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L'Ile d'Enfer

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III
LA MONTÉE DU CALVAIRE

Les poneys piaffent sur la route. Einar Jonson serre la dernière boucle, assure une corde, allonge un étrier.

— Monsieur, c’est prêt !

— Tout va ?

— Oui, monsieur.

— Bien. En route.

D’un saut, je suis en selle ; je monte un poney gris-fer, à la crinière épaisse, à la queue traînante, un poney qui de profil ressemble à ces chevaux qui sont sculptés en bas-relief au Parthénon.

La bête est vive. Dès qu’elle me sent sur son dos, elle file comme un trait ; j’ai juste le temps de saluer une fois encore Mme Einar qui, triste et douce, se tient sur le pas de sa porte, debout auprès de ses enfants.

Le pont de bois gronde sous notre galop, quand nous passons. A gauche, l’hôpital français profile son toit rouge ; à droite, l’église dresse son clocher qu’on badigeonne en vert ; là-bas, au bord de l’eau, flotte au sommet d’un mât la flamme tricolore. Cet ivrogne de Guimy a des attentions touchantes. Il lui sera beaucoup pardonné…


Nous suivons la rivière qui, en bondissant, descend vers le fjord. Le chemin est herbu, le sabot des chevaux s’enfonce dans la marne.

Voici, pour la dernière fois, le petit cimetière. Tout est calme dans l’enclos de la mort. La croix de bois grise veille, solitaire, le marin qui vint un jour de France pour mourir là…

Il est une heure. Nous gravissons, au pas, la pente du mont basaltique.


A deux heures et demie, nous rencontrons la première neige. Et bientôt les flocons tombent drus, en même temps qu’une brume nous enveloppe : les nuages.

Nous escaladons la montagne qui se dresse à présent presque à pic. Les poneys vont sûrement, se hissant d’un coup de reins, tâtant le terrain du sabot avant de s’engager.

Je m’arrête pour les faire souffler et, en me retournant, j’ai la surprise d’apercevoir au premier plan la mer des nuages et là-bas, tout au fond du fjord, la cité qui se chauffe au soleil.

Plus que jamais, la ville a l’aspect d’un ménage de poupées qu’un enfant capricieux aurait rangé au bord de l’eau pour jouer un moment.

Là, cependant, demeurent quelques centaines d’hommes vivant chichement du commerce de la mer.

Bientôt, les froids descendus du nord viendront, qui revêtiront de glace les hautes montagnes montant la garde de chaque côté du fjord ; la passe elle-même sera prise sous l’étreinte du monstre. La petite ville attendra, calfeutrée, les beaux jours.

Les beaux jours pareils à ce jour de juin riant de soleil, où je m’en vais vers le mystère des terres inconnues.

Pour moi, cette ville était le port d’où je pourrai gagner avec un peu de patience, l’autre port, là-bas, vers l’ouest…

Je pourrais encore revenir sur mes pas, renoncer à mon dessein. Je pourrais…

La montée s’achève, nous tournons ; brusquement, la petite ville disparaît, cachée par le pan d’une muraille couleur de rouille.


Nous cheminons sur le plateau. Les chevaux ont de la neige jusqu’aux étriers.


Trois heures, nous allons ainsi dans la brume.

A perte de vue, la neige que tache, de loin en loin, la silhouette conique d’un cairn de rochers élevé par les hommes pour jalonner la route.

Une somnolence envahit mon âme ; je laisse aller ma bête qui arrache une à une ses pattes à l’étreinte glacée. Elle va avec prudence.

Pour s’être écarté, le poney qui porte mes bagages disparaît dans un trou jusqu’au garrot. Seul, il se dégage et suit le cheval d’Einar, en ayant soin de mettre son sabot dans le trou creusé par le sabot de son camarade.

A gauche, proche, la teinte verte — un vert laiteux d’opale — d’un lac.


Nous voici sur l’autre versant. Tout au fond, le barrage énorme d’une ligne noire, les montagnes qu’il nous faudra franchir demain.

Dans la vallée, le lit fantastique d’un fleuve, le Lagarfljot, qui descend directement de l’immense réservoir du Vatnajokul et va, à travers la vallée glaciaire, se jeter dans l’océan Arctique dans la large baie de Hjeradsfloi, entre les pointes de Kollumuli et de Kogr.


Une herbe galeuse a remplacé la neige. Nous commençons la descente, prudents.

Sur un plateau, en contre-bas, arrêt.

On débâte les poneys qui se roulent dans l’herbe, puis broutent.

— Si monsieur veut voir une belle chute, il n’a qu’à regarder derrière cet escarpement.

— Ça vaut la peine ?

— Vraiment.

Alors, m’agrippant aux moindres saillies, me soulevant à la force du poignet, je grimpe.

Soudain, un bruit formidable m’accueille.

La chose, en effet, vaut le déplacement.

A mes pieds, jaillissant du roc et sautant dans le gouffre, une cascade tombe.

Un beau saut, ma foi ! cinquante à soixante mètres.

Le grondement est pareil à celui du tonnerre. L’impression est angoissante ; devant moi, la vallée s’étale, affreusement désolée, pas un arbre, pas un arbuste n’anime ce paysage millénaire.

Seuls des oiseaux vivent dans la page du ciel, des perdrix blanches, des pluviers dorés et le vol tournoyant des rapaces, crécerelles et éperviers au ventre clair.


Je redescends de mon perchoir ; mes chevaux sont toujours là, tondant l’herbe, mais Einar a disparu.

Je saute d’un rocher à un autre rocher, et je finis par l’apercevoir, tapi dans un coin et buvant consciencieusement l’alcool destiné à frictionner les bêtes.


Petit Guimy nous a suivis.

Petit Guimy est le chien du grand Guimy, l’attaché consulaire de France.

Petit Guimy est un fox français. Il est venu en Islande avec un chalutier. Au hasard d’une soûlographie, il a quitté son maître pour se donner à Guimy.

Pendant des mois et des mois, c’est lui qui a veillé sur le lourd sommeil de l’homme. Il attendait, assis sur son arrière-train, que le roi de la création eût la force de se tenir sur ses jambes. Parfois aussi sa patience était lasse ; alors il trottinait à la recherche de quelqu’un qui voulût bien le suivre et ramener son maître.

