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L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche

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Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

Furne, Jouvet et Cie, édit.

Don Quichotte dit à la princesse: Que Votre Grandeur nous conduise où il lui plaira (p. 158).

Don Quichotte, madame, s'écria Sancho; don Quichotte, autrement appelé le chevalier de la Triste-Figure.

C'est cela, dit Dorothée. Mon père ajouta que mon protecteur devait être de haute stature, maigre de visage, sec de corps, et, de plus, avoir sous l'épaule gauche, ou près de là, un signe de couleur brune, tout couvert de poil en manière de soie de sanglier.

Approche ici, mon fils Sancho, dit notre héros à son écuyer; aide-moi à me déshabiller promptement, que je sache si je suis le chevalier qu'annonce la prophétie de ce sage roi.

Que voulez-vous faire, seigneur? demanda Dorothée.

Je veux savoir, madame, répondit don Quichotte, si j'ai sur moi ce signe dont votre père a fait mention.

Il ne faut point vous déshabiller pour cela, reprit Sancho; je sais que Votre Grâce a justement au milieu du dos un signe tout semblable, et l'on assure que c'est une preuve de force.

Il suffit, dit Dorothée; entre amis on n'y regarde pas de si près, et peu importe que le signe soit à droite ou à gauche, puisque après tout c'est la même chair. Je le vois bien, mon père a touché juste en tout ce qu'il a dit; quant à moi, j'ai encore mieux rencontré, en m'adressant au seigneur don Quichotte, dont la taille et le visage sont si conformes à la prophétie paternelle, et dont la renommée est si grande, non-seulement en Espagne, mais encore dans toute la Manche, qu'à peine débarquée à Ossuna, j'ai entendu faire un tel récit de ses prouesses, qu'aussitôt mon cœur m'a dit que c'était bien le chevalier que je cherchais.

Mais comment peut-il se faire, madame, observa don Quichotte, que vous ayez débarqué à Ossuna où il n'y a point de port?

La princesse, répondit le curé, a voulu dire qu'après avoir débarqué à Malaga, le premier endroit où elle apprit de vos nouvelles fut Ossuna.

C'est ainsi que je l'entendais, seigneur, dit Dorothée.

Maintenant, reprit le curé, Votre Altesse peut poursuivre quand il lui plaira.

Je n'ai rien à dire de plus, continua Dorothée, si ce n'est que ç'a été pour moi une si haute fortune de rencontrer le seigneur don Quichotte, que je me regarde comme déjà rétablie sur le trône de mes pères, puisqu'il a eu l'extrême courtoisie de m'accorder sa protection, et de s'engager à me suivre partout où il me plaira de le mener; et certes ce sera contre le traître Pandafilando, dont il me vengera, je l'espère, en lui arrachant, avec la vie, le royaume dont il m'a si injustement dépouillée. J'oubliais de vous dire que le roi mon père m'a laissé un écrit en caractères grecs ou arabes, que je ne connais point, mais par lequel il m'ordonne de consentir à épouser le chevalier mon libérateur, si, après m'avoir rétablie dans mes États, il me demande en mariage, et de le mettre sur-le-champ en possession de mon royaume et de ma personne.

Hé bien, que t'en semble, ami Sancho? dit don Quichotte; vois-tu ce qui se passe? Ne te l'avais-je pas dit? Avons-nous des royaumes à notre disposition, et des filles de roi à épouser?

Par ma foi, il y a assez longtemps que nous les cherchons, reprit Sancho, et nargue du bâtard qui après avoir ouvert le gosier à ce Grand-fil-en-dos, n'épouserait pas incontinent madame la princesse! Peste! elle est assez jolie pour cela, et je voudrais que toutes les puces de mon lit lui ressemblassent! Là-dessus, se donnant du talon au derrière, le crédule écuyer fit deux sauts en l'air en signe de grande allégresse; puis s'allant mettre à genoux devant Dorothée, il lui demanda sa main à baiser afin de lui prouver que désormais il la regardait comme sa légitime souveraine.

Il eût fallu être aussi peu sage que le maître et le valet pour ne pas rire de la folie de l'un et de la simplicité de l'autre. Dorothée donna à Sancho sa main à baiser, lui promettant de le faire grand seigneur dès qu'elle serait rétablie dans ses États, et Sancho l'en remercia par un compliment si extravagant, que chacun se mit à rire de plus belle.

Voilà, reprit Dorothée, la fidèle histoire de mes malheurs; je n'ai rien à y ajouter, si ce n'est que de tous ceux de mes sujets qui m'ont accompagnée il ne m'est resté que ce bon écuyer barbu, les autres ayant péri dans une grande tempête en vue du port; ce fidèle compagnon et moi, nous avons seuls échappé par un de ces miracles qui font croire que le ciel nous réserve pour quelque grande aventure.

Elle est toute trouvée, madame, dit don Quichotte: je confirme le don que je vous ai octroyé; et je jure encore une fois de vous suivre jusqu'au bout du monde, et de ne prendre aucun repos que je n'aie rencontré votre cruel ennemi, dont je prétends, avec le secours du ciel et par la force de mon bras, trancher la tête superbe, fût-il aussi vaillant que le dieu Mars. Mais après vous avoir remise en possession de votre royaume, je vous laisserai la libre disposition de votre personne, car tant que mon cœur et ma volonté seront assujettis aux lois de celle... Je m'arrête en songeant qu'il m'est impossible de penser à me marier, fût-ce avec le phénix.

Sancho se trouva si choqué des dernières paroles de son maître, qu'il s'écria plein de courroux: Je jure Dieu et je jure diable, seigneur don Quichotte, que Votre Grâce n'a pas le sens commun! comment se peut-il que vous hésitiez à épouser une si grande princesse que celle-là? Croyez-vous donc que de semblables fortunes viendront se présenter à tout bout de champ? Est-ce que par hasard madame Dulcinée vous semblerait plus belle? Par ma foi, il s'en faut de plus de moitié qu'elle soit digne de lui dénouer les cordons de ses souliers! C'est bien par ce chemin-là que j'attraperai le comté que vous m'avez promis tant de fois, et que j'attends encore. Mariez-vous! mariez-vous! prenez-moi ce royaume qui vous tombe dans la main; puis quand vous serez roi, faites-moi marquis ou gouverneur, et que Satan emporte le reste.

En entendant de tels blasphèmes contre sa Dulcinée, don Quichotte, sans dire gare, leva sa lance, et en déchargea sur les reins de l'indiscret écuyer deux coups tels, qu'il le jeta par terre, et sans Dorothée, qui lui criait de s'arrêter, il l'aurait tué sur la place. Quand il se fut un peu calmé: Pensez-vous, rustre mal appris, lui dit-il, que notre unique occupation à tous deux soit, vous de faire toujours des sottises et moi de vous les pardonner sans cesse? N'y comptez pas, misérable excommunié, car tu dois l'être pour avoir osé mal parler de la sans pareille Dulcinée. Ignorez-vous, vaurien, maraud, bélître, que sans la valeur qu'elle prête à mon bras, je suis incapable de venir à bout d'un enfant? Dites-moi un peu, langue de vipère, qui a conquis ce royaume, qui a coupé la tête à ce géant, qui vous a fait marquis ou gouverneur, car je tiens tout cela pour accompli, si ce n'est Dulcinée elle-même, qui s'est servie de mon bras pour exécuter ces grandes choses? Sachez que c'est elle qui combat en moi et qui remporte toutes mes victoires, comme moi je vis et je respire en elle! Il faut que vous soyez bien ingrat! A l'instant même où l'on vous tire de la poussière pour vous élever au rang des plus grands seigneurs, vous ne craignez pas de dire du mal de ceux qui vous comblent d'honneurs et de richesses.

Tout maltraité qu'il était, Sancho entendait fort bien ce que disait son maître; mais pour y répondre il voulait être en lieu de sûreté. Se levant de son mieux, il alla d'abord se réfugier derrière le palefroi de Dorothée et de là apostrophant don Quichotte: Or çà, seigneur, lui dit-il, si Votre Grâce est très-décidée à ne point épouser madame la princesse, son royaume ne sera pas à votre disposition; eh bien, cela étant, quelle récompense aurez-vous à me donner? Voilà ce dont je me plains. Mariez-vous avec cette reine, pendant que vous l'avez là comme tombée du ciel; ce sera toujours autant de pris, après quoi vous pourrez retourner à votre Dulcinée; car il me semble qu'il doit s'être trouvé dans le monde des rois qui, outre leur femme, ont eu des maîtresses. Quant à leur beauté, je ne m'en mêle pas; à vrai dire, cependant, je les trouve fort belles l'une et l'autre, quoique je n'aie jamais vu madame Dulcinée.

Comment, traître, tu ne l'as jamais vue! reprit don Quichotte; ne viens-tu pas de m'apporter un message de sa part?

Je veux dire que je ne l'ai pas assez vue pour remarquer toute sa beauté, repartit Sancho; mais en bloc je l'ai trouvée fort belle.

Je te pardonne, reprit don Quichotte; pardonne-moi aussi le déplaisir que je t'ai causé; l'homme n'est pas toujours maître de son premier mouvement.

Je le sens bien, repartit Sancho; et l'envie de parler est en moi un premier mouvement auquel je ne puis résister: il faut toujours que je dise au moins une fois ce qui me vient sur le bout de la langue.

D'accord, dit don Quichotte; mais prends garde à l'avenir de quelle manière tu parleras; tant va la cruche à l'eau..... Je ne t'en dis pas davantage.....

Dieu est dans le ciel qui voit les tricheries, répliqua Sancho; eh bien, il jugera qui de nous deux l'offense le plus, ou moi en parlant tout de travers, ou Votre Seigneurie en n'agissant pas mieux.

C'est assez, dit Dorothée; Sancho, allez baiser la main de votre seigneur, demandez-lui pardon, et soyez plus circonspect à l'avenir. Surtout ne parlez jamais mal de cette dame du Toboso, que je ne connais point, mais que je serais heureuse de servir, puisque le grand don Quichotte la vénère: ayez confiance en Dieu, et vous ne manquerez point de récompense.

Sancho s'en alla tête baissée demander la main à son maître, qui la lui donna avec beaucoup de gravité; après quoi, don Quichotte le prenant à part lui dit de le suivre, parce qu'il avait des questions de haute importance à lui adresser.

Tous deux prirent les devants; et quand ils furent assez éloignés: Ami Sancho, dit don Quichotte, depuis ton retour, je n'ai pas trouvé occasion de t'entretenir touchant ton ambassade; mais à présent que nous sommes seuls, dis-moi exactement ce qui s'est passé, et raconte-moi toutes les particularités que j'ai besoin de savoir.

Que Votre Grâce demande ce qu'il lui plaira, répondit Sancho, tout sortira de ma bouche comme cela est entré par mon oreille; seulement, à l'avenir ne soyez pas si vindicatif.

Pourquoi dis-tu cela? demanda don Quichotte.

Je dis cela, répondit Sancho, parce que ces coups de bâton de tout à l'heure me viennent de la querelle que vous m'avez faite à propos des forçats, et non de ce que j'ai dit contre madame Dulcinée, que j'honore et révère comme une relique, encore qu'elle ne serait pas bonne à en faire, mais parce que c'est un bien qui est à Votre Grâce.

Laisse là ton discours, il me chagrine, repartit don Quichotte; je t'ai pardonné tout à l'heure, mais tu connais le proverbe: A péché nouveau, nouvelle pénitence.

Comme ils en étaient là, ils virent venir à eux, assis sur un âne, un homme qu'ils prirent d'abord pour un Bohémien. Sancho, qui depuis la perte de son grison n'en apercevait pas un seul que le cœur ne lui bondît, n'eut pas plus tôt aperçu celui qui le montait, qu'il reconnut Ginez de Passamont, comme c'était lui en effet. Le drôle avait pris le costume des Bohémiens, dont il possédait parfaitement la langue, et pour vendre l'âne il l'avait aussi déguisé. Mais bon sang ne peut mentir, et du même coup Sancho reconnut la monture et le cavalier, à qui il cria: Ah! voleur de Ginésille, rends-moi mon bien, rends-moi mon lit de repos; rends-moi mon âne, tout mon plaisir et toute ma joie; décampe, brigand; rends-moi ce qui m'appartient.

Peu de paroles suffisent à qui comprend à demi-mot; dès le premier, Ginez sauta à terre et disparut en un clin d'œil. Sancho courut à son âne, et l'embrassant avec tendresse: Comment t'es-tu porté, mon fils, lui dit-il, mon cher compagnon, mon fidèle ami? et il le baisait, le choyait comme quelqu'un qu'on aime tendrement. A cela l'âne ne répondait rien, et se laissait caresser sans bouger. Toute la compagnie étant survenue, chacun félicita Sancho d'avoir retrouvé son grison; et don Quichotte, pour récompenser un si bon naturel, confirma la promesse qu'il avait faite de lui donner trois ânons.

Pendant que notre chevalier et son écuyer s'étaient écartés pour s'entretenir, le curé complimentait Dorothée: Madame, lui dit-il, l'histoire que vous avez composée est vraiment fort ingénieuse; j'admire avec quelle facilité vous avez employé les termes de chevalerie, et combien vous avez su dire de choses en peu de paroles.

J'ai assez feuilleté les romans pour en connaître le style, répondit Dorothée; mais la géographie m'est moins familière, et j'ai été dire assez mal à propos que j'avais débarqué à Ossuna.

Cela n'a rien gâté, madame, répliqua le curé, et le petit correctif que j'y ai apporté a tout remis en place. Mais n'admirez-vous pas la crédulité de ce pauvre gentilhomme, qui accueille si facilement tous ces mensonges, par cela seulement qu'ils ressemblent aux extravagances des romans de chevalerie?

Don Quichotte leva sa lance, et en déchargea sur les reins de l'indiscret écuyer deux coups (p. 163).

Je crois, dit Cardenio, qu'on ne saurait forger de fables si déraisonnables et si éloignées de la vérité, qu'il n'y ajoutât foi.

Ce qu'il y a de plus étonnant, continua le curé, c'est qu'à part le chapitre de la chevalerie, il n'y a point de sujet sur lequel il ne montre un jugement sain et un goût délicat; en sorte que, pourvu qu'on ne touche point à la corde sensible, il n'y a personne qui ne le juge homme d'esprit fin et de droite raison.


CHAPITRE XXXI
DU PLAISANT DIALOGUE QUI EUT LIEU ENTRE DON QUICHOTTE ET SANCHO, SON ÉCUYER, AVEC D'AUTRES ÉVÉNEMENTS

Tandis que Dorothée et le curé s'entretenaient de la sorte, don Quichotte reprenait la conversation interrompue par Ginez. Ami Sancho, faisons la paix, lui dit-il, jetons au vent le souvenir de nos querelles, et raconte-moi maintenant sans garder dépit ni rancune, où, quand et comment tu as trouvé Dulcinée. Que faisait-elle? que lui as-tu dit? que t'a-t-elle répondu? quelle mine fit-elle à la lecture de ma lettre? qui te l'avait transcrite? enfin raconte-moi tout, sans rien retrancher ni rien ajouter dans le dessein de m'être agréable; car il m'importe de savoir exactement ce qui s'est passé.

Seigneur, répondit Sancho, s'il faut dire la vérité, personne ne m'a transcrit de lettre, car je n'en ai point emporté.

En effet, dit don Quichotte, deux jours après ton départ je trouvai le livre de poche, ce qui me mit fort en peine; j'avais toujours cru que tu reviendrais le chercher.

Je l'aurais fait aussi, si je n'eusse pas su la lettre par cœur, reprit Sancho; mais l'ayant apprise pendant que vous me la lisiez, je la répétai mot pour mot à un sacristain qui me la transcrivit, et il la trouva si bonne, qu'il jura n'en avoir jamais rencontré de semblable en toute sa vie, bien qu'il eût vu force billets d'enterrement.

La sais-tu encore? dit don Quichotte.

Non, seigneur, répondit Sancho; quand une fois je la vis écrite, je me mis à l'oublier, si quelque chose m'en est resté dans la mémoire, c'est le commencement, la souterraine, je veux dire la souveraine dame, et la fin, à vous jusqu'à la mort, le chevalier de la Triste-Figure; entre tout cela j'avais mis plus de trois cents âmes, beaux yeux et m'amours.

Tout va bien jusqu'ici, dit don Quichotte; poursuivons. Que faisait cet astre de beauté quand tu parus en sa présence? A coup sûr tu l'auras trouvé enfilant un collier de perles, ou brodant quelque riche écharpe pour le chevalier son esclave?

Je l'ai trouvé vannant deux setiers de blé dans sa basse-cour, répondit Sancho.

Hé bien, dit don Quichotte, sois assuré que, touché par ses belles mains, chaque grain de blé se convertissait en diamant; et si tu y as fait attention, ce blé devait être du pur froment, bien lourd et bien brun?

