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L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche

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Touché de compassion, don Quichotte fit relever la suppliante (p. 524).

Ma chère dame, répondit don Quichotte avec gravité, séchez vos larmes, et arrêtez vos soupirs: je prends à ma charge la réparation due à votre fille; elle n'aurait pas dû sans doute croire si facilement aux promesses des amoureux, promesses très-légères à contracter et très-lourdes à tenir; mais enfin, puisque le mal est fait, il faut penser au remède; ainsi donc je vous promets, avec la permission de monseigneur le duc, de me mettre sur-le-champ à la recherche de ce dénaturé garçon, et quand je l'aurai trouvé, de le défier et de le tuer s'il refuse d'accomplir sa promesse; car le premier devoir de ma profession est de châtier les insolents et de pardonner aux humbles, de secourir les affligés et d'abattre les persécuteurs.

Seigneur chevalier, répondit le duc, ne vous mettez point en peine de chercher le paysan dont se plaint cette dame, et dispensez-vous de me demander la permission de le défier; je le donne et le tiens pour défié; je me charge de lui transmettre votre cartel, et de le lui faire accepter; il viendra répondre lui-même, et je vous donnerai à tous deux le champ libre et sûr, observant les conditions en usage dans de semblables rencontres, et faisant à chacun une égale justice, comme y sont obligés tous princes qui accordent le champ clos aux combattants.

Avec l'assurance que me donne Votre Grandeur, repartit don Quichotte, je renonce pour cette fois aux priviléges de ma noblesse, je m'abaisse jusqu'à la condition de l'offenseur et me rends son égal, afin qu'il puisse mesurer sa lance avec la mienne. Ainsi donc, quoique absent, je l'appelle et le défie comme traître, pour avoir abusé de cette demoiselle et lui avoir ravi l'honneur. Il deviendra son époux, ou il payera de la vie son manque de foi.

Aussitôt tirant le gant de sa main gauche, notre héros le jeta au milieu de la salle. Le duc le releva, en répétant qu'il acceptait le défi au nom de son vassal, qu'il fixait au sixième jour l'époque du combat, et assignait la cour du château pour champ de bataille, avec les armes ordinaires des chevaliers, la lance et l'écu, le harnais à cotte de mailles et les autres pièces de l'armure, sans fraude ni supercherie, le tout dûment examiné par les juges du camp. Mais, d'abord, reprit-il, il faut savoir si cette bonne duègne et son imprudente fille remettent formellement leur droit entre les mains du seigneur don Quichotte; autrement le défi serait non avenu.

Je les y remets, dit la duègne.

Et moi aussi, ajouta la jeune fille en baissant les yeux.

Ces dispositions arrêtées, les deux plaignantes se retirèrent. La duchesse ordonna qu'on ne les traitât plus dorénavant comme ses suivantes, mais en dames aventurières qui venaient demander justice: on leur donna un appartement dans le château, où elles furent servies à titre d'étrangères, au grand ébahissement de ceux qui ne savaient ce que tout cela signifiait.

On était à la fin du repas, quand, pour compléter la fête, entra le page qui avait porté le présent à Thérèse Panza, femme de notre illustre gouverneur. Le duc le questionna avec empressement sur son voyage; il répondit qu'il avait beaucoup de choses à dire, mais que, comme plusieurs étaient de haute importance, il suppliait Leurs Excellences de lui accorder un entretien particulier. Le duc ayant fait sortir la plupart de ses gens, le page tira deux lettres de son sein, et les mit entre les mains de la duchesse; il y en avait une pour elle, et l'autre pour Sancho avec cette suscription: A mon mari Sancho Panza, gouverneur de l'île Barataria, à qui Dieu donne heureuse et longue vie.

Impatiente de savoir ce que contenait sa lettre, la duchesse l'ouvrit et en prit lecture.

LETTRE DE THÉRÈSE PANZA A LA DUCHESSE.

«Ma bonne dame, j'ai eu bien de la joie de la lettre que Votre Grandeur m'a écrite; car, en vérité, il y a longtemps que je la désirais. Le collier de corail est très-beau, et l'habit de chasse de mon mari ne lui cède en rien. Tout notre village s'est fort réjoui de ce que Votre Seigneurie a fait mon mari gouverneur, quoique personne ne veuille le croire, principalement notre curé, maître Nicolas le barbier, et le bachelier Carrasco; mais ça m'est égal, et je ne me soucie guère qu'ils le croient, ou qu'ils ne le croient pas, pourvu que cela soit comme je sais que cela est. Pourtant, s'il faut dire la vérité, je ne l'aurais pas cru non plus, sans le collier de corail et l'habit de chasse, car tous les gens du pays disent que mon mari est un imbécile, qui n'a jamais gouverné que des chèvres et qui ne saurait gouverner autre chose; mais celui que Dieu aide est bien aidé.

«Il faut que je vous dise, ma chère dame, qu'un de ces jours, j'ai résolu d'aller à la cour, en carrosse, pour faire crever de dépit mille envieux que j'ai déjà. Je prie donc Votre Seigneurie de recommander à mon mari de m'envoyer un peu d'argent, et même en assez grande quantité, parce que la dépense est grande à la cour, où le pain vaut, dit-on, un réal, et la viande trois maravédis la livre; mais s'il ne veut pas que j'y aille, qu'il me le mande bien vite, car déjà les pieds me démangent de me mettre en route. Mes voisines me disent que si ma fille et moi nous allons bien parées à la cour, mon mari sera bientôt plus connu par moi que moi par lui: parce que tout le monde demandera quelles sont les dames de ce carrosse, et que mon valet répondra: La femme et la fille de Sancho Panza, gouverneur de l'île Barataria; de cette façon, mon mari sera connu, moi je serai prônée, et à la grâce de Dieu.

«Je suis bien fâchée que dans notre pays les glands n'aient pas donné cette année; j'en envoie pourtant à Votre Seigneurie un demi-boisseau que j'ai cueilli moi-même un à un dans la montagne. Ce n'est pas ma faute s'ils ne sont pas aussi gros que des œufs d'autruche, comme je l'aurais voulu.

«Que Votre Grandeur ne manque pas de m'écrire; j'aurai soin de lui faire réponse aussitôt, et de lui donner avis de ma santé et de tout ce qui se passe dans notre village, où je reste priant Dieu qu'il vous garde longues années et qu'il ne m'oublie pas. Sanchette, ma fille, et mon fils baisent les mains de Votre Grâce.

«Celle qui a plus envie de vous voir que de vous écrire.