Au départ, il aboyait en tournant autour des chevaux ; maintenant il va, court, vient, repart, chasse devant lui les moutons qui détalent, fait trois fois le chemin, jappe et saute aux naseaux des poneys.

Dans la neige, tout à l’heure, il s’enlisait. Je l’ai mis sur le devant de ma selle, il a tourné vers moi son œil railleur, puis a léché ma main qui tenait les rênes.


Le Lagarfljot a les honneurs d’un pont, surprise que je ne retrouverai pas de longtemps dans ce damné pays.

Celui qui franchit le fleuve est en bois, armé de trente brise-glace.

— Où est le village, Einar ?

— Le village ?

— Oui, pour l’étape.

Et l’homme montre un point à l’horizon.

— Où ?

— Devant vous, un peu à droite, oui, là.

— Ce cube de pierre ?

— C’est là que nous nous arrêtons.


Si les hasards de votre destinée vous conduisent en Islande, je vous conseille vivement de ne pas vous fier aux cartes routières du pays.

Je soupçonne le captain Braun, qui a mis tous ses soins à l’élaboration de la carte islandaise, d’être né non au Danemark, mais entre Tarascon et les Martigues.

C’est tout au moins un personnage facétieux et plein d’humour, mais lorsque l’humour est pratiqué à nos dépens, on le trouve certes moins savoureux.

Or, sur cette carte, il y a des noms inscrits, les uns en capitales, les autres en anglaise, qui font honneur aux mérites calligraphiques du graveur.

Vous pensez que, si les premiers indiquent des centres importants, les seconds servent à désigner des lieux de moindre envergure ?

Hélas ! que vous lisiez Modrudalur ou GRIMSTADIR, vous apercevez, au milieu de la plaine ou accroupie à la pente du mont, une humble demeure dont les murs sont de terre et la façade de bois.

C’est la cité promise à votre peine.


La ferme ici sacrifie au goût moderne. La civilisation a pénétré sur les rives du Lagarfljot sous les espèces du ciment armé.

Le cube d’un gris sale se détache sur la terre ocre.

C’est là qu’Einar arrête notre première étape.

Notre caravane stoppe, tandis que des chiens hargneux signalent notre arrivée par des aboiements.

Il y a neuf heures que nous sommes partis. En neuf heures, nous avons franchi vingt-cinq kilomètres.


Le baer de Fjardarheidi est abrité par le haut plateau rocheux qui domine toute la vallée et le fleuve.

Le pied de l’appareil sous le bras, l’appareil sur le dos, j’escalade les rochers ; une heure après, j’ai au-dessous de moi un panorama unique.

Le Lagarfljot ici est immense. Deux kilomètres séparent les deux rives. Il coule, large, impétueux, dans un décor sauvage fait de roches éruptives, noires, coiffées de neiges éternelles.

A la place où je suis, je vois la trace certaine, indiscutable, de la descente des glaciers.

Le Vatnajokul, aux premiers âges du monde, emplissait la vallée.

Sous une poussée irrésistible, les glaces se sont mises en mouvement du sud au nord ; elles ont lentement, sûrement, creusé leur route vers la grande mer libératrice. Aujourd’hui, le fleuve descend de l’immense réservoir qu’est le Vatnajokul (Vatna : eau ; jokul : glacier).


Trois heures après-midi. Nous reprenons notre marche, accompagnés des deux fils de notre hôte.

Nous suivons la rive gauche du fleuve aux eaux couleur d’absinthe. Parfois, il creuse des criques où les vagues clapotent ; parfois, il reçoit des torrents qu’il faut traverser à la nage.

Les poneys habitués à ce genre de sport reniflent, boivent à longs traits, puis bravement se jettent à l’eau.

La sensation la plus désagréable est lorsque l’eau entre dans les chaussures ; ensuite, on s’habitue.

Un bon galop pour se réchauffer jusqu’au prochain affluent.


Une falaise à pic domine maintenant le fleuve. Des blocs énormes s’en sont détachés ; toute la rive est jonchée de galets sur lesquels le fer des chevaux glisse.

Par places, des rochers fendus par la gelée.

Les heures succèdent aux heures, nous chevauchons toujours en remontant le fleuve ; après les cailloux ronds, voici les marécages, les poneys pas contents renâclent. Ils détestent les terres molles.


Petit Guimy, fox courageux, a traversé rivières et marais.

Infatigable, il court, lampe sans s’arrêter l’eau du fleuve, monte sur les rochers, descend, revient et repart.

La petite bête est pleine de vie, mais voici pour ses péchés une brebis et son agnelet.

Les deux bêtes fuient ; le fox rapide, les rejoint ; alors, la maman fait tête cependant que son enfant se sauve.

Pour son malheur, il dévale vers le Lagarfljot et, fou de terreur, se jette à l’eau…

Il nage, il nage éperdument, gagnant peu à peu le milieu du fleuve ; mais le fleuve a des lames courtes.

Là-haut, la mère affolée bêle, bêle, bêle, bêle…

L’agnelet tourne la tête. Ce mouvement lui est fatal ; il ouvre sa bouche, son mufle se retrousse pour un bref bêlement.

— Reviens, reviens, reviens ! appelle la maman.

— Bé…é…é.

Le flot a étouffé la voix. Le petit corps disparaît, remonte, fait une tache blanche sur l’eau opalisée, puis sombre à tout jamais.


Sur le rocher, la brebis bêle avec des chevrotements pareils à des sanglots.


Mais Einar Jonson représente la justice immanente.

Petit Guimy revient, jappant, queue frétillante.

L’homme descend de cheval. D’un geste, il cueille l’animal qui se tord sous l’étreinte.

Un coup sec, un cri atroce ; les reins cassés, Petit Guimy n’est plus.

Einar, justicier et bourreau, lance le corps inerte dans le fleuve qui roule maintenant dans une même paix le chien et le petit agneau.