Ce n'était que du seigle blond, répondit Sancho.

Vanné par ses mains, ce seigle aura fait le plus beau et le meilleur pain du monde! dit don Quichotte;... mais passons outre. Quand tu lui rendis ma lettre, elle dut certainement la couvrir de baisers et témoigner une grande joie? Que fit-elle, enfin?

Quand je lui présentai votre lettre, répondit Sancho, son van était plein, et elle le remuait de la bonne façon, si bien qu'elle me dit: Ami, mettez cette lettre sur ce sac, je ne puis la lire que je n'aie achevé de vanner tout ce qui est là.

Charmante discrétion, dit don Quichotte; sans doute elle voulait être seule pour lire ma lettre et la savourer à loisir. Pendant qu'elle dépêchait sa besogne, quelles questions te faisait-elle? Que lui répondis-tu? Achève, ne me cache rien, et satisfais mon impatience.

Elle ne me demanda rien reprit Sancho; mais moi, je lui appris de quelle manière je vous avais laissé dans ces montagnes, faisant pénitence à son service, nu de la ceinture en bas comme un vrai sauvage, dormant sur la terre, ne mangeant pain sur nappe, ne vous peignant jamais la barbe, pleurant comme un veau, et maudissant votre fortune.

Tu as mal fait de dire que je maudissais ma fortune, dit don Quichotte, parce qu'au contraire je la bénis, et je la bénirai tous les jours de ma vie, pour m'avoir rendu digne d'aimer une aussi grande dame que Dulcinée du Toboso.

Oh! par ma foi, elle est très-grande, repartit Sancho: elle a au moins un demi-pied de plus que moi.

Hé quoi! demanda don Quichotte, t'es-tu donc mesuré avec elle, pour en parler ainsi?

Je me suis mesuré avec elle en lui aidant à mettre un sac de blé sur son âne, répondit Sancho: nous nous trouvâmes alors si près l'un de l'autre, que je vis bien qu'elle était plus haute que moi de toute la tête.

N'est-il pas vrai, dit don Quichotte, que cette noble taille est accompagnée d'un million de grâces, tant de l'esprit que du corps? Au moins tu conviendras d'une chose: en approchant d'elle, tu dus sentir une merveilleuse odeur, un agréable composé des plus excellents parfums, un je ne sais quoi qu'on ne saurait exprimer, une vapeur délicieuse, une exhalaison qui t'embaumait, comme si tu avais été dans la boutique du plus élégant parfumeur?

Tout ce que je puis vous dire, répondit Sancho, c'est que je sentis une certaine odeur qui approchait de celle du bouc; mais sans doute elle avait chaud, car elle suait à grosses gouttes.

Tu te trompes, dit don Quichotte: c'est que tu étais enrhumé du cerveau ou que tu sentais toi-même. Je sais, Dieu merci, ce que doit sentir cette rose épanouie, ce lis des champs, cet ambre dissous.

A cela je n'ai rien à répondre, repartit Sancho; bien souvent il sort de moi l'odeur que je sentais; mais en ce moment je me figurai qu'elle sortait de la Seigneurie de madame Dulcinée: au reste, il n'y a là rien d'étonnant; un diable ressemble à l'autre.

Eh bien, maintenant qu'elle a fini de cribler son froment, et qu'elle l'a envoyé au moulin, que fit-elle en lisant ma lettre? demanda don Quichotte.

Votre lettre, elle ne la lut point, répondit Sancho, ne sachant, m'a-t-elle dit, ni lire ni écrire; au contraire, elle la déchira en mille morceaux, ajoutant que personne ne devait connaître ses secrets; qu'il suffisait de ce que je lui avais raconté de vive voix, touchant l'amour que vous lui portez, et la pénitence que vous faisiez à son intention. Finalement, elle me commanda de dire à Votre Grâce qu'elle lui baise bien les deux mains, et qu'elle a plus d'envie de vous voir que de vous écrire; qu'ainsi elle vous supplie et vous ordonne humblement, aussitôt la présente reçue, de sortir de ces rochers sans faire plus de folies, et de prendre sur-le-champ le chemin du Toboso, à moins qu'une affaire plus importante ne vous en empêche, car elle brûle de vous revoir. Elle faillit mourir de rire quand je lui contai que vous aviez pris le surnom de chevalier de la Triste-Figure. Je lui demandai si le Biscaïen était venu la trouver; elle me répondit que oui, et m'assura que c'était un fort galant homme. Quant aux forçats, elle me dit n'en avoir encore vu aucun.

Maintenant, dis-moi, continua don Quichotte, quand tu pris congé d'elle, quel bijou te remit-on de sa part pour les bonnes nouvelles que tu lui portais de son chevalier? car entre les chevaliers errants et leurs dames, il est d'usage de donner quelque riche bague aux écuyers en récompense de leurs messages.

J'en approuve fort la coutume, répondit Sancho; mais cela sans doute ne se pratiquait qu'au temps passé: à présent on se contente de leur donner un morceau de pain et de fromage; voilà du moins tout ce que madame Dulcinée m'a jeté par-dessus le mur de la basse-cour, quand je m'en allai; à telles enseignes que c'était du fromage de brebis.

Oh! elle est extrêmement libérale, reprit don Quichotte; et si elle ne t'a pas fait don de quelque diamant, c'est qu'elle n'en avait pas sur elle en ce moment; mais je la verrai, et tout s'arrangera. Sais-tu, Sancho, ce qui m'étonne? c'est qu'il semble, en vérité, que tu aies voyagé par les airs; à peine as-tu mis trois jours pour aller et revenir d'ici au Toboso, et pourtant il y a trente bonnes lieues; aussi cela me fait penser que le sage enchanteur qui prend soin de mes affaires et qui est mon ami, car je dois en avoir un, sous peine de ne pas être un véritable chevalier errant, t'aura aidé dans ta course, sans que tu t'en sois aperçu. En effet, il y a de ces enchanteurs qui prennent tout endormi dans son lit un chevalier, lequel, sans qu'il s'en doute, se trouve le lendemain à deux ou trois mille lieues de l'endroit où il était la veille; et c'est là ce qui explique comment les chevaliers peuvent se porter secours les uns aux autres, comme ils le font à toute heure. Ainsi, l'un d'eux est dans les montagnes d'Arménie, à combattre quelque andriague, ou n'importe quel monstre qui le met en danger de perdre la vie; eh bien, au moment où il y pense le moins, il voit arriver sur un nuage, ou dans un char de feu, un de ses amis qu'il croyait en Angleterre, et qui vient le tirer du péril où il allait succomber; puis le soir, ce même chevalier se retrouve chez lui frais et dispos, assis à table et soupant fort à son aise, comme s'il revenait de la promenade. Tout cela, ami Sancho, se fait par la science et l'adresse de ces sages enchanteurs qui veillent sur nous. Ne t'étonne donc plus d'avoir mis si peu de temps dans ton voyage; tu auras sans doute été mené de la sorte.

Je le croirais volontiers, répondit Sancho, car Rossinante détalait comme l'âne d'un Bohême; on eut dit qu'il avait du vif-argent par tout le corps[48].

Du vif-argent! repartit don Quichotte; c'était plutôt une légion de ces démons qui nous font cheminer tant qu'ils veulent, sans ressentir eux-mêmes la moindre fatigue. Mais revenons à nos affaires. Dis-moi, Sancho, que faut-il que je fasse, touchant l'ordre que me donne Dulcinée d'aller la trouver? car, quoique je sois obligé de lui obéir ponctuellement, et que ce soit mon plus vif désir, j'ai des engagements avec la princesse; les lois de la chevalerie m'ordonnent de tenir ma parole et de préférer le devoir à mon plaisir. D'une part, j'éprouve un ardent désir de revoir ma dame, de l'autre, ma parole engagée et la gloire me retiennent; cela réuni m'embarrasse extrêmement. Mais je crois avoir trouvé le moyen de tout concilier: sans perdre de temps, je vais me mettre à la recherche de ce géant; en arrivant, je lui coupe la tête, je rétablis la princesse sur son trône et lui rends ses États; cela fait, je repars à l'instant, et reviens trouver cet astre qui illumine mes sens et à qui je donnerai des excuses si légitimes, qu'elle me saura gré de mon retardement, voyant qu'il tourne au profit de sa gloire et de sa renommée, car toute celle que j'ai déjà acquise, toute celle que j'acquiers chaque jour, et que j'acquerrai à l'avenir, me vient de l'honneur insigne que j'ai d'être son esclave.

Aïe! aïe! c'est toujours la même note, reprit Sancho. Comment, seigneur, vous voudriez faire tout ce chemin-là pour rien, et laisser perdre l'occasion d'un mariage qui vous apporte un royaume; mais un royaume qui, à ce que j'ai entendu dire, a plus de vingt mille lieues de tour, qui regorge de toutes les choses nécessaires à la vie, et qui est à lui tout seul plus grand que la Castille et le Portugal réunis! En vérité, vous devriez mourir de honte des choses que vous dites. Croyez-moi, épousez la princesse au premier village où il y aura un curé; sinon voici le seigneur licencié qui en fera l'office à merveille. Je suis déjà assez vieux pour donner des conseils, et celui que je vous donne, un autre le prendrait sans se faire prier. Votre Grâce ignore-t-elle que passereau dans la main vaut mieux que grue qui vole; et que lorsqu'on vous présente l'anneau, il faut tendre le doigt?

Je vois bien, Sancho, reprit don Quichotte, que si tu me conseilles si fort de me marier, c'est pour que je sois bientôt roi afin de te donner les récompenses que je t'ai promises. Mais apprends que sans cela j'ai un sûr moyen de te satisfaire; c'est de mettre dans mes conditions, avant d'entrer au combat, que si j'en sors vainqueur, on me donnera une partie du royaume, pour en disposer comme il me plaira; et quand j'en serai maître, à qui penses-tu que j'en fasse don, si ce n'est à toi?

A la bonne heure, répondit Sancho; mais surtout que Votre Grâce n'oublie pas de choisir le côté qui avoisine la mer, afin que si le pays ne me plaît pas, je puisse embarquer mes vassaux nègres, et en faire ce que je me disais tantôt. Ainsi, pour l'heure, laissez là madame Dulcinée, afin de courir assommer ce géant, et achevons promptement cette affaire; je ne saurais m'ôter de la tête qu'elle sera honorable et de grand profit.

Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

Furne, Jouvet et Cie, édit.

L'embrassant avec tendresse: Comment t'es-tu porté, mon fils? lui dit-il (p. 164).

Je te promets, Sancho, de suivre ton conseil, dit don Quichotte, et de ne pas chercher à revoir Dulcinée avant d'avoir rétabli la princesse dans ses États. En attendant, ne parle pas de la conversation que nous venons d'avoir ensemble, car Dulcinée est si réservée qu'elle n'aime pas qu'on sache ses secrets, et il serait peu convenable que ce fût moi qui les eusse découverts.

S'il en est ainsi, reprit Sancho, à quoi pense Votre Grâce en lui envoyant tous ceux qu'elle a vaincus? n'est-ce pas leur déclarer que vous êtes son amoureux, et est-ce bien garder le secret pour vous et pour elle, que de forcer les gens d'aller se jeter à ses genoux?

Que tu es simple! dit don Quichotte; ne vois-tu pas que tout cela tourne à sa gloire? ne sais-tu pas qu'en matière de chevalerie, il est grandement avantageux à une dame de tenir sous sa loi plusieurs chevaliers errants, sans que pour cela ils prétendent à d'autres récompenses de leurs services que l'honneur de les lui offrir, et qu'elle daigne les avouer pour ses chevaliers?

C'est de cette façon, disent les prédicateurs, qu'il faut aimer Dieu, reprit Sancho, pour lui seulement, et sans y être poussé par l'espérance du paradis ou par la crainte de l'enfer; quant à moi, je serais content de l'aimer n'importe pour quelle raison.

Diable soit du vilain, dit don Quichotte; il a parfois des reparties surprenantes, et on croirait vraiment qu'il a étudié à l'université de Salamanque.

Eh bien, je ne connais pas seulement l'A, B, C, répondit Sancho.

Ils en étaient là quand maître Nicolas leur cria d'attendre un peu, parce que la princesse voulait se rafraîchir à une source qui se trouvait sur le bord du chemin. Don Quichotte s'arrêta, au grand contentement de Sancho, qui, las de tant mentir, craignait enfin d'être pris sur le fait; car, bien qu'il sût que Dulcinée était fille d'un laboureur du Toboso, il ne l'avait vue de sa vie. On mit donc pied à terre auprès de la fontaine, et on fit un léger repas avec ce que le curé avait apporté de l'hôtellerie.

Sur ces entrefaites, un jeune garçon vint à passer sur le chemin. Il s'arrêta d'abord pour regarder ces gens qui mangeaient, et après les avoir considérés avec attention, il accourut auprès de notre chevalier et embrassant ses genoux en pleurant: Hélas! seigneur, lui dit-il, ne me reconnaissez-vous pas? ne vous souvient-il plus de cet André que vous trouvâtes attaché à un chêne?

Don Quichotte le reconnut sur ces paroles, et le prenant par la main, il le présenta à la compagnie en disant: Seigneurs, afin que Vos Grâces voient de quelle importance et de quelle utilité sont les chevaliers errants, et comment ils portent remède aux désordres qui ont lieu dans le monde, il faut que vous sachiez qu'il y a quelque temps, passant auprès d'un bois, j'entendis des cris et des gémissements. J'y courus aussitôt pour satisfaire à mon inclination naturelle et au devoir de ma profession. Je trouvai ce garçon dans un état déplorable, et je suis ravi que lui-même puisse en rendre témoignage. Il était attaché à un chêne, nu de la ceinture en haut, tandis qu'un brutal et vigoureux paysan le déchirait à grands coups d'étrivières. Je demandai à cet homme pourquoi il le traitait avec tant de cruauté; le rustre me répondit que c'était son valet, et qu'il le châtiait pour des négligences qui sentaient, disait-il, encore plus le larron que le paresseux. C'est parce que je réclame mes gages, criait le jeune garçon. Son maître voulut me donner quelques excuses, dont je ne fus pas satisfait. Bref, j'ordonnai au paysan de le détacher, en lui faisant promettre d'emmener le pauvre diable, et de le payer jusqu'au dernier maravédis. Cela n'est-il pas vrai, André, mon ami? Te souviens-tu avec quelle autorité je gourmandai ton maître, et avec quelle humilité il me promit d'accomplir ce que je lui ordonnais? Réponds sans te troubler, afin que ces seigneurs sachent de quelle utilité est dans ce monde la chevalerie errante.

Tout ce qu'a dit Votre Seigneurie est vrai, répondit André; mais l'affaire alla tout au rebours de ce que vous pensez.

Comment! répliqua don Quichotte, ton maître ne t'a-t-il pas payé sur l'heure?

Non-seulement il ne m'a pas payé, répondit André, mais dès que vous eûtes traversé le bois et que nous fûmes seuls, il me rattacha au même chêne, et me donna un si grand nombre de coups que je ressemblais à un chat écorché. Il les assaisonna même de tant de railleries en parlant de Votre Grâce, que j'aurais ri de bon cœur, si ç'avait été un autre que moi qui eût reçu les coups. Enfin il me mit dans un tel état, que depuis je suis resté à l'hôpital, où j'ai eu bien de la peine à me rétablir. Ainsi, c'est à vous que je dois tout cela, seigneur chevalier errant: car si, au lieu de fourrer votre nez où vous n'aviez que faire, vous eussiez passé votre chemin, j'en aurais été quitte pour une douzaine de coups, et mon maître m'eût payé ce qu'il me devait. Mais vous allâtes lui dire tant d'injures qu'il en devint furieux, et que, ne pouvant se venger sur vous, c'est sur moi que le nuage a crevé; aussi je crains bien de ne devenir homme de ma vie.

Tout le mal est que je m'éloignai trop vite, dit don Quichotte: je n'aurais point dû partir qu'il ne t'eût payé entièrement; car les paysans ne sont guère sujets à tenir parole, à moins qu'ils n'y trouvent leur compte. Mais tu dois te rappeler, mon bon André, que je fis serment, s'il manquait à te satisfaire, que je saurais le retrouver, fût-il caché dans les entrailles de la terre.

C'est vrai, reprit André; mais à quoi cela sert-il?

Tu verras tout à l'heure si cela sert à quelque chose, repartit don Quichotte; et se levant brusquement, il ordonna à Sancho de seller Rossinante qui, pendant que la compagnie dînait, paissait de son côté.

Dorothée demanda à don Quichotte ce qu'il prétendait faire: Partir à l'instant, dit-il, pour aller châtier ce vilain, et lui faire payer jusqu'au dernier maravédis ce qu'il doit à ce pauvre garçon, en dépit de tous les vilains qui voudraient s'y opposer.