«Votre servante, Thérèse Panza

La lettre fut trouvée fort divertissante, et la duchesse ayant demandé à don Quichotte s'il pensait qu'on pût décacheter celle que Thérèse écrivait à son mari, le chevalier répondit qu'il l'ouvrirait pour leur faire plaisir. Elle disait ce qui suit:

«J'ai reçu ta lettre, Sancho de mon âme, et je te jure, foi de chrétienne catholique, qu'il ne s'en est pas fallu de deux doigts que je ne devienne folle de joie. Quand j'ai su, mon ami, que tu étais gouverneur, j'ai failli tomber morte du coup, tant j'étais transportée; car tu le sais, on meurt de joie aussi bien que de tristesse. Notre petite Sanchette a mouillé son jupon sans s'en apercevoir, et cela de pur contentement. J'avais sous les yeux l'habit que tu m'as envoyé, et à mon cou le collier de corail de madame la duchesse; je tenais les lettres à la main, le messager était devant moi; eh bien, malgré tout, je croyais que ce que je voyais et touchais n'était que songe; car qui aurait jamais pu penser qu'un gardeur de chèvres deviendrait gouverneur d'île? Tu te rappelles ce que disait ma défunte mère, et elle avait raison: Qui vit beaucoup, voit beaucoup; je te dis cela parce que j'espère voir encore davantage si je vis plus longtemps, et je ne serai point contente que je ne te voie fermier de la gabelle; car bien qu'on prétende que ce sont des offices du diable, toujours font-ils venir l'eau au moulin.

«Madame la duchesse te dira l'envie que j'ai d'aller à la cour: vois si c'est à propos, et me mande ta volonté; j'irai en carrosse pour te faire honneur.

«Le curé, le barbier, le bachelier et même le sacristain, ne peuvent encore croire que tu sois gouverneur, et disent que tout cela est folie ou enchantement, comme tout ce qui arrive à ton maître. Samson Carrasco dit qu'il t'ira trouver, afin de t'ôter le gouvernement de la tête, et à monseigneur don Quichotte la folie de sa cervelle; quant à moi, je ne fais qu'en rire, en considérant mon collier de corail, et je songe toujours à l'habit que je vais faire à notre fille avec celui que tu m'as envoyé. J'envoie des glands à madame la duchesse, et je voudrais qu'ils fussent d'or; toi, envoie-moi quelque collier de perles, si l'on en porte dans ton île.

«Maintenant voici les nouvelles de notre village: la Berruca a marié sa fille avec un mauvais barbouilleur, qui était venu ici pour peindre tout ce qu'il rencontrerait. L'ayuntamiento[119] l'a chargé de peindre les armoiries royales sur la porte de la maison commune; il a demandé deux ducats par avance; il a travaillé huit jours, et comme il n'a pu en venir à bout, il a dit pour raison qu'il n'était pas fait pour peindre de pareilles bagatelles. Il a donc rendu l'argent, et malgré tout il s'est marié à titre de bon ouvrier: il est vrai que depuis il a quitté le pinceau pour la pioche, et qu'il va aux champs comme un gentilhomme. Le fils de Pedro Lobo veut se faire prêtre; il a déjà reçu la tonsure; la petite-fille de Mingo Silvato, Minguilla, l'a su, et elle va lui faire un procès, parce qu'il lui avait promis de l'épouser: les mauvaises langues disent qu'elle est enceinte de son fait, mais lui s'en défend comme un beau diable.

«Il n'y a point chez nous d'olives cette année, et l'on ne saurait trouver une goutte de vinaigre dans tout le pays. Une compagnie de soldats est passée par ici, et ils ont emmené chemin faisant trois filles du village; je ne veux pas te les nommer parce qu'elles reviendront peut-être, et alors il ne manquera pas de gens pour les épouser, avec leurs taches bonnes ou mauvaises. Notre petite travaille à faire du réseau, et elle gagne par jour huit maravédis, qu'elle met dans une bourse, pour amasser son trousseau: mais à cette heure que tu es gouverneur, tu lui donneras une dot sans qu'elle ait besoin de travailler pour cela. La fontaine de la place s'est tarie, et le tonnerre est tombé sur la potence; plaise à Dieu qu'il en arrive autant à toutes les autres. J'attendrai ta réponse et ta décision pour mon voyage à la cour. Dieu te donne bonne et longue vie, je veux dire autant qu'à moi, car je ne voudrais pas te laisser seul dans ce monde.

«Ta femme, Thérèse Panza

Les deux lettres furent trouvées admirables et dignes d'éloges; pour mettre le sceau à la bonne humeur de l'assemblée, on vit entrer le courrier qui apportait à don Quichotte la lettre de Sancho. On la lut de même devant ceux qui étaient là: mais elle fit quelque peu douter de la simplicité du gouverneur. La duchesse alla se renfermer avec le page qui revenait du village de Thérèse Panza, et lui fit tout conter, jusqu'à la moindre circonstance. Le page lui présenta les glands, et de plus un fromage que la bonne dame lui envoyait comme chose d'une délicatesse exquise.

Mais il est temps de retourner à Sancho, fleur et miroir de tous les gouverneurs insulaires.


CHAPITRE LIII
DE LA FIN DU GOUVERNEMENT DE SANCHO PANZA.

S'imaginer que dans cette vie les choses doivent rester toujours en même état, c'est se tromper étrangement. Au printemps succède l'été, à l'été l'automne, à l'automne l'hiver; et le temps, revenant chaque jour sur lui-même, ne cesse de tourner ainsi sur cette roue perpétuelle. L'homme seul court à sa fin sans espoir de se renouveler, si ce n'est dans l'autre vie, qui n'a point de bornes. Ainsi parle Cid Hamet, philosophe mahométan, car cette question de la rapidité et de l'instabilité de la vie présente et de l'éternelle durée de la vie future, bien des gens, quoique privés de la lumière de la foi, l'ont comprise par la seule lumière naturelle. Mais ici notre auteur n'a voulu que faire allusion à la rapidité avec laquelle le gouvernement de Sancho s'éclipsa, s'anéantit, et s'en alla en fumée.

La septième nuit de son gouvernement, Sancho était dans son lit, plus rassasié de procès que de bonne chère, plus fatigué de rendre des jugements et de donner des avis, que de toute autre chose; il cherchait dans le sommeil à se refaire de tant de fatigues, et commençait à fermer les yeux, quand tout à coup il entendit un bruit épouvantable de cris et de cloches qui lui fit croire que l'île entière s'écroulait. Il se leva en sursaut sur son séant, et prêta l'oreille pour démêler la cause d'un si grand vacarme; non-seulement il n'y comprit rien, mais un grand bruit de trompettes et de tambours vint encore se joindre aux cris et au son des cloches. Plein d'épouvante et de trouble, il saute à terre, et court pieds nus et en chemise à la porte de sa chambre. Au même instant, il voit se précipiter par les corridors un grand nombre de gens armés d'épées et portant des torches enflammées: Aux armes! aux armes! criaient-ils; seigneur gouverneur, les ennemis sont dans l'île, et nous périssons si votre valeur et votre prudence nous font défaut. Puis, arrivés près de Sancho, qui était plus mort que vif: Que Votre Grâce s'arme à l'instant, lui dirent-ils tous ensemble, ou nous sommes perdus.

Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

Furne, Jouvet et Cie, édit.

Aux armes! criaient-ils; seigneur gouverneur, les ennemis sont dans l'île (p. 529).