Pauvre, pauvre Petit Guimy ! Hier encore vous étiez chez votre maître. Vous dormiez, je m’en souviens, devant le feu qui illuminait la chambre ; vous étiez roulé en boule dans les poils longs d’une toison.

Votre peau avait, par moments, des secousses brèves ; vous grogniez aussi, heureux.

Mais, dites-moi, qui peut éviter son destin ?


Les deux Islandais nous ont quittés, nous suivons toujours le fleuve, qui va s’amincissant.

Trente mètres séparent ici les deux rives.

Une église de bois dresse son grêle clocher.

Nous allons, sans un mot ; seul, le sabot des poneys roulant sur les galets anime le morne paysage.


Un baer misérable, Midhus. La fermière a entendu le pas de nos chevaux, elle est là qui nous prie d’entrer dans sa maison.

Refuser serait offenser cette femme. Nous la suivons. Hâtive, sur le bois blanc, elle a jeté une nappe brodée, le moulin broie les grains, bientôt la bonne odeur du café monte.

Sur un napperon de dentelle, elle nous porte un morceau de sucre, seul trésor de cette pauvreté.

Le liquide brûlant nous ranime, mais l’étape n’est point finie. En selle ! Au revoir, hôtesse. La femme nous fait un signe de la main.

Nous partons dans un galop.


Baer, café ; baer, café ; dîner : morue sèche, eau pure, coucher, lourd sommeil.


De dix heures du matin à trois heures, nous courons, non par les chemins, — il n’y en a pas, — mais par la plaine. Nous avons traversé Brekka, après une halte chez le docteur Larusson, une rivière aussi avec de l’eau jusqu’aux cuisses.

Près du baer de Bessastadagerdi, nous trouvons toute une caravane de vingt-cinq chevaux, conduite par trois paysans qui attendent la nuit avant de gravir la montagne.

Là-haut, sur le plateau, la neige est partout. Vers neuf heures, ce soir, elle sera durcie, donc plus facile à passer.

Faisons comme eux. Attendons. Nous débâtons nos poneys, qui, joyeux, broutent l’herbe.

Devant le baer, de vieilles femmes lavent la laine que cet hiver elles fileront.


Petit Guimy est mort. Ce matin, un bon chien islandais le remplace.

Il m’adopte et trotte derrière mon cheval.

C’est une bête de belle race, le museau en renard, la queue fournie, les oreilles droites. Il est noir avec une étoile blanche sur le front.

Ses quatre pattes sont aussi guêtrées de blanc.

Je le baptise Fjord.

Pour l’instant, sachant qu’il faut toujours profiter d’une halte, il dort le cou allongé sur ma selle.

Einar et les trois paysans, après un conciliabule secret, ont disparu.

Mystère et alcools frelatés !


Escalade du mont, montée du calvaire. Les chevaux gagnent mètre par mètre en se hissant d’un coup de reins brusque.

A pic, le gouffre ; sous une carapace de glace on entend le grondement des eaux.


A mille mètres, le plateau. Aussitôt, un vent fou nous accueille, paquets de neige, rafales et tourbillons.

Quelques poneys se couchent avec leurs chargements.

Cris et coups les relèvent.

Les miens font preuve d’endurance. Ils clignent leurs longs cils où perlent des glaçons. Ils secouent leurs oreilles comme pour chasser un insecte importun.

Ils suivent, au pas, le chef de file… Ils suivent d’instinct, car la brume est venue, une brume qui nous enveloppe de son suaire glacé.

Avec cela, la neige tombe, gelée. Chaque flocon est une aiguille qui pique ma chair. Sous les moufles de laine, j’ai les doigts gourds.

Le poney-guide, une bête blanc et gris, va d’un pas régulier, cherchant l’endroit propice où poser son sabot, faisant des crochets de cinquante mètres qui nous paraissent inutiles ; mais, lorsque nous arrivons à la courbe, nous apercevons la crevasse qui bâille, noire et attirante.

Il chemine, d’un pas sûr, connaissant la route ; dans la brume, il disparaît parfois, puis réapparaît comme un fantôme que le brouillard agrandit et déforme.

On dirait par instants une bête immense, une bête d’Apocalypse menant une ronde infernale.

Un paysan a pris Fjord, mon chien, en croupe. C’est un drôle de bonhomme vêtu de toile kaki, le chef recouvert d’un chapeau de paille et tenant une badine à la main.

Mon esprit se remémore aussitôt l’homme qui portait un chapeau de forme, là-bas, aux marches d’Alaska…[1]

[1] Voir Le Grand Silence blanc, Ferenczi, éditeur.

Les poneys ont de la neige jusqu’au poitrail.

Notre caravane s’avance sans un bruit. Une torpeur accable bêtes et gens.


Il y a deux heures que nous allons ainsi ; il faut neuf heures pour traverser le plateau de Fljotsdalsheldi. Je décroche le thermomètre qui pend à l’arçon de ma selle, j’efface la buée, le chiffre apparaît.

— Moins dix.

Allons, ça va…

Et dire qu’à cette heure je pourrais être si tranquille dans mon pigeonnier parisien. Il doit faire une nuit tiède, piquée de mille étoiles ; les vernis du Japon sur le boulevard du Temple, doivent incliner doucement leurs feuillages, sous la caresse de la brise nocturne.

Ah ! démon inquiétant qui me pousse… ce soir ici, demain ailleurs, pèlerin passionné d’aventures, en marche vers des horizons imprévus !

Quelle étoile me guide ? Vers quelle adoration nouvelle ?

Sur les plages de la Manche ou de l’Océan, les bons petits camarades, écrivains en chambre de romans compliqués, font de effets de smoking, bombent le torse ou inclinent l’échine, manœuvres d’assouplissement indispensables à la conquête des prix littéraires. Sous les globes électriques, la fumée des cigarettes met des écharpes vaporeuses.

Le jazz-band est déchaîné dans les dissonances des cuivres et le hurlement des nègres en sueur.

Les intrigues se nouent à l’ombre des casinos en carton-pâte qui déshonorent la virginité de la mer.

Mots d’amour, promesses que le vent du large emporte : cervelle illogique des femmes, égoïste calcul des hommes…

Non, non, non !