Seigneur, reprit Dorothée, après la promesse que m'a faite Votre Grâce, vous ne pouvez entreprendre aucune aventure que vous n'ayez achevé la mienne; suspendez votre courroux, je vous prie, jusqu'à ce que vous m'ayez rétabli dans mes États.

Cela est juste, madame, répondit don Quichotte, et il faut de toute nécessité qu'André prenne patience; encore une fois je jure de ne prendre aucun repos avant que je ne l'aie vengé et qu'il ne soit entièrement satisfait.

Je me fie à vos serments, comme ils le méritent, dit André, mais j'aimerais mieux avoir de quoi me rendre à Séville, que toutes ces vengeances que vous me promettez. Seigneur, continua-t-il, faites-moi donner un morceau de pain avec quelques réaux pour mon voyage, et que Dieu vous conserve, ainsi que tous les chevaliers errants du monde. Puissent-ils être aussi chanceux pour eux qu'ils l'ont été pour moi.

Sancho tira de son bissac un quartier de pain et un morceau de fromage, et le donnant à André: Tenez, frère, lui dit-il, il est juste que chacun ait sa part de votre mésaventure.

Et quelle part en avez-vous? repartit André.

Ce pain et ce fromage que je vous donne, répondit Sancho, Dieu sait s'ils ne me feront pas faute; car, apprenez-le, mon ami, nous autres écuyers de chevaliers errants, nous sommes toujours à la veille de mourir de faim et de soif, sans compter beaucoup d'autres désagréments qui se sentent mieux qu'ils ne se disent.

André prit le pain et le fromage; et voyant que personne ne se disposait à lui donner autre chose, il baissa la tête et tourna le dos à la compagnie. Mais avant de partir, s'adressant à don Quichotte: Pour l'amour de Dieu, seigneur chevalier, lui dit-il, une autre fois ne vous mêlez point de me secourir; et quand même vous me verriez mettre en pièces, laissez-moi avec ma mauvaise fortune; elle ne saurait être pire que celle que m'attirerait Votre Seigneurie, que Dieu confonde ainsi que tous les chevaliers errants qui pourront venir d'ici au jugement dernier.

Don Quichotte se levait pour châtier André; mais le drôle se mit à détaler si lestement, qu'il eût été difficile de le rejoindre, et pour n'avoir pas la honte de tenter une chose inutile, force fut à notre chevalier de rester sur place; mais il était tellement courroucé que, dans la crainte de l'irriter davantage, personne n'osa rire, bien que tous en eussent grande envie.


CHAPITRE XXXII
QUI TRAITE DE CE QUI ARRIVA DANS L'HOTELLERIE A DON QUICHOTTE ET A SA COMPAGNIE

Le repas terminé on remit la selle aux montures; et sans qu'il survînt aucun événement digne d'être raconté, toute la troupe arriva le lendemain à cette hôtellerie, la terreur de Sancho Panza. L'hôtelier, sa femme, sa fille et Maritorne, qui reconnurent de loin don Quichotte et son écuyer, s'avancèrent à leur rencontre avec de joyeuses démonstrations. Notre héros les reçut d'un air grave, et leur dit de lui préparer un meilleur lit que la première fois; l'hôtesse répondit que, pourvu qu'il payât mieux, il aurait une couche de prince. Sur sa promesse, on lui dressa un lit dans le même galetas qu'il avait déjà occupé, et il alla se coucher aussitôt, car il n'avait pas le corps en meilleur état que l'esprit.

Dès que l'hôtesse eut fermé la porte, elle courut au barbier, et lui sautant au visage: Par ma foi, dit-elle, vous ne vous ferez pas plus longtemps une barbe avec ma queue de vache, il est bien temps qu'elle me revienne; depuis qu'elle vous sert de barbe, mon mari ne sait plus où accrocher son peigne. L'hôtesse avait beau faire, maître Nicolas ne voulait pas lâcher prise; mais le curé lui fit observer que son déguisement était inutile, et qu'il pouvait se montrer sous sa forme ordinaire. Vous direz à don Quichotte, ajouta-t-il, qu'après avoir été dépouillé par les forçats, vous êtes venu vous réfugier ici; et s'il demande où est l'écuyer de la princesse, vous répondrez que par son ordre il a pris les devants pour aller annoncer à ses sujets qu'elle arrive accompagnée de leur commun libérateur. Là-dessus, le barbier rendit sa barbe d'emprunt, ainsi que les autres hardes qu'on lui avait prêtées.

Tous les gens de l'hôtellerie ne furent pas moins émerveillés de la beauté de Dorothée que de la bonne mine de Cardenio. Le curé fit préparer à manger; et stimulé par l'espoir d'être bien payé, l'hôtelier leur servit un assez bon repas. Pendant ce temps, don Quichotte continuait à dormir, et tout le monde fut d'avis de ne point l'éveiller, la table lui étant à cette heure beaucoup moins nécessaire que le lit. Le repas fini, on s'entretint devant l'hôtelier, sa femme, sa fille et Maritorne, de l'étrange folie de don Quichotte, et de l'état où on l'avait trouvé faisant pénitence dans la montagne. L'hôtesse profita de la circonstance pour raconter l'aventure de notre héros avec le muletier; et comme Sancho était absent pour le moment, elle y ajouta celle du bernement, ce qui divertit fort l'auditoire.

Comme le curé accusait de tout cela les livres de chevalerie: Je n'y comprends rien, dit l'hôtelier; car, sur ma foi, je ne connais pas de plus agréable lecture au monde. Au milieu d'un tas de paperasses, j'ai là-haut deux ou trois de ces ouvrages qui m'ont souvent réjoui le cœur, ainsi qu'à bien d'autres. Quand vient le temps de la moisson, quantité de moissonneurs se rassemblent ici les jours de fête: l'un d'entre eux prend un de ces livres, on s'assoit en demi-cercle, et alors nous restons tous à écouter le lecteur avec tant de plaisir, que cela nous ôte des milliers de cheveux blancs. Quant à moi, lorsque j'entends raconter ces grands coups d'épée, il me prend envie de courir les aventures, et je passerais les jours et les nuits à en écouter le récit.

Moi aussi, dit l'hôtesse, et je n'ai de bons moments que ceux-là; en pareil cas, on est si occupé à prêter l'oreille, qu'on oublie tout, même de gronder les gens.

C'est vrai, ajouta Maritorne, j'ai de même un grand plaisir à entendre ces jolies histoires, surtout quand il est question de dames qui se promènent sous des orangers, au bras de leurs chevaliers, pendant que leurs duègnes font le guet en enrageant; cela doit être doux comme miel.

Pour l'amour de Dieu, seigneur chevalier, lui dit-il, une autre fois ne vous mêlez point de me secourir (p. 171).

Et vous, que vous en semble? dit le curé en s'adressant à la fille de l'hôtesse.

Seigneur, je ne sais, répondit la jeune fille; mais j'écoute comme les autres. Seulement, ces grands coups d'épée qui plaisent tant à mon père m'intéressent bien moins que les lamentations poussées par ces chevaliers quand ils sont loin de leurs dames, et souvent ils me font pleurer de compassion.

Ainsi donc, vous ne laisseriez pas ces chevaliers se lamenter de la sorte? reprit Dorothée.

Je ne sais ce que je ferais, répondit la jeune fille; mais je trouve ces dames bien cruelles, et je dis que leurs chevaliers ont raison de les appeler panthères, tigresses, et de leur donner mille autres vilains noms. En vérité, il faut être de marbre pour laisser ainsi mourir, ou tout au moins devenir fou, un honnête homme, plutôt que de le regarder. Je ne comprends rien à toutes ces façons-là. Si c'est par sagesse, eh bien, pourquoi ces dames n'épousent-elles pas ces chevaliers, puisqu'ils ne demandent pas mieux?

Taisez-vous, repartit l'hôtesse; il paraît que vous en savez long là-dessus; il ne convient pas à une petite fille de tant babiller.

On m'interroge, il faut bien que je réponde, répliqua la jeune fille.

En voilà assez sur ce sujet, reprit le curé. Montrez-moi un peu ces livres, dit-il en se tournant vers l'hôtelier; je serais bien aise de les voir.

Très-volontiers, répondit celui-ci; et bientôt après il rentra portant une vieille malle fermée d'un cadenas, d'où il tira trois gros volumes et quelques manuscrits.

Le curé prit les livres, et le premier qu'il ouvrit fut don Girongilio de Thrace; le second, don Félix-Mars d'Hircanie; et le dernier, l'histoire du fameux capitaine Gonzalve de Cordoue, avec la Vie de don Diego Garcia de Paredès. Après avoir vu le titre des deux premiers ouvrages, le curé se tourna vers le barbier en lui disant: Compère, il manque ici la nièce et la gouvernante de notre ami.

Nous n'en avons pas besoin, répondit le barbier; je saurai aussi bien qu'elles les jeter par la fenêtre; et, sans aller plus loin, il y a bon feu dans la cheminée.

Comment! s'écria l'hôtelier, vous parlez de brûler mes livres?

Seulement ces deux-ci, répondit le curé, don Girongilio de Thrace et Félix-Mars d'Hircanie.

Est-ce que mes livres sont hérétiques ou flegmatiques, pour les jeter au feu? dit l'hôtelier.

Vous voulez dire schismatiques? reprit le curé en souriant.

Comme il vous plaira, repartit l'hôtelier; mais si vous avez tant d'envie d'en brûler quelques-uns, je vous livre de bon cœur le grand capitaine et ce don Diego; quant aux deux autres, je laisserais plutôt brûler ma femme et mes enfants.

Frère, reprit le curé, vos préférés sont des contes remplis de sottises et de rêveries, tandis que l'autre est l'histoire véritable de ce Gonzalve de Cordoue qui pour ses vaillants exploits mérita le surnom de grand capitaine. Quant à don Diego Garcia de Paredès, ce n'était qu'un simple chevalier natif de la ville de Truxillo en Estramadure, mais si vaillant soldat, et d'une force si prodigieuse, que du doigt il arrêtait une meule de moulin dans sa plus grande furie. On raconte de lui qu'un jour, s'étant placé au milieu d'un pont avec une épée à deux mains, il en défendit le passage contre une armée entière; et il a fait tant d'autres choses dignes d'admiration, que si au lieu d'avoir été racontées par lui-même avec trop de modestie, de pareilles prouesses eussent été écrites par quelque biographe, elles auraient fait oublier les Hector, les Achille et les Roland.

Arrêter une meule de moulin! eh bien, qu'y a-t-il d'étonnant à cela? repartit l'hôtelier. Que direz-vous donc de ce Félix-Mars d'Hircanie, qui, d'un revers d'épée, pourfendait cinq géants comme il aurait pu faire de cinq raves; et qui, une autre fois, attaquant seul une armée de plus d'un million de soldats armés de pied en cap, vous la mit en déroute comme si ce n'eût été qu'un troupeau de moutons? Parlez-moi encore du brave don Girongilio de Thrace, lequel naviguant sur je ne sais plus quel fleuve, en vit sortir tout à coup un dragon de feu, lui sauta sur le corps et le serra si fortement à la gorge, que le dragon, ne pouvant plus respirer, n'eut d'autre ressource que de replonger, entraînant avec lui le chevalier, qui ne voulut jamais lâcher prise. Mais le plus surprenant de l'affaire, c'est qu'arrivés au fond de l'eau, tous deux se trouvèrent dans un admirable palais où il y avait les plus beaux jardins du monde; et que là le dragon se transforma en un vénérable vieillard, qui raconta au chevalier des choses si extraordinaires, que c'était ravissant de les entendre. Allez, allez, seigneur, vous deviendriez fou de plaisir, si vous lisiez cette histoire; aussi, par ma foi, deux figues[49] pour le grand capitaine et votre don Diego Garcia de Paredès!

Dorothée, se tournant alors vers Cardenio: Que pensez-vous de tout ceci? lui dit-elle à demi-voix: il s'en faut de peu, ce me semble, que notre hôtelier ne soit le second tome de don Quichotte.

Il est en bon chemin, répondit Cardenio, et je suis d'avis qu'on lui donne ses licences; car, à la manière dont il parle, il n'y a pas un mot dans les romans qu'il ne soutienne article de foi, et je défierais qui que ce soit de le désabuser.

Sachez donc, frère, continua le curé, que votre don Girongilio de Thrace et votre Félix-Mars d'Hircanie n'ont jamais existé. Ignorez-vous que ce sont autant de fables inventées à plaisir? Détrompez-vous une fois pour toutes, et apprenez qu'il n'y a rien de vrai dans ce qu'on raconte des chevaliers errants.

A d'autres, à d'autres, s'écria l'hôtelier; croyez-vous que je ne sache pas où le soulier me blesse, et combien j'ai de doigts dans la main? Oh! je ne suis plus au maillot, pour qu'on me fasse avaler de la bouillie, et il faudra vous lever de grand matin avant de me faire accroire que des livres imprimés avec licence et approbation de messeigneurs du conseil royal ne contiennent que des mensonges et des rêveries: comme si ces seigneurs étaient gens à permettre qu'on imprimât des faussetés capables de faire perdre l'esprit à ceux qui les liraient!

Mon ami, reprit le curé, je vous ai déjà dit que tout cela n'est fait que pour amuser les oisifs: et de même que dans les États bien réglés on tolère certains jeux, tels que la paume, les échecs, le billard, pour le divertissement de ceux qui ne peuvent, ne veulent, ou ne doivent pas travailler, de même on permet d'imprimer et de débiter ces sortes de livres, parce qu'il ne vient dans la pensée de personne qu'il se trouve quelqu'un assez simple pour s'imaginer que ce sont là de véritables histoires. Si j'en avais le temps, et que l'auditoire y consentît, je m'étendrais sur ce sujet; je voudrais montrer de quelle façon les romans doivent être composés pour être bons, et mes observations ne manqueraient peut-être ni d'utilité, ni d'agrément; mais un jour viendra où je pourrais m'en entendre avec ceux qui doivent y mettre ordre. En attendant, croyez ce que je viens de vous dire, tâchez d'en profiter, et Dieu veuille que vous ne clochiez pas du même pied que le seigneur don Quichotte!

Oh! pour cela, non, repartit l'hôtelier: je ne serai jamais assez fou pour me faire chevalier errant; d'ailleurs je vois bien qu'il n'en est plus aujourd'hui comme au temps passé, lorsque ces fameux chevaliers s'en allaient, dit-on, chevauchant par le monde.

Sancho, qui rentrait à cet endroit de la conversation, fut fort étonné d'entendre dire que les chevaliers errants n'étaient plus de mode, et que les livres de chevalerie étaient autant de faussetés. Il en devint tout pensif; il se promit à lui-même d'attendre le résultat du voyage de son maître, et, dans le cas où il ne réussirait pas comme il l'espérait, de le planter là, et de s'en aller retrouver sa femme et ses enfants.

L'hôtelier emportait sa malle et ses livres pour les remettre en place; mais le curé l'arrêta en lui disant qu'il désirait voir quels étaient ces papiers écrits d'une si belle main. L'hôtelier les tira du coffre, et les donnant au curé, celui-ci trouva qu'ils formaient plusieurs feuillets manuscrits portant ce titre: Nouvelle du Curieux malavisé. Il en lut tout bas quelques lignes, sans lever les yeux, puis il dit à la compagnie: J'avoue que ceci me tente et me donne envie de lire le reste.

Je n'en suis pas surpris, dit l'hôtelier: quelques-uns de mes hôtes en ont été satisfaits, et tous me l'ont demandé; si je n'ai jamais voulu m'en défaire, c'est que le maître de cette malle pourra repasser quelque jour, et je veux la lui rendre telle qu'il l'a laissée. Ce ne sera pourtant pas sans regret que je verrai partir ces livres: mais enfin ils ne sont pas à moi, et tout hôtelier que je suis, je ne laisse pas d'avoir ma conscience à garder.

Permettez-moi au moins d'en prendre une copie, dit le curé.

Volontiers, répondit l'hôtelier.

Pendant ce discours, Cardenio avait à son tour parcouru quelques lignes: Cela me paraît intéressant, dit-il au curé, et si vous voulez prendre la peine de lire tout haut, je crois que chacun sera bien aise de vous entendre.

N'est-il pas plutôt l'heure de se coucher que de lire? dit le curé.

J'écouterai avec plaisir, reprit Dorothée, et une agréable distraction me remettra l'esprit.

Puisque vous le voulez, madame, reprit le curé, voyons ce que c'est, et si nous en serons tous aussi contents.

Le barbier et Sancho, témoignant la même curiosité, chacun prit sa place, et le curé commença ce qu'on va lire dans le chapitre suivant.


