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L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche

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Il tire son épée, et va intrépidement se camper devant le chariot (p. 364).

Après cette invocation, l'auteur continue son récit.

Quand le gardien des lions vit qu'il lui était impossible de résister sans s'attirer la colère de notre héros, il ouvrit à deux battants la première cage où se trouvait le lion mâle, lequel parut d'une grandeur démesurée. La première chose que fit l'animal fut de se retourner plusieurs fois, puis de s'étendre tout de son long, en allongeant ses pattes et faisant jouer ses griffes; il ouvrit ensuite une gueule immense, bâilla lentement et tirant deux pieds de langue, il s'en frotta les yeux et s'en lava la face. Cela fait, il avança la tête hors de sa cage, et regarda de tous côtés avec deux yeux rouges comme du sang. Ce spectacle, capable d'effrayer la témérité en personne, don Quichotte se contentait de l'observer attentivement, impatient d'en venir aux mains avec son terrible adversaire et comptant bien le mettre en pièces. Mais le lion, plus courtois qu'arrogant, tourna le dos sans faire attention à toutes ces bravades, se mit à regarder de tous côtés, puis alla se recoucher au fond de sa cage avec le plus grand sang-froid. En voyant cela, notre chevalier ordonna impérieusement au gardien de harceler le lion à coups de bâton, pour le faire sortir à quelque prix que ce fût.

Oh! pour cela je n'en ferai rien, dit le gardien; car si on l'excite, le premier qui sera mis en pièces, ce sera moi. Votre Grâce, seigneur chevalier, n'a-t-elle pas assez montré sa vaillance sans vouloir tenter une seconde fois la fortune? Le lion a eu la porte ouverte; s'il n'est pas sorti, c'est qu'il ne sortira pas de tout le jour. Personne n'est tenu à plus qu'à défier son ennemi et à l'attendre en rase campagne. Si le provoqué ne vient pas, tant pis pour lui: le combattant exact au rendez-vous est sans contredit le victorieux.

Par ma foi, tu as raison, répondit don Quichotte; donne-moi une attestation en bonne forme de ce qui vient de se passer, c'est-à-dire, que tu as ouvert au lion, que je l'ai attendu, et qu'il n'est point sorti; que je l'ai attendu une seconde fois, qu'il a de nouveau refusé de sortir, et qu'il est allé se coucher. Je ne dois rien de plus: arrière les enchanteurs et les enchantements, et vive la véritable chevalerie! Ferme la cage, pendant que je vais rappeler nos fuyards, afin qu'ils apprennent la vérité de ta propre bouche.

Le gardien ne se le fit pas dire deux fois, et don Quichotte, attachant au bout de sa lance le mouchoir avec lequel il avait essuyé les fromages, l'éleva dans l'air pour faire signe aux fuyards de revenir. Sancho courait toujours avec les autres; mais comme il tournait de temps en temps la tête, il aperçut le signal: Que je sois pendu, dit-il, si mon maître n'a pas vaincu ces bêtes féroces, car le voilà qui nous appelle!

Tous trois s'arrêtèrent, reconnaissant que c'était bien don Quichotte qui leur faisait signe; ils commencèrent à se rassurer, et se rapprochant peu à peu, ils entendirent bientôt la voix de notre héros, auprès duquel ils ne tardèrent pas à arriver.

Camarade, dit don Quichotte au muletier, attelle tes mules, et continue ton chemin; et toi, Sancho, donne deux écus d'or à cet homme, pour le temps que je lui ai fait perdre.

De bon cœur, répondit Sancho en les tirant de sa bourse; mais que sont devenus les lions? ajouta-t-il: sont-ils morts ou vivants?

Alors le gardien se mit à raconter longuement comment l'action s'était passée, exagérant à dessein l'intrépidité de notre héros, et attribuant la poltronnerie du lion à la frayeur qu'il lui avait causée.

Eh bien! que t'en semble, ami Sancho? dit don Quichotte, crois-tu qu'il y ait des enchantements au-dessus de la véritable vaillance? Les enchanteurs pourraient peut-être me dérober la victoire, mais diminuer mon courage, je les en défie.

Sancho donna les deux écus, le muletier attela ses bêtes, le gardien baisa les mains du chevalier en signe de reconnaissance, et promit de raconter ce merveilleux exploit au roi lui-même, quand il serait arrivé à la cour.

Si par hasard, ajouta don Quichotte, Sa Majesté désire connaître celui qui en est l'auteur, vous lui direz que c'est le chevalier des Lions, car désormais je veux porter ce nom au lieu de celui de chevalier de la Triste-Figure, et en cela je ne fais que suivre l'antique coutume des chevaliers errants, qui changeaient de nom à leur fantaisie.

Sur ce, le chariot se remit en marche, puis don Quichotte, Sancho et le gentilhomme au caban vert, continuèrent leur chemin.

Pendant tout ce temps, don Diego n'avait pas dit une seule parole, occupé qu'il était à observer notre chevalier, qui lui paraissait tantôt le plus sage des fous, tantôt le plus fou des sages. N'ayant pas lu la première partie de son histoire, il ne pouvait comprendre quelle était cette folie d'une si étrange espèce. Quelle plus grande extravagance, se disait-il en lui-même que de mettre sur sa tête un casque plein de fromages, et d'aller s'imaginer que les enchanteurs vous ramollissent la cervelle? Quelle témérité peut se comparer à celle d'un homme qui veut lutter seul contre des lions?

Don Quichotte vint le tirer de ses réflexions en lui disant: Je gagerais, seigneur, que Votre Grâce me regarde comme un être privé de raison; et à dire vrai, je ne serais point étonné qu'il en fût ainsi, car mes actions ne rendent pas d'autre témoignage; toutefois je vous prie de suspendre votre jugement, et de croire que je ne suis pas aussi fou que je le parais. Tel chevalier se distingue sous les yeux de son roi, en donnant un beau coup de lance à un taureau farouche; tel autre couvert d'une brillante armure paraît dans la lice aux yeux des dames; et tous deux, à des titres divers sont admirés, fêtés, applaudis. Mais combien est plus digne d'estime le chevalier errant qui parcourt les forêts et les montagnes, recherchant les aventures les plus périlleuses pour les mener à bonne fin, et cela dans la seule intention d'acquérir une renommée glorieuse et durable? N'aurait-il qu'une fois le bonheur de protéger dans quelque lieu désert une pauvre veuve, combien il l'emporte sur le chevalier qui courtise la jeune fille au sein des cités!

Au surplus, chacun a sa fonction: que le chevalier de cour serve les dames, qu'il rehausse par le luxe de ses livrées l'éclat de la suite des princes, qu'il reçoive à sa table les gentilshommes pauvres, qu'il porte un défi dans une joute, qu'il soit tenant dans un tournoi; s'il se montre libéral, magnifique, et surtout bon chrétien, il aura fait tout ce que son rang lui impose. Mais le chevalier errant, oh! pour celui-là, c'est autre chose: son devoir est de sans cesse parcourir tous les coins du globe, de pénétrer dans les labyrinthes les plus inextricables, de tenter à chaque pas l'impossible, de braver les brûlants rayons du soleil d'été, aussi bien que les glaces hérissées de l'hiver, de regarder les lions sans effroi, les vampires sans épouvante, les andriagues sans terreur; car chercher les uns, attaquer les autres, les vaincre tous, voilà ses principaux et véritables exercices. Comme membre de la chevalerie errante, il m'est imposé d'entreprendre tout ce qui tient au devoir de ma profession; ainsi donc j'ai dû aujourd'hui attaquer ces lions, quoique je susse à n'en pas douter que c'était une extrême témérité. Je n'ignore pas que la véritable vaillance est un juste milieu placé entre la couardise et la témérité; mais mieux vaut ce dernier excès que d'être accusé de poltronnerie; et de même qu'il est plus facile au prodigue qu'à l'avare de se montrer libéral, de même il est plus aisé au téméraire de rester dans les bornes du vrai courage, qu'au lâche de s'y élever. Pour ce qui est de tenter les aventures, croyez-moi, seigneur, mieux vaut se perdre pour le plus que pour le moins, et cela résonne plus agréablement à l'oreille, quand on s'entend dire: Ce chevalier est audacieux et téméraire, que si l'on disait: Il est timide et poltron.

Je le reconnais, seigneur don Quichotte, reprit don Diego; tout ce que dit et fait Votre Grâce est marqué au cachet de la droite raison, et je suis certain que si les lois de la chevalerie venaient à se perdre, elles se retrouveraient dans votre cœur, comme dans leur dernier asile. Cependant il se fait tard; doublons le pas, je vous prie, afin d'arriver d'assez bonne heure chez moi, où je serai heureux de profiter de tout le temps que vous voudrez bien y demeurer.

Je tiens l'invitation à grand honneur, répondit don Quichotte.

En même temps, ils pressèrent leurs chevaux, et sur les deux heures de l'après-midi, ils arrivèrent à la maison de l'homme au caban vert.


CHAPITRE XVIII
DE CE QUI ARRIVA A DON QUICHOTTE DANS LA MAISON DE DON DIEGO

En entrant dans la maison de don Diego, qu'il trouva belle et surtout spacieuse, comme elles le sont toutes à la campagne, avec armes sculptées au-dessus de la porte, don Quichotte aperçut plusieurs grandes cruches de terre propres à garder le vin, rangées en cercle dans la cour, près du cellier; ces cruches, qui se fabriquent au Toboso, lui rappelèrent sa dame enchantée. Aussitôt il se prit à soupirer, et sans faire attention à ceux qui l'entouraient, il s'écria: O chers trésors rencontrés pour mon malheur! chers et joyeux tant que Dieu l'a permis! cruches tobosines, qui me rappelez de si amers chagrins!

Ces exclamations furent entendues de l'étudiant-poëte, fils de don Diego, qui était venu le recevoir accompagné de sa mère; la mère et le fils restèrent interdits en voyant l'étrange figure de notre héros. Quant à celui-ci, il s'avança vers la dame en réclamant la faveur de lui baiser la main.

Madame, dit don Diego à sa femme, je vous présente et vous prie de recevoir avec votre bonne grâce accoutumée le seigneur don Quichotte, le chevalier errant le plus discret, le plus spirituel et le plus vaillant qui soit au monde.

Dona Christina, c'était le nom de la dame, reçut son hôte avec de grandes démonstrations de politesse et d'estime auxquelles celui-ci répondit avec sa courtoisie accoutumée. Il en fut de même de l'étudiant qui, en l'entendant, le tint pour un homme d'un esprit fin et délicat.

Ici l'auteur décrit dans tous ses détails la maison de don Diego, qui était celle d'un riche campagnard. Mais le traducteur laisse de côté ces minuties, comme inutiles à l'objet principal de l'histoire, qui n'a que faire de froides digressions.

Notre héros fut conduit dans une salle basse où, s'étant fait désarmer par Sancho, il resta en chausses à la wallonne et en pourpoint de chamois tout souillé de la crasse de ses vieilles armes. Il portait un collet de simple toile à la façon des étudiants. Ses bottines étaient jaunes et ses souliers enduits de cire. Il passa sur l'épaule sa bonne épée, qui pendait à un baudrier de peau de loup marin, et qu'il ne ceignait pas autour de son corps, parce que, dit-on, il avait souffert des reins pendant longues années. Puis il jeta sur son dos un petit manteau de drap brun. Mais, avant toute chose, il s'était lavé la tête et le visage dans cinq ou six aiguiérées d'eau (on n'est pas d'accord sur le nombre), encore la dernière resta-t-elle couleur de petit lait, grâce à la gourmandise de Sancho et à ces maudits fromages qui avaient si bien barbouillé son maître.

Le désordre de son costume ainsi réparé, don Quichotte, d'un air libre et dégagé, entra dans une autre pièce où l'étudiant l'attendait pour lui tenir compagnie jusqu'à ce que la table fût servie, car pour honorer un tel hôte dona Christina n'avait rien épargné.

Pendant que don Quichotte quittait son armure, don Lorenzo, ainsi s'appelait l'étudiant, avait eu le temps de dire à son père: Quel est cet hidalgo que nous amène Votre Grâce? Nous sommes étrangement surpris, ma mère et moi, de sa figure, de son nom, et surtout de ce titre de chevalier errant que vous lui avez donné.

En vérité, je ne sais qu'en penser, répondit don Diego; tout ce que je puis dire, c'est qu'il parle comme un sage et qu'il agit comme un fou. Au reste, entretiens-le toi-même, et tu m'en diras ton avis.

Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

Furne, Jouvet et Cie, édit.

Il s'était lavé la tête et le visage dans cinq ou six aiguiérées d'eau (p. 368).

Sur ce, don Lorenzo alla, comme il a été dit, tenir compagnie à don Quichotte, et dans la conversation qu'ils eurent ensemble, notre héros lui dit entre autres choses: Le seigneur don Diego, votre père, m'a parlé de l'esprit ingénieux que possède Votre Grâce; il m'a entretenu particulièrement de votre talent pour la poésie, il a même ajouté que vous étiez un grand poëte.

Poëte, c'est possible, répondit le jeune homme; pour grand, je ne m'en flatte pas. La vérité est que j'ai du goût pour la poésie et que j'aime à lire les bons auteurs; mais pour être qualifié de grand poëte, comme l'a fait mon père, cela ne suffit pas.

Cette modestie est de bon augure, répliqua don Quichotte, car qui dit poëte, dit présomptueux, et le moindre se croit toujours le premier.

Il n'y a point de règle sans exception, répondit Lorenzo, et tel peut se rencontrer qui soit poëte sans s'en douter.

Peu sont dans ce cas, repartit don Quichotte; mais dites-moi, je vous prie, quels sont les vers que vous avez maintenant sur le métier et qui vous tiennent préoccupé et soucieux? Si c'est par hasard quelque glose, je m'entends assez dans ce genre de composition, et je serai charmé de connaître votre ouvrage. S'il s'agit d'autre chose, d'une joute littéraire, par exemple, je souhaite à Votre Grâce, d'obtenir plutôt le second prix que le premier, car le premier prix se donne toujours à la faveur ou à la qualité de la personne, tandis que le second ne s'accorde qu'au mérite; de manière que le troisième prix devient le second, et que le premier à ce compte, n'est plus que le troisième, à la façon des licences qui s'obtiennent dans les universités. Malgré tout, cela n'empêche pas le premier prix d'être une très-honorable distinction.

Jusqu'à présent, dit à part lui Lorenzo, je ne puis le prendre pour un fou. Il me semble, continua-t-il que Votre Grâce a fréquenté les universités: quelles sciences y a-t-elle principalement étudiées?

Celle de la chevalerie errante, répondit don Quichotte, qui est aussi élevée que celle de la poésie, et la dépasse même de deux doigts, à quelque point qu'on puisse y exceller.

J'ignore quelle est cette science, répliqua Lorenzo, et jusqu'à présent je n'en avais pas entendu parler.

C'est une science qui renferme toutes les autres, reprit don Quichotte. En effet, celui qui la professe doit être jurisconsulte, et savoir les lois de la justice distributive et commutative, pour rendre à chacun ce qui lui appartient. Il doit être théologien, afin de pouvoir, en toute circonstance, donner les raisons de sa foi. Il doit être médecin et connaître les simples qui ont la vertu de guérir, car au milieu des montagnes et des déserts, le chevalier errant ne trouve guère de chirurgien pour panser ses blessures. S'il n'est pas instruit de l'astronomie et qu'il ignore le cours des astres, comment pourra-t-il savoir la nuit quelle heure il est, sous quel climat, dans quelle partie du monde il se trouve? Il doit connaître les mathématiques, car à chaque pas le calcul lui est nécessaire; et laissant de côté, comme chose convenue, qu'il doit être orné de toutes les vertus théologales et cardinales, je dirai, pour descendre à des bagatelles, qu'il lui faut savoir monter un cheval, le ferrer au besoin, raccommoder une selle et une bride, nager comme un poisson, danser, faire des armes, enfin tout ce qui constitue le cavalier accompli; remontant ensuite aux choses d'en haut, je dirai qu'il doit être fidèle à Dieu et à sa dame, chaste dans ses pensées, discret dans ses discours, généreux, vaillant, charitable envers les malheureux; finalement, le constant et ferme champion de la vérité en tous temps et en tous lieux, aux dépens même de sa vie. Telles sont les qualités, grandes et petites, qui constituent le véritable chevalier errant; jugez maintenant, seigneur Lorenzo, quelle science est la chevalerie errante, et si parmi celles qu'on enseigne dans les gymnases et les écoles, aucune est capable d'en approcher.

