L'Ile d'Enfer
X
NOUS ENTRERONS DANS LA LUMIÈRE
Et maintenant ?
J’ai vendu mes chevaux sur la place publique. L’animal « de bon conseil » a tourné vers moi ses yeux frangés de cils blancs ; Fjord, mon compagnon fidèle, a hésité, il regardait la bête qu’on emmenait et l’homme qui restait… il a suivi la Bête !
Einar est parti ému, roide et ivre.
Et je suis resté seul.
… Départ de l’Islande à bord d’un courrier, tandis que dans le ciel s’allument les étoiles.
La lumière blonde du matin sur les noirs rochers des Westmann où dans chaque creux se cache un nid, si bien que l’on dirait que c’est la mer qui chante.
Portland et la côte de fer où les carcasses de navires attestent la puissance de Poséidon, dieu de proie.
L’Islande s’efface dans une brume violette, et sur les flots surgit bientôt la grappe des Féroé.
Le soir, sur le pont du navire, des filles dansent en rond, chantant des airs nostalgiques. Le talon frappe le bois par mouvements saccadés, les mains forment une chaîne sans fin…
L’Écosse est là, à tribord, avec ses dunes et ses ajoncs. Lieth et la laideur anglaise ; Edimbourg, double image : splendeurs et haillons, Princess-Street et Court-Wilson.
L’ombre de Mary Stuart, la reine d’amour et de mort erre dans Holyrood, « la fatale abbaye » ; des tombes parmi les dalles d’une église dont la voûte est le firmament.
Si je veux, dans vingt-trois heures je serai à Paris, mais mon désir est autre.
Un marché dans un bar de la basse ville. Le patron d’un cotre veut bien m’accepter à son bord. Il me ramène à Thorshaven des Féroé. Et, sur la pétrolette d’un pêcheur de saumon, je refais la route vers l’ouest.
Je franchis le Cercle Polaire à la hauteur de l’île Grimsey. Voici les deux balises blanches à bande noire verticale, sauvegarde des matelots.
Dans la mer s’engloutissent les cinq promontoires escarpés du grand Nord-Islandais : Ritr, Straumnes, Kogr, Heljarvikrbjarg et Horn.
Nous sommes seuls sur une embarcation fragile, livrés au caprice de Celui-qui-nous-mène.
Mer grosse et dure. Nous gagnons difficilement au vent, mais le moteur ronronne, régulier, monotone.
Mon camarade, un Norvégien aux robustes épaules, fixe de ses yeux clairs un point, droit devant lui. Rêve léger qui monte et se dénoue ? Peut-être ? Peut-être aussi repos complet de l’âme dans un corps sain, d’une âme que rien ne trouble et qui ne cherche pas de jouissances loin des buts immédiats et des réalités.
Et moi qui veux toujours connaître le pourquoi des choses, je voudrais savoir.
Derrière le front de cet homme, qu’y a-t-il ?
Sais-je seulement ce qui est en moi-même ?
La philosophie de ma race se dresse, vivante, dans le tumulte de mes pensées. Je fais les mouvements qu’il faut, par réflexe ; le canot bondit à la crête des lames, et mon cœur est crucifié à la proue, mais le vent du large le sanctifie. Je l’ai conduit, ce cœur passionné, sur toutes les routes humaines, hors des sentiers accessibles aussi.
Pèlerin d’un siècle moderne, il vient de descendre aux enfers sans avoir près de lui la vigilante amitié de Virgile ; il est remonté à la lumière du jour, meilleur, exalté par l’effort.
Nous sommes d’une génération qui veut aimer et qui veut vivre, qui veut comprendre surtout pourquoi elle aime, qui elle aime.
Nous voulons servir, et non passer inutiles et satisfaits. Nous portons en nous le tourment de connaître, nous tenons le flambeau que nous ont transmis les ancêtres dans un poing qui ne tremble pas. Et c’est parce que nous sommes des êtres sains que notre cœur saigne devant la misère des hommes.
Ma jeunesse était couchée à mes pieds comme une bête lasse ; la vie de tous les jours sur le pavé des villes l’avait abâtardie.
Au souffle des vents, au rythme des vagues, elle s’est dressée comme un symbole. Elle est celle-qui-combat-en-avant ; comme Athenæ Promachos, elle a des yeux couleur d’espérance.
Puissent d’autres hommes la suivre !
Le danger est partout dans le ciel et sur la mer. Qu’importe, nous aurons vécu ! Après la mort, nous entrerons dans la lumière.
C’est ici, sur cette mer grise, que l’Islandais Thorgils Orrabeinsfostri fit naufrage en l’an de grâce 998.
C’est ici, sur cette mer grise, que le brick de guerre la Lilloise que commandait de Blosseville, se perdit — corps et biens — le 28 juillet 1833.
Depuis cette nuit mémorable, quel autre Français est venu là ?
Moi.
Ici, Hval, la baleine, engloutit les pêcheurs ; ici, les esprits des eaux attirent les aventuriers téméraires. Oui, mais ceux qui meurent ici, le grand esprit Torngasoak les emporte vers les pays sans glace où rayonne un soleil éternel.
Soleil de notre Orgueil, Soleil de notre Foi, donne-nous ta flamme triomphante, éclaire la nuit de notre âme, voici descendue du Grand Nord polaire la redoutable escadre des icebergs !
A l’horizon se dressent les glaciers quaternaires de la Terre de désolation.
C’est vers là que je vais.
Vierge, étoile de la mer, Notre-Dame-des-Sept-Douleurs et des Sept Joies,
Vierge, fuseau blanc et bleu dans la trame de notre vie, qui prendra pitié de notre chair souffrante ?[2]
[2] Au moment de mettre sous presse, j’apprends que l’Yport a coulé au large de Terre-Neuve.
Mer d’Islande. — Islande. —
Océan Glacial Arctique, 1922.
FIN