A quoi bon m'armer? répondit Sancho; est-ce que je connais quelque chose en fait d'attaque et de défense? Il faut laisser cela à mon maître don Quichotte, qui dépêchera vos ennemis en un tour de main; quant à moi, pauvre pécheur, je n'y entends rien.

Quelle froideur est-ce là? armez-vous, seigneur, repartit un d'entre eux; voici des armes offensives et défensives: guidez-nous, comme notre chef et notre gouverneur.

Eh bien, que l'on m'arme; et à la grâce de Dieu, répondit Sancho.

Aussitôt on apporta deux grands boucliers, qu'on lui attacha l'un par devant, l'autre par derrière, en les liant étroitement avec des courroies, les bras seuls étant laissés libres, de façon que le pauvre homme, une fois enchâssé, ne pouvait ni remuer, ni seulement plier les genoux. Cela fait, on lui mit dans la main une lance sur laquelle il fut obligé de s'appuyer pour se tenir debout. Quand il fut équipé de la sorte, on lui dit de marcher le premier, afin d'animer tout le monde au combat, ajoutant que tant qu'on l'aurait pour guide, on était assuré de la victoire.

Et comment diable marcherais-je? répondit Sancho: entre ces planches où vous m'avez emboîté, je ne puis seulement pas plier le jarret. Ce qu'il faut faire, c'est de m'emporter à bras et de me placer en travers ou debout à quelque poterne que je défendrai ou avec ma lance ou avec mon corps.

Allons donc, seigneur gouverneur, dit un de ces gens, ce ne sont pas vos armes, c'est bien plutôt la peur qui vous empêche de marcher: hâtez-vous; le bruit augmente et le danger redouble.

A ces exhortations et à ces reproches, le pauvre Sancho essaya de se remuer; mais dès les premiers pas il tomba si lourdement qu'il crut s'être mis en pièces. Il demeura par terre étendu tout de son long, assez semblable à une tortue sous son écaille, ou à quelque barque échouée sur le sable. Mais ces impitoyables railleurs n'en eurent pas plus de compassion: au contraire, ils éteignirent leurs torches, et simulant le bruit de gens qui combattent, ils passèrent et repassèrent plus de cent fois sur le corps du gouverneur, donnant de grands coups d'épée sur le bouclier qui le couvrait, pendant que se ramassant de son mieux dans cette étroite prison, le pauvre diable suait à grosses gouttes, et priait Dieu de tout son cœur de le tirer d'un si grand péril. Les uns trébuchaient, d'autres tombaient sur lui, il y en eut même un qui, après lui avoir monté sur le dos, se mit à crier comme d'une éminence, et simulant l'office de général: Courez par ici, l'ennemi vient de ce côté; qu'on garde cette brèche, qu'on ferme cette porte; rompez les échelles; vite, vite, de la poix et de la résine; qu'on apporte des chaudrons pleins d'huile bouillante, qu'on couvre les maisons avec des matelas; puis il continuait à nommer l'un après l'autre tous les instruments et machines de guerre dont on se sert dans une ville prise d'assaut.

Quant au malheureux Sancho, étendu par terre, foulé aux pieds et demi mort de peur, il murmurait entre ses dents: Plût à Dieu que l'île fût déjà prise, et que je me visse mort ou délivré de cette horrible angoisse! Enfin le ciel eut pitié de lui, et lorsqu'il s'y attendait le moins, il entendit crier: Victoire, victoire! les ennemis sont en fuite. Allons, seigneur, levez-vous, venez jouir de votre triomphe et prendre votre part des dépouilles conquises par votre bras invincible.

Qu'on me lève, dit Sancho tristement. Quand on l'eut aidé à se remettre sur ses pieds: L'ennemi que j'ai tué, ajouta-t-il, je consens qu'on me le cloue sur le front; quant aux dépouilles, vous pouvez vous les partager, je n'y prétends rien. S'il me reste ici un ami, qu'il me donne un peu de vin; le cœur me manque, et, pour l'amour de Dieu, qu'on m'essuie le visage, je suis tout en eau.

On l'essuya, on lui donna du vin, on le débarrassa des boucliers; enfin, se voyant libre, il voulut s'asseoir sur son lit, mais il tomba évanoui de fatigue et d'émotion.

Les mystificateurs commençaient à se repentir d'avoir poussé si loin la plaisanterie, lorsque Sancho, en revenant à lui, calma la crainte que leur avait causée sa pâmoison. Il demanda quelle heure il était; on lui répondit que le jour venait de poindre. Aussitôt, sans ajouter un mot, il acheva de s'habiller, laissant tous les assistants surpris de l'empressement qu'il y mettait. Quand il eut terminé, quoique avec bien de la peine, tant il était brisé de fatigue, il se dirigea vers l'écurie, suivi de tous ceux qui étaient là, puis s'approchant du grison, il le prit tendrement entre ses bras, lui donna un baiser sur le front, et lui dit les yeux pleins de larmes: Viens çà, mon fidèle ami, viens, cher compagnon de mes aventures et de mes travaux; quand je cheminais avec toi, sans autre souci que d'avoir à raccommoder ton harnais et soigner ta gentille personne, heureux étaient mes heures, mes jours, mes années. Mais depuis que je t'ai quitté pour me laisser emporter sur les tours de l'ambition et de l'orgueil, tout a été pour moi souffrances, inquiétudes et misères. En parlant ainsi, Sancho passait le licou à son âne, et lui ajustait le bât; le grison bâté, il monta dessus avec beaucoup d'efforts, et s'adressant au majordome, au maître d'hôtel et au docteur Pedro Rezio: Place, place, messeigneurs, leur dit-il, laissez-moi retourner à mon ancienne liberté; laissez-moi retourner à ma vie passée, pour me ressusciter de cette mort présente. Je ne suis point né pour être gouverneur; mon lot est de conduire la charrue, de manier la pioche et de tailler la vigne, et non de donner des lois ou de défendre des îles contre ceux qui viennent les attaquer. Saint-Pierre est bien à Rome, je veux dire que chacun doit rester chez lui et faire son métier. Faucille me sied mieux en main que bâton de commandement; je préfère me rassasier de soupe à l'oignon, que d'être à la merci d'un méchant médecin, qui me fait mourir de faim. Je dors mieux en été, à l'ombre d'un chêne, que l'hiver entre deux draps de fine toile de Hollande et enveloppé de riches fourrures. Adieu, adieu encore une fois. Dites à monseigneur le duc que nu je suis né, nu je me trouve; je veux dire qu'entré ici sans un maravédis, j'en sors les mains vides, tout au rebours des autres gouverneurs. Allons, gare! vous dis-je; laissez-moi passer, que j'aille me graisser les côtes, car il me semble que je les ai rompues, grâce aux ennemis qui se sont promenés cette nuit sur mon estomac.

Arrêtez, seigneur gouverneur, lui dit le docteur Pedro Rezio; arrêtez, je vais vous faire donner un breuvage qui vous remettra dans un instant; quant à votre table, je promets à Votre Grâce de m'amender, et de lui laisser à l'avenir manger tout ce qu'il lui plaira.