S'il en est ainsi, répondit Lorenzo, cette science assurément l'emporte sur toutes les autres.

En doutez-vous? repartit don Quichotte.

Je veux dire, répliqua Lorenzo, que j'ai de la peine à croire qu'il y ait jamais eu, et encore moins qu'il y ait aujourd'hui dans le monde des chevaliers si accomplis.

Voilà justement, dit don Quichotte, comment parlent la plupart des hommes; je vois bien que si le ciel ne fait un miracle tout exprès pour leur prouver clair comme le jour qu'il a existé des chevaliers errants, et qu'il en existe encore à cette heure, c'est vouloir se casser la tête que de prétendre le leur démontrer. Seigneur, je ne chercherai point en ce moment à vous tirer d'une ignorance que Votre Grâce partage avec tant d'autres; tout ce que je puis faire, c'est de prier Dieu qu'il vous éclaire, et vous fasse comprendre combien ces chevaliers furent nécessaires dans les siècles passés, et combien ils seraient utiles dans le siècle présent; mais aujourd'hui triomphent, pour nos péchés, la paresse, l'oisiveté, la gourmandise et la mollesse.

Notre hôte vient de se trahir, dit tout bas Lorenzo, qui ne cessait de l'observer avec beaucoup d'attention; malgré tout, c'est un fou remarquable, et j'aurais grand tort de ne pas être de son avis.

En ce moment, on les appela pour dîner, et don Diego, prenant son fils à part, lui demanda ce qu'il pensait de notre chevalier.

Je pense, seigneur, répondit le jeune homme, que tous les médecins du monde ne viendraient pas à bout de le guérir, car il est fou sans remède; mais tel qu'il est, il a, sur ma foi, de fort bons moments.

On se mit à table, et l'on fit bonne chère. Ce qui enchanta le plus don Quichotte pendant le repas, ce fut le merveilleux silence qu'on observait dans toute la maison, qu'il comparait en lui-même à un couvent de chartreux.

Sitôt qu'on eût desservi, récité les grâces et jeté de l'eau sur les mains, don Quichotte pria instamment Lorenzo de lui montrer les vers dont il lui avait parlé.

Seigneur, répondit l'étudiant, pour ne point ressembler à ces poëtes qui refusent de montrer leurs ouvrages quand on les en prie, et les jettent à la tête des gens quand on ne les leur demande pas, je vais vous lire ma glose dont je n'attends aucun prix, et que j'ai composée seulement dans le but de m'exercer l'imagination.

Un de mes amis, qui est homme de sens et d'esprit, reprit don Quichotte, me disait un jour qu'il n'était pas d'avis qu'on se fatiguât à composer une glose, parce que c'était, selon lui, un travail ingrat, et dont les règles sont fort étroites; en effet, jamais glose ne peut égaler le thème; la plupart du temps, elle s'éloigne du sujet qu'elle est destinée à développer, enfin elle présente une foule d'entraves qui gênent un auteur et qu'on ne rencontre que dans ce genre de poésie, comme doit le savoir Votre Grâce.

En vérité, seigneur, répondit Lorenzo, vous m'apprenez là bien des choses qu'on ignore généralement; j'espérais trouver Votre Grâce en défaut, mais vous m'échappez toujours au moment où je crois le mieux vous tenir.

Je n'entends point ce que vous voulez dire par ces mots, que je vous échappe, repartit don Quichotte.

Je m'expliquerai mieux plus tard, répliqua l'étudiant; pour l'heure voyons ma glose. Voici le texte qu'on m'a envoyé:

Si mon bonheur passé pouvait encor renaître,
Sans me faire espérer un douteux avenir,
Ou que dès aujourd'hui l'avenir pût paraître,
Et que je susse enfin si mon mal doit finir....[88]

Et voici la glose que j'ai faite:

Tout change, hélas! et rien ici-bas n'est durable;
Dans les plus grands plaisirs il n'est rien d'arrêté;
Le sort à mes désirs autrefois favorable
Par un nouveau caprice enfin m'a tout ôté.
Fortune, en ma faveur, poursuis ton inconstance;
Je n'ai que trop souffert, fais cesser ma souffrance,
Et laisse-toi fléchir à l'ardeur de mes vœux;
Je ne désire rien qu'un bien dont je fus maître;
Et malgré tant de maux je serais trop heureux
Si mon bonheur passé pouvait encor renaître.
Je ne demande point la pompe et l'ornement,
Ce superbe appareil, où la richesse éclate;
La gloire qui des rois fait tout l'empressement
N'est point ce qui me touche, et n'a rien qui me flatte;
Sans orgueil, sans envie, et sans ambition,
Mon cœur avait borné toute sa passion
A goûter mon bonheur dans une paix tranquille;
Mais que m'en reste-t-il, qu'un triste souvenir?
Rends-moi ce bien, Fortune, à qui tout est facile,
Et sans me faire attendre un douteux avenir.
Mais il faut que mes maux me rendent bien sensible,
Pour nourrir si longtemps des désirs superflus;
Je souhaite, et je tente une chose impossible;
Hélas! le temps passé ne se rappelle plus.
Le temps, qui fuit sans cesse, incessamment s'efface;
Il ne laisse après lui qu'une invisible trace;
C'est en vain qu'on le cherche, en vain qu'on le poursuit;
Cessons donc d'espérer ce qui ne saurait être,
Ou qu'on pût retenir le passé qui nous fuit,
Ou que dès aujourd'hui l'avenir pût paraître.
Que le sort m'a réduit dans un état fâcheux!
A toute heure agité d'espérance et de crainte;
Et si quelque moment j'espère un bien douteux,
La crainte au même instant me donne quelque atteinte.
Ah! terminons enfin le cours de mes ennuis,
Mourons, c'est un bien sûr en l'état où je suis
Mourons; mais perdre tout, renonçant à la vie,
Le dur remède, hélas! ne saurais-je obtenir,
Perdant l'espoir du bien, d'en perdre aussi l'envie,
Ou que je susse enfin si mon mal doit finir?

A peine Lorenzo eut achevé de lire, que don Quichotte se levant vivement, et lui saisissant les deux mains; Vive Dieu! s'écria-t-il avec transport, vous êtes bien le meilleur poëte que j'aie rencontré de ma vie: et certes, vous auriez bien mérité d'être couronné de lauriers par les académies d'Athènes, si elles existaient encore, comme vous méritez de l'être aujourd'hui par celles de Paris, de Bologne et de Salamanque. Qu'Apollon perce de ses flèches les juges assez ignorants pour vous refuser le premier prix, et que jamais les Muses ne franchissent le seuil de leurs demeures. Récitez-moi, je vous supplie, Seigneur, quelques vers de grande mesure, car je désire connaître à fond votre admirable génie.

Est-il besoin de dire que Lorenzo fut enchanté de s'entendre louer par don Quichotte, bien qu'il le tînt pour fou! O puissance de la flatterie! que tu es grande, et combien loin s'étendent les lois de ton séduisant empire! Notre jeune étudiant confirma cette vérité, en s'empressant de réciter à don Quichotte un sonnet sur la mort de Pyrame et Thisbé, qui lui valut encore de la part de notre héros les plus hyperboliques compliments.

Enfin, après quatre jours passés dans la maison de don Diego, don Quichotte lui demanda la permission de prendre congé: Je suis très-reconnaissant de votre bon accueil, lui dit-il; mais il sied mal aux chevaliers errants de s'oublier au sein de l'oisiveté; je dois poursuivre le devoir de ma profession, et chercher les aventures dont je sais que le pays abonde, en attendant l'époque des joutes de Saragosse, qui sont le principal but de mon voyage. Mon intention est de commencer par la caverne de Montésinos, dont on raconte tant de merveilles, et de rechercher la source de ces lacs, au nombre de sept, vulgairement appelés les lagunes de Ruidera.

Don Diego et son fils louèrent sa noble résolution, et se mirent à son service pour tout ce qui était en leur pouvoir et dont il pourrait avoir besoin.

Enfin arriva le jour du départ, aussi beau pour don Quichotte que triste pour Sancho, qui, du sein de l'abondance où il nageait, se voyait forcé de retourner aux aventures et d'en revenir aux maigres provisions de son bissac. En attendant, il le remplit tout comble de ce qui lui parut nécessaire.

En prenant congé de ses hôtes, don Quichotte s'adressa à Lorenzo: Seigneur, je ne sais si j'ai dit à Votre Grâce, mais en tous cas je le lui répète, que si elle veut arriver sûrement au temple de Mémoire, il lui faut quitter le sentier déjà fort étroit de la poésie pour prendre le sentier plus étroit encore de la chevalerie errante; cela suffit pour devenir empereur en un tour de main.

Par ces propos, don Quichotte acheva de vider le procès de sa folie, et surtout quand il ajouta: Dieu sait si j'aurais eu du plaisir à emmener avec moi le seigneur Lorenzo, pour lui enseigner les vertus inhérentes à la profession que j'exerce, et lui montrer de quelle manière on épargne les humbles et on abat les superbes. Mais comme il est trop jeune pour cela, et qu'il a d'ailleurs d'autres occupations, je me bornerai à lui donner un conseil: c'est que pour devenir un poëte célèbre, il fera bien de se guider plutôt sur l'opinion d'autrui que sur la sienne propre; car s'il n'y a pas d'enfants disgracieux aux yeux de leur père et mère, pour les enfants de notre intelligence, c'est bien une autre affaire.

Don Diego et son fils ne cessaient de s'étonner des propos tantôt sensés, tantôt extravagants de notre chevalier, et surtout de son incurable manie de se lancer incessamment à la recherche des aventures. On réitéra de part et d'autre les politesses et les offres de service, après quoi, avec la gracieuse permission de la dame du château, don Quichotte et Sancho s'éloignèrent, l'un sur Rossinante et l'autre sur son grison.


A peine Lorenzo eut achevé de lire que don Quichotte se levant vivement (p. 371).

CHAPITRE XIX
DE L'AVENTURE DU BERGER AMOUREUX, ET DE PLUSIEURS AUTRES CHOSES

Don Quichotte n'était qu'à peu de distance du village de don Diego, quand il fut rejoint par quatre hommes, dont deux étaient des laboureurs et les deux autres paraissaient des étudiants, tous montés sur des ânes. L'un des étudiants portait en guise de porte-manteau un petit paquet composé de quelques hardes et de deux paires de bas en bure noire; tout le bagage de son compagnon consistait en deux fleurets mouchetés; quant aux laboureurs, leurs bêtes étaient chargées de différentes provisions qu'ils venaient sans doute d'acheter à quelque ville voisine.

Étudiants et laboureurs éprouvèrent la même surprise que causait don Quichotte à quiconque le voyait pour la première fois, et tous ils mouraient d'envie de savoir quel était cet homme dont le pareil ne s'était jamais présenté à leurs yeux. Notre héros les salua, et lorsqu'il eut appris qu'ils suivaient la même direction, il leur témoigna le désir de faire route ensemble, en les priant de ralentir le pas, parce que leurs bêtes marchaient plus vite que son cheval. Par courtoisie, il leur dit sa qualité et sa profession; à savoir, qu'il était chevalier errant, et qu'il allait cherchant les aventures par toute la terre, il ajouta qu'il s'appelait don Quichotte de la Manche, surnommé le chevalier des Lions. Pour les laboureurs, c'était parler grec, mais il n'en fut pas de même des étudiants, qui comprirent aussitôt que cet inconnu avait des chambres vides dans la cervelle. Néanmoins ils le regardaient avec un étonnement mêlé de respect, et l'un d'eux lui dit: Seigneur chevalier, si, comme tous ceux qui cherchent les aventures, Votre Grâce n'a point de chemin arrêté, venez avec nous, et vous verrez assurément une des noces les plus belles et les plus magnifiques dont on ait eu, depuis longtemps, le spectacle dans toute la Manche.

De la façon dont vous parlez, il faut que ce soient les noces de quelque prince, répondit don Quichotte.

Point du tout, répliqua l'étudiant, ce sont les noces d'un laboureur, mais le plus riche du pays, et d'une paysanne, la plus belle fille qui se puisse voir. Ces noces doivent se faire dans un pré, voisin du village de la fiancée. Elle s'appelle Quitterie la belle; le fiancé se nomme Gamache le riche; c'est un garçon d'environ vingt-deux ans; la fiancée en compte à peine dix-huit; en un mot, ils sont faits l'un pour l'autre, quoique certains disent que la race de Quitterie est plus ancienne que celle de Gamache; mais il ne faut pas s'arrêter à cela, et dans la richesse il y a de quoi boucher bien des trous. Ce Gamache, qui est libéral, ne veut rien épargner pour rendre la fête célèbre; il a fait couvrir le pré avec des branches d'arbres, afin que le soleil ne puisse y pénétrer: là auront lieu toutes sortes de divertissements, jeu de paume, jeu de barre, luttes, danse avec les castagnettes et le tambour de basque, car son village est rempli de gens qui savent le faire résonner, sans compter la Zapateta[89], qu'on y exécute dans la perfection. Mais de toutes ces belles choses et de bien d'autres encore que je passe sous silence, aucune, j'imagine, ne vaudra le spectacle que nous donnera le désespéré Basile.

Et quel est ce Basile? demanda don Quichotte.

Basile, répondit l'étudiant, est un berger du même village que Quitterie, et dont la maison touche presque à la sienne: tous deux ils se sont aimés dès l'enfance. Lorsqu'ils commencèrent à devenir grands, le père de Quitterie, qui ne trouvait pas Basile assez riche pour sa fille, commença par lui refuser l'entrée de sa maison: et pour lui ôter toute espérance, il résolut de la marier avec Gamache. Ce Gamache a beaucoup plus de bien que Basile; mais, à vrai dire, il ne l'égale pas dans le reste, car Basile est le garçon le mieux fait et le plus adroit, toujours le premier à la course et à la lutte; personne ne lance mieux une barre, et n'est si adroit à la paume; il pince de la guitare au point de la faire parler; il chante comme une alouette, saute comme un daim; mais surtout il manie l'épée comme un maître d'escrime.

Pour ce seul talent, dit don Quichotte, ce garçon méritait d'épouser, non-seulement la belle Quitterie, mais la reine Genièvre elle-même, si elle vivait encore, en dépit de Lancelot et de tous ceux qui voudraient s'y opposer.

Allez donc dire cela à ma femme, interrompit Sancho, qui n'avait fait jusque-là qu'écouter et se taire; elle qui veut qu'on ne se marie qu'avec son égal, chaque brebis avec sa pareille. Ce que je demande, moi, c'est que ce brave Basile, car je commence à l'aimer, se marie avec cette dame Quitterie; maudits soient dans ce monde et dans l'autre ceux qui empêchent les gens de se marier à leur goût!

Si tous ceux qui s'aiment pouvaient se marier ainsi, repartit don Quichotte, que deviendraient le pouvoir et l'autorité des pères? Il serait beau vraiment que les enfants eussent la liberté de choisir suivant leur caprice! Si le choix d'un mari était laissé à la volonté des filles, telle épouserait le valet de son père, ou le premier venu qu'elle trouverait à sa fantaisie, quand même ce serait un débauché et un spadassin; car l'amour est aveugle, et, quand il nous possède, on n'a plus assez de raison pour faire un bon choix. Ainsi tu vois, mon pauvre Sancho, qu'il n'y a point de circonstance dans la vie où l'on ait plus grand besoin de jugement que lorsqu'il s'agit de contracter mariage: une femme légitime n'est pas une marchandise dont on puisse se défaire à sa volonté; c'est une compagne inséparable qu'on s'associe au lit, à la table, en tout et partout; c'est un lien qu'on ne peut rompre, à moins qu'il ne soit tranché par le ciseau des Parques. Je pourrais en dire beaucoup plus sur ce sujet, mais j'ai hâte de savoir si le seigneur licencié n'a point autre chose à nous apprendre touchant ce Basile.