CHAPITRE XXXIII
OU L'ON RACONTE L'AVENTURE DU CURIEUX MALAVISÉ

A Florence, riche et fameuse ville d'Italie, dans la province qu'on appelle Toscane, vivaient deux nobles cavaliers, Anselme et Lothaire; tous deux unis par les liens d'une amitié si étroite, qu'on ne les appelait que Les deux amis. Jeunes et presque du même âge, ils avaient les mêmes inclinations, si ce n'est qu'Anselme était plus galant et Lothaire plus grand chasseur; mais ils s'aimaient par-dessus tout, et leurs volontés marchaient si parfaitement d'accord, que deux horloges bien réglées n'offraient pas la même harmonie.

Anselme devint éperdument amoureux d'une belle et noble personne de la même ville, fille de parents recommandables, et si digne d'estime elle-même qu'il résolut, après avoir pris conseil de son ami, sans lequel il ne faisait rien, de la demander en mariage. Lothaire s'en chargea, et s'y prit d'une façon si habile qu'en peu de temps Anselme se vit en possession de l'objet de ses désirs. De son côté, Camille, c'était le nom de la jeune fille, se trouva tellement satisfaite d'avoir Anselme pour époux, que chaque jour elle rendait grâces au ciel, ainsi qu'à Lothaire, par l'entremise duquel lui était venu tant de bonheur.

Lothaire continua comme d'habitude de fréquenter la maison de son ami, tant que durèrent les réjouissances des noces; il aida même à en faire les honneurs, mais dès que les félicitations et les visites se furent calmées, il crut devoir ralentir les siennes, parce que cette grande familiarité qu'il avait avec Anselme ne lui semblait plus convenable depuis son mariage. L'honneur d'un mari, disait-il, est chose si délicate, qu'il peut être blessé par les frères, à plus forte raison par les amis.

Tout amoureux qu'il était, Anselme s'aperçut du refroidissement de Lothaire. Il lui en fit les plaintes les plus vives, disant que jamais il n'aurait pensé au mariage s'il eût prévu que cela dût les éloigner l'un de l'autre; que la femme qu'il avait épousée n'était que comme un tiers dans leur amitié; qu'une circonspection exagérée ne devait pas leur faire perdre ces doux surnoms des DEUX AMIS, qui leur avait été si cher; il ajouta que Camille n'éprouvait pas moins de déplaisir que lui de son éloignement, et qu'heureuse de l'union qu'elle avait formée, sa plus grande joie était de voir souvent celui qui y avait le plus contribué; enfin il mit tout en œuvre pour engager Lothaire à venir chez lui comme par le passé, lui déclarant ne pouvoir être heureux qu'à ce prix.

Lothaire lui répondit avec tant de réserve et de prudence, qu'Anselme demeura charmé de sa discrétion; et pour concilier la bienséance avec l'amitié, ils convinrent entre eux que Lothaire viendrait manger chez Anselme deux fois la semaine, ainsi que les jours de fête. Lothaire le promit. Toutefois il continua à n'y aller qu'autant qu'il crut pouvoir le faire sans compromettre la réputation de son ami, qui ne lui était pas moins chère que la sienne. Il répétait souvent que ceux qui ont de belles femmes ne sauraient les surveiller de trop près, quelque assurés qu'ils soient de leur vertu, le monde ne manquant jamais de donner une fâcheuse interprétation aux actions les plus innocentes. Par de semblables discours, il tâchait de faire trouver bon à Anselme qu'il le fréquentât moins qu'à l'ordinaire, et il ne le voyait en effet que très-rarement.

Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

Furne, Jouvet et Cie, édit.

Pendant ce temps, don Quichotte continuait de dormir (p. 172).

On trouvera, je le pense, peu d'exemples d'une aussi sincère affection; je ne crois même pas qu'il se soit jamais rencontré un second Lothaire, un ami jaloux de l'honneur de son ami, au point de se priver de le voir dans la crainte qu'on interprétât mal ses visites, et cela dans un âge où l'on réfléchit peu, où le plaisir tient lieu de tout. Aussi Anselme ne voyait point ce fidèle ami, qu'il ne lui fît des reproches sur cette conduite si réservée; et chaque fois Lothaire lui donnait de si bonnes raisons, qu'il parvenait toujours à l'apaiser.

Un jour qu'ils se promenaient ensemble hors de la ville, Anselme, lui prenant la main, parla en ces termes: Pourrais-tu croire, mon cher Lothaire, après les grâces dont le ciel m'a comblé en me donnant de grands biens, de la naissance, et, ce que j'estime chaque jour davantage, Camille et ton amitié, pourrais-tu croire que je désire encore quelque chose et n'éprouve guère moins de souci qu'un homme privé de tous ces biens? Depuis quelque temps, te l'avouerai-je, une idée bizarre m'obsède sans relâche; c'est, j'en conviens, une fantaisie extravagante: je m'en étonne moi-même et m'en fais à toute heure des reproches; mais ne pouvant plus contenir ce secret, je m'en ouvre à toi, dans l'espoir que par tes soins je me verrai délivré des angoisses qu'il me cause, et que ta sollicitude saura me rendre le calme que j'ai perdu par ma folie.

En écoutant ce long préambule, Lothaire se creusait l'esprit pour deviner ce que pouvait être cet étrange désir dont son ami paraissait obsédé. Aussi, afin de le tirer promptement de peine, il lui dit qu'il faisait tort à leur amitié en prenant tant de détours pour lui confier ses plus secrètes pensées, puisqu'il avait dû se promettre de trouver en lui des conseils pour les diriger, ou des ressources pour les accomplir.

Tu as raison, répondit Anselme; aussi, dans cette confiance, je t'apprendrai, mon cher Lothaire, que le désir qui m'obsède, c'est de savoir si Camille, mon épouse, m'est aussi fidèle que je l'ai cru jusqu'ici. Or, afin de m'en bien assurer, je veux la mettre à la plus haute épreuve. La vertu chez les femmes est, selon moi, comme ces monnaies qui ont tout l'éclat de l'or, mais que l'épreuve du feu peut seule faire connaître. Ce grand mot de vertu, qui souvent couvre de grandes faiblesses, ne doit s'appliquer qu'à celles qui ne sont séduites ni par les présents ni par les promesses, qu'à celles que la persévérance et les larmes d'un amant n'ont jamais émues. Qu'y a-t-il d'étonnant qu'une femme reste sage quand elle n'a pas assez de liberté pour mal faire, ou qu'elle n'est sollicitée par personne? Aussi je fais peu de cas d'une vertu qui n'est fondée que sur la crainte ou sur l'absence d'occasions, et j'estime celle-là seule que rien n'éblouit et qui résiste à toutes les attaques. Eh bien, je veux savoir si la vertu de Camille est de cette trempe, et l'éprouver par tout ce qui est capable de séduire. L'épreuve est dangereuse, je le sens; mais je ne puis goûter de repos tant que je ne serai pas complétement rassuré de ce côté. Si, comme je l'espère, Camille sort victorieuse de la lutte, je suis le plus heureux des hommes; si, au contraire, elle succombe, j'aurai du moins l'avantage de ne m'être point trompé dans l'opinion que j'ai des femmes, et de n'avoir pas été la dupe d'une confiance qui en abuse tant d'autres. Ne cherche point à me détourner d'un dessein qui doit te paraître ridicule, tes efforts seraient vains; prépare-toi seulement à me rendre ce service. Fais en sorte de persuader à Camille que tu es amoureux d'elle, et n'épargne rien pour t'en faire aimer. Songe que tu ne saurais me donner une plus grande preuve de ton amitié, et commence dès aujourd'hui, je t'en conjure.

Atterré d'une semblable confidence, Lothaire écoutait son ami sans desserrer les lèvres; il le regardait fixement, plein d'anxiété et d'effroi; enfin, après une longue pause, il lui dit:

Anselme, faut-il prendre au sérieux ce que je viens d'entendre? Crois-tu que si je ne l'eusse regardé comme une plaisanterie je ne t'aurai pas interrompu au premier mot? Je ne te connais plus, Anselme, ou tu ne me connais plus moi-même; car, si tu avais réfléchi un seul instant, je ne pense pas que tu m'eusses voulu charger d'un pareil emploi. On a raison de recourir à ses amis en toute circonstance; mais leur demander des choses qui choquent l'honnêteté et dont on ne peut attendre aucun bien, c'est leur faire injure. Tu veux que je feigne d'être amoureux de ta femme, et qu'à force de soins et d'hommages je tâche de la séduire et de m'en faire aimer? Mais si tu es assuré de sa vertu, que te faut-il de plus, et qu'est-ce que mes soins ajouteront à son mérite? Si tu ne crois pas Camille plus sage que les autres femmes, résigne-toi sans chercher à l'éprouver, et, dans la mauvaise opinion que tu as de ce sexe en général, jouis paisiblement d'un doute qui est pour toi un avantage. L'honneur d'une femme, mon cher Anselme, consiste avant tout dans la bonne opinion qu'on a d'elle: c'est un miroir que le moindre souffle ternit, une fleur délicate qui se flétrit pour peu qu'on la touche. Je vais te citer, à ce sujet, quelques vers qui me reviennent à la mémoire et qui sont tout à fait applicables au sujet qui nous occupe; c'est un vieillard qui conseille à un père de veiller de près sur sa fille, de l'enfermer au besoin, et de ne s'en fier qu'à lui-même.

Les femmes sont comme le verre:
Il ne faut jamais éprouver
S'il briserait ou non, en le jetant par terre;
Car on ne sait pas bien ce qui peut arriver.
Mais comme il briserait, selon toute apparence,
Il faut être bien fou pour vouloir hasarder
Une semblable expérience
Sur un corps qu'on ne peut souder!
Ceci sur la raison se fonde,
Et c'est l'opinion de tout le monde encor:
Que tant que l'on verra des Danaés au monde,
On y verra pleuvoir de l'or[50].

Après avoir parlé dans ton intérêt, continua Lothaire, permets, Anselme, que je parle dans le mien. Tu me regardes, dis-tu, comme ton véritable ami, et cependant tu veux m'ôter l'honneur, ou tu veux que je te l'ôte à toi-même. Que pourra penser Camille quand je lui parlerai d'amour, si ce n'est que je suis un traître, qui viole sans scrupule les droits sacrés de l'amitié? Ne devra-t-elle pas s'offenser d'une hardiesse qui semblera lui dire que j'ai reconnu quelque chose de peu estimable dans sa conduite? Si je la trouve faible, faudra-t-il que je te trahisse? Si je cesse ma poursuite, quelle ne sera pas son aversion pour celui qui ne voulait que se jouer de sa crédulité? Si je donne pour excuse les instances que tu me fais, que pensera-t-elle d'un homme qui se charge d'une pareille mission, et quel ne sera pas son mépris pour celui qui l'a imposée? Comment éviterai-je les reproches des honnêtes gens, après avoir troublé, par une fatale complaisance, le repos de toute une famille? Enfin ne deviendrons-nous pas, l'un et l'autre, la risée de ceux qui vantaient notre amitié? Crois-moi, cher Anselme, reste dans une confiance qui doit te rendre heureux et songe que tu compromets ton repos par un projet bien téméraire; car si l'événement ne répondait pas à ton attente, tu en serais mortellement affligé, quoi que tu dises, et tu ne ferais plus que traîner une vie misérable qui me jetterait moi-même dans le désespoir. Bref, pour t'ôter l'espoir de me convaincre, je te déclare que ta prière m'offense, et que je ne te rendrai jamais le dangereux service que tu exiges de moi, quand même ce refus devrait me faire perdre ton affection, ce qui est la perte la plus sensible que je puisse faire.

Ce discours causa une telle confusion à Anselme, qu'il resta longtemps sans prononcer un seul mot; mais se remettant peu à peu: Mon cher Lothaire, lui dit-il, je t'ai écouté avec attention, avec plaisir même; tes paroles montrent tout ce que tu possèdes de discrétion et de prudence, et ton refus fait preuve de ta sincère amitié. Oui j'avoue que j'exige une chose déraisonnable, et qu'en repoussant tes conseils je fuis le bien et cours après le mal. Hélas! Lothaire, celui dont je souffre s'irrite chaque jour davantage. Je t'ai longtemps caché ma faiblesse, espérant la surmonter; mais je n'ai pu m'en rendre maître, et c'est ce déplorable état qui m'oblige à chercher du secours. Ne m'abandonne pas, cher ami; ne t'irrite point contre un insensé: traite-moi plutôt comme ces malades chez qui le goût s'est dépravé, et qui ne savent ce qu'ils veulent. Commence, je t'en supplie, à éprouver Camille: elle n'est pas assez faible pour se rendre à une première attaque, et peut-être qu'alors cette simple épreuve de sa vertu et de ton amitié me suffira, sans qu'il soit besoin d'insister davantage. Réfléchis que j'en suis arrivé à ce point de ne pouvoir guérir seul, et que si tu me forces à recourir à un autre, je publie moi-même mon extravagance et perds cet honneur que tu veux me conserver. Quant au tien, que tu redoutes de voir compromis dans l'opinion de Camille par tes sollicitations, rassure-toi; et s'il faut lui découvrir notre intelligence, je suis certain qu'elle ne prendra tout cela que comme un badinage. Tu as donc bien peu de chose à faire pour me donner satisfaction; car si après un premier effort tu éprouves de la résistance, je suis content de Camille et de toi, et nous sommes en repos pour jamais.

Voyant l'obstination d'Anselme, Lothaire accepta cet étrange rôle, se promettant de le remplir si adroitement, que, sans blesser Camille il trouverait le moyen de satisfaire son ami: il serait imprudent, lui dit-il, de vous confier à un autre; je me charge de l'entreprise, et mon amitié ne saurait vous refuser plus longtemps. Anselme le serra tendrement dans ses bras, le remerciant comme s'il lui eût accordé une insigne faveur, et il exigea que dès le jour suivant commençât l'exécution de ce beau dessein. Il promit à Lothaire de lui fournir le moyen d'entretenir Camille tête à tête; il arrêta le plan des sérénades qu'il voulait que son ami donnât à sa femme, s'offrant de composer lui-même les vers à sa louange si Lothaire ne voulait pas s'en donner la peine, et il ajouta qu'il lui mettrait entre les mains de l'argent et des bijoux pour les offrir quand il le jugerait à propos. Lothaire consentit à tout pour contenter un homme si déraisonnable, et ils retournèrent près de Camille, qui était déjà inquiète de voir son mari rentrer plus tard que de coutume. Après quelques propos indifférents, Lothaire laissa Anselme plein de joie de la promesse qu'il lui avait faite, mais se retira fort contrarié de s'être chargé d'une si extravagante affaire.

Ayant passé la nuit à songer comment il s'en tirerait, Lothaire alla, dès le lendemain, dîner chez Anselme, et Camille, comme à l'ordinaire, lui fit très-bon visage, sachant qu'en cela elle complaisait à son mari. Le repas achevé, Anselme prétexta une affaire pour quelques heures, priant Lothaire de tenir, pendant son absence, compagnie à sa femme. Celui-ci voulait l'accompagner, et Camille le retenir; mais toutes leurs instances furent inutiles; car, après avoir engagé son ami à l'attendre, parce que, disait-il, il avait à son retour quelque chose d'important à lui communiquer, Anselme sortit et les laissa seuls. Lothaire se vit alors dans la situation la plus redoutable; aussi, ne sachant que faire pour conjurer le péril où il se trouvait, il feignit d'être accablé par le sommeil, et, après quelques excuses adressées à Camille, il se laissa aller sur un fauteuil, où il fit semblant de dormir. Anselme revint bientôt après; retrouvant encore Camille dans sa chambre, et Lothaire endormi, il pensa, malgré tout, que son ami avait parlé, et il attendit son réveil pour sortir avec lui et l'interroger.

Lothaire lui dit qu'il avait jugé inconvenant de se découvrir dès la première entrevue; qu'il s'était contenté de parler à Camille de sa beauté, et de lui dire que partout on s'entretenait de l'heureux choix d'Anselme, ne doutant point qu'en s'insinuant ainsi dans son esprit, il ne la disposât à l'écouter une autre fois. Ce commencement satisfit le malheureux époux, qui promit à son ami de lui ménager souvent semblable occasion.

Plusieurs jours se passèrent ainsi sans que Lothaire adressât une seule parole à Camille; chaque fois cependant il assurait Anselme qu'il devenait plus pressant, mais qu'il avait beau faire, chaque fois ses avances étaient repoussées et qu'elle l'avait même menacé de tout révéler à son époux s'il ne chassait pas ces mauvaises pensées. Mais Anselme n'était pas homme à en rester là. Camille a résisté à des paroles, dit-il; eh bien, voyons si elle aura la force de tenir contre quelque chose de plus réel: je te remettrai demain deux mille écus d'or que tu lui offriras en cadeau, et deux mille autres pour acheter des pierreries; il n'y a rien que les femmes, même les plus chastes, aiment autant que la parure; si Camille résiste à cette séduction, je n'exigerai rien de plus. Puisque j'ai commencé, dit Lothaire, je poursuivrai l'épreuve; mais sois bien assuré que tous mes efforts seront vains.