Grand merci, reprit Sancho, il est trop tard; j'ai envie de rester comme de me faire Turc. Ce n'est pas moi qu'on attrape deux fois de la même façon, et si jamais il me prend envie d'avoir un gouvernement, que je meure avant que d'y mettre le pied. Je suis de la famille des Panza; ils sont tous entêtés comme des mulets, et quand une fois ils ont dit non, ils n'en démordraient pas pour tout l'or du monde. Je laisse ici les ailes de la vanité qui ne m'ont enlevé dans les airs qu'afin de me faire manger aux hirondelles et aux oiseaux de proie; je redescends sur terre pour y marcher comme auparavant, et si je n'ai pas de chaussures de maroquin piqué, au moins ne manquerais-je jamais de sandales de cordes. Adieu, encore une fois, qu'on me laisse passer, car il se fait tard.

Seigneur gouverneur, dit le majordome, nous laissons partir Votre Grâce, puisqu'elle le veut, quoique ce ne soit pas sans regret que nous consentions à perdre un homme de votre mérite, et dont la conduite a été si chrétienne; mais tout gouverneur qui se démet de sa charge est obligé de rendre compte de son administration: rendez le vôtre, s'il vous plaît, après quoi nous ne vous retenons plus.

Personne n'a le droit de me demander des comptes, repartit Sancho, s'il n'en a reçu le pouvoir de monseigneur le duc; je m'en vais le trouver, et c'est à lui que je les rendrai. D'ailleurs, je sors d'ici nu, et cela me dispense d'autre preuve.

Le seigneur Sancho a raison, dit Pedro Rezio, il faut le laisser aller; d'autant plus que monseigneur sera enchanté de le revoir.

Tout le monde fut du même sentiment, et on le laissa partir en lui offrant de l'accompagner et de lui fournir ce qui serait nécessaire pour faire commodément son voyage. Sancho répondit qu'il ne voulait qu'un peu d'orge pour son âne, et pour lui un morceau de pain et du fromage; que le chemin étant si court, il n'avait pas besoin d'autre chose. Tous l'embrassèrent; lui les embrassa aussi en pleurant, les laissant non moins étonnés de son bon sens que de la prompte et énergique résolution qu'il avait prise.


CHAPITRE LIV
QUI TRAITE DES CHOSES RELATIVES A CETTE HISTOIRE ET NON A D'AUTRES.

Le duc et la duchesse résolurent de donner suite au défi qu'avait porté don Quichotte à leur vassal, pour le motif dont nous avons parlé plus haut; mais comme le jeune homme était en Flandre, où il s'était enfui afin de ne pas épouser la fille de la señora Rodriguez, ils imaginèrent de lui substituer un laquais gascon, appelé Tosilos. Après avoir donné à cet homme les instructions nécessaires pour bien jouer son personnage, le duc déclara à don Quichotte que dans un délai de quatre jours son adversaire viendrait, armé de toutes pièces, se présenter en champ clos et soutenir par la moitié de sa barbe, et même par sa barbe entière, que la jeune fille mentait en affirmant qu'il lui avait promis de l'épouser. Grande fut la joie de notre héros d'avoir rencontré une si belle occasion de montrer à ses illustres hôtes sa valeur et la force de son bras formidable; aussi dans son impatience, ces quatre jours lui semblèrent-ils autant de siècles. Pendant qu'il se repose bien malgré lui, allons tenir compagnie à Sancho qui, moitié triste, moitié joyeux, venait retrouver son maître, plus content toutefois de se sentir sur son fidèle grison qu'affligé de la perte de son gouvernement.

Il n'était pas encore bien loin de son île, de sa ville ou de son village, car on n'a jamais su précisément ce que c'était, quand il vit venir six pèlerins étrangers. Arrivés près de lui, ces pèlerins se rangèrent sur deux files et se mirent à chanter à tue-tête dans une langue dont Sancho ne put rien démêler, sinon le mot aumône. Il en conclut que toute la chanson n'avait pas d'autre but, et comme il était naturellement charitable, il leur offrit le pain et le fromage qu'il portait dans son bissac, leur faisant entendre par signes qu'il n'avait rien de plus. Les pèlerins acceptèrent l'aumône en criant: Geld! geld[120]!

Je ne vous comprends pas, frères, dit Sancho; que voulez-vous!

L'un d'eux alors tira une bourse de son sein, pour faire entendre à Sancho qu'ils demandaient de l'argent; mais lui, ouvrant la main et écartant les doigts, afin de leur montrer qu'il ne possédait pas une obole, piqua son grison et voulut passer au milieu d'eux. Mais un de ces étrangers, qui l'avait reconnu, l'arrêta, et l'embrassant lui dit en castillan: Sainte Vierge! qu'est-ce que je vois? n'est-ce pas mon ami, mon bon voisin Sancho Panza? Oui! par ma foi, c'est bien lui, car je ne suis ni ivre ni endormi.

Tout surpris d'entendre prononcer son nom et de se sentir embrasser, Sancho regarda longtemps cet homme sans rien dire; mais il avait beau le considérer, il ne pouvait se rappeler ses traits. Comment se peut-il, lui dit alors le pèlerin, que tu ne reconnaisses pas ton voisin Ricote le Morisque, le mercier de notre village?

Et qui diable t'aurait reconnu sous ce costume? reprit Sancho en l'examinant de plus près; mais comment oses-tu revenir en Espagne? Malheur à toi, mon pauvre ami, si tu venais à être découvert; tu n'aurais pas à te louer de l'aventure.

Si tu te tais, répondit le pèlerin, je suis bien sûr que personne ne me reconnaîtra sous cet habit. Mais quittons le grand chemin, et allons dans ce bois où mes camarades veulent dîner et faire la sieste: ce sont de braves gens, tu dîneras avec eux, et là je pourrai te conter ce qui m'est arrivé depuis cet édit que le roi a fait publier contre les débris de notre malheureuse nation.

On l'essuya, on lui donna du vin, on le débarrassa des boucliers (p. 531).