Il ne me reste qu'une chose à dire, répondit l'étudiant, c'est que du jour où Basile a su que la belle Quitterie épousait Gamache le riche, on ne l'a plus vu rire, on ne lui a plus entendu tenir un propos sensé. Il marche triste, la tête basse, se parlant à lui-même; il mange peu et ne dort pas davantage; s'il mange, ce sont des fruits, et s'il dort, c'est comme une brute, sur la terre nue. De temps en temps on le voit lever les yeux au ciel, puis tout à coup les attacher fixement sur le sol, comme s'il était en extase, et de telle sorte qu'il semble métamorphosé en statue; enfin, le pauvre garçon est dans un tel état, que ceux qui le connaissent ne doutent pas qu'à peine Quitterie aura prononcé le oui fatal, il ne rende le dernier soupir.

Dieu y mettra ordre, reprit Sancho: quand il envoie le mal, il envoie le remède; personne ne sait ce qui doit arriver! d'ici à demain il y a bien des heures, et dans un instant la maison peut tomber. Combien de fois ai-je vu pleuvoir et faire soleil tout ensemble! tel se couche bien portant, qui s'éveille roide mort le lendemain; quelqu'un pourrait-il se vanter d'avoir attaché un clou à la roue de fortune? sans compter qu'entre le oui et le non d'une femme, je ne voudrais pas mettre la pointe d'une aiguille, elle n'y tiendrait pas. Faites seulement que Quitterie ait de la bonne volonté pour Basile, et je prédis qu'il lui reste encore de fameuses chances; car, à ce que j'ai entendu dire, l'amour regarde avec des yeux qui font passer le cuivre pour de l'or et des noyaux pour des perles.

Où t'arrêteras-tu, maudit Sancho? interrompit don Quichotte; quand une fois tu commences à enfiler des proverbes, personne ne peut te suivre, si ce n'est le diable en personne, et puisse-t-il t'emporter! Dis-moi, animal, sais-tu ce que c'est que la roue de fortune, pour te mêler d'en dire ton sentiment?

Si l'on ne m'entend pas, répondit Sancho, il n'est pas étonnant que mes sentences passent pour des sottises; mais qu'importe! je m'entends moi-même, et je suis sûr de n'avoir pas dit trop de bêtises; mais Votre Grâce prend toujours plaisir à pontrôler mes paroles.

Dis donc contrôler, prévaricateur du beau langage, reprit don Quichotte, ou que Dieu te rende muet pour le reste de tes jours.

Que Votre Grâce ne se fâche point contre moi, répondit Sancho; vous savez bien que je n'ai pas été élevé à la cour, et que je n'ai pas étudié à Salamanque, pour savoir si je manque quand je parle. Vive Dieu! le paysan de Sayago ne peut pas parler comme le citadin de Tolède: sans compter qu'il y a beaucoup de gens à Tolède qui parlent comme il plaît à Dieu.

C'est vrai, reprit un des étudiants; ceux qui sont élevés dans les tanneries ou dans les boutiques du Zocodover ne parlent pas aussi bien que ceux qui passent tout le jour à se promener dans le cloître de la cathédrale: cependant ils sont tous de Tolède. L'élégance du langage ne se trouve guère que parmi les courtisans, et encore parmi les plus délicats. Quant à moi, seigneurs, j'ai, pour mes péchés, étudié quelque temps à Salamanque, et je me pique de m'exprimer en termes choisis.

Si vous ne vous piquiez pas de jouer encore mieux de ces fleurets que de la langue, dit l'autre étudiant, vous auriez tenu la tête du concours, au lieu d'en avoir la queue.

Bachelier, répliqua le licencié, vous vous trompez grandement quand vous croyez que savoir manier l'épée soit chose inutile.

Pour moi ce n'est pas une opinion, repartit Corchuelo (c'était le nom du bachelier), c'est une vérité démontrée; au reste, s'il vous plaît d'en faire l'expérience, l'occasion est belle: vous avez là deux épées, et je possède en force et en courage plus qu'il n'en faut pour vous prouver que j'ai raison. Descendez seulement de votre monture, mettez en usage toutes les ruses de la salle, et si, avec la seule adresse que m'a donnée la nature, je ne vous fais voir des étoiles en plein midi, je veux recevoir des étrivières: tel que je suis, voyez-vous, je défie qui que ce soit de me faire reculer d'un pas, et il n'est personne à qui je ne puisse faire perdre terre.

Pour ce qui est de ne point reculer, je le crois, répondit le licencié; mais il pourrait se faire que là où vous auriez cloué le pied on creusât votre sépulture: je veux dire que, faute d'avoir appris le métier, il pourrait vous en coûter la vie.

C'est ce que nous allons voir, repartit Corchuelo; et, sautant à bas de son âne, il saisit avec furie un des fleurets que portait le licencié.

Ah! vraiment, cela ne peut se passer ainsi, dit don Quichotte; il faut procéder avec méthode, et je veux être le juge d'une question tant de fois débattue et qui n'est point encore décidée.

Aussitôt il descendit de cheval, et prenant sa lance, il se campa au milieu du chemin, pendant que le licencié, d'un air dégagé et en mesurant ses pas, s'avançait contre Corchuelo, qui courait sur lui plein de fureur, et, comme on dit, jetant le feu par les yeux. Les deux paysans et Sancho s'écartèrent un peu, sans descendre de leurs ânes, et furent ainsi spectateurs du combat qui commença à l'instant. Les bottes d'estoc et de taille que portait Corchuelo ne pouvaient se compter; il attaquait en lion, et un coup n'attendait pas l'autre; mais le licencié, sans s'émouvoir, parait toutes ses attaques, et lui faisait souvent baiser la pointe de son fleuret comme si c'eût été une relique, quoique avec moins de dévotion. Bref, le licencié lui coupa l'un après l'autre tous les boutons de sa soutanelle, et la mit en lambeaux, sans jamais être touché; il lui abattit deux fois son chapeau, et le fatigua de telle sorte, que, de dépit et de rage, Corchuelo jeta son fleuret, qui alla tomber à plus de cinquante pas, comme en témoigna par écrit un des laboureurs, greffier de son état, qui était allé le ramasser; ce qui fit voir par preuve authentique, comment la force est vaincue par l'adresse.

Corchuelo s'était assis tout essoufflé: Par ma foi, seigneur bachelier, lui dit Sancho, si vous m'en croyez, dorénavant vous ne défierez personne à l'escrime, mais plutôt à jeter la barre, ou à lutter, car vous avez la force nécessaire pour cela. Quant à ces bretteurs, croyez-moi, il ne faut pas s'y frotter: je me suis laissé dire qu'ils mettraient la pointe de leur épée dans le trou d'une aiguille.

J'en conviens, reprit Corchuelo, et ne regrette pas l'expérience qui m'a fait revenir de mon erreur.

En même temps il embrassa le licencié, et ils restèrent meilleurs amis que jamais.

Les voyageurs se remirent en marche, hâtant leurs montures pour arriver de bonne heure au village de Quitterie, d'où ils étaient tous. Chemin faisant, le licencié leur expliqua l'excellence de l'escrime, et il en prouva les avantages par tant de figures et de démonstrations mathématiques, que chacun resta persuadé de l'utilité de cet art; Corchuelo encore plus que les autres.

Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

Furne, Jouvet et Cie, édit.

Le licencié, sans s'émouvoir, parait toutes ses attaques (p. 376).

La nuit venue, et comme ils étaient sur le point d'arriver, ils crurent voir en avant du village un ciel resplendissant d'innombrables étoiles; bientôt après ils entendirent un bruit confus, mais agréable, de divers instruments, flûtes, hautbois, fifres et tambours de basque. En approchant ils virent qu'on avait suspendu aux arbres une infinité de lampions, dont l'effet était d'autant plus agréable qu'il ne faisait pas le moindre vent. Les joueurs d'instruments qu'on rencontrait de tous côtés par bandes, les uns dansant, les autres jouant de leurs cornemuses ou de leurs flageolets, réjouissaient toute l'assemblée. Enfin, ce pré semblait le séjour de la joie et des plaisirs: en divers endroits il y avait des gens occupés à dresser des échafauds pour placer beaucoup de monde durant la fête qui devait avoir lieu le lendemain, jour fixé pour la solennité des noces du riche Gamache, et, suivant les apparences, pour les funérailles du pauvre Basile.

Don Quichotte ne voulut pas pénétrer dans le village, quelques instances que lui fissent ses compagnons de route, alléguant l'antique coutume des chevaliers errants, qui aimaient mieux dormir à la belle étoile que sous les lambris dorés. Il se détourna donc un peu du chemin, quoi que pût dire son écuyer, qui regrettait de tout son cœur la maison du seigneur don Diego.


CHAPITRE XX
DES NOCES DE GAMACHE, ET DE CE QU'Y FIT BASILE

A peine les rayons du brûlant Phébus achevaient de sécher les perles liquides des cheveux de la pâle Aurore, que don Quichotte, secouant ses membres engourdis, se leva et appela son écuyer qui dormait encore; mais en l'entendant ronfler de toutes ses forces, il s'arrêta pour lui adresser ces paroles:

O toi, bienheureux entre tous les mortels, puisque, sans exciter ni ressentir l'envie, tu dors dans le repos de ton esprit, aussi libre des persécutions des enchanteurs que peu troublé des enchantements; dors, te dirai-je mille fois, dors, toi qui ne connus jamais les cuisants soucis d'une flamme jalouse, les pénibles insomnies du débiteur qui ne peut s'acquitter, ni la sollicitude quotidienne de fournir à ta subsistance et à celle de ta pauvre famille; dors, toi dont le repos n'est pas troublé par l'ambition, et dont la vaine pompe du monde n'excite pas les désirs, lesquels se bornent au soin de ton âne, celui de ta personne étant remis à ma charge, compensation légitime qu'imposent au seigneur la nature et la coutume. Le valet dort, pendant que veille le seigneur, songeant au moyen de le nourrir et de lui assurer un juste salaire: un ciel de bronze a beau refuser à la terre la rosée dont elle a besoin, ce soin ne regarde pas le serviteur, il revient tout entier au maître, qui doit, dans la stérilité, nourrir celui qui l'a servi dans l'abondance.

A tout cela Sancho ne répondait mot, car il dormait, et certes il ne se serait pas réveillé de longtemps si don Quichotte ne l'eût poussé deux ou trois fois avec le bois de sa lance. Enfin il ouvrit les yeux, et encore à moitié endormi, il promena ses regards à droite et à gauche. Du côté de cette ramée, dit-il, vient, si je ne me trompe, une odeur de jambon rôti qui vaut bien celle du thym et du serpolet. Sur mon âme, des noces qui s'annoncent par de tels parfums promettent d'être abondantes et libérales.

Paix! glouton, dit don Quichotte; lève-toi, et allons voir ces noces qui te préoccupent si fort, pour savoir ce que fera le pauvre Basile.

Par ma foi! qu'il fasse ce qu'il voudra, répondit Sancho. Puisqu'il est pauvre, pourquoi veut-il épouser Quitterie? Quand on n'a pas le sou vaillant, pourquoi vouloir se marier dans les nuages? En vérité, seigneur, le pauvre, selon moi, devrait se contenter de ce qu'il trouve, sans chercher des perles dans les vignes. Je gagerais bien ma tête que Gamache pourrait enterrer Basile sous ses réaux; cela étant, pourquoi Quitterie irait-elle renoncer aux parures et aux joyaux que Gamache lui a donnés, et lui donnera encore, pour un tireur de barre ou de fleuret comme Basile. Ce n'est pas sur un coup de barre ou un coup d'épée qu'on trouve à la taverne un verre de vin. Foin des talents qui ne rapportent rien; quand ils se rencontrent avec les écus, oh! c'est différent. Sur un bon fondement on peut bâtir une bonne maison; et en fait de fondement, il n'y a rien de tel que l'argent.

Au nom de Dieu! Sancho, dit don Quichotte; mets fin à ta harangue! quand une fois tu as commencé à parler, je crois, si l'on ne t'arrêtait, que tu ne songerais plus à manger ni à dormir.

Si Votre Grâce avait bonne mémoire, répliqua Sancho, elle se souviendrait qu'avant notre dernière sortie, nous sommes convenus qu'il me serait permis de parler tant que je voudrais, pourvu que ce ne soit pas contre le prochain ou contre votre autorité. Jusqu'à présent, vous n'avez rien à me reprocher.

Je ne m'en souviens pas, répondit don Quichotte, et quand cela serait vrai, je veux que tu te taises et que tu me suives. J'entends déjà le son des instruments qui retentissent de toutes parts; sans doute que le mariage aura lieu de bon matin, pour éviter la chaleur du jour.

Sancho obéit et sella promptement Rossinante, puis, ayant mis le bât sur le grison, le maître et l'écuyer montèrent sur leurs bêtes et se dirigèrent au petit pas du côté de la ramée.

La première chose qui s'offrit aux regards de Sancho, ce fut un bœuf entier, auquel un ormeau servait de broche. Une montagne de gros bois composait le foyer où l'on allait le faire rôtir; alentour bouillaient six grandes marmites, ou plutôt six cuves capables d'engloutir plusieurs moutons tout entiers; une multitude de chapons, d'oisons et de poules, étaient déjà préparés pour être ensevelis dans les marmites, et toutes sortes d'oiseaux, de gibier de basse-cour et autres pendaient en foule à des arbres où on les avait mis la veille pour les mortifier. Sancho compta plus de soixante outres pleines de vin, qui contenaient chacune pour le moins cinquante pintes. On voyait là des monceaux de pain blanc, comme on voit les tas de moëllons près des carrières; les fromages empilés ressemblaient à un mur de briques. Tout auprès, deux chaudières pleines d'huile et plus grandes que celles des teinturiers, servaient à faire des beignets et la pâtisserie, pendant qu'on prenait le sucre à pleines mains dans une caisse qui en était remplie. Il y avait plus de cinquante cuisiniers ou cuisinières, tous la joie peinte sur le visage, et travaillant avec diligence. Dans le large ventre du bœuf on avait cousu une douzaine de cochons de lait pour l'attendrir et lui donner du goût. Quant aux épiceries de toutes sortes, elles n'étaient point là en cornets de papier, mais par quintaux et à plein coffre. Finalement, les préparatifs de la noce, quoique rustiques, étaient très-abondants, et il y avait de quoi nourrir une armée entière.

Sancho regardait chaque chose avec de grands yeux; il prenait tout en amitié, et était enchanté de ce spectacle. Les marmites le tentèrent les premières, et il eût de bon cœur pris le soin de les écumer. Plus loin, il se sentit attendri par la vue des outres de vin; puis les gâteaux et l'odeur des beignets le captivèrent tout à fait; enfin, n'y pouvant plus tenir, il aborda un des cuisiniers et avec la politesse d'un estomac affamé, il le pria de permettre qu'il trempât une croûte de pain dans une de ces marmites.

Frère, répondit le cuisinier, ce jour-ci n'est pas un jour de jeûne, grâce à la libéralité du riche Gamache; mettez pied à terre, et cherchez s'il n'y a point là quelque cuiller à pot pour écumer une ou deux poules, et grand bien vous fasse! personne ne s'avisera de vous le reprocher.

Je ne vois point de cuiller, dit Sancho en soupirant.

Parbleu! répondit le cuisinier, vous voilà embarrassé pour bien peu de chose; et prenant une casserole, il la plongea dans une marmite d'où il tira d'un seul coup trois poules et deux oies: Tenez, ami, dit-il à Sancho, déjeunez de cette écume en attendant l'heure du dîner.

Grand merci, mais je ne sais où mettre cela, dit Sancho.

Emportez la casserole et ce qu'elle contient, repartit le cuisinier; Gamache est trop riche et trop heureux aujourd'hui pour y regarder de si près.

Pendant que Sancho mettait ainsi le temps à profit, don Quichotte regardait entrer douze jeunes garçons en habits de fête, et montés sur de belles juments couvertes de riches harnais avec quantité de grelots autour du poitrail. Ils s'élancèrent dans le pré, maniant leurs montures avec beaucoup d'adresse, et criant tous ensemble. Vive Quitterie et Gamache, lui aussi riche qu'elle est belle, et elle la plus belle du monde! On voit bien, dit don Quichotte en lui-même, que ces gens-là ne connaissent pas ma Dulcinée, car s'ils l'avaient vue, ils seraient un peu plus sobres de louanges pour leur Quitterie. Un moment après, on vit déboucher sur plusieurs points de la ramée une troupe de danseurs que précédaient vingt-quatre jeunes bergers de bonne mine, vêtus de toile blanche et fine, ayant sur la tête des mouchoirs de soie de différentes couleurs, avec des couronnes de laurier et de chêne, et tous l'épée à la main. Sitôt qu'ils parurent, un de ceux qui étaient à cheval demanda à celui qui les conduisait, jeune homme élégant et bien pris, si aucun des danseurs n'était blessé.