Le jour suivant, Anselme mit les quatre mille écus d'or entre les mains de son ami, qu'il jetait ainsi dans de nouveaux embarras. Toutefois Lothaire se promit de continuer à lui dire que la vertu de Camille était inébranlable; que ses présents ne l'avaient pas plus émue que ses discours, et qu'il craignait d'attirer sa haine à force de persécutions. Mais le sort, qui menait les choses d'une autre façon, voulut qu'Anselme ayant un jour laissé comme d'habitude Lothaire seul avec sa femme, s'enferma dans une chambre voisine, d'où il pouvait par le trou de la serrure s'assurer de ce qui se passait. Or, après les avoir observés pendant près d'une heure, il reconnut que pendant tout ce temps Lothaire n'avait pas ouvert la bouche une seule fois; ce qui lui fit penser que les réponses de Camille étaient supposées. Pour s'en assurer il entra dans la chambre, et ayant pris Lothaire à part, il lui demanda quelles nouvelles il avait à lui donner et de quelle humeur s'était montrée Camille. Lothaire répondit qu'il voulait en rester là, parce qu'elle venait de le traiter avec tant de dureté et d'aigreur, qu'il ne se sentait plus le courage de lui adresser désormais la parole. Ah! Lothaire! Lothaire! reprit Anselme, est-ce donc là ce que tu m'avais promis, et ce que je devais attendre de ton amitié? J'ai fort bien vu que tu n'as pas parlé à Camille, et je ne doute point que tu ne m'aies trompé en tout ce que tu m'as dit jusqu'ici. Pourquoi vouloir m'ôter par la ruse les moyens de satisfaire mon désir?

Piqué d'être pris en flagrant délit de mensonge, Lothaire ne songea qu'à apaiser son ami au lieu de chercher à le guérir, et il lui promit d'employer à l'avenir tous ses soins pour lui donner satisfaction. Anselme le crut, et pour lui laisser le champ libre, il résolut d'aller passer huit jours à la campagne, où il prit soin de se faire inviter par un de ses amis, afin d'avoir auprès de Camille un prétexte de s'éloigner.

Malheureux et imprudent Anselme! que fais-tu? Ne vois-tu pas que tu travailles contre toi-même, que tu trames ton déshonneur, que tu prépares ta perte? Ton épouse est vertueuse: tu la possèdes en paix, personne ne te cause d'alarmes; ses pensées et ses désirs n'ont jamais franchi le seuil de ta maison; tu es son ciel sur la terre, l'accomplissement de ses joies, la mesure sur laquelle se règle sa volonté; eh bien, comme si tout cela ne pouvait contenter un mortel, tu te tortures à chercher ce qui ne peut se rencontrer ici-bas.

Dès le lendemain Anselme partit pour la campagne, après avoir prévenu Camille que Lothaire viendrait dîner avec elle, qu'il veillerait à tout en son absence, enfin lui enjoignant de le traiter comme lui-même. Cet ordre contraria Camille non moins que le départ de son mari: aussi témoigna-t-elle modestement qu'elle s'y soumettait avec peine; que la bienséance s'opposait à ce que Lothaire vînt si familièrement pendant son absence: Si vous doutez que je sois capable de conduire seule les affaires de la maison, ajouta-t-elle, veuillez en faire l'expérience, et vous vous convaincrez que je ne manque ni d'ordre ni de surveillance. Anselme répliqua avec autorité qu'il le voulait ainsi, et partit sur-le-champ.

Lothaire revint donc le lendemain s'installer chez Camille, dont il reçut un honnête et affectueux accueil; mais pour ne pas se trouver en tête à tête avec lui, l'épouse d'Anselme eut soin d'avoir toujours dans sa chambre quelqu'un de ses domestiques, principalement une fille appelée Léonelle, qu'elle aimait beaucoup. Les trois premiers jours, Lothaire ne lui adressa pas un seul mot, quoiqu'il lui fût aisé de parler tandis que les gens de la maison prenaient leur repas. Il est vrai que Camille avait ordonné à Léonelle de dîner toujours de bonne heure, afin d'être à ses côtés; mais cette fille, qui avait bien d'autres affaires en tête, ne se souciait guère des ordres de sa maîtresse, et la laissait souvent seule. Toutefois Lothaire ne profita pas de l'occasion, soit qu'il voulût encore abuser son ami, soit qu'il ne pût se résoudre à se jouer de Camille, qui le traitait avec tant de douceur et de bonté, et dont le maintien était si modeste et si grave, qu'il ne pouvait la regarder qu'avec respect.

Mais cette retenue de Lothaire et le silence qu'il gardait eurent à la fin un effet opposé à son intention, car si la langue se taisait, l'imagination n'était pas en repos. Croyant d'abord ne regarder Camille qu'avec indifférence, peu à peu il commença à la contempler avec admiration, et bientôt avec tant de plaisir qu'il ne pouvait plus en détacher ses yeux. Enfin, l'amour grandissait insensiblement et avait déjà fait bien des progrès quand lui-même s'en aperçut. Que ne se dit-il point lorsqu'il vint à se reconnaître et à s'interroger, et quels combats ne se livrèrent pas dans son cœur cet amour naissant et la sincère amitié qu'il portait à Anselme! Il se repentit mille fois de sa fatale complaisance, et il était à tout moment tenté de prendre la fuite; mais chaque fois le plaisir de voir Camille le retenait, et il n'avait pas la force de s'éloigner. Lutte inutile! la beauté, la modestie, les rares qualités de cette femme, et sans doute aussi le destin qui voulait châtier l'imprudent Anselme, finirent par triompher de la loyauté de Lothaire. Il crut qu'une résistance de plusieurs jours, mêlée de perpétuels combats, suffisait pour le dégager des devoirs de l'amitié; et ne trouvant d'autre issue que celle d'aimer la plus aimable personne du monde, il franchit ce dernier pas et découvrit à Camille la violence de sa passion. A cette révélation inattendue, l'épouse d'Anselme resta confondue; elle se leva de la place qu'elle occupait, et rentra dans sa chambre sans répondre un seul mot. Mais ce froid dédain ne rebuta point Lothaire, qui l'en estima davantage; et l'estime augmentant encore l'amour, il résolut de poursuivre son dessein. Cependant Camille, après avoir réfléchi au parti qu'elle devait prendre, jugea que le meilleur était de ne plus donner occasion à Lothaire de l'entretenir, et, dès le soir même, elle envoya un de ses gens à Anselme, avec un billet ainsi conçu:


CHAPITRE XXXIV
OU SE CONTINUE LA NOUVELLE DU CURIEUX MALAVISÉ

«De même qu'on a coutume de dire qu'une armée n'est pas bien sans son général, ou un château sans son châtelain, de même une femme mariée est pis encore sans son mari, lorsque aucune affaire importante ne les sépare. Je me trouve si mal loin de vous, et je supporte si impatiemment votre absence, que, si vous ne revenez promptement, je me verrai contrainte de me retirer dans la maison de mon père, dût la vôtre rester sans gardien: aussi bien, celui que vous m'avez laissé, si vous lui donnez ce titre, me paraît plus occupé de son plaisir que de vos intérêts. Je ne vous dis rien de plus, et même il ne convient pas que j'en dise davantage.»

Anselme s'applaudit en recevant ce billet; il vit que Lothaire lui avait tenu parole, et que Camille avait fait son devoir; ravi d'un si heureux commencement, il répondit à sa femme de ne pas songer à s'éloigner, et qu'il serait bientôt de retour.

Camille fut fort étonnée de cette réponse, qui la jetait dans de nouveaux embarras. Elle n'osait ni rester dans sa maison, ni se retirer chez ses parents. Dans le premier cas, elle voyait sa vertu en péril; dans le second, elle désobéissait aux ordres de son mari. Livrée à cette incertitude, elle prit le plus mauvais parti, celui de rester et de ne point fuir la présence de Lothaire de peur de donner à ses gens matière à causer. Déjà même elle se repentait d'avoir écrit à son époux, craignant qu'il ne la soupçonnât d'avoir donné à Lothaire quelque sujet de lui manquer de respect; mais, confiante en sa vertu, elle se mit sous la garde de Dieu et de sa ferme intention, espérant triompher par le silence de tout ce que pourrait lui dire l'ami d'Anselme.

Dans une résolution si prudente en apparence, et en réalité si périlleuse, Camille écouta le jour suivant les galants propos de Lothaire, qui, trouvant l'occasion favorable, sut employer un langage si tendre et des expressions si passionnées que la fermeté de Camille commençant à s'ébranler, elle eut bien de la peine à empêcher ses yeux de découvrir ce qui se passait dans son cœur. Ce combat intérieur, soigneusement observé par Lothaire, redoubla ses espérances; persuadé dès lors que le cœur de Camille n'était pas de bronze, il n'oublia rien de ce qui pouvait la toucher; il pria, supplia, pleura, adula, enfin il montra tant d'ardeur et de sincérité, qu'à la fin il conquit ce qu'il désirait le plus et espérait le moins. Nouvel exemple de la puissance de l'amour, qu'on ne peut vaincre que par la fuite; car pour lui résister, il faudrait des forces surhumaines.

Léonelle connut seule la faute de sa maîtresse. Quant à Lothaire, il se garda bien de découvrir à Camille l'étrange fantaisie de son époux, et d'avouer que c'était de lui qu'il avait tenu les moyens d'y réussir; il aurait craint qu'elle ne prît son amour pour une feinte dont elle avait été dupe, et que, venant à se repentir de sa faiblesse, elle ne le détestât plus encore qu'elle n'était disposée à l'aimer.

Après plusieurs jours d'absence, Anselme revint. Plein d'impatience, il court chez son ami pour lui demander des nouvelles de sa vie ou de sa mort. Anselme, lui dit Lothaire en l'embrassant, tu peux te vanter d'avoir une épouse incomparable, et que toutes les femmes devraient se proposer comme le modèle et l'ornement de leur sexe. Mes paroles se sont perdues dans les airs; elle s'est moquée de mes larmes, et mes offres n'ont fait que l'irriter. En un mot, Camille n'a pas moins de sagesse que de beauté, et tu es le plus heureux des hommes. Tiens, cher ami, voilà ton argent et tes bijoux; je n'ai point eu besoin d'y toucher. Camille m'a fait voir qu'elle a le cœur trop noble pour céder à des moyens si bas. Tu dois être satisfait maintenant; jouis donc de ton bonheur, sans le compromettre davantage; c'est le sage conseil que te donne mon amitié, et le seul fruit que je veuille tirer du service que je t'ai rendu.

A ce discours qu'il écoutait comme les paroles d'un oracle, on ne saurait exprimer la joie d'Anselme. Il pria Lothaire de continuer ses galanteries, ne fût-ce que comme passe-temps; ajoutant qu'il pouvait à l'avenir s'épargner une partie des soins qu'il avait pris jusque-là, mais sans les discontinuer tout à fait; et comme son ami faisait facilement des vers, il le conjura d'en composer pour Camille, sous le nom de Chloris. Je feindrai, lui dit-il, de les croire adressés à une personne dont tu seras amoureux. Lothaire, pour qui ses complaisances n'étaient plus une gêne, promit tout ce qu'on lui demandait.

De retour dans sa maison, Anselme s'était empressé de demander à sa femme ce qui l'avait obligée de lui écrire. Je m'étais figuré, répondit-elle, qu'en votre absence Lothaire me regardait avec d'autres yeux que lorsque vous étiez présent; mais j'ai bientôt reconnu que ce n'était qu'une chimère; il me semble même que depuis ce moment il évite de me voir et de rester seul avec moi. Anselme la rassura en lui disant qu'elle n'avait rien à craindre de son ami, parce qu'il le savait violemment épris d'une jeune personne pour qui il faisait souvent des vers sous le nom de Chloris, et que, quand bien même son cœur serait libre, il était assuré de sa loyauté. Cette feinte Chloris ne donna point de jalousie à Camille, que Lothaire avait prévenue afin de lui ôter tout ombrage et de pouvoir faire des vers pour elle sous un nom supposé.

Quelques jours après, tous trois étant réunis à table, Anselme pria, vers la fin du repas, son ami de leur réciter quelques-unes des poésies qu'il avait composées pour la personne objet de ses soins, ajoutant qu'il ne devait point s'en faire scrupule, puisque Camille ne la connaissait pas. Et quand elle la connaîtrait? reprit Lothaire, un amant fait-il injure à celle qu'il aime lorsqu'il se plaint de sa rigueur en même temps qu'il loue sa beauté. Quoi qu'il en soit, voici un sonnet que j'ai fait il n'y a pas longtemps:

SONNET

Pendant qu'un doux sommeil dans l'ombre et le silence
Délasse les mortels de leurs rudes travaux,
Des rigueurs de Chloris je sens la violence,
Et j'implore le ciel sans trouver de repos.
Quand l'aube reparaît, ma plainte recommence,
Et je ressens alors mille tourments nouveaux;
Je passe tout le jour dans la même souffrance,
Espérant vainement la fin de tant de maux.
La nuit revient encor, et ma plainte est la même;
Tout est dans le repos, et mon mal est extrême,
Comme si j'étais né seulement pour souffrir.
Qu'est-ce donc que j'attends de ma persévérance,
Si le ciel et Chloris m'ôtent toute espérance?
Mais n'est-ce pas assez d'aimer et de mourir?

Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

Furne, Jouvet et Cie, édit.

Camille écouta le jour suivant les galants propos de Lothaire (p. 183).

Le sonnet plut à Camille; quant à Anselme, il le trouva admirable. Il faut, dit-il, que cette dame soit bien cruelle pour ne pas se laisser toucher par un amour si sincère et si passionné? Est-ce que tous les amants disent vrai dans leurs vers? demanda Camille. Non pas comme poëtes, mais comme amoureux, ils sont bien au-dessous de la vérité, répondit Lothaire. Cela ne fait pas le moindre doute, reprit Anselme, toujours pour appuyer les sentiments de son ami et les faire valoir auprès de sa femme. Camille, qui savait que ces vers s'adressaient à elle seule et qu'elle était la véritable Chloris, demanda à Lothaire s'il savait quelque autre sonnet, de le réciter. En voici un, répondit celui-ci, dont je n'ai guère meilleure opinion que du premier; mais vous en jugerez.

AUTRE SONNET

Je sens venir la mort, elle est inévitable!
La douleur qui me presse achève son effort;
Et moi-même après tout, j'aime bien mieux mon sort
Que de cesser d'aimer ce que je trouve aimable.
A quoi bon essayer un remède haïssable,
Qui pour ma guérison ne peut être assez fort?
Mais, bravant les rigueurs, les mépris et la mort,
Faisons voir à Chloris un amant véritable.
Ah! qu'on est imprudent de courir au hasard,
Sans connaître de port, sans pilote et sans art,
Une mer inconnue, et sujette à l'orage!
Mais pourquoi murmurer? s'il faut mourir un jour,
Il est beau de mourir par les mains de l'Amour;
Et mourir pour Chloris est un heureux naufrage[51].

Anselme trouva ce sonnet non moins bon que le premier, et ne le loua pas moins. Ainsi continuant à se tromper lui-même, il ajoutait chaque jour à son malheur; car plus Lothaire le déshonorait, plus il vantait sa loyale amitié, et plus Camille devenait coupable, plus, dans l'opinion de son époux, elle atteignait le faîte de la vertu et de la bonne renommée.

Un jour cependant que Camille se trouvait seule avec sa camériste: Que je m'en veux, lui dit-elle, de m'être si tôt laissé persuader! Je crains bien que Lothaire un jour ne vienne à me mépriser, quand il se souviendra de ma faiblesse et du peu que lui a coûté ma possession. Rassurez-vous, madame, répondit Léonelle; ce n'est pas ainsi que se mesurent les affections, et pour être accordées promptement, les faveurs ne perdent point de leur prix; loin de là: n'a-t-on pas coutume de dire que donner vite c'est donner deux fois? Oui, repartit Camille, mais on dit aussi que ce qui coûte peu s'estime de même. Cela ne vous regarde pas, madame, reprit la rusée Léonelle, et vous ne vous êtes pas rendue si promptement que vous n'ayez pu voir toute l'âme de Lothaire dans ses yeux, dans ses serments, et reconnaître combien ses qualités le rendent digne d'être aimé. Pourquoi donc vous mettre dans l'esprit toutes ces chimères? Vivez plutôt contente et satisfaite de ce qu'étant tombée dans l'amoureuse chaîne, celui qui l'a serrée mérite votre estime. Au reste, ajouta-t-elle, j'ai remarqué une chose, car je suis de chair aussi et j'ai du sang jeune dans les veines, c'est que l'amour ne se gouverne pas comme on le veut, au contraire, c'est lui qui nous mène à sa fantaisie.