Sancho y consentit, et Ricote ayant parlé à ses compagnons, tous s'enfoncèrent dans le bois qui était en vue, s'éloignant ainsi de la grand'route. Arrivés là, ils se débarrassèrent de leurs bourdons, de leurs mantelets, et restèrent en justaucorps. Ils étaient jeunes, enjoués et de bonne mine, hormis Ricote qui était déjà avancé en âge; chacun d'eux portait une besace bien pourvue, au moins de ces viandes qui appellent la soif de deux lieues. Ils s'assirent sur l'herbe, qui leur servit de nappe, et tous alors fournissant ce qu'ils portaient dans leur bissac, la place se trouva en un clin d'œil couverte de pain, de noix, de fromage et de quelques os où il restait encore à ronger, sans compter une espèce de saucisson appelé cavial, composé de ces œufs d'esturgeon, grands provocateurs de l'appétit. Il s'y trouva aussi des olives en quantité, lesquelles, quoiqu'un peu sèches, ne laissaient pas d'être de bon goût. Mais ce qui fit ouvrir les yeux à Sancho, c'étaient six grandes outres de vin, chacun ayant fourni la sienne, sans compter celle de Ricote qui seule valait toutes les autres ensemble. Enfin nos gens se mirent à manger, mais lentement et en savourant chaque morceau. Puis tout à coup, levant les bras et les outres en l'air, le goulot sur la bouche et les yeux fixés au ciel, comme s'ils y avaient pris leurs points de mire, ils restèrent tous un bon quart d'heure à transvaser le vin dans leur estomac. Sancho admirait cette harmonie muette, et ne pensait déjà plus au gouvernement qu'il venait de quitter. Afin de se mettre à l'unisson, il pria Ricote de lui prêter son outre, et l'ayant embouchée, il fit voir qu'il ne manquait pour cet exercice ni de méthode ni d'haleine.

De temps en temps, un des pèlerins prenant la main de Sancho, lui disait: Espagnoli y Tudesqui, tuto uno bon compagno; et Sancho répondait: Bon compagno jura di; puis il éclatait de rire, mettant en oubli sa mésaventure; en effet, sur le temps où l'on est occupé à manger ou à boire, les soucis n'ont guère de prise. Quatre fois nos gens recommencèrent à jouer de leurs musettes, mais à la cinquième fois elles se désenflèrent si bien, qu'il n'y eut plus moyen d'en rien tirer: toutefois, si le vin fit défaut, le sommeil ne leur manqua pas, car ils s'endormirent sur la place. Ricote et Sancho, se trouvant plus éveillés, pour avoir moins bu, laissèrent dormir leurs compagnons, et allèrent s'asseoir au pied d'un hêtre, où le pèlerin, quittant sa langue maternelle pour s'exprimer en bon castillan, parla de la sorte:

Tu n'as pas oublié, ami Sancho, quelle terreur s'empara des nôtres quand le roi fit publier son édit contre les Mores; je fus si alarmé moi-même, que craignant de ne pouvoir quitter l'Espagne assez tôt, je me voyais déjà traîner au supplice avec mes enfants. Toutefois, ne trouvant pas que nous fissions sagement de fuir avec tant de hâte, je résolus de laisser ma famille dans notre village, et d'aller seul chercher quelque endroit où je pusse la mettre en sûreté. Je m'étais bien aperçu, ainsi que les plus habiles de notre nation, que cet édit n'était pas une vaine menace, mais une résolution arrêtée. En effet, connaissant les mauvaises intentions de beaucoup d'entre nous, intentions qu'ils ne cachaient pas, je restai convaincu que Dieu seul avait pu mettre dans l'esprit du roi une résolution si soudaine et si rigoureuse. Non pas que nous fussions tous coupables: car parmi nous, il se trouvait des chrétiens sincères, mais en si petit nombre qu'à parler franchement, souffrir tant d'ennemis dans le royaume, c'était nourrir un serpent dans son sein. Quoi qu'il en soit, le bannissement, trop doux pour quelques-uns, fut trop sévère pour ceux qui, non plus que moi, n'avaient pas de mauvais desseins. Depuis cette époque, dans quelque endroit que nous portions nos pas, nous regrettons toujours l'Espagne, notre berceau, ne trouvant point ailleurs le repos que nous espérions. Nous avions cru qu'en Barbarie et en Afrique on nous recevrait à bras ouverts, mais c'est là qu'on nous méprise et qu'on nous maltraite le plus. Hélas! nous n'avons connu notre bonheur qu'après l'avoir perdu; aussi notre désir de revoir l'Espagne est si grand, que la plupart d'entre nous, qui en savent fort bien la langue, n'ont pas craint d'abandonner femme et enfants pour y revenir.

Je quittai donc notre village, et je partis pour la France avec quelques-uns des nôtres; quoique nous y fussions bien reçus, le désir me prit d'aller plus loin. Je passai en Italie, et de là en Allemagne, où il me sembla qu'on vivait avec encore plus de sécurité, car presque partout il y a une grande liberté de conscience. Je m'assurai d'une maison proche d'Augsbourg, et m'associai à ces pèlerins qui ont coutume de venir visiter les sanctuaires de l'Espagne, visite qui pour eux vaut les mines du Pérou. Chaque année, ils la parcourent tout entière, et il n'y a point de village qu'ils ne quittent repus jusqu'à la gorge, et emportant un bon sac d'argent. Cet argent ils ont soin de l'échanger contre de l'or, dont ils remplissent le creux de leurs bourdons, ou bien ils le cousent dans les plis de leurs mantelets; puis, à force d'industrie, ils parviennent à sortir d'Espagne avec leur butin, malgré la rigoureuse surveillance des gardiens des passages. Aujourd'hui, ami Sancho, mon intention est de reprendre l'argent que j'ai enfoui avant de partir; et comme c'est hors de notre village, je pourrai le faire sans péril, après quoi j'irai de Valence à Alger rejoindre ma femme et ma fille. De là, nous repasserons en France, d'où je les emmènerai en Allemagne, en attendant ce que Dieu voudra faire de nous; car enfin je suis certain que ma femme et ma fille sont bonnes catholiques; quant à moi, quoique je ne le sois pas autant, je suis plus chrétien que More, et tous les jours je prie Dieu de m'ouvrir les yeux davantage, et de m'apprendre comment il veut que je le serve. Mais ce qui m'étonne le plus, Sancho, c'est que ma femme ait mieux aimé aller vivre en Barbarie qu'en France, où elle et sa fille pourraient librement pratiquer leur religion.

Oh! cela n'a pas dépendu d'elles, dit Sancho, c'est Jean Tiopevo, ton beau-frère, qui les a emmenées: et comme c'est un vrai More, il n'a songé qu'à ce qui l'accommodait le mieux. Mais veux-tu que je te dise, Ricote: je suis certain que tu irais en vain chercher ton trésor, tu ne le trouveras plus, car nous avons su qu'on avait pris à ton beau-frère et à ta femme des perles et beaucoup d'argent qu'ils allaient faire enregistrer.

Cela peut être, répliqua Ricote, mais je suis bien certain qu'ils n'ont point touché à mon trésor, n'ayant confié le secret à personne, de crainte de malheur. Si tu veux venir avec moi et m'aider à l'emporter, je te promets deux cents écus: cet argent pourra te mettre à l'aise, car je sais, mon ami, que tu n'es pas bien riche.

Je le ferais volontiers, repartit Sancho, mais je ne suis point aussi intéressé que tu pourrais le croire. Si j'aimais la richesse, je n'aurais pas quitté ce matin un office où je pouvais faire d'or les murs de ma maison, et avant qu'il fût six mois manger dans des plats d'argent. Et pour cette raison, comme aussi parce que ce serait trahir le roi notre maître, que d'aider ses ennemis, je n'irais pas avec toi, quand au lieu de deux cents écus tu m'en offrirais le double.