Aucun jusqu'à cette heure, répondit celui-ci; nous sommes, Dieu merci, tous bien portants et prêts à faire merveille; et aussitôt il se mêla avec ses compagnons, qui s'escrimèrent les uns contre les autres en cadence et avec tant d'adresse, que don Quichotte, tout habitué qu'il était à ces sortes de spectacles, avoua qu'il n'en avait jamais vu de comparable. Notre héros ne fut pas moins charmé de l'entrée d'une autre troupe: c'étaient de belles jeunes filles âgées de quinze à seize ans au plus, vêtues d'une étoffe verte; partie de leurs cheveux était attachée avec des rubans, et le reste épars et traînant presque jusqu'à terre; elles portaient sur la tête des guirlandes de jasmin, de roses et de chèvrefeuille. Cette troupe, sous la conduite d'un vénérable vieillard et d'une imposante matrone, tous deux plus dispos que ne l'annonçait leur grand âge, exécuta une danse moresque au son de la cornemuse et avec tant de légèreté et d'élégance, qu'elle enleva tous les suffrages.

Après cela on vit exécuter une autre danse fort ingénieusement composée, de celles qu'on appelle parlantes[90]. C'était une troupe de huit nymphes partagées en deux files, l'une conduite par l'Amour, avec ses ailes, son carquois, son arc et ses flèches; et l'autre par l'Intérêt, couvert d'une riche étoffe d'or et de soie. Les nymphes qui suivaient l'Amour avaient sur les épaules un morceau de taffetas blanc pour les distinguer: la Poésie était la première; la Sagesse, la seconde; la Noblesse, la troisième, et la Vaillance, la quatrième. Celles qui marchaient sous la conduite de l'Intérêt avaient des marques différentes: l'une s'appelait la Libéralité; l'autre, la Largesse; celle-ci, la Richesse, et celle-là, la Possession pacifique. Devant cette troupe, une espèce de château était traîné par quatre sauvages vêtus de toile verte, tous couverts de lierre, et porteurs de si horribles masques, que Sancho ne put les voir sans en être effrayé. Sur la façade du château et sur les trois autres côtés, on lisait: Château de la Prudence.

L'Amour ouvrit la danse au son de deux tambours et de deux flûtes; après avoir fait quelques pas, il leva les yeux, saisit une flèche et fit mine de vouloir tirer sur une jeune fille qui était venue se placer entre les créneaux du château, mais à laquelle il adressa d'abord ces paroles:

Je suis le souverain de la terre et de l'onde,
Et tout cède à ma voix:
Je ne me borne pas à l'empire du monde,
Le ciel et les enfers reconnaissent mes lois;
C'est en vain qu'on résiste, et jusqu'à l'impossible,
J'en sais venir à bout;
Et portant en tous lieux un pouvoir invincible,
La gloire et les lauriers m'accompagnent partout.

En finissant, l'Amour décocha une flèche par-dessus le château, et regagna sa place. L'Intérêt s'avança à son tour, dansa aussi deux pas, puis regardant la jeune fille, il récita ces vers:

J'ai plus de pouvoir que l'Amour,
Quelque vanité qu'il en fasse;
Rien n'est plus noble que ma race,
Dont l'auteur est père du jour.
C'est moi qui fais la paix, c'est moi qui fais la guerre;
C'est moi qui meus tout ici-bas:
Mais pendant que je règne en tyran sur la terre,
Je veux suivre en captif et ton char et tes pas.

L'Intérêt se retira, et la Poésie ayant pris sa place, récita les vers suivants, les yeux élevés du côté du château, comme l'avaient fait les deux personnages précédents:

C'est moi qui des vertus conserve la mémoire,
Moi qui les sauve de l'oubli;
Et le nom des héros serait enseveli,
Si mes soins et mes vers ne consacraient leur gloire.
Je viens, au bruit de ta beauté,
Te rendre un légitime hommage,
Et par un immortel ouvrage
Apprendre à l'univers quelle est la vanité
De t'en disputer l'avantage.

La Poésie étant retournée à sa place, la Libéralité quitta la troupe de l'Intérêt, et vint dire à son tour:

C'est mon humeur et mon plaisir
De donner avec abondance,
Et sans attendre qu'on y pense
Je préviens même le désir;
Mais enfin je me lasse
De donner au hasard, et donner tant de fois:
Il est temps de faire un beau choix
Qui relève l'éclat des trésors que j'amasse:
Je vous les offre tous, et ne voudrais pour grâce
Que recevoir vos lois[91].
Emportez la casserole et ce qu'elle contient, repartit le cuisinier (p. 379).

De la même façon entrèrent et sortirent tous les personnages des deux troupes, chacun récitant des vers après avoir fait son entrée. Les uns étaient bons, les autres mauvais, et don Quichotte, qui avait une excellente mémoire, retint seulement ceux que je viens de citer. Ensuite tous les personnages se mêlèrent, formant tour à tour ou rompant la chaîne, et se séparant à la fin de chaque cadence avec beaucoup d'aisance et de grâce. Toutes les fois que l'Amour passait devant le château, il lançait ses flèches par-dessus, tandis que l'Intérêt brisait contre ses murs des boules dorées. Finalement, quand ils eurent longtemps dansé, l'Intérêt tira une grande bourse qui paraissait pleine d'argent, et l'ayant lancée contre le château, les planches qui le formaient tombèrent, laissant à découvert et sans défense cette belle fille qui avait paru entre les créneaux. L'Intérêt s'approcha aussitôt avec sa suite, et lui jeta au cou une chaîne d'or, comme pour la faire prisonnière; mais l'Amour accourut avec les siens pour la défendre.

Quand on eut bien disputé de part et d'autre, toujours au son des tambours, et avec des mouvements appropriés à la cadence et au sujet, les sauvages les séparèrent, et rajustèrent en un instant les planches du château, où la jeune fille s'enferma comme auparavant. C'est ainsi que le ballet finit aux applaudissements de tous les spectateurs.

Don Quichotte demanda qui avait composé cette petite fête; on lui répondit que c'était un bénéficier de village, qui avait beaucoup de talent pour ces sortes d'inventions.

Je gagerais, dit le chevalier, qu'il est plus ami de Gamache que de Basile, et qu'il s'entend mieux à cela qu'à réciter son bréviaire: sa pièce est fort bonne, et il y fait valoir adroitement la richesse de Gamache et les talents de Basile.

Ma foi, dit Sancho, qui écoutait, le roi est mon coq, et je suis pour Gamache.

On voit bien, reprit don Quichotte, que tu es un vilain, et de ceux qui toujours disent: Vive le plus fort!

Je ne sais trop desquels je suis, répliqua Sancho, mais je sais que je ne tirerai jamais de la marmite de Basile l'écume que j'ai tirée de celle de Gamache. En même temps il montrait les poules et les oies dont il se remit à manger avec grand appétit, en disant: Nargue des talents de Basile! Autant tu as, autant tu vaux; autant tu vaux, autant tu as. Il n'y a que deux familles au monde, disait ma grand'mère: avoir ou n'avoir pas, et elle se sentait beaucoup de penchant pour avoir. Aujourd'hui, mon seigneur et maître, on aime mieux l'argent que la science, et un âne chargé d'or a meilleure mine qu'un cheval couvert de panaches. Encore une fois, je suis pour Gamache, dont la marmite est farcie d'oies et de poules, tandis que celle de Basile ne me donnerait, je le crains bien, que de l'eau claire.

Auras-tu bientôt fini? dit don Quichotte.

Voilà qui est fait, seigneur, répondit Sancho, car je vois que cela vous fâche: autrement, j'avais de la besogne taillée pour huit jours.

Que Dieu m'accorde la grâce de ne pas mourir avant de t'avoir vu devenir muet, dit don Quichotte.

Au train dont nous allons, repartit Sancho, j'ai peur de vous en donner le plaisir un de ces jours: il ne faut pour cela que tomber entre les mains des muletiers Yangois, ou marcher toute une semaine à travers les forêts, sans trouver quoi que ce soit à mettre sous la dent; alors vous me verrez si bien muet, que je ne dirai pas une seule parole d'ici au jugement dernier.

Et quand cela serait, reprit don Quichotte, jamais ton silence n'égalera ton bavardage. D'ailleurs, selon l'ordre de la nature, je dois mourir avant toi; aussi je désespère de jamais te voir muet, non pas même en buvant, ou en dormant, ce qui est tout ce que je peux dire de plus.

Par ma foi, seigneur, repartit Sancho, il n'y a point à se fier à cette maudite camarde, je veux dire à la Mort: car elle mange l'agneau tout comme le mouton; et j'ai entendu notre curé dire qu'elle frappait également les palais des rois et les cabanes des chevriers[92]. Elle a beaucoup de pouvoir, cette dame, mais pas un brin de courtoisie: car elle s'en prend à tout, mange de tout, et remplit sa besace de gens de tout âge et de toute condition. Oh! ce n'est point là un moissonneur qui fasse la sieste; elle a les yeux sans cesse ouverts, elle coupe l'herbe verte comme la sèche, aussi bien la nuit que le jour. Par ma foi, on peut dire non pas qu'elle mange, mais bien plutôt qu'elle dévore et engloutit tout ce qui se trouve sur son chemin, car elle a une faim qu'on ne peut rassasier; et quoiqu'elle n'ait point de ventre, on la dirait hydropique, tant elle a soif de boire la vie de tous les hommes, comme on boit une jarre d'eau fraîche.

Assez, assez, s'écria don Quichotte, tu ne t'en es pas mal tiré avec ton éloquence rustique: ne va pas plus loin, mon ami, dans la crainte de tomber; par ma foi, si tu avais autant de science et d'étude que tu as d'esprit naturel et de jugement, tu pourrais monter en chaire et devenir un excellent prédicateur.

Qui vit bien prêche bien, repartit Sancho, je n'en sais point davantage.

Tu n'as pas besoin d'en savoir davantage, dit don Quichotte; cependant je ne puis comprendre que, le commencement de la sagesse étant la crainte de Dieu, toi qui crains moins Dieu qu'un lézard, tu en saches si long.

Seigneur, reprit Sancho, que Votre Grâce soit juge de sa chevalerie, et non de la peur ou du courage des autres, puisque notre curé dit qu'il faut examiner ses actions et non celles d'autrui. Après tout, laissez-moi dire un mot à cette écume, car tous ces discours ne sont que paroles oiseuses, dont il nous faudra rendre compte au jour du jugement.

Sans plus discourir, il donna un nouvel assaut à la casserole, et avec tant de vigueur, qu'il réveilla l'appétit de son maître; lequel lui aurait tenu compagnie s'il n'en eût été empêché par ce qu'il faudra remettre au chapitre suivant.


CHAPITRE XXI
SUITE DES NOCES DE GAMACHE, ET DES CHOSES ÉTRANGES QUI Y ARRIVÈRENT

Don Quichotte et Sancho achevaient la conversation que nous venons de rapporter, quand il se fit un grand bruit de voix; ce bruit venait des cavaliers qui venaient au-devant des nouveaux époux. En effet, ceux-ci s'avançaient au milieu de toutes sortes d'instruments, avec le curé, leurs familles, et suivis de la plus brillante compagnie des villages circonvoisins, tous en habit de fête.

Dès que la fiancée parut; Peste! s'écria Sancho, ce n'est point là une paysanne; par ma foi, on dirait plutôt une princesse: quelle belle guirlande de corail elle vous a autour du cou! et cette robe d'un velours à trente poils, avec bordures de satin! Mais voyez donc ses mains: que je meure si elles ne sont pas d'émail; et ces belles bagues d'or avec des perles blanches comme du lait; il n'y en a pas une qui ne vaille pour le moins un œil de la tête. Tudieu! quels cheveux! s'ils ne sont pas faux, je n'en ai vu de ma vie d'aussi longs ni d'aussi blonds. Que dites-vous de sa taille et de sa tournure? A la voir ainsi couverte de joyaux de la tête aux pieds, on la prendrait pour un palmier chargé de dattes. En vérité, voilà une maîtresse fille et qui pourrait passer sur les bancs de Flandre[93].

Don Quichotte souriait des éloges de Sancho, et il convenait en lui-même qu'après Dulcinée on n'avait jamais rien vu de si merveilleux. Quitterie paraissait un peu pâle, suite ordinaire de la mauvaise nuit que passent les jeunes filles en préparant pour le lendemain leur parure de noces. Les fiancés se dirigeaient vers une espèce d'estrade, couverte de rameaux, de tapis et de branchages, sur laquelle devaient se faire les épousailles, et d'où ils pouvaient plus commodément voir les jeux et les danses.

Tout à coup, au moment d'atteindre leurs places, ils entendirent derrière eux un grand tumulte, et du milieu sortit une voix qui disait: «Attendez, attendez, gens inconsidérés, vous êtes trop pressés d'en finir.» A ces mots tous les assistants tournèrent la tête, et l'on vit s'avancer un homme vêtu d'une casaque noire, bordée de bandes cramoisies et parsemée de flammes; il avait sur la tête une couronne de cyprès, et dans la main un long bâton. Quand il fut proche, chacun reconnut Basile, et, le voyant dans un pareil lieu, l'on commença à craindre quelque triste événement. Il arriva enfin essoufflé, hors d'haleine, et dès qu'il fut devant les deux époux, fichant en terre son bâton garni d'une pointe d'acier, le visage pâle et les yeux attachés sur Quitterie, il lui dit d'une voix sourde et tremblante:

As-tu donc oublié, ingrate Quitterie, que tu m'avais donné ta foi, et que tu ne pourrais prendre un autre époux, tant que je serais vivant? M'as-tu jamais trouvé infidèle, et en attendant qu'il me fût donné de t'épouser, peux-tu me reprocher d'avoir manqué à l'amitié que je te dois, ou fait quelque chose qui pût t'offenser? Pourquoi donc fausser ta parole, pourquoi donner à un autre un bien qui m'appartient, sans qu'il ait sur moi d'autre avantage que celui que le hasard distribue suivant sa fantaisie? Eh bien, qu'il en jouisse, puisque c'est ta volonté; je vais faire disparaître l'obstacle qui pouvait s'y opposer, et le rendre heureux aux dépens de ma propre vie. Vivent! vivent le riche Gamache et l'ingrate Quitterie! et meure Basile, puisque la pauvreté a coupé les ailes à son bonheur et l'a précipité dans le tombeau.

En achevant ces paroles, Basile tira une courte épée qui était cachée dans son bâton, et, en ayant appuyé la poignée contre terre, il se jeta sur la pointe avec autant de célérité que de résolution, et tomba nageant dans son sang. A ce funeste spectacle, ses amis accoururent, poussant des cris et déplorant son malheur. Don Quichotte accourut aussi, et prenant l'infortuné entre ses bras, il trouva qu'il respirait encore. On voulut lui retirer l'épée de la poitrine, mais le curé s'y opposa, avant qu'il ne se fût confessé, disant qu'on ne pouvait arracher l'épée sans lui ôter en même temps la vie. Alors Basile, revenant un peu à lui, dit d'une voix affaiblie et presque éteinte: Cruelle Quitterie! si à cette heure terrible et solennelle tu voulais m'accorder ta main comme époux, je regretterais moins ma témérité, puisqu'elle m'a procuré le bonheur d'être à toi.

Mon enfant, lui dit le curé, il n'est plus temps de penser aux choses de ce monde; songez à vous réconcilier avec Dieu, et à lui demander pardon d'une résolution si désespérée.

J'avoue que je suis désespéré, reprit Basile; et il prononça encore quelques paroles qui montraient sa résolution de ne point se confesser sans obtenir de Quitterie ce qu'il demandait, ajoutant que cette satisfaction pouvait seule lui en donner le courage et la force.

Don Quichotte déclara la demande parfaitement juste et raisonnable, et d'autant plus aisée à accorder, qu'il y avait le même honneur pour Gamache à prendre Quitterie, veuve d'un si honnête homme, que s'il la recevait des mains de son père. D'ailleurs, ajouta-t-il, il n'y a qu'un oui à proférer, et ce oui ne doit pas lui coûter beaucoup, puisque le lit nuptial de Basile sera son tombeau.