Camille sourit des propos de sa suivante, ne doutant pas, d'après ces dernières paroles, qu'elle ne fût plus savante en amour qu'elle ne le paraissait. Cette fille lui en fournit bientôt la preuve en avouant franchement qu'un jeune gentilhomme de la ville la courtisait. Extrêmement troublée d'une confidence si inattendue, Camille voulut savoir s'il y avait entre eux autre chose que des promesses; mais Léonelle lui déclara effrontément que les choses ne pouvaient aller plus loin. Dans l'embarras où se trouvait l'épouse d'Anselme, elle conjura sa suivante de ne rien dire à son amant de ce qu'elle savait, et d'avoir soin d'agir de façon que ni Anselme ni Lothaire ne pussent en avoir connaissance. Léonelle le promit; mais sa conduite fit bientôt voir combien Camille avait eu raison de la craindre. En effet, assurée du silence de sa maîtresse, cette fille fut bientôt assez hardie pour faire venir son amant dans la maison, et jusque sous les yeux de Camille, qui, désormais réduite à tout souffrir, était contrainte de servir sa passion, et souvent l'aidait à cacher ce jeune homme.

Toutes ces précautions n'empêchèrent pas qu'un matin à la pointe du jour, Lothaire n'aperçût sortir l'amant de Léonelle. Il en fut d'abord si étonné qu'il le prit pour un fantôme; mais en le voyant s'éloigner à grand pas, le visage dans son manteau, il comprit que c'était un homme qui ne voulait pas être reconnu. Aussitôt, sans que Léonelle vînt à se présenter à sa pensée, il s'imagina que ce devait être un rival aussi bien traité que lui-même. Transporté de fureur, il court chez Anselme: Apprends, lui dit-il en entrant, apprends que depuis longtemps déjà je me fais violence pour ne pas te découvrir un secret qu'il faut enfin que tu saches; mais mon amitié pour toi l'emporte, et je ne puis dissimuler davantage: Camille s'est enfin rendue, Anselme, et est prête à faire ce qu'il me plaira. Si j'ai tardé à t'en avertir, c'est parce que je n'étais pas certain si ce que je prenais chez ta femme pour un caprice n'était point au contraire une ruse pour m'éprouver. Je m'attendais chaque jour que tu viendrais me dire qu'elle t'a tout révélé; comme elle n'en a rien fait, je ne doute plus qu'elle n'ait envie de me tenir parole et de me procurer la liberté de l'entretenir seule la première fois que tu iras à la campagne. Ce secret que je te confie ne doit pas te causer d'emportement; car, après tout, Camille ne t'a point encore offensé, et elle peut revenir d'une faiblesse que tu crois si naturelle aux femmes. Jusqu'ici tu t'es bien trouvé de mes conseils, écoute celui que je vais te donner. Feins de t'absenter pour quelques jours, et trouve moyen de te cacher dans la chambre de Camille; si son intention est coupable, comme je le crains, alors tu pourras venger sûrement et sans bruit ton honneur outragé.

Qui pourrait exprimer ce que devint le pauvre Anselme à une confidence si imprévue? Il demeura immobile, les yeux baissés vers la terre, comme un homme privé de sentiment. A la fin, regardant tristement Lothaire: Vous avez fait, reprit-il, ce que j'attendais de votre amitié; dites maintenant comment il faut que j'agisse, je m'abandonne entièrement à vos conseils. Lothaire, ne sachant que lui répondre, l'embrassa et sortit brusquement. Mais à peine l'eut-il quitté, qu'il commença à se repentir d'avoir compromis si inconsidérément Camille, dont il eût pu tirer vengeance avec moins de honte et de péril pour elle. Mais ne pouvant plus revenir sur sa démarche, il résolut au moins de l'en avertir; et comme il pouvait lui parler à toute heure, il voulut le faire à l'instant même.

Anselme était déjà sorti de chez lui quand Lothaire y entra. Ah! mon cher Lothaire, lui dit Camille en le voyant, j'ai au fond du cœur une chose qui me cause bien du tourment, et dont les suites me font trembler! Ma suivante, Léonelle, a un amant, et son effronterie en est venue à ce point de l'introduire toutes les nuits dans sa chambre, où il reste jusqu'au jour. Jugez à quoi elle m'expose, et ce qu'on pourra penser en voyant sortir de ma maison un homme à pareille heure? Mais ce qui m'afflige le plus, c'est d'être forcée de dissimuler, parce qu'en voulant châtier cette fille de son impudence, je puis provoquer un éclat qui me serait funeste. Cependant, je suis perdue si cela ne change pas: songez, songez à y mettre ordre, je vous en conjure.

Aux premières paroles de Camille, Lothaire crut que c'était un artifice de sa part; mais en la voyant toute en larmes, il ne douta plus qu'elle ne dît vrai, ce qui accrut son repentir et sa confusion. Il lui apprit que ce n'était pas là le plus grand de leurs malheurs; et, lui demandant cent fois pardon de ses soupçons, il avoua ce que les transports d'une flamme jalouse l'avaient poussé à dire à Anselme, ajoutant qu'il l'avait fait résoudre à se cacher pour voir par ses propres yeux de quelle loyauté était payée sa tendresse.

Épouvantée de cet aveu de Lothaire, Camille lui reprocha d'abord avec emportement, puis avec douceur, sa mauvaise pensée et la résolution qui l'avait suivie; mais comme la femme a l'esprit plus prompt que l'homme pour le bien de même que pour le mal, esprit qui lui échappe quand elle veut réfléchir mûrement, elle trouva sur-le-champ le moyen de réparer l'imprudence de son amant. Elle lui dit de faire en sorte qu'Anselme se cachât le lendemain à l'endroit convenu, parce que, d'après le plan qui lui venait à l'esprit, elle espérait tirer de cette épreuve une facilité nouvelle pour se voir tous deux encore plus librement. Lothaire eut beau la presser, elle refusa de s'expliquer davantage. Ne manquez pas, lui dit-elle, de venir dès que je vous ferai appeler, et répondez comme si vous ne saviez pas être écouté d'Anselme. Là-dessus, Lothaire s'éloigna.

Le lendemain, Anselme monta à cheval, sous prétexte d'aller à la campagne, chez un de ses amis: mais revenant aussitôt sur ses pas, il alla se cacher dans le cabinet attenant à la chambre de sa femme, où il put s'embusquer tout à son aise sans être troublé par Camille ni par Léonelle, qui lui en donnèrent le loisir. Après l'avoir laissé quelque temps livré aux angoisses que doit éprouver un homme qui va s'assurer par ses propres yeux de la perte de son honneur, la maîtresse et sa suivante entrèrent dans la chambre.

A peine Camille y eut-elle mis le pied: Hélas! chère amie, dit-elle à sa suivante en poussant un grand soupir et en brandissant une épée, peut-être ferai-je mieux de me percer le cœur à l'instant même, que d'exécuter la résolution que j'ai formée; mais d'abord je veux savoir quelle imprudence de ma part a pu inspirer à Lothaire l'audace de m'avouer un aussi coupable désir que celui qu'il n'a pas eu honte de me témoigner, au mépris de mon honneur et de son amitié pour Anselme. Ouvre cette fenêtre et donne-lui le signal; car sans doute il attend dans la rue, espérant bientôt satisfaire sa perverse intention; mais il s'abuse le traître, et je lui ferai voir combien la mienne est cruelle autant qu'honorable. Hé! madame, à quoi bon cette épée? reprit la rusée Léonelle. Ne voyez-vous pas qu'en vous tuant, ou en tuant Lothaire, cela tournera toujours contre vous-même? Allez! il vaut mieux dissimuler l'outrage que vous a fait ce méchant homme, et ne point le laisser entrer maintenant que nous sommes seules: car, aveuglé par sa passion, il serait capable, avant que vous ayez pu vous venger, de se porter à quelque violence plus déplorable encore que s'il vous ôtait la vie. Et puis, quand vous l'aurez tué, car je ne doute pas que ce ne soit votre dessein, qu'en ferez-vous? Qu'Anselme en fasse ce qu'il voudra, répondit Camille; pour moi, il me semble que chaque minute de retard me rend plus coupable, et que je suis d'autant moins fidèle à mon mari que je diffère plus longtemps à venger son honneur et le mien.

Tout cela, Anselme l'entendait caché derrière une tapisserie, et à chaque parole de Camille il formait autant de différentes pensées. En la voyant si résolue à tuer Lothaire, il fut sur le point de se découvrir pour sauver son ami; mais curieux de voir jusqu'où pouvait aller la détermination de sa femme, il résolut de ne paraître qu'en temps opportun. En ce moment, Camille parut atteinte d'une forte pâmoison; aussitôt Léonelle de se lamenter amèrement: Malheureuse! s'écria-t-elle en portant sa maîtresse sur un lit qui se trouvait là, suis-je donc destinée à voir mourir entre mes bras cette fleur de chasteté, cet exemple de vertu! avec bien d'autres exclamations qui auraient donné à penser qu'elle était la plus affligée des servantes, et sa maîtresse une autre Pénélope. Mais bientôt Camille, feignant de reprendre ses sens: Pourquoi n'appelles-tu pas le traître? dit-elle à sa suivante; cours, vole, hâte-toi, de peur que le feu de la colère qui m'embrase ne vienne à s'éteindre, et que mon ressentiment ne se dissipe en vaines paroles! J'y cours, répondit Léonelle; mais avant tout, madame, donnez-moi cette épée. Ne crains rien, reprit Camille; oui, je veux mourir, et je mourrai, mais seulement après que le sang de Lothaire m'aura fait raison de son outrage.

La suivante semblait ne pouvoir se résoudre à quitter sa maîtresse, et elle ne sortit qu'après se l'être fait répéter plusieurs fois. Quand Camille se vit seule, elle commença à marcher à grand pas, puis à diverses reprises elle se jeta sur son lit avec les signes d'une violente agitation. Il n'y a plus à balancer, disait-elle; il faut qu'il périsse, il me coûte trop de larmes; il le payera de sa vie, et il ne se vantera pas d'avoir impunément tenté la vertu de Camille. En parlant ainsi, elle parcourait l'appartement l'épée à la main, les yeux pleins de fureur, et laissant échapper des paroles empreintes d'un tel désespoir, que de femme délicate, elle semblait changée en bravache désespéré. Anselme était dans un ravissement inexprimable; aussi craignant pour son ami la fureur de sa femme, ou quelque funeste résolution de celle-ci contre elle-même, il allait se montrer, quand Léonelle revint tenant Lothaire par la main.

Ouvre cette fenêtre et donne-lui le signal (p. 188).

Aussitôt que Camille l'aperçut, elle traça par terre une longue raie avec l'épée qu'elle tenait à la main: Arrête, lui dit-elle; ne va pas plus avant, car si tu oses dépasser cette limite, sous tes yeux je me perce le cœur avec cette épée. Connais-tu Anselme, et me connais-tu, Lothaire? réponds sans détour. Celui-ci, qui avait soupçonné le dessein de sa maîtresse, n'éprouva aucune surprise, et accommodant sa réponse à son intention, répondit: Je ne croyais pas, madame, que vous me fissiez appeler pour me parler de la sorte; j'avais meilleure opinion de mon bonheur; et puisque vous n'étiez pas disposée à tenir la parole que vous m'avez donnée, au moins vous auriez dû m'en avertir, sans me tendre un piége qui fait tort à votre foi et à la grandeur de mon affection. Maintenant, s'il faut vous répondre, oui, je connais Anselme, et tous deux nous nous connaissons dès l'enfance; et si j'ai laissé paraître des sentiments qui semblent trahir notre amitié, il faut s'en prendre à l'amour et à vous, belle Camille, dont les charmes ont détruit mon repos.

Si c'est là ce que tu confesses, perfide et lâche ami, reprit Camille, de quel front oses-tu te présenter devant moi, après une déclaration qui ne m'offense pas moins que lui? Que pensais-tu donc, quand tu vins me déclarer ta passion? T'avait-on dit qu'il fût si aisé de me toucher? Mais je crois deviner à présent ce qui peut t'avoir enhardi: j'aurai sans doute manqué de réserve, j'aurai négligé quelque bienséance, ou souffert des familiarités que tu auras mal interprétées. Ai-je rien fait cependant qui pût flatter ton espérance? m'as-tu trouvée sensible aux présents, et m'as-tu jamais parlé de tes désirs sans que je les aie rejetés avec mépris! Hélas! mon seul tort est de ne t'avoir pas repoussé assez sévèrement; c'est mon indulgence qui t'a encouragé; aussi quand je n'aurai d'autres reproches à me faire que la sotte prudence qui m'a empêchée d'en instruire Anselme, afin de ne pas rompre votre amitié et dans l'espoir que tu éprouverais du repentir, je suis assez coupable, et je veux m'en punir; mais avant il faut que je t'arrache la vie, et que je satisfasse ma vengeance.

A ces mots, Camille se précipita sur Lothaire, feignant si bien de vouloir le percer, que celui-ci ne savait plus qu'en penser, tant il lui fallut employer de force et d'adresse pour se garantir. Elle jouait le désespoir avec des couleurs si vraies, qu'il était impossible de ne pas y être trompé. Enfin voyant qu'elle ne pouvait atteindre Lothaire, ou plutôt feignant de ne pouvoir accomplir sa menace: Eh bien! tu vivras, s'écria-t-elle, puisque je n'ai pas assez de force pour te donner la mort; mais du moins tu ne m'empêcheras pas de me punir moi-même; et s'arrachant des bras de son amant qui s'efforçait de la contenir, elle se frappa de l'épée au-dessus du sein gauche, près de l'épaule, puis se laissa tomber comme évanouie.

Lothaire et Léonelle, frappés de surprise, accoururent pour la relever; mais en voyant une si légère blessure, ils se regardèrent tous deux, étonnés des merveilleux artifices de cette femme. Lothaire simula un profond chagrin, et se donna mille malédictions, ne les épargnant pas non plus à l'auteur de la catastrophe, qu'il savait aposté près de là. Léonelle prit sa maîtresse entre ses bras, et, l'ayant déposée sur le lit, pria Lothaire d'aller chercher en secret quelqu'un pour la panser, lui demandant conseil sur ce qu'il fallait dire à Anselme s'il revenait avant qu'elle fût guérie. Faites ce que vous voudrez, répondit Lothaire; je suis si peu en état de donner des conseils, que je ne sais moi-même quel parti prendre. Arrêtez au moins le sang qui s'échappe de sa blessure; quant à moi, je vais chercher un lieu écarté afin d'y vivre loin de tous les regards; et il sortit en donnant les marques du plus violent désespoir.

Léonelle étancha sans peine la blessure de Camille, blessure si légère qu'il n'en avait coulé que le sang nécessaire pour appuyer sa feinte; et tout en pansant sa maîtresse, elle tenait de tels discours, que le malheureux époux ne doutait point que sa femme ne fût une seconde Porcie, une nouvelle Lucrèce. Pendant ce temps, Camille maudissait l'impuissance qui avait trahi son bras, et paraissait inconsolable de survivre, tout en demandant à Léonelle si elle lui conseillait de révéler à Anselme ce qui venait de se passer. N'en faites rien, madame, répondait celle-ci: il ne manquerait pas de se porter à des violences contre Lothaire; une honnête femme ne doit jamais compromettre un mari qu'elle aime. Je suivrai ton conseil, répondit Camille; mais, pourtant, il faut bien trouver quelque chose à lui dire quand il verra ma blessure. Madame, repartit Léonelle, je ne saurais mentir, même en plaisantant. Ni moi non plus, y allât-il de la vie, reprit Camille; je ne vois donc rien de mieux que d'avouer ce qui en est. Quittez ce souci, dit Léonelle; j'y songerai, et peut-être alors votre blessure sera si bien fermée qu'il n'y paraîtra plus. Tâchez de vous remettre de cette cruelle émotion, vous en serez plus tôt guérie. Si votre époux arrive auparavant, vous ne mentirez point en lui disant qu'étant indisposée, vous avez besoin de repos.

Pendant que ces deux hypocrites se jouaient ainsi de la crédulité d'Anselme, qui n'avait pas perdu une seule de leurs paroles, le malheureux époux s'applaudissait dans son cœur, et attendait avec impatience le moment d'aller remercier ce fidèle ami. Camille et Léonelle, qui n'étaient pas au bout de leurs ruses, lui en laissèrent la liberté. Sans perdre de temps, il alla trouver Lothaire, qui s'attendait à cette visite. En entrant, il se jeta à son cou, lui fit tant de remercîments, et dit tant de choses à la louange de sa femme, dont il ne parlait qu'avec transport, que Lothaire tout confus et la conscience bourrelée, ne savait que répondre et n'avait pas le courage de lui témoigner la moindre joie. Anselme s'aperçut bien de la tristesse de son ami; mais, l'attribuant à la blessure de Camille, dont il se disait seul la cause, il se mit à le consoler, l'assurant que c'était peu de chose puisqu'elle était convenue de n'en pas parler. Il ajouta que loin de s'affliger, il devait plutôt se réjouir avec lui, puisque grâce à son entremise et à son adresse, il se voyait parvenu à la plus haute félicité dont il eût pu concevoir le désir; que, désormais il n'y avait qu'à composer des vers à la louange de Camille, pour éterniser son nom dans les siècles à venir. Lothaire répondit qu'il trouvait cela juste, et s'offrit de l'aider pour sa part à élever ce glorieux monument.