Quel office as-tu donc quitté? demanda Ricote.

J'ai quitté le gouvernement d'une île, mais d'une île, vois-tu, qui n'a pas sa pareille à un quart de lieue à la ronde, répondit Sancho.

Et où est-elle située, cette île? continua Ricote.

Où elle est? A deux lieues d'ici, répliqua Sancho, et elle s'appelle l'île de Barataria.

Que dis-tu là, reprit Ricote; est-ce qu'il y a des îles en terre ferme?

Pourquoi non? reprit Sancho. Je te dis, mon ami, que j'en suis parti ce matin, et qu'hier encore je la gouvernais à ma fantaisie; malgré tout, je l'ai quittée, parce qu'il m'est avis que l'office de gouverneur est dangereux.

Et qu'as-tu gagné dans ton gouvernement? demanda Ricote.

Ce que j'y ai gagné? répondit Sancho; par ma foi, j'y ai gagné d'apprendre que je ne suis pas bon à être gouverneur, si ce n'est d'un troupeau de chèvres, et que les richesses amassées dans les gouvernements coûtent le repos et le sommeil, voire même le boire et le manger. Dans les îles, il faut que les gouverneurs ne mangent presque rien, surtout s'ils ont des médecins qui prennent soin de leur santé.

Je ne sais ce que tu veux dire, répliqua Ricote. Hé! qui diable pouvait s'aviser de te donner une île à gouverner? manque-t-il d'habiles gens au monde, qu'il faille prendre des paysans pour en faire des gouverneurs? Tu rêves, mon pauvre ami. Vois seulement si tu veux venir avec moi pour m'aider à emporter mon trésor. Je t'assure qu'il en mérite bien le nom, et je te donnerai ce que je t'ai promis.

Je t'ai déjà dit que je ne le veux pas, répondit Sancho; mais sois sûr de n'être pas dénoncé par moi. Adieu; continue ton chemin, et laisse-m'en faire autant: si le bien gagné honnêtement se perd quelquefois, à plus forte raison le bien mal acquis doit-il se perdre avec son maître.

Je n'insiste pas, reprit Ricote, mais tu ne sais pas ce que tu refuses. Dis-moi, étais-tu dans le village quand mon beau-frère emmena ma femme et ma fille?

Vraiment oui, j'y étais, répondit Sancho, et tout le monde trouvait ta fille si belle, qu'on sortait en foule pour la voir: chacun la suivait des yeux, disant que c'était la plus jolie fille d'Espagne. La pauvre créature pleurait en embrassant ses amies, les priant de la recommander à Dieu et à sa sainte mère. Elle nous faisait pitié, tant elle était triste, et je ne pus m'empêcher de pleurer, moi qui ne suis pas un grand pleurard. Bien des gens voulaient la cacher; d'autres, s'ils n'eussent pas craint l'édit de Sa Majesté, de l'enlever par les chemins. Don Pedro Gregorio, ce jeune homme que tu connais, et qui est si riche, se démenait fort pour elle: il l'aimait beaucoup, à ce qu'on dit; aussi ne l'a-t-on plus revu depuis qu'elle est partie, et nous crûmes tous qu'il avait couru après elle pour l'enlever, mais on n'en a pas entendu parler jusqu'à cette heure.

Par ma foi, dit Ricote, j'avais toujours cru ce jeune homme amoureux de ma fille; mais comme je me fiais à elle, je m'en inquiétais peu. Tu sais bien, Sancho, que les Morisques ne se marient guère par amour avec les vieux chrétiens; et ma fille, ce me semble, songeait moins à se marier qu'à devenir bonne chrétienne; aussi je pense qu'elle se souciait fort peu des poursuites de ce gentilhomme.

Dieu le veuille, repartit Sancho, car cela ne convient ni à l'un ni à l'autre. Adieu, mon ami; laisse-moi partir; je veux aller ce soir retrouver mon maître, le seigneur don Quichotte.

Que Dieu t'accompagne, frère Sancho, dit Ricote. Aussi bien, voilà mes compagnons qui s'éveillent, et il est temps de continuer notre chemin.

Après s'être embrassés, Sancho monta sur son âne, Ricote prit son bourdon, et ils se séparèrent.


CHAPITRE LV
DE CE QUI ARRIVA A SANCHO EN CHEMIN.

Pour avoir passé trop de temps à s'entretenir avec Ricote, Sancho ne put arriver de jour au château du duc, et il en était encore à une demi-lieue quand la nuit le surprit. Comme on était au printemps, il ne s'en mit pas en peine; seulement, il s'écarta de la route dans l'intention de se procurer un gîte. Mais sa mauvaise étoile voulut qu'en cherchant un endroit pour passer la nuit, lui et son grison tombèrent dans un sombre et profond souterrain qui se trouvait au milieu de bâtiments en ruine. Lorsque Sancho sentit la terre lui manquer, il se recommanda à Dieu avec ferveur, se croyant déjà au fond des abîmes; pourtant, il en fut quitte à meilleur marché, car à quatre toises il se trouva sur la terre ferme et assis sur sa monture sans s'être fait aucun mal. Il commença par se tâter par tout le corps, et retint son haleine pour s'assurer s'il n'avait aucune blessure; quand il se sentit bien portant, il rendit grâces au ciel de l'avoir préservé d'un danger où il avait failli se mettre en pièces. Le pauvre diable porta aussitôt ses mains de tous côtés pour voir s'il n'y avait pas moyen de se tirer de là; mais les murs étaient si droits et si escarpés qu'il lui était impossible d'y grimper. Désolé de cette découverte, il le fut bien davantage quand il entendit son grison se plaindre douloureusement, et certes avec sujet, car il était en assez piteux état.

Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

Furne, Jouvet et Cie, édit.

Ricote et Sancho allèrent s'asseoir au pied d'un hêtre (p. 534).

Hélas! hélas! s'écria Sancho, que d'accidents imprévus dans ce misérable monde! Qui aurait dit que l'homme qui était hier gouverneur d'une île, commandant à ses serviteurs et à ses vassaux, se verrait aujourd'hui seul, sans serviteurs ni vassaux pour le secourir! Faudra-t-il donc, mon pauvre grison, que tous les deux nous mourions de faim ici, ou toi de tes blessures, et moi de chagrin! Encore si j'étais aussi chanceux que le fut monseigneur don Quichotte dans la caverne de Montesinos, où il trouva la nappe mise et son lit tout prêt! Mais que trouverai-je dans ce maudit trou, sinon des couleuvres et des crapauds? Malheureux que je suis! où ont abouti mes folies et mes caprices? Si du moins nous étions morts dans notre pays et parmi les gens de notre connaissance, nous n'eussions pas manqué d'âmes charitables pour nous pleurer et nous fermer les yeux à notre dernière heure! O mon fidèle ami, mon cher compagnon, quelle récompense je donne à tes bons services! mais pardonne-moi, et prie la fortune qu'elle nous tire de ce mauvais pas, après quoi tu verras que je ne suis pas ingrat, et je te promets double ration.