En voyant et entendant tout cela, Gamache était plein d'incertitude; mais les amis de Basile le prièrent avec tant d'instances de consentir à ce que Quitterie donnât la main à leur ami mourant, au moins pour sauver son âme, qu'ils le décidèrent à déclarer que si elle y consentait il ne s'y opposait pas, puisque ce n'était que différer un instant l'accomplissement de ses propres désirs. Alors tous s'approchèrent de Quitterie, et les uns les larmes aux yeux, les autres avec des paroles obligeantes, ils tâchèrent de l'émouvoir en lui représentant qu'elle ne pouvait refuser cette dernière grâce à un homme qui n'en jouirait pas longtemps. Mais la belle Quitterie, immobile comme un marbre, ne savait ou ne voulait pas répondre, et l'on n'aurait peut-être pas tiré d'elle une parole, si le curé ne l'eût pressée de prendre un parti, disant que Basile ayant la mort sur les lèvres, il n'y avait pas un instant à perdre. Triste et troublée, Quitterie s'approcha de Basile, qui, les yeux déjà fermés et respirant à peine, murmurait entre ses dents le nom de Quitterie. Dès qu'elle fut près de lui, elle se mit à genoux et lui demanda sa main, mais seulement par signe, comme n'ayant pas la force de parler.

Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

Furne, Jouvet et Cie, édit.

As-tu donc oublié, ingrate Quitterie, que tu m'avais donné ta foi? (p. 384).

Basile ouvrit les yeux, et les attachant languissamment sur elle: O Quitterie! lui dit-il, à quoi bon cette pitié, maintenant qu'il me reste si peu d'instants pour jouir du bonheur d'être ton époux, et que rien ne peut arrêter le coup qui va me mettre au tombeau? Mais, au moins, je t'en conjure, ô ma fatale étoile! c'est qu'en ce moment où tu me demandes la main et tu m'offres la tienne, ce ne soit pas par complaisance et pour m'abuser de nouveau: déclare donc que c'est sans contrainte que tu me prends pour époux, et aussi librement que lorsque nous nous donnâmes une foi mutuelle. Dans le triste état où tu m'as réduit, il serait affreux de feindre avec moi, après m'avoir toujours trouvé si fidèle et si sincère.

Pendant qu'il parlait, on le voyait défaillir de telle sorte que tous les assistants croyaient qu'il allait expirer à chaque parole. Quitterie, confuse et les yeux baissés, prit de sa main droite celle de son malheureux amant et lui dit: Rien n'est capable de forcer ma volonté, Basile; d'un esprit aussi libre que je te donne ma main, je reçois la tienne, s'il est vrai qu'il te reste assez de présence d'esprit pour savoir ce que tu fais.

Je te la donne, répondit Basile, l'esprit aussi sain et aussi entier que je l'ai reçu du ciel; et c'est de tout mon cœur que je te reçois pour épouse.

Et moi, ajouta Quitterie, je te reçois pour époux, soit que tu vives de longues années, soit qu'on te porte de mes bras dans le tombeau.

Pour être aussi grièvement blessé, dit Sancho, voilà un garçon qui jase beaucoup: il faudrait lui dire de laisser là toutes ces galanteries, et de songer à son âme, qu'il a, ce me semble, plutôt sur le bout de la langue qu'entre les dents.

Pendant que Basile tenait ainsi la main de Quitterie, le curé attendri, et les larmes aux yeux, leur donna la bénédiction nuptiale, priant Dieu de recevoir en paix l'âme du nouveau marié. Mais celui-ci n'eut pas plutôt reçu la bénédiction, qu'il se releva prestement, et avec une célérité merveilleuse retira la dague à laquelle son corps servait de fourreau. Les assistants étaient frappés de surprise, et plusieurs dans leur simplicité se mirent à crier au miracle. Non, répliqua Basile, ce n'est pas miracle, c'est adresse qu'il faut dire. Le curé, stupéfait, hors de lui, accourut pour tâter la blessure avec sa main, et il trouva que la dague, au lieu de percer le corps de Basile, était entrée dans un fourreau de fer, adroitement rempli de sang. Bref, le curé, Gamache, et ses amis, virent qu'on les avait joués. Quant à la fiancée, elle n'en témoigna pas le moindre déplaisir; loin de là, entendant dire que ce mariage entaché de fraude ne serait pas valable, elle déclara qu'elle le ratifiait de nouveau: ce qui fit penser à tout le monde que la ruse avait été concertée entre eux. Gamache et ses amis étaient si irrités, qu'ils voulurent en tirer vengeance sur l'heure, et ils attaquèrent Basile, pour lequel, en un clin d'œil, brillèrent cent épées nues.

Don Quichotte accourut à cheval un des premiers, la rondache au bras, la lance au poing, et se jeta entre les combattants, lesquels s'écartèrent aussitôt. Quant à Sancho, qui avait les querelles en horreur, il se réfugia au milieu des marmites, comme dans un asile sacré.

Arrêtez! seigneurs, arrêtez! criait don Quichotte; on ne doit jamais se venger des ruses que fait inventer l'amour, car l'amour et la guerre sont même chose; et comme dans la guerre il a été de tout temps permis d'employer des stratagèmes pour vaincre son ennemi, de même dans les rivalités d'amour il faut tenir pour légitimes les ruses qu'on emploie afin de réussir, pourvu toutefois que ce ne soit pas au détriment de l'objet aimé. Quitterie est à Basile, et Basile à Quitterie, ainsi l'a voulu le ciel. Gamache est riche, il trouvera assez d'autres femmes; Basile, au contraire, n'a que cette brebis, il serait injuste de vouloir la lui ravir. L'homme n'a pas le droit de séparer ce que Dieu a uni; celui qui osera l'entreprendre, aura d'abord affaire à la pointe de cette lance. En disant cela, il brandissait son arme avec tant de vigueur, qu'il terrifia tous ceux qui ne le connaissaient pas.

L'indifférence de Quitterie avait produit une telle impression sur l'esprit de Gamache, qu'en un instant elle s'effaça de sa mémoire. Aussi céda-t-il sans efforts aux exhortations du curé, homme sage et conciliant; et pour montrer leurs intentions pacifiques, lui et ses amis remirent leurs épées dans le fourreau, blâmant plutôt la facilité de Quitterie que la ruse de Basile. Bien plus, quand Gamache eut réfléchi que si Quitterie aimait Basile, étant jeune fille, elle l'eût encore aimé après son mariage, il rendit grâce au ciel de la lui avoir enlevée, et afin de prouver qu'il n'avait aucun ressentiment de ce qui venait de se passer, il voulut que la fête s'achevât comme s'il se fût marié réellement.

Basile et Quitterie, ainsi que tous ceux de leur parti, refusèrent d'y assister, et l'on se mit en chemin pour le village de Basile, qui malgré sa pauvreté eut tout sujet de se réjouir; car le pauvre vertueux trouve des amis pour le soutenir et l'honorer, comme le riche ne manque jamais de flatteurs pour lui faire cortége. Ils emmenèrent avec eux don Quichotte, le tenant pour homme de cœur et qui avait, comme on dit, du poil sur l'estomac. Le seul Sancho avait l'âme navrée d'être forcé de renoncer au splendide festin des noces de Gamache, qui se prolongèrent une grande partie de la nuit. Tournant donc le dos, bien qu'il les portât dans son cœur, aux marmites d'Égypte, dont l'écume presque achevée qu'il emportait dans la casserole lui représentait l'abondance perdue, il suivit son seigneur qui s'en allait avec le quadrille de Basile. Ainsi, tout chagrin, quoique largement repu, il remonta sur son grison et suivit Rossinante.


CHAPITRE XXII
DE L'AVENTURE INOUIE DE LA CAVERNE DE MONTESINOS DONT LE VALEUREUX DON QUICHOTTE VINT A BOUT

Grands et nombreux furent les régals qui attendaient don Quichotte chez les nouveaux époux, empressés de reconnaître la protection qu'il leur avait apportée si à propos; aussi mettant son esprit au niveau de son courage, ils le qualifiaient tour à tour de Cicéron pour l'éloquence et de Cid pour la valeur. Le bon Sancho se récréa trois jours aux dépens des mariés, desquels on apprit que Quitterie n'avait eu aucune part à la supercherie de Basile, qui seul s'était concerté avec ses amis, afin que l'heure venue ils lui prêtassent appui.

On ne doit point appeler supercherie, disait don Quichotte, les moyens qui tendent à une fin louable et vertueuse; or pour les amants le mariage est la fin par excellence. Seulement, comme dans le mariage tout doit être contentement, joie et plaisir, le plus grand ennemi que puisse redouter l'amour c'est la pauvreté. Ce que j'en dis c'est afin que le seigneur Basile sache qu'il est temps de renoncer à tous ces exercices du corps où il excelle et qui ne lui feront qu'une réputation inutile, sans lui procurer aucun profit, et qu'ayant maintenant une épouse vertueuse autant que belle, qui a dédaigné pour lui de grandes richesses, il est désormais obligé de travailler à se faire une fortune digne de sa femme, afin d'être tous deux en état de passer leur vie en repos.

Je ne sais quel sage, ajoutait notre chevalier, a dit qu'il n'existait au monde qu'une seule femme véritablement bonne; mais qu'il conseillait à chaque mari de se persuader, pour être heureux, que cette femme était la sienne. Moi, qui ne suis pas marié et qui n'ai encore jamais pensé au mariage, j'oserais cependant donner à celui qui me les demanderait quelques conseils sur le choix d'une épouse. Je lui dirais: faites plus attention, chez une femme, à la réputation qu'à la fortune; la femme vertueuse n'acquiert pas la bonne renommée seulement parce qu'elle est vertueuse, mais aussi parce qu'elle le paraît; les légèretés et les imprudences nuisent plus aux femmes que les fautes secrètes. Si vous ouvrez votre maison à une épouse vertueuse, il vous sera facile de la maintenir dans cet état et même de l'y fortifier; mais si pour compagne vous prenez une femme aux penchants vicieux, vous aurez bien de la peine à l'en corriger, car il est très-difficile de revenir du vice à la vertu. La chose n'est pas impossible, j'en conviens, mais je la regarde comme d'une excessive difficulté.

Sancho écoutait, se disant à lui-même: Ce mien maître-là, quand je viens à dire quelques bonnes choses, ne manque jamais de s'écrier que je pourrais monter en chaire et m'en aller prêcher par le monde; eh bien, je soutiens, moi, que lorsqu'il se met à enfiler des sentences et à donner des conseils, non-seulement il pourrait monter en chaire, mais même sur le haut du clocher. Peste soit de l'homme qui, en sachant si long, s'est fait chevalier errant! je m'étais figuré qu'il ne savait guère que ce qui a rapport à sa chevalerie, mais je vois qu'il n'y a point de sujet où il ne puisse placer son mot.

Que murmures-tu là Sancho? demanda don Quichotte.

Je ne murmure rien, répondit Sancho; je pensais seulement à part moi, qu'avant d'avoir pris femme, j'aurais bien voulu entendre dire ce que dit Votre Grâce; peut-être dirais-je à présent que le bœuf libre du joug se lèche plus à l'aise.

Comment, ta Thérèse est méchante à ce point? reprit don Quichotte.

Elle n'est pas très-méchante, répliqua Sancho; mais elle n'est pas non plus très-bonne; du moins elle n'est pas aussi bonne que je voudrais.

Sancho, dit don Quichotte, tu as tort de mal parler de ta femme; car c'est la mère de tes enfants.

Oh! nous ne nous devons rien, répondit Sancho; et quand la fantaisie lui en prend, elle ne me ménage guère, surtout si elle a un grain de jalousie. Aussi, dans ces moments-là, je la donnerais à tous les diables.

Nos aventuriers passèrent trois jours à faire bonne chère chez les nouveaux mariés; mais don Quichotte, qui se lassait déjà d'une vie oisive et si contraire à sa profession, pria le licencié avec qui il était venu, et qui jouait si bien des fleurets, de lui donner un guide pour le conduire à la caverne de Montesinos, où il avait le plus vif désir de pénétrer, afin de voir par ses propres yeux les merveilles que l'on en racontait dans le pays. Le licencié lui dit qu'un de ses cousins, garçon fort instruit, et grand amateur de livres de chevalerie, le conduirait de bon cœur jusqu'à l'entrée de la caverne, et lui indiquerait les sources de Ruidera, si fameuses dans toute l'Espagne, ajoutant qu'il aurait grand plaisir dans la compagnie de ce jeune homme. En effet, le cousin arriva bientôt après, monté sur une bourrique pleine. Sancho sella Rossinante, bâta son grison, puis s'étant recommandé à Dieu, et le bissac bien fourni, la caravane se mit en route dans la direction de la fameuse caverne.

Chemin faisant, don Quichotte demanda à son guide quelles étaient ses études et sa profession.

Il tira son épée, et se mit à abattre les broussailles et les épines (p. 391).

Seigneur, répondit celui-ci, ma profession est celle d'humaniste, et je compose des livres pour le plaisir et l'utilité du public. J'en ai un prêt à paraître, qui a pour titre: Recueil de livrées: il contiendra plus de sept cents figures, chiffres et devises, dont le but est d'épargner aux chevaliers de la cour la peine de se creuser la cervelle pour en trouver de conformes à leur intention, lorsqu'ils ont à figurer dans un carrousel ou dans un tournoi. J'ai prévu tout ce qu'on peut souhaiter là-dessus: il y a des devises pour le jaloux, il y en a pour l'absent, pour le dédaigné, qui leur vont comme un gant. Je viens aussi d'achever un autre ouvrage que j'intitule les Métamorphoses ou l'Ovide espagnol. Celui-ci est d'une invention rare et originale, car, imitant Ovide dans le genre burlesque, j'explique ce que furent la Giralda de Séville, l'ange de la Madeleine, l'égout de Vinceguerra à Cordoue, les taureaux de Guisando, les fontaines de Legatinos et de Lavapiès à Madrid, sans oublier celles du Pou, du Tuyau doré, et de la Prieure, le tout accompagné de métaphores et d'allégories, de façon que l'ouvrage soit à la fois instructif et amusant. J'en ai encore sur le chantier un autre que j'appelle: Supplément à Polydore Virgile, et qui traite de l'origine des choses: c'est un livre d'une grande érudition, car j'y explique toutes les questions importantes qu'avait oubliées Polydore. Par exemple, il n'a point dit quel est le premier homme du monde qui ait eu un catarrhe; quel recourut le premier aux frictions pour guérir le mal français; eh bien, moi, j'enseigne tout cela de point en point et appuyé de l'autorité de plus de vingt-cinq auteurs, la plupart contemporains. Jugez, seigneur, si mon travail est utile et curieux.

Seigneur, vous qui savez tout, demanda Sancho, pourriez-vous me dire quel est le premier homme qui s'est gratté la tête; quant à moi, je pense que c'est Adam, notre premier père.

Très-probablement, répondit le guide, car Adam avait une tête et des cheveux, et il y a apparence qu'étant le premier homme, il y a le premier senti de la démangeaison.

C'est ce que je crois aussi, reprit Sancho; dites-moi maintenant quel est l'homme qui a sauté ou voltigé le premier?

En vérité, frère, répondit le guide, je ne saurais résoudre cela sur l'heure, et il faut avant tout que j'en fasse la recherche; je feuilletterai mes livres aussitôt que je serai de retour, et je vous rendrai raison à la prochaine rencontre, car j'espère que celle-ci ne sera pas la dernière.

Ne prenez pas tant de peine, dit Sancho, je viens de trouver la chose: le premier sauteur du monde fut Lucifer, car, lorsqu'il fut chassé du ciel, il s'en alla voltigeant jusqu'au fond des enfers.

Vous avez raison, compère, répondit le guide.

Sancho, dit don Quichotte, la demande et la réponse ne sont pas de toi; tu les as déjà entendu faire.

Seigneur, repartit Sancho, en fait de demandes et de réponses, j'en ai au moins pour deux jours; et quant à débiter des sottises, je n'ai, Dieu merci, besoin de personne.

Tu en dis plus que tu ne penses, repartit don Quichotte: en effet, il y a nombre de gens qui se donnent beaucoup de peine pour apprendre et vérifier des choses oiseuses où la mémoire et l'esprit n'ont rien à gagner.