Anselme resta donc le mari le mieux trompé qu'on pût rencontrer dans le monde; conduisant chaque jour par la main, dans sa maison, l'homme qu'il croyait l'instrument de sa gloire, et qui l'était de son déshonneur, il reprochait à sa femme de le recevoir avec un visage courroucé, tandis qu'au contraire, elle l'accueillait avec une âme riante et gracieuse. Cette tromperie dura encore quelque temps, jusqu'à ce que la fortune, reprenant son rôle, la fit éclater aux yeux de tout le monde, et que la fatale curiosité d'Anselme, après lui avoir coûté l'honneur, lui coûta la vie.


CHAPITRE XXXV
QUI TRAITE DE L'EFFROYABLE BATAILLE QUE LIVRA DON QUICHOTTE A DES OUTRES DE VIN ROUGE, ET OU SE TERMINE LA NOUVELLE DU CURIEUX MALAVISÉ

Quelques pages de la nouvelle restaient à lire, lorsque tout à coup, sortant effaré du galetas où couchait don Quichotte, Sancho se mit à crier à pleine gorge: Au secours, seigneurs! au secours! accourez à l'aide de mon maître, qui est engagé dans la plus terrible et la plus sanglante bataille que j'aie jamais vue. Vive Dieu! du premier coup qu'il a porté à l'ennemi de madame la princesse de Micomicon, il lui a fait tomber la tête à bas des épaules, comme si ce n'eût été qu'un navet.

Que dites-vous là, Sancho? reprit le curé; avez-vous perdu l'esprit? C'est chose impossible, puisque le géant est à plus de deux mille lieues d'ici.

En ce moment un grand bruit se fit entendre, et au milieu du tapage on distinguait la voix de don Quichotte, qui criait: Arrête, brigand! félon! malandrin! Je te tiens cette fois, et ton cimeterre ne te sauvera pas! Le tout accompagné de coups d'épée qui retentissaient contre la muraille.

A quoi songez-vous, seigneurs? disait toujours Sancho; venez donc séparer les combattants! quoique, à vrai dire, je pense qu'il n'en soit guère besoin, car à cette heure le géant doit être allé rendre compte à Dieu de sa vie passée; puisque j'ai vu son sang couler comme une fontaine, et sa tête coupée rouler dans un coin, grosse, sur ma foi, comme un muid.

Que je meure, s'écria l'hôtelier, si ce don Quichotte ou don Diable n'a pas donné quelques coups d'estoc à des outres de vin rouge qui sont rangées dans sa chambre le long du mur; c'est le vin qui en sort que cet homme aura pris pour du sang.

Il courut aussitôt, suivi de tous ceux qui étaient là, sur le prétendu champ de bataille, où ils trouvèrent don Quichotte dans le plus étrange accoutrement. Sa chemise était si courte par devant, qu'elle lui dépassait à peine la moitié des cuisses, et il s'en fallait d'un demi-pied qu'elle fût aussi longue par derrière; ses jambes longues, sèches, velues, étaient d'une propreté plus que douteuse; il portait sur la tête un bonnet de couleur rouge, fort gras, qui avait longtemps servi à l'hôtelier; autour de son bras gauche était roulée cette couverture à laquelle Sancho gardait une si profonde rancune, et de la main droite, brandissant son épée, il frappait à tort et à travers, en proférant des menaces. Le plus surprenant, c'est qu'il avait les yeux fermés, car il dormait; mais, l'imagination frappée de l'aventure qu'il allait entreprendre, il avait fait en dormant le voyage de Micomicon, et il croyait se mesurer avec son ennemi. Par malheur, ses coups étaient tombés sur des outres suspendues contre la muraille, en sorte que la chambre était inondée de vin.

Quand l'hôtelier vit tout ce dégât, il entra dans une telle fureur, que, s'élançant sur don Quichotte les poings fermés, il aurait promptement mis fin à sa bataille contre le géant, si Cardenio et le curé ne le lui eussent arraché des mains. Malgré cette grêle de coups, le pauvre chevalier ne se réveillait pas; il fallut que le barbier courût chercher un seau d'eau froide pour le lui jeter sur le corps, ce qui finit par l'éveiller, mais non assez toutefois pour le faire s'apercevoir de l'état où il était. Dorothée qui survint en ce moment, s'en retourna sur ses pas, à l'aspect de son défenseur si légèrement vêtu, et n'en voulut pas voir davantage.

Quant à Sancho, il allait cherchant dans tous les coins la tête du géant; et comme il ne la trouvait pas: Je savais bien, dit-il, que dans cette maudite maison tout se faisait par enchantement; cela est si vrai que dans le même endroit où je suis, j'ai reçu, il n'y a pas longtemps, force coups de pied et de poing, sans jamais pouvoir deviner d'où ils venaient; maintenant le diable ne veut pas que je retrouve cette tête, quand de mes deux yeux je l'ai vu couper, et le sang ruisseler comme une fontaine.

De quel sang et de quelle fontaine parles-tu, ennemi de Dieu et des saints? reprit l'hôtelier, ne vois-tu pas que cette fontaine ce sont mes outres que ton maître a percées comme un crible, et ce sang, mon vin dont cette chambre est inondée? Puissé-je voir nager en enfer l'âme de celui qui m'a fait tout ce dégât!

Ce ne sont pas là mes affaires, repartit Sancho; tout ce que je sais, c'est que faute de retrouver cette tête, mon gouvernement vient, hélas! de se fondre, comme du sel dans l'eau.

L'hôtelier se désespérait du sang-froid de l'écuyer, après le dégât que venait de lui causer le maître; il jurait que cela ne se passerait pas cette fois-ci comme la première, et que malgré les priviléges de leur chevalerie, ils lui payeraient jusqu'au dernier maravédis les outres et le vin. Le curé tenait par les bras don Quichotte, lequel, croyant avoir achevé l'aventure et se trouver en présence de la princesse de Micomicon, se jeta à ses pieds en disant: Madame, Votre Grandeur est maintenant en sûreté; vous n'avez plus à craindre le tyran qui vous persécutait; quant à moi, je suis quitte de ma parole, puisque avec le secours du ciel, et la faveur de celle pour qui je vis et je respire, j'en suis venu à bout si heureusement.

Eh bien, seigneurs, dit Sancho, direz-vous encore que je suis ivre? voyez si mon maître n'est pas venu à bout du géant; plus de doute, mon gouvernement est sauvé.

Chacun des assistants riait à gorge déployée du maître et du valet, excepté l'hôtelier qui les donnait à tous les diables. A la fin, pourtant, le curé, Cardenio et le barbier parvinrent, non sans peine, à remettre don Quichotte dans son lit, où on le laissa dormir, et tous trois retournèrent sous le portail de l'hôtellerie consoler Sancho de ce qu'il n'avait pu trouver la tête du géant. Mais ils furent impuissants à calmer l'hôtelier, désespéré de la mort subite de ses outres; l'hôtesse, surtout, jetait les hauts cris et s'arrachait les cheveux. Malédiction, s'écriait-elle, ce diable errant n'est entré dans ma maison que pour me ruiner: une fois, déjà, il m'a emporté sa dépense, celle de son chien d'écuyer, d'un cheval et d'un âne, sous prétexte qu'ils sont chevaliers errants, et qu'il est écrit dans leurs maudits grimoires qu'ils ne doivent jamais rien débourser. Dieu les damne, et que leur ordre soit anéanti dès demain! Mort de ma vie! il n'en sera pas cette fois quitte à si bon marché; il me payera, ou je perdrai le nom de mon père. Que le diable emporte tous les chevaliers errants! grommelait de son côté Maritorne. Quant à la fille de l'hôtelier, elle souriait et ne disait mot.

Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

Furne, Jouvet et Cie, édit.

Lothaire simule un profond chagrin et se donne mille malédictions (p. 190).

Le curé calma cette tempête, en promettant de payer tout le dégât, c'est-à-dire les outres et le vin, sans oublier l'usure de la queue de vache, dont l'hôtesse faisait grand bruit. Dorothée consola Sancho, en lui disant que puisque son maître avait abattu la tête du géant, elle lui donnerait la meilleure seigneurie de son royaume dès qu'elle y serait rétablie. Sancho jura de nouveau avoir vu tomber cette tête, à telles enseignes, qu'elle avait une barbe qui descendait jusqu'à la ceinture. Si on ne la retrouve pas, ajouta-t-il, c'est que dans cette maison rien n'arrive que par enchantement, comme je l'ai déjà éprouvé une première fois. Dorothée lui dit de ne pas s'affliger, et que tout s'arrangerait à son entière satisfaction.

La paix rétablie, le curé proposa d'achever l'histoire du Curieux malavisé; et tous étant de son avis, il continua ainsi:

Désormais assuré de la vertu de sa femme, Anselme se croyait le plus heureux des hommes. Quant à Camille, elle continuait de faire, avec intention, mauvais visage à Lothaire, et tous deux entretenaient le malheureux époux dans une erreur dont il ne pouvait plus revenir; car persuadé qu'il ne manquait à son bonheur que de voir son ami et sa femme en parfaite intelligence, il s'efforçait chaque jour de les réunir, leur fournissant ainsi mille moyens de le tromper.

Pendant ce temps, Léonelle, emportée par le plaisir, et autorisée par l'exemple de sa maîtresse, qui était forcée de fermer les yeux sur ces déportements, ne gardait plus aucune mesure. Une nuit, enfin, il arriva qu'Anselme entendit du bruit dans la chambre de cette fille; il voulut y pénétrer pour savoir ce que c'était; sentant la porte résister, il sut s'en rendre maître, et, en entrant, il aperçut un homme qui se laissait glisser par la fenêtre. Il s'efforça de l'arrêter; mais il ne put y parvenir, parce que Léonelle se jeta au-devant de lui, le suppliant de ne point faire de bruit, lui jurant que cela ne regardait qu'elle seule, et que celui qui fuyait était un jeune homme de la ville qui avait promis de l'épouser. Anselme, plein de fureur, la menaça d'un poignard qu'il tenait à la main. Parle à l'instant, lui dit-il, ou je te tue. Il m'est impossible de le faire en ce moment, tant je suis troublée, répondit Léonelle en embrassant ses genoux: mais attendez jusqu'à demain, et je vous apprendrai des choses dont vous ne serez pas peu étonné. Anselme lui accorda le temps qu'elle demandait, et, après l'avoir enfermée dans sa chambre, il alla retrouver Camille pour lui dire ce qui venait de se passer.

Pensant avec raison que ces choses importantes la concernaient, Camille fut saisie d'une telle frayeur, que sans vouloir attendre la confirmation de ses soupçons, aussitôt Anselme endormi, elle prit tout ce qu'elle avait de pierreries et d'argent, et courut chez Lothaire, pour lui demander de la mettre en lieu de sûreté. La vue de sa maîtresse jeta Lothaire dans un si grand trouble, qu'il ne sut que répondre et encore moins quel parti prendre. Cependant l'affaire ne pouvant souffrir de retard, et Camille le pressant d'agir, il la conduisit dans un couvent, et la laissa entre les mains de sa sœur, qui en était abbesse; puis, montant à cheval, il sortit de la ville sans avertir personne.

Le jour venu, Anselme, plein d'impatience, entra dans la chambre de Léonelle, qu'il croyait encore au lit; mais il ne la trouva point, parce qu'elle s'était laissé glisser la nuit au moyen de draps noués ensemble, et qui pendaient encore à la fenêtre. Il retourna aussitôt vers Camille, et sa surprise fut au comble de ne la rencontrer nulle part, sans qu'aucun de ses gens pût dire ce qu'elle était devenue. En la cherchant avec anxiété, il entra dans un cabinet où il y avait un coffre resté tout grand ouvert. Il s'aperçut alors qu'on en avait enlevé quantité de pierreries; à cette vue, ses soupçons redoublèrent, et se rappelant ce que lui avait dit Léonelle, il ne douta plus qu'il n'y eût chez lui quelque désordre dont cette fille n'était pas l'unique cause. Éperdu, et sans achever de s'habiller, il courut chez Lothaire, pour lui raconter sa disgrâce; mais quand on lui eut appris qu'il n'y était point, et que cette nuit-là même il était monté à cheval après avoir pris tout l'argent dont il pouvait disposer, il ne sut plus que penser, et peu s'en fallut qu'il ne perdît l'esprit.

En effet que pouvait supposer un homme qui, après s'être cru au comble du bonheur, se voyait en un instant sans femme, sans ami, et par-dessus tout, il faut le dire, déshonoré? Ne sachant plus que devenir, il ferma les portes de sa maison, et sortit à cheval pour aller trouver cet ami qui habitait à la campagne, et chez lequel il avait passé le temps employé à la machination de son infortune; mais il n'eut pas fait la moitié du chemin, qu'à bout de forces, et accablé de mille pensées désespérantes, il mit pied à terre et se laissa tomber au pied d'un arbre en poussant de plaintifs et douloureux soupirs; il y resta jusqu'à la chute du jour.

Il était presque nuit, quand passa un cavalier qui venait de la ville. Anselme lui ayant demandé quelles nouvelles il y avait à Florence: Les plus étranges qu'on y ait depuis longtemps entendues, répondit le cavalier. On dit publiquement que Lothaire, ce grand ami d'Anselme, qui demeure auprès de Saint-Jean, lui a enlevé sa femme la nuit dernière, et que tous deux ont disparu. C'est du moins ce qu'a raconté une suivante de Camille, que le guet a arrêtée comme elle se laissait glisser par la fenêtre dans la rue. Je ne saurais vous dire précisément comment cela s'est passé; mais on ne parle d'autre chose, et tout le monde en est dans un extrême étonnement, parce que l'amitié de Lothaire et d'Anselme était si étroite et si connue, qu'on ne les appelait que les deux amis. Et sait-on quel chemin ont pris les fugitifs? reprit Anselme. Je l'ignore, répondit le cavalier; on dit seulement que le gouverneur les fait rechercher avec beaucoup de soin. Allez avec Dieu, seigneur, dit Anselme. Demeurez avec lui, reprit le cavalier; et il continua son chemin.

Ces tristes nouvelles achevèrent non-seulement de troubler la raison du malheureux Anselme, mais de l'abattre entièrement; enfin il se leva, et, remontant à cheval non sans peine, il alla descendre chez cet ami, qui ignorait son malheur. Celui-ci en le voyant devina qu'il lui était arrivé quelque chose de terrible. Anselme le pria de lui faire préparer un lit, de lui donner de quoi écrire, et de le laisser seul; mais dès qu'il fut en face de lui-même, la pensée de son infortune se présenta si vivement à son esprit et l'accabla de telle sorte, que jugeant, aux angoisses mortelles qui brisaient son cœur, que la vie allait lui échapper, il voulut du moins faire connaître l'étrange cause de sa mort. Il commença donc à écrire, mais le souffle lui manqua avant qu'il pût achever; et le maître de la maison étant entré dans la chambre pour savoir s'il avait besoin de secours, le trouva sans mouvement, le corps à demi penché sur la table, la plume encore à la main, et posée sur un papier ouvert sur lequel on lisait ces mots:

«Une fatale curiosité me coûte l'honneur et la vie. Si la nouvelle de ma mort parvient à Camille, qu'elle sache que je lui pardonne; elle n'était pas tenue de faire un miracle, je n'en devais pas exiger d'elle; et puisque je suis seul artisan de mon malheur, il n'est pas juste que...»

Ici la main s'était arrêtée, et il fallait croire qu'en cet endroit la douleur d'Anselme avait mis fin à sa vie. Le lendemain, son ami prévint la famille, qui savait déjà cette triste aventure. Quant à Camille, enfermée dans un couvent, elle était inconsolable, non de la mort de son mari, mais de la perte de son amant. Elle ne voulut, dit-on, prendre de parti qu'après avoir appris la mort de Lothaire, qui fut tué dans une bataille livrée près de Naples à Gonsalve de Cordoue par M. de Lautrec. Cette nouvelle la décida à prononcer ses vœux, et depuis elle traîna une vie languissante, qui s'éteignit peu de temps après. Ainsi tous trois moururent victimes d'une déplorable curiosité.