Pendant que le maître se lamentait de la sorte, l'âne restait immobile, tant grande était l'angoisse que le pauvre animal endurait. Le jour revint, et aux premières clartés de l'aurore, Sancho, voyant qu'il était absolument impossible, sans être aidé, de sortir de cette espèce de puits, recommença à se lamenter et à jeter de grands cris pour appeler du secours. Mais personne ne l'entendait, et il se tint pour mort, surtout en voyant son âne couché à terre, les oreilles basses et faisant fort triste mine. Enfin, il l'aida à se remettre sur ses pieds, non sans beaucoup de peine; puis, ayant tiré un morceau de pain de son bissac, il le lui donna en disant: Tiens, mon enfant, quand on a du pain, les maux se sentent moins.

L'infortuné Sancho était dans cette cruelle anxiété, cherchant de tous côtés remède à son malheur, quand il découvrit à l'un des bouts du souterrain une ouverture assez grande pour qu'un homme pût y passer. Il s'y glissa à quatre pattes, et il vit qu'à l'autre bout le trou allait toujours s'élargissant. Revenant sur ses pas, il prit une pierre avec laquelle il pratiqua une brèche capable de livrer passage à son âne, et, le tirant par le licou, il commença à cheminer le long du souterrain. Tantôt il marchait à tâtons, tantôt il entrevoyait la lumière, mais toujours avec une égale frayeur. Dieu puissant, se disait-il, mon maître trouverait ceci une excellente aventure, tandis que moi, malheureux, privé de conseil et dénué de courage, il me semble à tous moments que la terre va me manquer sous les pieds. Tout en se lamentant, et après avoir fait, à ce qu'il crut, près de demi-lieue, il commença à découvrir un faible jour qui se glissait par une étroite fissure, et il espéra revoir la lumière encore une fois. Mais Ben-Engeli le laisse là pour retourner à don Quichotte, lequel attendait avec autant d'impatience que de joie le jour fixé pour le combat qu'il devait livrer au séducteur de la fille de la señora Rodriguez.

Or, comme ce matin-là notre héros était sorti pour tenir son cheval en haleine et le disposer au combat du lendemain, il arriva qu'à la suite d'une attaque simulée à toute bride, Rossinante vint mettre les pieds de devant sur le bord d'un trou dans lequel, sans la vigueur du cavalier qui arrêta sa monture sur les jarrets de derrière, tous deux seraient tombés infailliblement. La curiosité de don Quichotte l'engagea à voir de plus près ce que c'était: il s'approcha sans mettre pied à terre. Pendant qu'il considérait cette large ouverture, de grands cris, partis du fond, vinrent frapper son oreille: Hélas! disait une voix, n'y a-t-il point là-haut quelque chrétien qui m'entende, quelque chevalier charitable qui ait pitié d'un malheureux pécheur enterré tout vivant, d'un pauvre gouverneur qui n'a pas su se gouverner lui-même?

Surpris au dernier point, don Quichotte crut reconnaître la voix de Sancho, et, pour s'en assurer, il cria de toute sa force: Qui es-tu là-bas, toi qui te plains ainsi?

Et qui peut se plaindre, répondit la voix, si ce n'est le malheureux Sancho Panza, ci-devant écuyer du fameux chevalier don Quichotte de la Manche, et, pour ses péchés, gouverneur de l'île Barataria?

Ces paroles redoublèrent la surprise du chevalier. S'imaginant que Sancho était mort, et que son âme faisait là son purgatoire, il répondit à son tour: En ma qualité de chrétien catholique, je t'engage à me déclarer qui tu es. Si tu es une âme en peine, dis-moi ce que tu veux que je fasse pour te soulager, car ma profession étant de secourir tous les affligés, je puis aussi porter secours à ceux de l'autre monde qui ne sauraient s'aider eux-mêmes.

Vous qui me parlez, reprit la voix, vous êtes donc monseigneur don Quichotte de la Manche; car à l'accent et à la parole ce ne peut être que lui.

Oui, oui, répliqua notre héros, je suis ce don Quichotte qui a fait profession de secourir et d'assister en leurs nécessités les vivants et les morts; apprends-moi donc qui tu es toi-même, car tu me tiens en grand souci. Si tu es Sancho mon écuyer, et si tu as cessé de vivre, pourvu que les diables ne t'aient point emporté, et que par la miséricorde de Dieu tu sois seulement en purgatoire, notre mère la sainte Église catholique a des prières efficaces pour abréger tes peines; de ma part j'y emploierai tous mes efforts: achève donc de t'expliquer et dis-moi qui tu es.

Je jure Dieu, seigneur don Quichotte, répondit la voix, et je fais serment que je suis Sancho Panza, votre écuyer, et que je ne suis jamais mort depuis que je suis dans ce monde; mais qu'après avoir quitté mon gouvernement pour des raisons qu'il serait trop long de raconter, je tombai hier dans ce trou où je suis encore avec le grison qui ne me laissera pas mentir à telles enseignes, qu'il est à mes côtés.

En ce moment, comme s'il eût compris son maître et voulu lui rendre témoignage, l'âne se mit à braire si puissamment, que toute la caverne en retentit.

Voilà un témoin irrécusable, dit don Quichotte; au bruit je reconnais l'âne, et le maître à sa parole. Attends un peu, mon pauvre ami, je m'en vais au château qui est tout proche, et j'amènerai des gens pour te tirer d'ici.

Dépêchez-vous, je vous prie, seigneur, car je suis au désespoir de me voir enterré tout vivant, et je me sens mourir de peur.

Don Quichotte alla conter l'aventure au duc et à la duchesse, qui savaient que ce souterrain existait depuis un temps immémorial; mais ce qui surtout les surprit, ce fut d'apprendre que Sancho avait quitté son gouvernement sans qu'on leur eût donné avis de son départ. On courut avec des cordes et des échelles, et à force de bras on ramena Sancho et le grison à la lumière du soleil. Un étudiant qui se trouvait là par hasard ne put s'empêcher de dire en voyant notre écuyer: Il serait bon que tous les mauvais gouverneurs sortissent de leurs gouvernements, comme celui-ci sort de cet abîme, pâle et mourant de faim, et, si je ne me trompe, la bourse très-peu garnie.

Frère, repartit Sancho, il y a huit jours que je suis entré dans l'île qu'on m'avait donné à gouverner; pendant ces huit jours, je n'ai pas mangé mon soûl une seule fois: j'ai été persécuté par les médecins, les ennemis m'ont rompu les os, et je n'ai pas même eu le temps de toucher mes gages. Vous voyez bien que je ne méritais point d'en sortir ainsi; mais l'homme propose et Dieu dispose, et où l'on croit trouver du lard, il n'y souvent pas de crochet pour le pendre. Au reste, Dieu m'entend, et cela me suffit.