Nos voyageurs passèrent la journée dans ces agréables entretiens. Puis la nuit venue, ils allèrent loger dans un petit village, d'où, suivant le guide, il n'y avait pas plus de deux lieues jusqu'à la caverne de Montesinos. Notre chevalier fut averti de se pourvoir de cordes, s'il avait envie de descendre jusqu'au fond. Don Quichotte répondit qu'il y était résolu, dût-il pénétrer jusqu'aux abîmes. On acheta cent brasses de corde, et, le jour suivant, les trois voyageurs arrivèrent, sur les deux heures après midi, proche de la caverne, dont l'entrée, quoique large et spacieuse, était tellement obstruée de ronces et de broussailles entrelacées, qu'elle semblait inaccessible.

Quand ils furent près du bord, don Quichotte, le guide et Sancho, mirent pied à terre; puis les deux compères s'occupèrent à attacher fortement notre chevalier avec des cordes. Pendant qu'on lui ceignait les reins, Sancho lui dit: Que Votre Grâce, mon bon seigneur, prenne garde à ce qu'elle va faire; pourquoi vous enterrer tout vivant, comme une cruche qu'on met dans un puits pour la rafraîchir? Quel intérêt vous force d'aller voir ce qui se passe au fond d'un trou qui doit être pire qu'une prison de Maures?

Attache et tais-toi, répondit don Quichotte; à moi seul était réservée une entreprise telle que celle-ci.

Seigneur, lui dit le guide, observez bien, je vous prie, tout ce qu'il y a dans cette caverne: peut-être s'y rencontrera-t-il des choses dignes de trouver place dans mon livre des métamorphoses.

Soyez tranquille, reprit Sancho; mon maître tient la flûte, je vous assure qu'il en jouera bien.

Se voyant prêt à descendre: Pardieu! dit don Quichotte, nous avons été bien imprévoyants de ne pas nous munir d'une petite clochette qu'on aurait attachée à la corde même, et dont le bruit vous eût avertis que je descendais toujours et que j'étais encore vivant; mais puisqu'il n'en est plus temps, à la grâce de Dieu. Sur ce, notre chevalier se jeta à genoux, fit une courte prière à voix basse, pour demander le secours du ciel dans une si périlleuse aventure, après quoi il s'écria: O dame de mes pensées, maîtresse de mes actions, illustre et sans pareille Dulcinée du Toboso, si les prières de ton amant fortuné arrivent jusqu'à toi, daigne, je t'en conjure, par cette beauté incomparable qui m'a charmé, daigne les écouter favorablement; car elles n'ont d'autre objet que d'obtenir ta protection dont j'ai si grand besoin, au moment où je vais m'enfoncer dans cet abîme, poussé par le seul désir d'apprendre à tout l'univers que celui que tu favorises ne connaît rien d'impossible.

En disant ces paroles, il s'approcha de l'ouverture de la caverne, et voyant qu'il était impossible d'y pénétrer, à moins de s'ouvrir par force un passage, il tira son épée, et se mit à abattre les broussailles et les épines. Au bruit que faisaient ses coups, il s'en échappa une nuée si rapide et si épaisse d'énormes corbeaux, de corneilles et de chauves-souris, que notre héros en fut renversé. S'il eût été aussi superstitieux qu'il était bon catholique et franc chevalier, il aurait tenu cela à mauvais présage et renoncé à l'entreprise; mais se relevant avec un courage intrépide et voyant qu'il ne sortait plus d'oiseaux, il demanda de la corde au guide et à Sancho, qui commencèrent à le laisser couler doucement. Au moment où il disparut, Sancho lui envoya sa bénédiction, en faisant sur lui mille signes de croix: Que Dieu te conduise, dit-il, ainsi que Notre-Dame du Puy et la Sainte-Trinité de Gayette, crème, fleur, écume des chevaliers errants! Va en paix, champion du monde, cœur d'acier, bras d'airain; que Dieu te conduise et te ramène sain et sauf à la lumière de cette vie que tu abandonnes pour t'enterrer dans cette obscurité!

Le guide répéta à peu près les mêmes invocations.

Cependant don Quichotte criait toujours qu'on lui lâchât de la corde, et ils continuaient à lui en envoyer peu à peu. Quand ils reconnurent qu'ils en avaient coulé plus de cent brasses, et qu'aucun son n'arrivait jusqu'à eux, ils furent d'avis de remonter notre chevalier; néanmoins ils attendirent près d'une demi-heure, après quoi ils commencèrent à retirer la corde. Comme elle remontait sans qu'ils éprouvassent aucune résistance, ils craignirent que don Quichotte ne fût resté au fond de la caverne. Sancho pleurait déjà amèrement, et tirait en toute hâte pour s'assurer de la vérité. Au bout de quatre-vingts brasses environ, ils sentirent un poids assez lourd, ce qui leur causa une joie extrême, puis enfin après dix autres brasses ils aperçurent distinctement don Quichotte, à qui Sancho cria tout joyeux: Soyez le bienvenu, mon bon seigneur; nous pensions que vous étiez resté là-bas pour faire race. Don Quichotte ne répondit mot; mais quand il fut au bord du trou, ils virent qu'il avait les yeux fermés, comme un homme endormi. Ils le délièrent et l'étendirent par terre, sans qu'il s'éveillât; enfin quand ils l'eurent bien tourné et retourné, il revint à lui, se frotta les yeux, s'allongea comme si on l'eût tiré d'un profond sommeil, puis jetant de côté et d'autre des regards effarés: Dieu vous le pardonne, amis, s'écria-t-il; mais vous venez de m'enlever au plus beau spectacle et à la plus délicieuse vie dont mortel ait jamais joui. C'est maintenant qu'il me faut reconnaître que toutes les joies de ce monde passent comme l'ombre et se flétrissent comme la fleur des champs. O malheureux Montesinos! ô Durandart, lâchement assassiné! ô infortuné Belerme! ô larmoyant Guadiana! et vous, déplorables filles de Ruidera, qui par l'abondance de vos eaux faites voir combien vos beaux yeux ont versé de larmes!

Étonnés d'entendre ces paroles qu'il proférait comme s'il eût été pénétré d'une profonde douleur, le guide et Sancho le supplièrent de leur en apprendre le sens, et de leur raconter ce qu'il avait vu dans cet enfer.

Enfer! s'écria don Quichotte; ce nom, je vous l'assure, ne lui convient nullement. Il demanda quelque chose à manger, parce qu'il avait grand faim; on étendit sur l'herbe le tapis qui formait la selle du coursier, on vida les besaces, et tous trois, de bon appétit, dînèrent et soupèrent d'un même coup. Quand le tapis fut enlevé: Que personne ne bouge, enfants, dit don Quichotte, et prêtez-moi la plus grande attention.


CHAPITRE XXIII
DES ADMIRABLES CHOSES QUE L'INCOMPARABLE DON QUICHOTTE PRÉTENDIT AVOIR VUES DANS LA PROFONDE CAVERNE DE MONTESINOS, ET DONT L'INVRAISEMBLANCE ET LA GRANDEUR FONT QUE L'ON TIENT CETTE AVENTURE POUR APOCRYPHE

Il était environ quatre heures du soir, lorsque le soleil, caché par des nuages qui amortissaient l'éclat de sa lumière et tempéraient l'ardeur de ses rayons, permit à don Quichotte de raconter, sans fatigue, à ses deux illustres auditeurs, les choses merveilleuses qu'il avait vues dans la caverne de Montesinos. Il commença en ces termes:

A douze ou quatorze hauteurs d'homme du fond de cette caverne se trouve à main droite une cavité ou espace vide pouvant contenir un grand chariot attelé de ses mules. Une faible lueur y arrive par quelques fentes assez éloignées, puisqu'elles viennent de la surface du sol. J'aperçus cette cavité dans un moment où j'étais las et attristé de me sentir, suspendu à une corde, descendre dans cette région obscure sans avoir de route certaine; cela me détermina à y entrer pour prendre un peu de repos. Je vous criai en même temps de ne plus lâcher de corde, mais probablement vous ne m'entendîtes pas. Je ramassai alors celle que vous continuiez à m'envoyer, et j'en fis, en la roulant, une sorte de siége sur lequel je m'assis tout pensif, réfléchissant sur ce que j'avais à faire pour gagner le fond. Pendant que j'étais plongé dans ces pensées et dans cette incertitude, je fus gagné par un sommeil des plus profonds: puis, quand j'y songeais le moins, je m'éveillai et alors je me trouvai, sans savoir ni pourquoi ni comment, au milieu de la plus belle, de la plus agréable, et de la plus délicieuse prairie que puisse former la nature ou rêver une riante imagination. Je me frottai les yeux, et reconnus que je ne dormais plus et que j'étais bien réellement éveillé. Je me tâtai la tête et la poitrine, pour m'assurer si c'était bien moi qui étais là ou seulement quelque vain fantôme, quelque contrefaçon de ma personne; mais le sentiment, le toucher, les raisonnements suivis que je faisais en moi-même, tout m'attesta que j'étais véritablement alors ce que je suis à présent.

Bientôt s'offrit à ma vue un royal et somptueux palais dont les murs semblaient être faits d'un cristal pur et diaphane. Deux grandes portes s'ouvrirent, et je vis s'avancer vers moi un vénérable vieillard, vêtu d'un manteau violet qui traînait jusqu'à terre. Sa poitrine et ses épaules étaient entourées d'un chaperon collégial en satin vert. Une toque milanaise en velours noir lui couvrait la tête, et sa barbe blanche se prolongeait plus bas que sa ceinture. Il ne portait aucune arme; seulement il tenait à la main un rosaire dont les grains étaient plus gros que des noix et les dizains comme des œufs d'autruche. Sa démarche, sa noble prestance et l'ampleur de sa personne, tout en lui, dans les détails comme dans l'ensemble, me frappa de surprise et d'admiration. Il s'approcha, et m'embrassant étroitement: Vaillant chevalier don Quichotte de la Manche, me dit-il, nous tous qui depuis longues années sommes enchantés dans ces solitudes, nous attendions ta venue afin que tu puisses faire connaître au monde ce que recèle l'antre profond dans lequel tu viens de pénétrer, et qui s'appelle la caverne de Montesinos. Cette prouesse était réservée à ton grand cœur et à ton invincible courage. Viens avec moi, illustre seigneur, viens; je veux te dévoiler les merveilles que renferme ce transparent Alcazar dont je suis à perpétuité le gouverneur et le gardien; car tu vois Montesinos lui-même, de qui cette caverne a pris le nom.

Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

Furne, Jouvet et Cie, édit.

Je fus gagné par un sommeil des plus profonds (p. 392).

A ce nom de Montesinos, je lui demandai s'il était vrai, comme on le racontait dans le monde d'en haut, qu'il eût avec une petite dague tiré le cœur de Durandart du fond de sa poitrine, pour le porter à la señora Belerme, suivant le vœu de son ami mourant.

Cela est vrai de tout point, sauf la dague, me dit-il, car c'était un poignard fourbi et pointu comme une alène.

En ce cas, interrompit Sancho, ce devait être un poignard du fameux Ramon de Hocès, l'armurier de Séville[94].

Je n'en sais rien, répondit don Quichotte; mais cela ne se peut, puisque l'armurier que tu cites n'est que d'hier, tandis que l'événement dont je parle s'est passé à Roncevaux il y a plusieurs siècles. Au surplus, cette particularité est sans importance; elle ne peut en rien altérer le fond de cette histoire.

Non, certes, ajouta le guide; continuez, seigneur don Quichotte; j'éprouve le plus grand plaisir à vous entendre.

Et moi non moins à vous faire ce récit, reprit notre héros. Je suivis donc le vénérable Montesinos au palais de cristal, où dans une salle toute en albâtre et d'une fraîcheur délicieuse, se trouvait un tombeau en marbre sculpté avec un art merveilleux. Sur ce tombeau je vis étendu tout de son long un chevalier, non de bronze, de marbre, ni de jaspe, tel qu'on en voit sur d'autres monuments, mais bien de chair et d'os. Il tenait sa main droite (qui me sembla nerveuse et très-velue, ce qui est un attribut de la force) posée sur son cœur. En me voyant contempler l'homme du tombeau: Voilà, me dit Montesinos, voilà mon ami Durandart, miroir, fleur des vaillants et amoureux chevaliers de son temps; il est retenu ici enchanté comme moi et tant d'autres, hommes et femmes, par Merlin, l'enchanteur français, qui passait pour être fils du diable. Quant à moi, je ne pense pas qu'il ait eu un tel père; car il en savait plus long que le diable, et il lui aurait même rendu des points. Comment et pourquoi nous a-t-il enchantés? Tout le monde l'ignore; mais le temps le révélera et ce temps-là n'est pas loin, je l'imagine. Tout ce que je sais, et cela est aussi certain qu'il fait jour à présent, c'est que Durandart a cessé de vivre entre mes bras; qu'après sa mort j'ai enlevé son cœur de sa poitrine, et cela de mes propres mains; et en vérité il devait peser au moins deux livres, car suivant les naturalistes, l'homme qui a un grand cœur est doué de plus de vaillance que celui chez lequel il est petit. Eh bien, puisqu'il en est ainsi et que ce chevalier est bien mort, comment peut-il encore parfois pousser des soupirs et des plaintes comme s'il était vivant? A ces mots, l'infortuné Durandart jeta un grand cri, et s'adressant à Montesinos:

O mon cousin, la dernière prière que je vous adressai, ce fut, quand mon âme aurait quitté mon corps, de porter vous-même mon cœur à la señora Belerme, après l'avoir détaché de ma poitrine, soit avec un poignard, soit avec une dague.

En entendant cela, Montesinos se jeta à genoux devant le déplorable chevalier, et lui dit les larmes aux yeux: Seigneur Durandart, mon très-cher cousin, j'ai exécuté ponctuellement ce que vous m'aviez prescrit à l'heure fatale de notre défaite; je vous ai détaché le cœur du mieux que j'ai pu, ayant bien soin de n'en pas laisser la moindre parcelle dans votre poitrine; je l'ai essuyé avec un mouchoir de dentelle, et sans perdre un instant j'ai pris le chemin de France, après vous avoir préalablement déposé dans le sein de la terre, et avoir versé tant de larmes, qu'elles ont suffi à me laver les mains, et à effacer les traces de votre sang. Pour surcroît de preuves, cousin de mon âme, dans le premier village que je traversai à ma sortie de Roncevaux, je saupoudrai votre cœur d'un peu de sel, afin qu'il ne prît pas mauvaise odeur, et qu'il arrivât, sinon parfaitement frais, du moins bien conservé, en présence de la señora Belerme. Cette dame, comme vous, moi, Guadiana, votre écuyer, la duègne Ruidera, ses sept filles, ses deux nièces, et bon nombre de nos amis et connaissances, sommes depuis longtemps enchantés ici par le sage Merlin. Quoiqu'il y ait de cela maintenant plus de cinq cents ans révolus, personne n'est mort parmi nous; il ne nous manque que Ruidera, ses filles et ses nièces, lesquelles, à force de larmes, ont attendri Merlin et ont été changées par lui en autant de lagunes qui, dans le monde des vivants et dans la province de la Manche, s'appellent les lagunes de Ruidera. Quant à votre écuyer Guadiana, qui pleurait aussi votre disgrâce, il est devenu un fleuve[95], qu'on appelle du même nom, et qui, arrivé à la surface du sol, voyant un autre soleil que celui qu'il connaissait, fut pris d'un tel regret de nous quitter, qu'il se replongea dans les entrailles de la terre; mais comme il faut toujours obéir à sa pente naturelle, il reparaît de temps en temps, et se montre à la face du ciel et des hommes. Les lagunes dont j'ai parlé lui prêtent leurs eaux, et avec ce secours et celui de quelques autres rivières, il entre majestueusement dans le royaume de Portugal.

Ce que je viens de vous dire, mon cher cousin, je vous l'ai bien souvent répété; mais comme vous ne répondez pas, j'en conclus que vous ne pouvez m'entendre, ou que vous ne m'en croyez pas sur parole; et Dieu sait à quel point cela me chagrine. Présentement, je viens vous faire part d'une nouvelle qui, si elle n'apporte pas un grand soulagement à votre douleur, ne peut du moins l'aggraver en aucune façon. Sachez que vous avez en votre présence (ouvrez les yeux et vous le verrez) ce noble chevalier duquel Merlin a prophétisé tant et de si grandes choses, ce fameux don Quichotte de la Manche, qui a ressuscité, avec un éclat plus vif encore que dans les siècles passés, la chevalerie errante oubliée de nos jours. Par lui et à cause de lui, il pourrait arriver que nous fussions désenchantés, car c'est aux grands hommes que sont réservées les grandes prouesses. Et quand cela ne serait pas, répondit d'une voix basse et étouffée l'affligé Durandart, je dirais: Patience, et battons les cartes. Puis, sans ajouter un seul mot, il se tourna sur le côté, et retomba dans son silence habituel.