La neige purifie ; le froid qui pénètre ma chair rend mon âme meilleure.

Les dégoûts de ma vie civilisée s’effacent jusqu’à l’oubli total.

Le cavalier qui poursuit cette randonnée fantastique n’a rien de commun avec le garçon indolent que j’ai laissé là-bas.

Il souffre dans sa carcasse, jamais plus dans son cœur, pauvre chère chose grelottante et pitoyable ; mais, au souffle des rafales qui passent, les poumons se vivifient et ce cœur reçoit un sang nouveau qui le régénère et l’exalte.


La neige est un cloaque où l’on patauge sur le terrain spongieux, les chevaux enfoncent, j’ai de la boue jusqu’au ventre.

Nous commençons à descendre péniblement, les poneys glissent sur leur arrière-train. Une rivière barre la route, la croûte de glace est peu sûre.

Le poney-guide, plusieurs fois, l’a tâtée du sabot.

Enfin, là, il se décide. Suivons-le.

Mais l’autre rive est escarpée. Avec son fer, le poney creuse, creuse ; par la même trouée, toutes les bêtes ont passé.


La brume, sans raison, se dissipe d’un seul coup, et c’est la féerie de la merveilleuse nuit polaire. Dans le ciel d’un vert tendre, il y a des nuages roses qui courent, poussés par une brise invisible.

Nos chevaux font lever un vol de cygnes sauvages.


Nous traversons à gué un fleuve qui roule des eaux noires entre les parois lisses d’une muraille de basalte.


Au baer, je dors dans le lit d’un valet qui me cède la place.

Dans le creux tout tiède, je me glisse en étirant mes membres et j’ai la sensation d’un bonheur absolu.


Trois heures après, Einar m’appelle.

— Monsieur, debout !

Hein ! quoi ? Déjà ? Sans renâcler, je me lève, j’avale le café bouillant.

Einar sangle les bêtes et me tend l’étrier. Hop là ! En route.

La neige nous accompagne.


Rude étape dans les rochers et la terre molle.

Le lac Anavatn est ma seule consolation. Sa tache émeraude contraste avec les roches brunes et la neige blanche ; des milliers d’oiseaux le survolent. Des canards au col vert, des pluviers dorés. Des cygnes sauvages pataugent sur les bords, lourds et empêtrés.

Une maman et cinq petits font une escadre qui manœuvre.


Un autre petit lac, dont nous suivons la rive droite, nous conduit, à onze heures du soir, au pauvre baer qui termine l’étape.

L’hôtesse est seule. Le paysan est à Akureyri. Elle nous a entendus, aussitôt elle s’est levée ; sa fille aînée est debout, passant un linge mouillé sur le plancher ; la maison doit être nette pour recevoir l’hôte.

Le café est servi, tout est prêt, et la paysanne nous reçoit sur le seuil de sa porte au moment même où nous descendons de cheval.


Les petits enfants, quatre marmots aux joues rondes, aux cheveux blonds hirsutes, veulent voir le « frankman ».

Mon bracelet-montre les intrigue et mon stylo les émerveille.

Je griffonne ces notes sur mes genoux, cependant qu’Einar Jonson explique à la pauvre femme, désolée de n’avoir pas mieux à nous offrir, que je suis un « important personnage ».

Animal d’Einar qui trouble l’âme simple de cette humble paysanne prodiguant les trésors de son cœur, seule richesse qu’elle ait !

Et je songe à l’accueil que l’on me ferait si je me hasardais à cogner, vers les onze heures du soir, à la porte de certains patelins du doux pays de France, m’amenant sans crier gare, moi, mes chevaux et un copain dont l’appétit est aussi grand que la taille.


La petite pièce, où j’ai dormi comme un prince, est creusée dans le sol ; à hauteur de ma tête, un carré de bois : la fenêtre, par où entre la lumière du jour.

Par l’étroite ouverture, j’aperçois le lac sur lequel la neige tombe, fait un trou et fond.


La neige, naturellement. Douze degrés sous zéro, naturellement.

Les bourrasques de vent qui balayent le plateau soulèvent la neige. Mes yeux saignent, mon pied gauche commence à geler.

Arrêt.

Je me déchausse, l’orteil est boursouflé et bleuâtre.

— Einar, l’alcool camphré, s’il vous plaît !

Très consciencieusement, Einar débouche le sac, sort la boîte aux médicaments, déplace les objets, cherche et dit, la mine désolée :

— Je ne sais comment cela se fait. « Il » n’est pas là.

Il soulève la sacoche. Inutile ! J’ai compris.

— Vous avez bu l’alcool camphré.

Ma phrase n’est pas une question, mais une affirmation, et Einar me répond, les bras ballants, paumes larges ouvertes, ce seul mot :

— Vraiment.

Je n’ai jamais pu démêler s’il fallait mettre un point d’interrogation ou un point d’exclamation à ce vraiment.

Ce dont je suis certain, c’est que ce sacré animal — que le diable l’emporte — a bu mon alcool camphré.


Je bande mon pied endolori après l’avoir longuement frictionné. En selle, mon vieux Freddy, l’étape est encore lointaine !

’Tis a long way… to Rejkjavik.

A l’horizon, de hautes montagnes en pyramide. Sur la gauche, énorme, formidable, titanique, un volcan en forme de bouclier.

La neige a cessé, la plaine est sableuse ; puis c’est un désert de pierres volcaniques et de cendres, ce qu’on nomme en minéralogie un « congloméré ».


MODRUDALUR. Sur la carte du captain Daniel Braun, le mot est écrit en capitales. En effet, Modrudalur est un centre important. C’est un baer riche, qui, à l’abri des hautes montagnes qui l’environnent, a des herbages nourriciers sur lesquels vivent plusieurs centaines de moutons et plusieurs tribus de poneys.

Modrudalur est, au fond d’un cirque volcanique, par 65° 29′ de latitude nord, 15° 55′ de longitude. Son altitude est de 480 mètres au-dessus du niveau de la mer.


Pendant la nuit, la neige est tombée, couvrant la plaine ; cependant, le froid est moins vif. Le thermomètre n’accuse que trois degrés sous zéro.