Cette nouvelle me paraît intéressante, dit le curé, mais je ne saurais me persuader qu'elle soit véritable. Si elle est d'invention, elle part d'un esprit peu sensé; car il n'est guère vraisemblable qu'un mari soit assez fou pour tenter pareille épreuve: d'un amant cela pourrait à peine se concevoir, mais d'un ami je le tiens pour impossible.


CHAPITRE XXXVI
QUI TRAITE D'AUTRES INTÉRESSANTES AVENTURES ARRIVÉES DANS L'HOTELLERIE

Vive Dieu! s'écria l'hôtelier, qui était en ce moment sur le seuil de sa maison; voici venir une belle troupe de voyageurs; s'ils arrêtent ici, nous chanterons un fameux alléluia.

Quels sont ces voyageurs? demanda Cardenio.

Ce sont quatre cavaliers, masqués de noir, avec l'écu et la lance, répondit l'hôtelier; il y a au milieu d'eux une dame vêtue de blanc, assise sur une selle en fauteuil; elle a le visage couvert, et elle est suivie de deux valets à pied.

Sont-ils bien près d'ici? demanda le curé.

Si près que les voilà arrivés, répondit l'hôtelier.

A ces paroles Dorothée se couvrit le visage, et Cardenio courut s'enfermer dans la chambre de don Quichotte, pendant que les cavaliers, mettant pied à terre, s'empressaient de descendre la dame, que l'un d'eux prit entre ses bras et déposa sur une chaise qui se trouvait à l'entrée de la chambre où venait d'entrer Cardenio. Jusque-là personne de la troupe n'avait quitté son masque ni prononcé une parole. La dame seule, en s'asseyant, poussa un grand soupir, laissant tomber ses bras comme une personne malade et défaillante. Les valets de pied ayant mené les chevaux à l'écurie, le curé, dont ce déguisement et ce silence piquaient la curiosité, alla les trouver, et demanda à l'un d'eux qui étaient ses maîtres.

Par ma foi, seigneur, je serais fort en peine de vous le dire, répondit cet homme; il faut pourtant que ce soient des gens de qualité, surtout celui qui a descendu de cheval la dame que vous avez vue, car les autres lui montrent beaucoup de respect et se contentent d'exécuter ses ordres. Voilà tout ce que j'en sais.

Et quelle est cette dame? reprit le curé.

Je ne suis pas plus savant sur cela que sur le reste, repartit le valet, car pendant tout le chemin je n'ai vu qu'une seule fois son visage; mais en revanche je l'ai entendue bien souvent soupirer et se plaindre: à chaque instant on dirait qu'elle va rendre l'âme. Au reste, il ne faut pas s'étonner si je ne puis vous en dire plus long: depuis deux jours seulement, mon camarade et moi nous avons rencontré ces cavaliers en chemin, et ils nous ont engagés à les suivre en Andalousie, avec promesse de nous récompenser largement.

Vous savez au moins leurs noms? demanda le curé.

Pas davantage, répondit le valet; ils voyagent sans mot dire, et on les prendrait pour des chartreux. Depuis que nous sommes à leurs ordres, nous n'avons entendu que les soupirs et les plaintes de cette pauvre dame, qu'on emmène, si je ne me trompe, contre son gré. Autant que je puis en juger par son habit, elle est religieuse, ou va bientôt le devenir; et c'est sans doute parce qu'elle n'a pas de goût pour le couvent qu'elle est si mélancolique.

Cela se pourrait, dit le curé. Là-dessus il revint trouver Dorothée, qui, ayant aussi entendu les soupirs de la dame voilée, s'était empressée de lui offrir ses soins. Comme celle-ci ne répondait rien, le cavalier masqué qui l'avait descendue de cheval s'approcha de Dorothée et lui dit: Ne perdez point votre temps, madame, à faire des offres de service à cette femme; elle est habituée à ne tenir aucun compte de ce qu'on fait pour elle; et ne la forcez point de parler, si vous ne voulez entendre sortir de sa bouche quelque mensonge.

Il frappait à tort et à travers, en proférant des menaces (p. 192).

Je n'ai jamais menti, repartit fièrement la dame affligée, et c'est pour avoir été trop sincère que je suis dans la triste position où l'on me voit; je n'en veux d'autre témoin que vous-même, car c'est par trop de franchise de ma part que vous êtes devenu faux et menteur.

Quels accents! s'écria Cardenio, qui de la chambre où il était entendit distinctement ces paroles.

Au cri de Cardenio, la dame voulut s'élancer; mais le cavalier masqué qui ne l'avait pas quittée un seul instant l'en empêcha. Dans le mouvement qu'elle fit, son voile tomba, et laissa voir, malgré sa pâleur, une beauté incomparable. Occupé à la retenir, le cavalier dont nous venons de parler laissa aussi tomber son masque, et, Dorothée ayant levé les yeux, reconnut don Fernand; elle poussa un grand cri et tomba évanouie entre les mains du barbier, qui se trouvait à ses côtés. Le curé accourut et écarta son voile afin de lui jeter de l'eau au visage; alors don Fernand, car c'était lui, reconnut Dorothée et resta comme frappé de mort. Malgré son trouble, il continuait à retenir Luscinde, qui faisait tous ses efforts pour lui échapper, depuis qu'elle avait entendu Cardenio. Celui-ci, de son côté, ayant deviné Luscinde au son de sa voix, s'élança hors de la chambre, et le premier objet qui frappa sa vue, ce fut don Fernand, lequel ne fut pas moins saisi en voyant Cardenio. Tous quatre étaient muets d'étonnement, et pouvaient à peine comprendre ce qui venait de se passer. Après qu'ils se furent pendant quelque temps regardés en silence, Luscinde, prenant la parole, dit à don Fernand:

Seigneur, il est temps de cesser une violence aussi injuste; laissez-moi retourner au chêne dont je suis le lierre, à celui dont vos promesses ni vos menaces n'ont pu me séparer. Voyez par quels chemins étranges et pour nous inconnus le ciel m'a ramenée devant celui qui a ma foi. Mille épreuves pénibles vous ont déjà prouvé que la mort seule aurait le pouvoir de l'effacer de mon souvenir; aujourd'hui désabusé par ma constance, changez, s'il le faut, votre amour en haine, votre bienveillance en fureur, ôtez-moi la vie; la mort me sera douce aux yeux de mon époux bien-aimé.

Dorothée, revenue peu à peu de son évanouissement, devinant à ces paroles que la dame qui parlait était Luscinde, et voyant que don Fernand la retenait toujours sans répondre un seul mot, alla se jeter à ses genoux, et lui dit, en fondant en larmes:

O mon seigneur, si les rayons de ce soleil que tu tiens embrassé ne t'ont point encore ôté la lumière des yeux, tu auras bientôt reconnu que celle qui tombe à tes pieds est, tant qu'il te plaira qu'elle le soit, la triste et malheureuse Dorothée. Oui je suis cette humble paysanne, que, soit bonté, soit caprice, tu as voulu élever assez haut pour oser se dire à toi; je suis cette jeune fille si heureuse dans la maison de son père, et qui, contente de sa condition, n'avait connu encore aucun désir quand tu vins troubler son innocence et son repos, et que tu lui fis ressentir les premiers tourments de l'amour. Tu dois te rappeler, seigneur, que tes promesses et tes présents furent inutiles, et que, pour m'entretenir quelques instants, il te fallut recourir à la ruse. Que n'as-tu pas fait pour me persuader de ton amour? Cependant, à quel prix es-tu venu à bout de ma résistance? Je ne me défends pas d'avoir été touchée par tes soupirs et par tes larmes, et d'avoir ressenti pour toi de la tendresse; mais, tu le sais, je ne me rendis qu'à l'honneur d'être ta femme, et sur la foi que tu m'en donnas après avoir pris le ciel à témoin par des serments solennels. Trahiras-tu, seigneur, à la fois tant d'amour et de constance? Et si tu ne peux être à Luscinde puisque tu es à moi, et que Luscinde ne saurait t'appartenir puisqu'elle est à Cardenio, rends-les l'un à l'autre; et rends-moi don Fernand, sur lequel j'ai des droits si légitimes.

Ces paroles, Dorothée les prononça d'un ton si touchant et en versant tant de larmes, que chacun en fut attendri. Don Fernand l'écouta d'abord sans répondre un mot; mais la voyant affligée au point d'en mourir de douleur, il se sentit tellement ému, que, rendant la liberté à Luscinde, il tendit les bras à Dorothée, en s'écriant: Tu as vaincu, belle Dorothée.

Encore mal remise de son évanouissement, Luscinde, que don Fernand venait de quitter sans qu'elle s'y attendît, fut bien près de défaillir; mais Cardenio, rapide comme l'éclair, s'empressa de la soutenir, en lui disant: Noble et loyale Luscinde, puisque le ciel permet enfin qu'on vous laisse en repos, vous ne sauriez trouver un plus sûr asile qu'entre les bras d'un homme qui vous a si tendrement aimée toute sa vie.

A ces mots, Luscinde tourna la tête, et achevant de reconnaître Cardenio, elle se jeta à son cou. Quoi! c'est vous, cher Cardenio! lui dit-elle; suis-je assez heureuse pour revoir, en dépit du destin contraire, la seule personne que j'aime au monde?

Les marques de tendresse prodiguées par Luscinde à Cardenio firent une telle impression sur don Fernand, que Dorothée, dont les yeux ne le quittaient pas, le voyant changer de couleur et prêt à mettre l'épée à la main, se jeta au-devant de lui, et embrassant ses genoux: Seigneur, qu'allez-vous faire? lui dit-elle: votre femme est devant vos yeux, vous venez de la reconnaître à l'instant même, et pourtant vous songez à troubler des personnes que l'amour unit depuis longtemps. Quels sont vos droits pour y mettre obstacle? Pourquoi vous offenser des témoignages d'amitié qu'ils se donnent? Sachez, seigneur, combien j'ai souffert; ne me causez pas, je vous en conjure, de nouveaux chagrins; et si mon amour et mes larmes ne peuvent vous toucher, rappelez votre raison, songez à vos serments, et conformez-vous à la volonté du ciel.

Pendant que Dorothée parlait ainsi, Cardenio tenant Luscinde embrassée, ne quittait pas des yeux son rival, afin de ne point se laisser surprendre; mais ceux qui accompagnaient don Fernand étant accourus, le curé se joignit à eux, et tous, y compris Sancho Panza, se jetèrent à ses pieds, le suppliant d'avoir pitié des larmes de Dorothée, puisqu'il lui avait fait l'honneur de la reconnaître pour sa femme. Considérez, seigneur, disait le curé, que ce n'est point le hasard, comme pourraient le faire croire les apparences, mais une intention particulière de la Providence, qui vous a tous réunis d'une façon si imprévue; croyez que la mort seule peut enlever Luscinde à Cardenio, et que dût-on les séparer avec le tranchant d'une épée, la mort qui les frapperait du même coup leur semblerait douce. Dans les cas désespérés, ce n'est pas faiblesse que de céder à la raison. D'ailleurs la charmante Dorothée ne possède-t-elle pas tous les avantages qu'on peut souhaiter dans une femme? Elle est vertueuse, elle vous aime; vous lui avez donné votre foi, et vous avez reçu la sienne: qu'attendez-vous pour lui rendre justice?

Persuadé par ces raisons auxquelles chacun ajouta la sienne, don Fernand qui, malgré tout, avait l'âme généreuse, s'attendrit, et pour le prouver: Levez-vous, madame, dit-il à Dorothée: je ne puis voir à mes pieds celle que je porte en mon cœur, et qui me prouve tant de constance et tant d'amour; oubliez mon injustice et les chagrins que je vous ai causés: la beauté de Luscinde doit me servir d'excuse. Qu'elle vive tranquille et satisfaite pendant longues années avec son Cardenio, je prierai le ciel à genoux qu'il m'en accorde autant avec ma Dorothée.

En disant cela, don Fernand l'embrassait avec de telles expressions de tendresse, qu'il eut bien de la peine à retenir ses larmes. Cardenio, Luscinde et tous ceux qui étaient présents furent si sensibles à la joie de ces amants, qu'ils ne purent s'empêcher d'en répandre. Sancho lui-même pleura de tout son cœur; mais il avoua depuis que c'était du regret de voir que Dorothée n'étant plus reine de Micomicon, il se trouvait frustré des faveurs qu'il en attendait.

Luscinde et Cardenio remercièrent don Fernand de la noblesse de ses procédés, et en termes si touchants que, ne sachant comment répondre, il les embrassa avec effusion. Il demanda ensuite à Dorothée par quel hasard elle se trouvait dans un pays si éloigné du sien. Dorothée lui raconta les mêmes choses qu'au curé et à Cardenio, et charma tout le monde par le récit de son histoire.

Don Fernand raconta, à son tour, ce qui s'était passé dans la maison de Luscinde, le jour de la cérémonie nuptiale, quand le billet par lequel elle déclarait avoir donné sa foi à Cardenio fut trouvé dans son sein. Je voulus la tuer, dit-il, et je l'aurais fait si ses parents ne m'eussent retenu. Enfin je quittai la maison plein de fureur, et ne respirant que la vengeance. Le lendemain, j'appris la fuite de Luscinde, sans que personne pût m'indiquer le lieu de sa retraite. Mais quelque temps après, ayant appris qu'elle s'était retirée dans un couvent, décidée à y passer le reste de ses jours, je me fis accompagner de trois cavaliers, puis ayant épié le moment où la porte était ouverte, je parvins à l'enlever sans lui laisser le temps de se reconnaître; ce qui ne fut pas difficile, puisque ce couvent était dans la campagne et loin de toute habitation. Il ajouta que lorsque Luscinde se vit entre ses bras, elle s'était d'abord évanouie; mais qu'ayant repris ses sens, elle n'avait cessé de gémir sans vouloir prononcer un seul mot, et qu'en cet état ils l'avaient amenée jusqu'à cette hôtellerie, où le ciel réservait une si heureuse fin à toutes leurs aventures.


CHAPITRE XXXVII
OU SE POURSUIT L'HISTOIRE DE LA PRINCESSE DE MICOMICON, AVEC D'AUTRES PLAISANTES AVENTURES

Témoin de tout cela, le pauvre Sancho avait l'âme navrée de voir ses espérances s'en aller en fumée depuis que la princesse de Micomicon était redevenue Dorothée, et le géant Pandafilando don Fernand, pendant que son maître dormait comme un bienheureux sans s'inquiéter de ce qui se passait.

Dorothée se trouvait si satisfaite de son changement de fortune, qu'elle croyait rêver encore; Cardenio et Luscinde ne pouvaient comprendre cette fin si prompte de leurs malheurs, et don Fernand rendait grâces au ciel de lui avoir fourni le moyen de sortir de ce labyrinthe inextricable où son honneur et son salut couraient tant de risques; finalement, tous ceux qui étaient dans l'hôtellerie faisaient éclater leur joie de l'heureux dénoûment qu'avaient eu des affaires si désespérées. Le curé, en homme d'esprit, arrangeait toute chose à merveille, et félicitait chacun d'eux en particulier d'être la cause d'un bonheur dont ils jouissaient tous. Mais la plus contente était l'hôtesse, à qui Cardenio et le curé avaient promis de payer le dégât qu'avait fait notre chevalier.

Le seul Sancho était triste et affligé, comme on l'a déjà dit; aussi entrant d'un air tout piteux dans la chambre de son maître, qui venait de se réveiller: Seigneur Triste-Figure, lui dit-il, Votre Grâce peut dormir tant qu'il lui plaira, sans se mettre en peine de rétablir la princesse dans ses États, ni de tuer aucun géant; l'affaire est faite et conclue.

Je le crois bien, dit don Quichotte, puisque je viens de livrer à ce mécréant le plus formidable combat que j'aurai à soutenir de ma vie, et que d'un seul revers d'épée je lui ai tranché la tête. Aussi je t'assure que son sang coulait comme une nappe d'eau qui tomberait du haut d'une montagne.

Dites plutôt comme un torrent de vin rouge, reprit Sancho; car Votre Grâce saura, si elle ne le sait pas encore, que le géant mort est tout simplement une outre crevée, et le sang répandu, six mesures de vin rouge qu'elle avait dans le ventre; quant à la tête coupée, autant en emporte le vent, et que le reste s'en aille à tous les diables.

Que dis-tu là, fou? repartit don Quichotte; as-tu perdu l'esprit?

Levez-vous, seigneur, répondit Sancho, et venez voir le bel exploit que vous avez fait, et la besogne que nous aurons à payer; sans compter qu'à cette heure la princesse de Micomicon est métamorphosée en une simple dame, qui s'appelle Dorothée, et bien d'autres aventures qui ne vous étonneront pas moins si vous y comprenez quelque chose.

Rien de cela ne peut m'étonner, répliqua don Quichotte; car, s'il t'en souvient, la première fois que nous vînmes ici, ne t'ai-je pas dit que tout y était magie et enchantement? Pourquoi en serait-il autrement aujourd'hui?

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