En ce moment, de grands cris se firent entendre ainsi que des pleurs accompagnés de profonds gémissements et de sanglots entrecoupés. Je tournai la tête, et à travers les murailles de cristal, j'aperçus dans une autre salle du château une procession de belles damoiselles défilant sur deux rangs; elles étaient toutes vêtues de deuil, et coiffées de turbans blancs, à la manière des Turcs. A leur suite venait une dame (ainsi le faisait supposer la gravité de sa prestance) également habillée de noir; elle portait un voile blanc si long qu'il balayait la terre. Son turban était deux fois plus gros que ceux des damoiselles; elle avait des sourcils qui se joignaient, le nez épaté, la bouche grande, les lèvres d'un rouge vif. Ses dents, que par intervalles elle laissait voir, semblaient rares et mal rangées, mais blanches comme des amandes dépouillées de leur pellicule. Elle tenait à la main un linge très-fin, dans lequel, autant que j'ai pu le remarquer, était un cœur momifié, tant il me parut sec et ratatiné. Montesinos m'apprit que toute cette procession était composée des serviteurs de Durandart et de Belerme, qui se trouvaient enchantés en ce lieu avec leurs seigneurs, et que celle qui portait le cœur enveloppé dans un linge, était la señora Belerme elle-même, laquelle, quatre fois par semaine, renouvelait avec ses damoiselles la même procession, en récitant d'une voix plaintive des chants funèbres sur le cœur de son infortuné cousin. Si elle vous semble laide, ajouta-t-il, ou du moins inférieure à sa réputation de beauté, cela tient aux mauvaises nuits et aux tristes journées qu'elle a passées dans cet enchantement, comme on peut le voir à son teint pâle et à ses yeux fatigués: résultat inévitable du douloureux spectacle qui lui rappelle sans cesse la fin de son amant; car autrement sa beauté, sa grâce et ses charmes seraient à peine égalés par ceux de la grande Dulcinée du Toboso; si renommée, non-seulement dans tous les environs, mais même dans le monde entier.

Halte-là seigneur, dis-je à don Montesinos; que Votre Grâce conte son histoire simplement; vous savez que toute comparaison est odieuse, et il ne s'agit point ici d'établir de parallèle. La sans pareille Dulcinée du Toboso est ce qu'elle est, et la señora Belerme est aussi ce qu'elle est, et ce qu'elle a été; n'allons pas plus loin.—Seigneur don Quichotte, me répondit Montesinos, que Votre Grâce veuille bien m'excuser; j'avoue que j'ai eu tort de dire que la beauté de la señora Belerme serait à peine égalée par celle de la grande Dulcinée du Toboso; car il me suffisait d'avoir soupçonné, sur je ne sais quels indices, que vous êtes son chevalier, pour me mordre la langue plutôt que de faire un rapprochement avec quoi que ce soit, si ce n'est avec le ciel lui-même.

Grâce à cette satisfaction que me donna le seigneur Montesinos, je sentis mon cœur s'apaiser et se remettre de l'émotion que j'avais éprouvée en entendant comparer ma Dulcinée à la señora Belerme.

Par ma foi, seigneur, s'écria Sancho, je m'étonne que vous n'ayez pas grimpé sur le corps du bonhomme, que vous ne lui ayez pas moulu les os et arraché la barbe jusqu'au dernier poil.

En cela j'eusse mal agi, reprit don Quichotte; nous sommes tenus de respecter les vieillards, même lorsqu'ils ne sont pas chevaliers; à plus forte raison quand ils le sont, et enchantés par-dessus le marché. Nous avons, du reste, Montesinos et moi, échangé bon nombre de questions pour lesquelles nous sommes quittes l'un envers l'autre.

Je ne sais vraiment, seigneur, dit le guide, comment dans le peu de temps qu'elle est restée là-bas, Votre Grâce a pu voir tant de choses, questionner et répondre sur tant de points.

Combien y a-t-il donc de temps que je suis descendu? demanda don Quichotte.

Un peu plus d'une heure, répondit Sancho.

Cela ne se peut, dit don Quichotte, puisque j'ai vu venir la nuit, ensuite le jour, et par trois fois; de façon qu'à mon compte je ne suis pas resté moins de trois jours dans ces profondeurs cachées à votre vue.

Ce que dit là mon maître doit être vrai, repartit Sancho; en effet, comme toutes choses lui arrivent par enchantement, ce qui nous semble une heure lui aura sans doute paru trois jours et autant de nuits.

Il faut croire qu'il en est ainsi, dit don Quichotte.

Mais, seigneur, Votre Grâce n'a-t-elle rien mangé pendant tout ce temps? demanda le guide.

Pas une seule bouchée, répondit don Quichotte; je n'en ai pas éprouvé le besoin, et n'y ai même pas pensé.

Les enchantés mangent-ils? demanda le guide.

Non, ils ne mangent pas, reprit don Quichotte, et ils ne font pas non plus leurs nécessités majeures; mais on croit que leurs ongles, leur barbe et leurs cheveux continuent à pousser.

Et dorment-ils par hasard, les enchantés? demanda Sancho.

Pas davantage, répliqua don Quichotte; du moins, pendant les trois jours que j'ai séjourné parmi eux, aucun n'a fermé l'œil, ni moi non plus.

Par ma foi, reprit Sancho, c'est bien ici que peut s'encadrer le proverbe: Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es. Votre Grâce fréquente des enchantés qui jeûnent et veillent; eh bien, qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'elle jeûne et veille comme eux? Mais pardonnez-moi, mon cher maître, d'avoir parlé comme je viens de le faire; car Dieu m'emporte, j'allais dire le diable, si j'en crois le premier mot.

Le seigneur don Quichotte est incapable de mentir, repartit le guide; et d'ailleurs, quand il l'eût voulu, jamais il n'aurait eu le temps d'inventer ce million de mensonges.

Je ne crois pas du tout que mon maître mente, reprit Sancho.

Eh! que crois-tu donc? demanda don Quichotte.

Je crois, répondit Sancho, que ce Merlin ou ces enchanteurs qui ont enchanté toute la bande que Votre Grâce dit avoir vue là-bas, vous ont fourré dans la cervelle les rêveries que vous venez de nous débiter et toutes celles qu'il vous reste à nous conter encore.

Cela pourrait être, Sancho, repartit don Quichotte, mais cela n'est pas: ce que j'ai conté, je l'ai vu de mes yeux et touché de mes mains. Mais que diras-tu quand, parmi les merveilles sans nombre que m'a montrées Montesinos (je te les conterai l'une après l'autre et en temps opportun dans le cours de notre voyage, car toutes ne sont pas de saison), que diras-tu quand je t'apprendrai qu'il m'a fait remarquer, dans ces délicieuses campagnes où nous nous promenions ensemble, trois villageoises sautant et gambadant comme des chèvres? A peine les eus-je aperçues, que je reconnus, à n'en pas douter, l'une d'elles pour la sans pareille Dulcinée, et les deux autres pour ces deux paysannes que nous accostâmes à la sortie du Toboso. Je demandai à Montesinos s'il les connaissait; il me répondit que non, mais que c'étaient sans doute quelques grandes dames enchantées, qui depuis peu de jours avaient fait leur apparition dans ces prairies; que je ne devais pas m'en étonner, parce qu'il y en avait là beaucoup d'autres, des siècles passés et présents, enchantées sous des figures aussi diverses qu'étranges, entre autres la reine Genièvre et sa duègne Quintagnone, celle qui, suivant la romance, versa du vin à Lancelot quand il revint de Bretagne.

Elle tourna le dos et s'enfuit avec une telle vitesse qu'une flèche n'aurait pu l'atteindre (p. 398).

Lorsque Sancho entendit son maître tenir un pareil langage, il faillit en perdre l'esprit ou en crever de rire. Comme il savait le fin mot de l'enchantement de Dulcinée, dont il était l'inventeur et l'unique témoin, il acheva de se convaincre que son maître était fou de tout point; il lui dit donc: Maudits soient le jour et l'heure, mon cher patron, où vous vous êtes mis en tête de descendre dans l'autre monde; et maudit soit surtout l'instant où vous avez fait la rencontre du seigneur Montesinos, qui vous renvoie en pareil état. Nous vous connaissions bien ici en haut avec votre jugement sain et entier, tel que Dieu vous l'a donné débitant des sentences et donnant des conseils à chaque pas; mais que devons-nous penser à cette heure, où vous nous contez les plus énormes extravagances qui se puissent imaginer.

Sancho, répondit don Quichotte, je te connais assez pour ne tenir aucun compte de tes paroles.

Ni moi de celles de Votre Grâce, répliqua Sancho, dussiez-vous me battre, dussiez-vous me tuer, pour ce que je vous ai déjà dit et pour ce que je compte vous répéter tous les jours, si vous ne songez à vous corriger et à vous amender dans vos propos. Mais, pendant que la paix règne entre nous, dites-moi, je vous prie, à quels signes avez-vous reconnu madame notre maîtresse? Si vous lui avez parlé, que lui avez-vous dit, et qu'a-t-elle répondu?

Je l'ai reconnue, répondit don Quichotte, à ce qu'elle portait les mêmes vêtements que lorsque tu me l'as montrée à la sortie du Toboso. Je lui parlai; mais, sans me répondre, elle tourna le dos et s'enfuit avec une telle vitesse, qu'une flèche n'aurait pu l'atteindre. Je voulus la suivre, et je l'aurais fait, si Montesinos ne m'eût conseillé de ne pas prendre une fatigue inutile, m'avertissant que l'heure approchait où je devais quitter la caverne. Il me dit aussi qu'il me ferait connaître, à une époque ultérieure, la manière dont ils devraient être désenchantés, lui, la señora Belerme, Durandart et leurs compagnons. Mais de tout ce que j'ai vu et observé là-bas, il est une chose qui, je dois te l'avouer, m'a causé un profond chagrin. Pendant que je causais avec Montesinos, une des compagnes de la malheureuse Dulcinée s'approcha de moi timidement, et me dit d'une voix émue, les yeux pleins de larmes: Seigneur, ma maîtresse Dulcinée du Toboso baise les mains de Votre Grâce, et vous supplie de lui faire savoir des nouvelles de votre santé; et, comme elle se trouve en ce moment dans un pressant besoin, elle conjure Votre Grâce de vouloir bien lui prêter, sur ce cotillon neuf en cotonnade que voici, une demi-douzaine de réaux, ou ce que vous aurez sur vous: elle engage sa parole de les restituer à très-court terme.

Un semblable message me surprit étrangement; je me tournai vers Montesinos, et lui dis: Est-il possible, seigneur, que la pénurie se fasse sentir, même parmi les enchantés de haut rang? Seigneur don Quichotte de la Manche, me répondit Montesinos, croyez que ce qu'on nomme la misère se rencontre et s'étend partout, atteint tous les hommes, et n'épargne même pas les enchantés. Puisque madame Dulcinée vous envoie demander ces six réaux, et que d'ailleurs le gage paraît valable, vous ferez bien de les lui prêter; car, à coup sûr, elle doit être dans une grande disette d'argent. Je ne veux point de gage, répliquai-je, et quant à lui remettre ce qu'elle me demande, cela m'est impossible, puisque je ne possède en tout que quatre réaux (ceux que tu me donnas l'autre jour, Sancho, pour faire l'aumône aux pauvres que je rencontrerais sur ma route). Je les remis à cette fille en lui disant: Ma chère, assurez à votre maîtresse que ses peines retombent sur mon cœur, et que je voudrais être un Fucar[96] pour y porter remède; dites-lui bien qu'il ne peut, qu'il ne doit y avoir pour moi ni satisfaction, ni relâche, tant que je serai privé de son adorable vue et de sa charmante conversation, et que je la supplie humblement de consentir à se laisser voir et entretenir par son captif serviteur et désolé chevalier. Dites-lui aussi que, lorsqu'elle y pensera le moins, elle entendra parler d'un vœu et d'un serment faits par moi, vœu et serment en tout semblables à ceux que fit le marquis de Mantoue pour venger son neveu Baudouin, quand il le trouva près d'expirer dans la montagne; lesquels consistaient à ne point manger pain sur table, à ne point approcher femme, sans compter une kyrielle d'autres pénitences à accomplir, jusqu'à ce que son neveu fût vengé. Eh bien, moi, je fais de même le serment de ne prendre aucun repos, et de parcourir les quatre parties du monde, avec encore plus de ponctualité que l'infant don Pedro de Portugal, jusqu'à ce que je l'aie désenchantée. Tout cela, et plus encore, est bien dû par Votre Grâce à ma maîtresse, me répondit la damoiselle; puis prenant les quatre réaux, au lieu de me tirer sa révérence, elle fit une cabriole et sauta en l'air à plus de six pieds de haut.

Sainte Vierge! s'écria Sancho, est-il possible de voir jamais rien de pareil! et que la puissance des enchanteurs ait été assez grande pour changer le sain et droit jugement de mon maître en une folie si bien conditionnée! Seigneur, seigneur, par le saint nom de Dieu, que Votre Grâce s'observe et prenne soin de son honneur; gardez-vous de donner créance à ces billevesées qui troublent et altèrent votre bon sens.

Comme je sais que tu me veux du bien, Sancho, je comprends que tu parles ainsi; et comme, d'un autre côté, tu n'as aucune expérience des choses de ce monde, tout ce qui présente quelques difficultés est jugé par toi impossible. Mais, je te l'ai déjà dit, le temps marche; plus tard je te raconterai quelques-unes des particularités de mon séjour dans la caverne; elles te convaincront que celles que j'ai déjà rapportées sont d'une telle exactitude qu'elles ne souffrent ni objection ni réplique.


CHAPITRE XXIV
OU L'ON VERRA MILLE BABIOLES AUSSI RIDICULES QU'ELLES SONT NÉCESSAIRES POUR L'INTELLIGENCE DE CETTE VÉRIDIQUE HISTOIRE

Le traducteur de cette grande histoire dit qu'en arrivant au chapitre qui suit l'aventure de la caverne de Montesinos, il trouva en marge du manuscrit original les paroles suivantes, écrites de la main de cid Hamet Ben-Engeli lui-même:

Je ne puis comprendre ni me persuader que les aventures rapportées dans le chapitre précédent soient arrivées au grand don Quichotte. La raison en est que jusqu'ici toutes ses autres prouesses sont possibles et vraisemblables; mais quant à cette aventure de la caverne, je ne vois aucun moyen d'y ajouter foi, tant elle sort des limites du sens commun. Supposer que don Quichotte ait menti, lui l'homme le plus véridique et le plus noble chevalier de son temps, cela ne se peut; il eût mieux aimé se laisser cribler de flèches. Cependant il raconte cette aventure avec des circonstances tellement minutieuses, qu'on doit le croire sur parole, surtout si l'on réfléchit que le temps lui manquait pour fabriquer un pareil assemblage d'extravagances. Si donc cette aventure paraît apocryphe, ce n'est pas ma faute, je la raconte telle qu'elle est. Toi, lecteur, dans ta sagesse, juges-en comme il te plaira; quant à moi, je ne dois ni ne peux rien de plus. Cependant on tient pour certain qu'au moment de sa mort, don Quichotte se rétracta, et confessa avoir inventé cette aventure parce qu'elle lui semblait cadrer à merveille avec toutes celles qu'il avait lues dans ses livres de chevalerie.