Einar a eu l’amabilité de me prévenir que l’étape prochaine serait rude : Modrudalur à Grimstadir. Il y a surtout un certain fleuve que l’on doit traverser deux fois.

— Un pont ?

Einar hausse les épaules.

— Un gué ?

Einar secoue la tête.

Charmant ! charmant ! charmant !

Et puis après tout, flûte ! On verra. Nous ne sommes pas au bout de nos peines.

La tentation me prend soudain de retourner en arrière, d’aller à Seydisfjord et d’attendre le premier steamer qui passera, soit pour Rejkjavik, soit pour l’Europe.

Une envie subite, irraisonnée, un coup de cafard monstre.

Allons, vieux, ça ne va pas, ce matin ?

Beau début… regarde la carte, il y a un joli bout de ruban… Hein ! Et puis ces fils qui s’enchevêtrent : rivières, fleuves, torrents ; ces hachures, montagnes à franchir, précipices à éviter, ces mille pattes minuscules, volcans, laves, ça ne te dit rien ?

Facile ! Donne l’ordre du retour. On t’accueillera à Seydisfjord avec le sourire… et à Paris donc… Dis-moi la tête que feront les copains, tu vois d’ici leurs gueules de travers ?

Ah ! non, pas ça !…

— Eh ! bien ! quoi, Einar, qu’est-ce que vous fichez ? Grouillez-vous, espèce de brute !

Mais Einar, philosophe, laisse passer l’orage. Il en a vu d’autres. Sans se hâter, il boucle les valises. Il a vraiment un chic extraordinaire pour équilibrer les bagages : une ficelle par-ci, une courroie par-là ; il coupe, il taille, il coud, avec la même impassibilité.

Soudain, il se retourne.

— Monsieur, il faudrait acheter un autre cheval.

— Hein ?

Einar sait fort bien que j’ai entendu. Il répond :

— Oui, monsieur.

Il a, du reste, maquignonné l’affaire ; le maître du baer est là, comme par hasard… et le poney aussi…

C’est une vieille bête rousse dont les côtes sont en cerceaux et les iliaques en porte-manteau. Elle est minable, mais elle a de bons yeux dorés sous les cils blancs.

— Il est vieux… fait le paysan.

Pardienne ! on ne peut le nier.

— … Mais c’est une excellente bête. Achetez-la, monsieur, elle est de bon conseil.

— Combien ?

— Trois cent vingt-cinq couronnes.

Et l’homme se hâte d’ajouter :

— Je vous donne le bât et la bride.

Oh ! Alors… un animal de « bon conseil » à ce prix-là, c’est donné.

Tope !

On lui colle aussitôt l’appareil cinématographique sur le dos.

Pauvre appareil, il n’a jamais été à pareille épreuve !

Combien de fois, au long de ma route, mes yeux se sont posés sur lui, alors qu’au trot de la bête j’entendais comme un bruit de ferraille ; le pied bringuebalait comme une rapière trop longue, dont le pommeau serait trop lourd.

Parfois il prenait au poney la fantaisie de se rouler, pattes en l’air… Puis, remis debout, il se secouait, heureux de ce délassement.

Ah ! j’avais bien besoin de m’empoisonner avec cet outil-là !

Et je revoyais les pièces minuscules, l’iris et les entrailles mystérieuses, les écrous gros comme des têtes d’épingle, les roues dentelées, le fragile obturateur.

Dans la sacoche, les boîtes rondes où se trouve la pellicule vierge.

Pellicule, appareil, tout le fourbi, reçoivent la neige depuis des jours, traversent avec nous les rivières… mais le soir, lorsque je range soigneusement mon bagage, j’ai la satisfaction de voir que la maison Pathé, prévenante, a eu le soin d’écrire en grosses capitales tout autour des boîtes : « CRAINT LHUMIDITÉ ».


Donc, le vieux cheval roux est chargé du matériel cinématographique.

Aussitôt, comme s’il comprenait le rôle qui désormais sera le sien, il prend la tête de la petite caravane.

Nous n’avons plus qu’à le suivre.

En sept heures, nous faisons quinze kilomètres. Impossible d’aller plus loin. La bourrasque de neige est d’une violence inouïe. Le vent descend du haut des monts et s’engouffre dans la vallée étroite où nous cheminons. Les aiguilles de glace piquent les yeux des chevaux qui hennissent de douleur. Je souffre horriblement de ma gelure.

Einar, lui-même, y renonce. Il faut s’arrêter à Vididalur.

Le paysan s’empresse. Nous débâtons les chevaux et rentrons sous terre. Devant un bon feu de tourbe, jambes étendues, j’arrache d’un geste machinal les glaçons qui, sur mon chandail de laine, font de pittoresques stalactites.


Comme je vais pour m’étendre sur le bat-flanc qui me servira de couche pour la nuit, j’aperçois mes chevaux errant à l’aventure ; leurs longues crinières et leurs queues traînantes flottent comme un drapeau sous les coups de la bourrasque toujours déchaînée.

Du sabot, ils raclent le sol, enlèvent la neige pour essayer de trouver une maigre pitance.

Ils vont errer ainsi toute la nuit ; lorsque la fatigue les gagnera, ils se coucheront dans la neige, et la neige qui tombe les ensevelira.

Ainsi faisaient mes chiens d’Alaska ; ainsi font les poneys d’Islande, livrés à la garde de Dieu, mangeant ce qu’ils trouvent, dormant où ils peuvent, ne connaissant jamais l’ombre tiède de l’écurie, le foin qui sent la prairie, l’avoine aux grains d’or.

Dans le silence, leur ronde inquiète est un cauchemar ; ils passent, ombres et fantômes, dans le tournoiement exaspéré des flocons blancs. Les montagnes noires ont disparu. Le ciel bas semble vouloir écraser la terre à force de détresse et de désolation.


Au réveil, changement de décor. Le soleil fait valser des millions de molécules dans un rais d’or pâle.

Le ciel est bleu. La montagne violette.


