
C’est dimanche. Une matinée de repos.
L’église de Bolstadarhlid est en fête. On doit y célébrer l’office aujourd’hui.
Au trot d’un robuste poney, le pasteur arrive. C’est un bon gros, habillé de toile brune, le ventre en proue, le cheveu rare ; il a la trogne illuminée d’un personnage de Teniers.
Sans cérémonie, il s’installe à ma table, étale ses courtes jambes, tire sa pipe, tapote deux ou trois fois la table, puis, les yeux au plafond, les mains croisées, la pipe au bec, M. le pasteur prépare son prêche.
La fumée lui fait une auréole.
Les fidèles dévalent de toutes les sentes montagnardes. Il en vient de partout.
L’heure de l’office est élastique et approximative. On commence quand tout le monde est arrivé.
Les femmes en amazone ont l’air de paquets endimanchés ; celles qui montent « en garçon » sont plus délurées, plus crânes. Les grosses mères sont installées sur des selles-fauteuils dont il faut les déjucher non sans encombre.
Un clair soleil anime toutes choses, les eaux, la prairie, et les yeux des filles qui, sournoises, regardent en dessous le « Frankman ».
Il est trois heures et la cérémonie n’est pas commencée. Tant pis, je me passerai du sermon.
— A cheval, ami Einar. Nous avons devant nous trente-cinq kilomètres.
— Oui, monsieur.
— Go.
Quelques jeunes garçons nous accompagnent pour nous faire honneur, certes, mais aussi pour avoir le plaisir de caracoler devant les filles qui nous regardent partir.
Au premier détour, ils nous saluent et tournent bride.
Nous suivons la vallée de la Blanda (le fleuve blanc) qui doit nous mener à Blondüos, un port minuscule qui range ses quelques maisons sur les bords mêmes de l’océan Glacial.