Le guide, déjà fort étonné de la liberté de l'écuyer, le fut encore plus de la patience du maître; mais il pensa que la joie d'avoir vu sa dame, tout enchantée qu'elle était, avait adouci son humeur et lui faisait supporter des insolences qui, en toute autre circonstance, auraient attiré à Sancho cent coups de bâton. Pour moi, seigneur don Quichotte, lui dit-il, je regarde cette journée comme bien employée, car j'y ai trouvé plusieurs avantages: le premier, d'avoir connu Votre Grâce, avantage que je tiens à grand honneur; le second, d'avoir appris les choses merveilleuses que renferme la caverne de Montesinos, telles que la transformation de Guadiana et des filles de Ruidera, ce qui certes ne sera pas un médiocre ornement pour l'Ovide espagnol que j'ai sur le métier; le troisième, d'être renseigné positivement sur l'antiquité des cartes à jouer: en effet, l'on devait s'en servir du temps de Charlemagne, comme le prouvent les dernières paroles proférées par le seigneur Durandart: patience, et battons les cartes; car enfin ce chevalier ne peut avoir connu cette expression depuis qu'il est enchanté, mais seulement pendant son séjour en France, sous le règne de cet empereur; et cela vient fort à propos pour mon Supplément à Polydore Virgile, sur l'origine des choses. Je ne crois pas qu'il ait encore été parlé de l'invention des cartes, et comme il était important de la connaître, je suis bien aise d'avoir pour garant un témoignage aussi grave que celui du seigneur Durandart. Le dernier avantage, enfin, c'est de savoir avec certitude la source du fleuve Guadiana, ignorée jusqu'ici de tout le monde.

Votre Grâce a raison, dit don Quichotte; je suis heureux d'avoir contribué à éclaircir des choses si importantes. Mais dites-moi, je vous prie, si tant est que vous obteniez le privilége d'imprimer vos ouvrages, à qui pensez-vous en faire la dédicace?

Il ne manque pas de grands seigneurs en Espagne pour cela, répondit le guide.

Moins que vous ne pensez, repartit don Quichotte: la plupart refusent les dédicaces, pour n'être pas obligés de récompenser le travail des auteurs; quant à moi, je sais un prince[97] qui seul peut remplacer tous les autres, un prince d'un mérite tel, que si j'osais dire ce que je pense, j'éveillerais une noble émulation dans plus d'un cœur généreux. Au reste, nous reparlerons de cela en temps opportun; mais allons chercher un gîte pour la nuit.

Il y a tout près d'ici, reprit le guide, une petite habitation où demeure un ermite qui, dit-on, fut autrefois soldat; c'est un homme si charitable, qu'il a fait bâtir à ses dépens cette maison près de l'ermitage, où il reçoit de bon cœur tous ceux qui s'y présentent.

A-t-il des poules, ce bon ermite? demanda Sancho.

Peu d'ermites en manquent, répondit don Quichotte; nos solitaires ne sont plus comme ceux de la Thébaïde, qui se couvraient de feuilles de palmier et ne vivaient que de racines; quoique je parle bien des uns, n'allez pas croire que je parle mal des autres; je veux dire seulement que leur vie n'a plus la même austérité. A mon avis, cependant, ils ne sont pas moins dignes de nos respects; car, lorsque tout va de travers, l'homme qui feint la vertu est toujours plus utile que celui qui fait vanité de ses vices.

Ils en étaient là, quand ils virent venir à leur rencontre un paysan qui marchait en toute hâte, chassant devant lui un mulet chargé de lances et de hallebardes. Arrivé près d'eux, cet homme les salua et passa outre: Arrêtez un peu, ami, lui cria don Quichotte; il me semble que votre mulet ne demande pas que vous le pressiez si fort.

Je ne puis m'arrêter, seigneur, répondit le paysan; ces armes que vous voyez doivent servir demain, et je n'ai pas de temps à perdre. Pour peu que vous ayez envie de savoir pourquoi je les porte, je coucherai cette nuit à l'hôtellerie située au-dessus de l'ermitage; si par hasard c'est votre chemin, vous m'y trouverez, et je vous conterai merveille. Adieu, seigneur, adieu, ainsi qu'à votre compagnie.

Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

Furne, Jouvet et Cie, édit.

Il s'en allait chantant des seguidillas pour charmer l'ennui de la route (p. 402).

Sur ce, il pressa si bien son mulet, que notre héros n'eut pas le loisir de lui en demander davantage.

Curieux comme il l'était de tout ce qui avait la moindre apparence d'aventures, don Quichotte résolut aussitôt d'aller, sans s'arrêter, coucher à cette hôtellerie. Nos voyageurs reprirent leurs montures, et un peu avant la fin du jour ils arrivèrent à l'ermitage, où le guide proposa d'entrer pour boire un coup. Aussitôt Sancho poussa le grison de ce côté, et don Quichotte le suivit sans faire d'objection. Mais le sort voulut que l'ermite fût absent. Il ne s'y trouvait que son compagnon, à qui notre écuyer demanda s'il y avait moyen de s'humecter le gosier; on leur répondit que le père n'avait point de vin, mais que s'ils voulaient de l'eau on leur en offrirait de bon cœur, et qui ne leur coûterait rien.

Si j'avais soif d'eau, repartit Sancho, j'ai assez trouvé de sources en chemin. Ah! noces de Gamache, ajouta-t-il en soupirant, abondance de la maison de Diego, qu'êtes-vous devenues?

Quittant donc l'ermitage, ils prirent le chemin de l'hôtellerie. A quelque distance, ils rejoignirent un jeune garçon qui marchait d'un pas délibéré; sur son épaule, il portait, en guise de bâton, une épée, à laquelle pendait un paquet renfermant quelques hardes; il était vêtu d'un pourpoint de velours, dont l'usure, en certains endroits, laissait voir sa chemise; ses bas étaient en soie et ses souliers carrés à la mode de la cour; il paraissait avoir dix-huit à dix-neuf ans; il avait l'air jovial, la démarche agile, et s'en allait chantant des seguidillas pour charmer l'ennui de la route. En ce moment, il en finissait une dont voici le refrain:

Je m'en vais à la guerre et c'est en enrageant;
Au diable le métier, si j'avais de l'argent!

Où allez-vous ainsi, mon brave? lui demanda don Quichotte; il me semble que vous cheminez bien à la légère?

C'est à cause de la chaleur et de la pauvreté, répondit le jeune homme; et je m'en vais à la guerre.

A cause de la chaleur, je le crois aisément, dit don Quichotte: mais pourquoi à cause de la pauvreté?

Seigneur, repartit le jeune garçon, j'ai là dans ce paquet des chausses de velours qui accompagnent le pourpoint, mais je ne veux pas les user en voyageant; ils ne me feraient plus d'honneur une fois arrivé à la ville, et je n'ai pas d'argent pour les remplacer. Par cette raison, et aussi afin de n'avoir pas trop chaud, je marche comme vous voyez, jusqu'à ce que j'aie rejoint, à dix ou douze lieues d'ici, quelques compagnies d'infanterie dans lesquelles je compte m'enrôler; alors j'aurai tout ce qu'il me faut pour atteindre plus à l'aise le lieu de l'embarquement, qu'on dit être Carthagène, car j'aime mieux avoir le roi pour maître, et le servir dans les camps, que d'être aux gages de quelque ladre à la cour.

Mais n'avez-vous pas quelque haute paye? demanda le guide.

Si j'avais servi un grand d'Espagne, ou quelque autre personnage d'importance, répondit le jeune homme, certes elle ne manquerait pas, car de la table des pages on sort enseigne et capitaine, souvent avec quelque bonne pension; mais je n'ai jamais servi que des solliciteurs de places et des gens de rien, qui mettent leurs valets à la portion congrue et si maigre, que la moitié de mes gages suffisait à peine pour payer l'empois de mon collet. En vérité, ce serait miracle qu'un page d'aventure eût pu faire quelques économies.

Depuis le temps que vous êtes en service, demanda don Quichotte, comment se fait-il que vous n'ayez pas attrapé au moins quelque livrée?

J'ai eu deux maîtres, répondit le jeune garçon; mais de même qu'à celui qui quitte le couvent avant d'y faire profession on retire le capuchon et la robe, de même les maîtres que je servais, ayant achevé les affaires qui les amenaient à la cour, sont retournés chez eux après m'avoir repris les habits de livrée qu'ils ne m'avaient donnés que par ostentation.

Insigne vilenie! s'écria don Quichotte. Félicitez-vous, mon ami, d'avoir quitté de pareilles gens, surtout avec le dessein qui vous anime, car je ne connais rien de plus honorable après le service de Dieu, que de servir son roi dans le noble métier des armes. Si l'on n'y amasse pas de grandes richesses, au moins y acquiert-on plus de gloire et d'honneur que dans la profession des lettres, comme je crois l'avoir déjà démontré. Les lettres servent souvent de marchepied à la fortune, mais les armes ont je ne sais quoi de grand et de noble qui répand sur les familles un plus vif éclat. Maintenant écoutez bien ce que je vais vous dire, et gravez-le dans votre mémoire, vous y trouverez profit et soulagement dans les peines attachées au métier que vous allez embrasser. Affermissez-vous sans cesse contre les adversités, et soyez préparé à tous les événements, en songeant que le plus funeste c'est la mort, mais que pourvu qu'elle soit glorieuse, elle est préférable à la vie. On demandait un jour au grand Jules César quelle était la meilleure mort: La soudaine et l'imprévue, répondit-il; et il disait vrai, car la crainte de la mort est le plus fort instinct de notre nature. Qu'importe qu'on soit tué d'une décharge d'artillerie, ou des éclats d'une mine! c'est toujours mourir, et la besogne est faite. Térence l'a dit: Mourir en combattant sied mieux au soldat que d'être libre dans la fuite. Croyez-moi, le soldat doit plutôt sentir la poudre que l'ambre, et si la vieillesse l'atteint dans ce noble métier, fût-il mutilé et couvert de blessures, au moins ne le surprendra-t-elle point sans honneur, et ces marques glorieuses le protégeront contre le mépris qui s'attache toujours à la pauvreté. Grâce au ciel, on s'occupe en ce moment à établir un fonds pour l'entretien des soldats vieux et estropiés; car il n'était pas juste de les traiter comme ces misérables Mores à qui on donne la liberté quand l'âge les a rendus inutiles, les faisant ainsi esclaves de la faim pour récompenses de leurs services. Quant à présent, mon ami, je n'ai rien à vous dire de plus, si ce n'est de prendre la croupe de mon cheval jusqu'à l'hôtellerie, où je veux que vous soupiez avec moi, et demain vous continuerez votre voyage, que je vous souhaite aussi bon que le mérite votre louable résolution.

Le page s'excusa de monter derrière don Quichotte, mais il accepta l'invitation à souper avec force remercîments. L'histoire rapporte que pendant le discours de son maître, Sancho disait en lui-même: Comment se peut-il que l'homme qui dit tant et de si belles choses, comme celles qu'il vient de débiter, soutienne avoir vu toutes ces bêtises impossibles qu'il raconte de la caverne de Montesinos? Par ma foi, j'en jette ma langue aux chiens.

Ils arrivèrent bientôt à l'hôtellerie, et outre la joie d'y arriver, Sancho eut encore celle de voir que son maître la prenait pour ce qu'elle était, et non pour un château selon sa coutume. En entrant, don Quichotte s'informa d'un homme qui portait des lances et des hallebardes; et après qu'on lui eut répondu qu'il était à l'écurie où il arrangeait son mulet, tous trois s'y rendirent et y attachèrent leurs montures.


CHAPITRE XXV
DE L'AVENTURE DU BRAIEMENT DE L'ANE, DE CELLE DU JOUEUR DE MARIONNETTES, ET DES DIVINATIONS ADMIRABLES DU SINGE

Don Quichotte grillait, comme on dit, d'impatience d'apprendre les merveilles que l'homme aux hallebardes avait promis de lui raconter; aussi en l'abordant le somma-t-il de tenir sa parole.

Seigneur, répondit celui-ci, ce n'est ni si vite, ni sur les pieds qu'on peut conter tout cela; que Votre Grâce me laisse achever de panser mon mulet, après quoi je vous donnerai satisfaction.

Qu'à cela ne tienne, répondit notre chevalier, et je vais vous y aider moi-même. Aussitôt il se mit à vanner l'orge, à nettoyer la mangeoire: courtoisie pleine de simplicité qui lui gagna si complétement les bonnes grâces de l'inconnu, que, sortant de l'écurie, celui-ci vint s'asseoir sur le bord d'un puits, et là, ayant pour auditoire don Quichotte, Sancho, le guide, le page et l'hôtelier, il commença de la sorte:

Vous saurez, seigneurs, que dans un village situé à quatre ou cinq lieues d'ici, il arriva qu'un régidor perdit, il y a quelque temps, un âne, par la faute ou plutôt, dit-on, par la malice de sa servante; et quelque diligence qu'il fît pour le retrouver, il n'en put jamais venir à bout. A quinze jours de là environ, comme il se promenait dans le marché, un autre régidor, son voisin, vint à lui: Que me donnerez-vous, compère, lui dit-il, si je vous apporte des nouvelles de votre âne?

Tout ce que vous voudrez, répondit le régidor; mais dites-moi, je vous prie, qu'en savez-vous?

Eh bien, votre âne, reprit l'autre, je l'ai rencontré ce matin, dans la montagne, sans bât, sans licou, et si maigre, que c'était pitié; j'ai voulu le chasser devant moi, pour vous l'amener, mais il était déjà devenu si farouche, que dès que je m'en suis approché, il s'est mis à ruer, puis s'est enfui dans le fourré le plus épais. Si vous voulez, nous l'irons chercher ensemble; laissez-moi seulement mettre cette bourrique à l'écurie, et dans un moment je suis à vous.

Vous me ferez grand plaisir, répondit le régidor, et en pareille occasion vous pouvez compter sur moi.

C'est de cette façon que ceux qui savent l'histoire la content mot pour mot. Bref, nos deux régidors se rendirent à pied dans la montagne, vers l'endroit où ils espéraient trouver l'âne; et après bien des allées et venues inutiles: Compère, dit celui qui l'avait vu, je viens d'imaginer un bon moyen pour découvrir votre baudet, fût-il caché dans les entrailles de la terre. Je sais braire à merveille, et pour peu que vous le sachiez aussi, l'affaire est faite?

Pour peu que je le sache! répondit l'autre régidor; sans vanité je ne le cède à qui que ce soit, pas même aux ânes en chair et en os.

Tant mieux, repartit le premier régidor: nous n'avons donc qu'à marcher chacun de notre côté, en faisant le tour de la montagne; vous brairez de temps en temps, moi après vous, et il faudra que le diable s'en mêle, si l'âne nous entend pas.

Par ma foi, compère, dit le second régidor, l'invention est admirable et digne de votre rare esprit.

Sur ce, ils se séparèrent. Or, il arriva qu'en marchant ils se mirent à braire en même temps, et de telle sorte que chacun d'eux, trompé par les braiments de son compagnon, courut à sa voix, croyant que l'âne était retrouvé; mais ils furent bien étonnés de se rencontrer.

Serait-il vrai, compère, s'écria le premier régidor, que ce n'est pas mon âne que j'ai entendu?

Non, vraiment, c'est moi, répondit le voisin.

Vous? repartit le régidor, est-il possible? Ah! je dois l'avouer, il n'y a aucune différence entre vous et un âne, au moins en fait de braiments; de ma vie je n'ai entendu rien de semblable.

Vous vous moquez, reprit l'autre; ces louanges vous appartiennent plus qu'à moi, et sans flatterie, vous feriez la leçon aux meilleurs maîtres; vous avez la voix forte, l'haleine longue et vous faites les roulements à merveille. En vérité, je me rends, et je dirai partout que vous en savez plus que tous les ânes ensemble.

Trêve de louanges, compère, dit le régidor; je ne me reconnais pas tant de mérite qu'il vous plaît de m'en accorder, mais après ce que vous venez de dire, je m'estimerai désormais davantage.

Il faut avouer, dit son compagnon, qu'il y a bien des talents perdus dans le monde, faute d'avoir l'occasion de s'en servir.

Je ne sais guère à quoi peut servir celui que nous avons montré tous deux, répondit le régidor, si ce n'est en pareille circonstance.

Après ces compliments ils se séparèrent de nouveau, et se mirent à chercher en brayant de plus belle; mais ils ne faisaient que se tromper à chaque pas et couraient l'un vers l'autre, croyant toujours que c'était l'âne, jusqu'à ce qu'enfin ils convinrent de braire deux fois de suite, pour indiquer que c'était eux. De cette manière ils firent le tour de la montagne, toujours brayant, mais toujours inutilement; l'âne ne répondait rien. En effet, comment eût-elle répondu, la pauvre bête, puisqu'ils finirent par la trouver dans le fourré le plus épais, à demi mangée par les loups?

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