Un beau soleil nous fait cortège, les poneys galopent dans la pierraille ; mais bientôt la cendre volcanique couvre seule le sol, une cendre impalpable qui vole sous le pas des chevaux, une cendre qui a tout envahi, chassant l’ancien baer de Grimstadir dont elle a dévoré les ruines, obligeant les paysans à fuir. Ils ont établi leurs fermes à plusieurs kilomètres… Là-bas… tout là-bas, on aperçoit les deux cubes de ciment gris, car Grimstadir est un baer et une station postale.

C’est là qu’aboutit le courrier qui, tous les mois, suit la route que nous venons de parcourir. De Seydisfjord à Grimstadir, le postier va, par les noires gelées d’hiver, par des printemps pareils à celui-ci, franchissant les monts, traversant les rivières, apporter aux pauvres gens qui nous ont accueillis les ultimes nouvelles du monde civilisé.

L’homme de la poste est le seul lien qui les rattache à la vie.


On a séparé les agneaux des brebis. Par centaines, les agneaux bêlent ; les brebis, là-bas, répondent.

On ouvre la porte, c’est la ruée de cinq cents agnelets et la galopade des brebis.

Chaque petit cherche sa mère, chaque mère son petit…

Et lorsqu’ils se sont retrouvés, la brebis s’arc-boute, écarte ses jambes, l’agneau donne des coups de tête furieux, puis happe les mamelles ballantes.

Les uns tettent les genoux repliés, d’autres sont sur le dos ; d’autres tettent la bouche de travers… Ils s’impatientent, goulus… Une dizaine d’agnelets courent affolés, cherchant et bêlant, lamentables.

Si l’un d’eux se trompe de maman, la brebis se rebiffe et chasse l’importun à coups de tête.

Lorsqu’un petit meurt, on est obligé de tromper la mère en plaçant la dépouille du mort sur l’agnelet qu’on veut lui faire adopter.

Dans l’immense enclos, on n’entend plus que le baiser gourmand des agnelets.

Les mères clignent leurs yeux, dans une douce béatitude.


Il m’est impossible de trouver le sommeil, tant la lumière est vive. Elle entre à flots dans la chambre claire, dont les cloisons embaument le sapin fraîchement menuisé.

Je laisse errer ma pensée au fil des nuages qui passent, nuages roses qu’une brise légère fait cavalcader… et je vais chevauchant des chimères, car l’Éternel a dit : « Je te ferai passer comme à cheval par-dessus les lieux haut élevés de la Terre… »

Quant à l’héritage de Jacob, promis par Isaïe, je ne le trouverai point, en vérité, sur cette terre d’Islande, plus desséchée et plus aride que les rives lointaines du Jourdain.


Oui, mais les gens qui sont ici vivent de peu, arrachant, à force de labeur et d’opiniâtreté, de maigres profits à un sol particulièrement ingrat.

Si le bonheur est l’art de savoir limiter ses désirs, ceux-là sont parmi les heureux de ce monde.


Minuit ! C’est un enchantement ! Fête de grâce, fête d’harmonie, le ciel est à l’horizon couleur fleur de pêcher. Chante, mon cœur, la quiétude d’être seul, plus isolé dans tes pensers que Robinson dans son île, écoute s’égoutter la nuit. Non, pas la nuit, la promesse d’une lumière éternelle. Joie de cet enfer. Gloire et rayon ! Aurore sainte !


Si vous étiez à Tarascon et qu’il vous prît la fantaisie de vouloir muser à Beaucaire, l’idée ne vous viendrait jamais de vous jeter dans le Rhône pour gagner l’autre rive.

Le fleuve est large, le courant rapide et puis… et puis il y a le fameux pont…

Une heure après avoir quitté Grimstadir, le Jokulsa nous barre la route, le Jokulsa qui est au Rhône ce que le Rhône est à la Seine.

Les eaux sont d’un gris cendré ; elles courent impétueuses, venant des grands glaciers.

Et cependant il faut passer. Il faut passer…

Le vieux poney de « bon conseil » n’hésite pas, lui ; il s’est approché, broyant sous ses lourds sabots les pierres ponces que le fleuve charrie et rejette en longue traînée d’argent sur ses rives, et bravement il s’est jeté à l’eau.

Les poneys porteurs, poneys de Panurge, suivent l’ancêtre sans discuter.

Einar pousse son cheval qui se décide après une hésitation.

Je pousse du talon le mien, il avance, recule, se cabre et soudain se jette à l’eau comme on se noie. D’un seul bond, il franchit trois mètres, tombe, souffle, hennit… et nage.

Les autres, là-bas, sont des points au milieu du fleuve. Seuls émergent les naseaux et le sommet du crâne.

La dérive est importante, le petit poney gris nage vaillamment ; comme il est le plus léger, le courant l’entraîne… Mais la bête est brave, son instinct lui dit qu’il ne faut pas se laisser aller, elle nage, nage, nage, éperdument.

Je n’ai pas vidé les étriers. Mon regard fixe l’autre rive, car lorsqu’on traverse un fleuve à cheval il faut bien se garder de suivre le courant des yeux, sans quoi, inconsciemment, on se penche et l’on perd l’équilibre… Et si l’on perd l’équilibre, c’est la mort pour le cheval et pour soi.

Se garder aussi de tirer sur la bride, le moindre mouvement et le cheval se retourne sur lui-même. Le résultat est identique : la mort.

J’ai les maxillaires crispés. Le froid ? non, la peur. Une peur insensée, stupide, qui me tient à la gorge…

Nous avons abordé à trois cents mètres de la crique où nous devions atterrir.


Fjord, voyant les bêtes à l’eau, a fait comme elles ; mais, poids plume, le courant l’emporte.

Il a gagné le milieu du fleuve, lorsqu’il change d’idée et revient à son point de départ.

Là, il secoue ses poils, s’assied sur son derrière et, la tête droite, il pousse un hurlement.

Mais sa lamentation ne dure pas, il s’élance à nouveau dans les flots.

Sa tête met une tache noire sur l’eau grise ; je l’aperçois longtemps, puis elle disparaît.

Pauvre, pauvre Fjord !

Soudain un jappement joyeux retentit, la petite bête maligne a coupé le courant en biais ; elle est allée aborder à plus d’un kilomètre en aval, mais elle a passé…

Tous deux, mouillés et frileux, nous nous serrons l’un contre l’autre.

C’est si doux de se retrouver lorsqu’on a failli se perdre !


Sur la rive du Jokulsa, il y a un sœluhus. Un sœluhus est un abri de pierre pour les voyageurs ; c’est une pièce carrée où l’on trouve, roulée dans un sac, de la laine brute sur laquelle on peut dormir, un poêle, quelques morceaux de tourbe, parfois même du charbon.

Sur le poêle, une théière, une casserole de fer battu… des provisions, morue ou flétan séchés à l’air, quelquefois une boîte de conserves.

Mais les paysans préfèrent passer la nuit dehors, car il court des histoires sinistres dans lesquelles les sœluhus jouent un rôle tragique.

C’est à l’intérieur de l’île que se sont réfugiés les esprits d’autrefois, non pas les dieux qui sont partis sans retour lorsqu’en l’an mille la parole de Christ les a chassés, non pas Odin ou Thor, mais les mauvais génies, les Alfas, les Trolls, les Géants, et le plus terrible d’entre eux : Olfür…, qui se plaisent à jouer mille tours à ceux qui sont assez téméraires pour venir les troubler dans leur domaine et dans leur solitude.

Malheur à celui qui s’endort sous le toit du sœluhus !


Einar, tout en effilochant sa morue sèche, me dit à voix basse :

— C’est vrai, monsieur, croyez-moi. Tenez, deux frères, Fredericsen et Jonson, étaient partis de Kirkjubaer ; ils allaient à Vopnafjordur, lorsque la tempête les rencontra comme ils traversaient le Jokulsarhlid. Le poney de Jonson tombe et se brise la patte. Le cavalier dit à son frère : « Gagne le sœluhus, qui est au pied du Smjurfjall. » Le Smjurfjall, volcan où chacun sait que les esprits des ténèbres sont déchaînés…

« Malgré la neige, Fredericsen trouve le sœluhus. Il essaie de faire du feu, impossible ; il cherche à tâtons la laine pour se coucher : pas de laine ; à manger, rien, pas ça ! De guerre lasse, il s’accroupit et s’endort… Soudain, il est réveillé par des coups que l’on frappe à la porte. Claquant des dents, Fredericsen se signe, le bruit cesse… Un instant après, il entend des pas au-dessus de sa tête, et pan, pan, pan, pan, les coups ébranlent la poutre maîtresse du toit et, dans la hurlée de l’ouragan, il perçoit un cri immense… On l’appelle… Cette voix, c’est celle d’Olfür, qui punit l’imprudent, Olfür qui réclame sa proie, Olfür pourvoyeur de la mort…

« Cinq jours après, des paysans qui passaient ont trouvé, couché devant la porte, gelé à bloc, Jonson, et dans le sœluhus Fredericsen qui riait, riait, riait… »


Après le fleuve, pour la première fois, nous rencontrons les laves qui, par larges coulées, sont venues jusqu’ici.

Et c’est Dante à nouveau que j’évoque devant cette vision de l’Enfer.

A droite, à gauche, devant, derrière, partout des torrents de lave figés dans les derniers soubresauts du plus effroyable des cataclysmes.

La lave ride le ventre de la vieille terre, lasse de ce prodigieux enfantement.

Ici, la plaie est récente, elle date de quarante ans à peine ; plus loin, c’est le hérissement des roches éruptives, affectant des formes propres à frapper l’âme des hommes.

Les bêtes de l’Apocalypse ou de la mythologie, tout ce que l’imagination humaine créa dans sa peur horrible de l’inconnu, est là.

Gueules bâillant sur des gouffres d’ombre, animaux antédiluviens en route pour une chevauchée effroyable ; faces grimaçantes de monstres chinois, membres tordus comme des flammes, tout se rencontre et se confond dans un même sentiment : la faiblesse de l’homme devant la redoutable volonté de Dieu.

Je ne sais comment Alighieri, sous le pur azur florentin, a conçu sa descente aux enfers, mais, tandis que mon cheval s’avance, le vent, qui vient ici en droite ligne du pôle, m’apporte les harmonies de Berlioz et de Boïto.


Et pour que la sensation soit plus cruelle, plus juste aussi, une montagne, ocre jaune et saumon, se dresse, qui fume par d’invisibles pores, et l’odeur du soufre pique la gorge et fait pleurer les yeux.


Heureusement, voici le lac Myvatn.

La Montagne Bleue est couverte de neige rosissante. La Montagne du Vent creuse, à son sommet, un cratère mort couleur de cendre, d’un gris métallique.

Le lac est bossué d’îlots formés de roches éruptives ; sur les eaux calmes passe le vol oblique des canards sauvages, qui sont ici par centaines.


Et dans la paix du soir, — est-ce bien le soir, cette éternelle lumière ? — je regarde la silhouette de la croix du Christ, qui se découpe, nette, sur la page du ciel. Car il y a à Rejkjahlid, une église, humble et minuscule, où le prêtre vient une fois par mois louanger le Seigneur, une église qui garde un étroit cimetière où sont rangés huit tertres herbeux.

Ici aussi, la mort est anonyme. Que sont, du reste, ces fragiles poussières devant l’effroyable majesté des paysages millénaires ?


A Rejkjahlid, il y a un petit moulin aux ailes trapues, un petit moulin juché sur un perchoir, un petit moulin à quatre marches.

Quatre marches de bois, quatre brasses de toile : un petit moulin à l’échelle de la petite église.


Le canot glisse sur les eaux vertes du Myvatn ; on aborde les îlots volcaniques. Dans les roches, il y a des centaines de nids ; dans les nids, des centaines d’œufs.

Des œufs de canes sauvages. En une heure, trois gamins et moi emplissons la moitié d’un baril. Les mères canards volettent en poussant leur an-aa-an qui revient comme un refrain fatidique.

Les mâles, indifférents, font miroiter leurs plumes qui, autour du cou, sont d’un vert métallique.


Myvatn est un étonnement au milieu de la lave, une lave aux reflets d’un bleu d’acier ou d’un rouge de rouille. A Myvatn, il y a des arbres.

Des arbres ? Entendons-nous, des arbustes, hauts comme ça… Des bouleaux nains que les Islandais appellent birk et qui méritent bien leur nom latin : betula odorata, cela sent bon la myrrhe.

Les oiseaux, étonnés d’être dans un feuillage, chantent.


C’est une région où j’aimerais rester longtemps. La Montagne Bleue est si belle, elle se découpe si nette sur le ciel, son profil se reflète si pur dans les eaux du lac. Oui, mais la Montagne du Vent, la Montagne des Cendres, la Montagne du Soufre montent la garde, attestant que les dieux enchaînés, les cyclopes géants, n’ont pas abandonné toute espérance.

Pour peu que l’on prête l’oreille, on entend le marteau de Vulcain résonner sur l’enclume ; la forge est en activité, la flamme siffle, le soufflet grince.

Demain, le lac sera-t-il là ?


Cependant, les paysans travaillent, les moutons broutent l’herbe qui croît aux creux des laves ; un agneau, sur le toit du baer, tond l’herbe courte.

Les chiens rassemblent les poneys.

La vie se poursuit et la mort l’accompagne.


Dans le salon du baer, l’hôtesse m’a montré avec orgueil l’image de son fils, un garçon aux yeux clairs déjà américanisé. Il est à Winnipeg, avec les autres, tous les autres Islandais qui dans le Manitoba ont apporté les vertus de leur race.

Il est parti, et l’histoire se renouvelle d’Eric le Rouge et de son fils Lief.

Eric qui, chassé de Norvège, chassé d’Islande, suivit la route de l’Ouest.


Sur la barque non pontée, ils allaient chercher les terres nouvelles promises à leur vaillance.

Par-dessus la redoutable barrière de la banquise, la côte se dessinait, coupée d’arêtes, hostile : Groenland. « Terre verte ! », s’écriait le réprouvé, qui ajoutait facétieux : « Un beau nom fait toujours bien. »


On était en 983.


De Brattahild, la nef reprit sa course. Eric le Rouge et son fils Lief descendirent la côte du Labrador et pénétrèrent dans l’estuaire du Saint-Laurent.

Les fils d’Islande suivent la tradition, la terre canadienne les appelle, cette terre qu’ils découvrirent les premiers, avant les Dieppois, qui cependant devancèrent Colomb.


Les Dieppois avaient à leur bord un certain Martin Alonso Pinzon, mauvaise tête, mais bon marin.

Le capitaine, un jour, le débarqua à Rejkjavik.


Alonso Pinzon, en 1492, commandait la caravelle la Pinta, « qui allait toujours de l’avant ».

L’astucieux Génois, chef de l’expédition, ne naviguait donc pas au hasard, mais selon le tracé d’une route que son second connaissait.


Pinzon ne voulait pas ravir la gloire de Colomb, Colomb lui doit toute la sienne.


Tous ces faits de l’histoire du monde défilent devant ma mémoire comme sur un écran. De l’humble baer où je suis, un fils est parti pour la Terre nouvelle, comme ses frères d’autrefois.

A la saga qui dit les exploits de ceux-ci, un chant s’ajoutera pour célébrer celui-là, puisque les exilés de New-Island, de Winnipeg, gardent la Tradition sacrée.


Pendant la veillée, le paysan m’a dit :

— Ton père, que faisait-il ?

— Ceci.

— Et son père à lui ?

— Cela.

— Et le père de son père ?

— Il était docteur dans un petit village, au sud de mon pays.

— Bien. Et son père à lui ?

Un geste insoucieux et je réponds :

— Ma foi, je n’en sais rien.

Le paysan s’étonne, il me considère avec une pointe de pitié au coin de l’œil, une moue de mépris au coin de la lèvre, et avec fierté il déclare :

— Moi, je suis fils d’un tel, qui était fils d’un tel, lequel était fils d’un tel.

Volubile, il ajoute :

— Je peux remonter ainsi jusqu’à l’ancêtre qui est venu aux premiers jours, avec Ingolfür et Hjorlejfür.


Ce paysan n’est pas une exception. Quatre-vingt-dix pour cent des Islandais peuvent ainsi dresser leur arbre généalogique depuis ses rameaux récents jusqu’aux racines profondément enfoncées dans la nuit du passé.


Cela, les sagas le prouvent, les sagas plus belles que les chansons de geste médiévales ou les récits chantés par les rapsodes errant dans les bourgs de l’Hellade.


Mot gothique saeja : ce qui se dit.

Islandigabok, saga d’Are Frode ; Landnamabok, saga de Sturla Tordsson, qui nous ont conservé mille trois cents noms de personnes et mille quatre cents noms de lieux.


L’Histoire s’est brodée, fil à fil, pendant les longues nuits polaires.

Ces hommes, qui venaient de Norvège, trouvèrent une terre désolée ; tout leur manquait, tout fut leur œuvre…

Et dans l’île d’Enfer, sentant leur isolement, ils éprouvèrent le besoin de perpétuer leur souvenir.

Tradition orale d’abord, tradition écrite ensuite.

Récits toujours authentiques, chroniques brèves au ton impersonnel… « Un tel, tel jour, a fait cela », « Ceci se passait là ».


Celui de Winnipeg ne dira pas : « Je m’appelle ainsi, mon père était un tel… », il écrira : « Un jour, de telle année, Sigurd Sigurdson arriva. Il venait du baer de Rejkjahlid, sur les bords du lac Myvatn… Son père… »

Ainsi, les races ne meurent pas.


Le baer est construit sur la lave. Il a trois façades de bois non peint. Le long de ces façades, il y a des chapelets de poissons séchés ; au milieu, l’écusson de la poste : « Landissima Stod. »


Sur une plaque d’émail, il y a un faucon blanc sur fond d’azur. Le faucon, blason de l’Islande.

A peuple issu de pirates, il fallait pour emblème une bête de proie, et ce faucon est blanc de la blancheur et de la pureté des immensités vierges.


Comme je cinématographiais les bords du lac et la montagne, le paysan a dit à son ami :

— Le Français est un officier qui « lève » des plans pour son pays.

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