Sancho, laisse parler les gens, lui dit son maître; repose-toi sur ta bonne conscience, et qu'on dise ce qu'on voudra. Qui prétendrait attacher toutes les langues n'aurait jamais fini; on mettrait plutôt des portes aux champs. Si un gouverneur est riche, on dit qu'il a volé; s'il est pauvre, on dit que c'est un niais et un imbécile.

Permis de m'appeler un imbécile, répliqua Sancho, mais non de dire que je suis un voleur.

Tout en discourant, ils arrivèrent au château, entourés d'une foule de gens, et ils trouvèrent le duc et la duchesse qui les attendaient dans une galerie. Sancho ne voulut point monter rendre visite au duc et à la duchesse qu'il n'eût mis son grison à l'écurie, car la pauvre bête avait, disait-il, passé une très-mauvaise nuit. Enfin il alla saluer Leurs Excellences: Messeigneurs, dit-il en mettant un genou en terre, je suis allé gouverner votre île de Barataria, parce que Vos Grandeurs l'ont voulu, et non parce que je l'avais mérité: j'y suis entré nu, et nu j'en sors; je n'y ai perdu ni gagné, et si j'ai bien ou mal gouverné, il y a des témoins qui pourront dire ce qui en est. J'ai éclairci des difficultés, jugé des procès, toujours mourant de faim, grâce au docteur Pedro Rezio, naturel de Tirteafuera, médecin de l'île et assassin des gouverneurs. Les ennemis nous ont attaqués nuitamment et mis en grand péril; mais ceux de l'île ont assuré que nous étions victorieux par la force de mon bras; Dieu les récompense dans ce monde et dans l'autre s'ils ne mentent point. Après avoir pesé les charges et les fatigues qu'on rencontre dans les gouvernements, j'ai trouvé le fardeau trop pesant pour mes épaules, et en fin de compte j'ai reconnu que je ne suis pas du bois dont on fait les gouverneurs; aussi, avant que le gouvernement me quittât, j'ai quitté le gouvernement, et hier, de bon matin, j'ai laissé l'île à l'endroit où je l'avais trouvée, avec les mêmes maisons et les mêmes rues, sans y avoir rien changé. Je n'ai rien emprunté à personne, je n'ai fait de profit sur quoi que ce soit, et si, comme cela est, j'ai songé à faire des ordonnances utiles et profitables, j'y ai renoncé bien vite, de peur qu'on ne les observât pas; parce qu'alors les faire ou ne pas les faire, c'est absolument la même chose. Je suis parti sans autre compagnie que celle de mon grison. Pendant la nuit, je suis tombé dans un souterrain, je l'ai parcouru tout du long; puis j'ai tant fait que, le jour venu, j'ai découvert une issue, mais non si facile toutefois que je n'y fusse demeuré jusqu'au jugement dernier sans le secours de mon maître. Voici donc, monseigneur le duc et madame la duchesse, votre gouverneur Sancho Panza, qui, en dix jours qu'il a gouverné, a appris à mépriser le gouvernement, non-seulement d'une île, mais encore du monde entier. Sur quoi je baise très-humblement les pieds de Vos Excellences; et avec leur permission, je retourne au service de monseigneur don Quichotte, avec qui je mange au moins du pain tout mon soûl. Encore bien, je l'avoue, que cela ne m'arrive que par saccades, je m'en rassasie du moins; et pourvu que je m'emplisse le ventre, peu m'importe que ce soit de fèves ou de perdrix.

L'écuyer finit là sa harangue, au grand contentement de son maître, qui mourait de peur qu'il ne lui échappât mille impertinences. Le duc embrassa Sancho, lui disant qu'il regrettait de le voir quitter son gouvernement, mais qu'il lui donnerait dans ses États quelque autre emploi où il aurait moins de peine et plus de profit. La duchesse aussi, recommanda qu'on lui fît faire grande chère et qu'on lui dressât un bon lit, car il paraissait tout moulu et à moitié disloqué.


CHAPITRE LVI
DE L'ÉTRANGE COMBAT DE DON QUICHOTTE ET DU LAQUAIS TOSILOS, AU SUJET DE LA FILLE DE LA SENORA RODRIGUEZ.

Le majordome qui avait accompagné Sancho à Barataria revint le même jour raconter au duc et à la duchesse les faits et gestes de notre gouverneur, et jusqu'à ses moindres paroles; mais ce qui les amusa le plus, ce fut l'assaut simulé de l'île, les frayeurs de Sancho et enfin son départ précipité.

Cependant arriva le jour fixé pour le combat. Dans l'intervalle, le duc avait eu le temps d'instruire son laquais Tosilos des précautions qu'il fallait prendre pour vaincre don Quichotte sans le tuer ni le blesser. Il décida qu'on ôterait le fer des lances, alléguant que les sentiments chrétiens dont il se piquait ne permettaient pas que ce combat pût entraîner la mort, et que les combattants devaient se contenter d'avoir le champ libre sur ses terres, malgré les décrets des conciles qui défendent ce genre de duel, sans le vouloir encore à outrance. Notre héros répondit que le duc pouvait régler les choses comme il l'entendrait; qu'il se conformerait en tout à ses volontés.

Sur l'esplanade du château, le duc avait fait dresser un spacieux échafaud, où devaient se tenir les juges du camp et les dames qui demandaient justice. Le grand jour arrivé, une foule immense de curieux accourut de tous les villages environnants. Jamais dans le pays vivants ou morts n'avaient entendu raconter pareille chose.

Il recommença à se lamenter et à jeter de grands cris pour appeler du secours (p. 538).

Le premier qui parut dans la lice fut le maître des cérémonies; il la parcourut d'un bout à l'autre pour s'assurer qu'il n'y avait aucun piége ou obstacle qui pût faire trébucher les combattants. La duègne et sa fille, dans une contenance affligée et avec leurs voiles tombant jusqu'à terre, vinrent ensuite prendre place. Notre héros était déjà dans la lice, quand par un des angles de la place et au son des trompettes on vit entrer le grand laquais Tosilos, couvert d'armes resplendissantes, le casque en tête et la visière baissée. Il montait un puissant cheval de Frise qui faisait trembler la terre sous ses pas. Tosilos n'avait point oublié les instructions du duc son seigneur, c'est-à-dire d'éviter le premier choc, pour éviter la mort si don Quichotte l'atteignait. Il parcourut la place, et s'approchant des dames, il regarda quelque temps avec beaucoup d'attention, celle qui le réclamait pour époux. Enfin, le juge du camp appela notre chevalier, et suivi de Tosilos, il alla demander aux plaignantes si elles consentaient à prendre pour champion le seigneur don Quichotte de la Manche. Toutes deux s'inclinèrent en répondant qu'elles tenaient pour bon et valable ce qu'il ferait en cette circonstance.

Le duc et la duchesse étaient assis dans une galerie construite au-dessus de l'enceinte et remplie de gens qui attendaient l'issue d'un combat si extraordinaire. Les conditions du champ clos furent que si don Quichotte était vainqueur, le vaincu épouserait la fille de la señora Rodriguez; qu'au contraire, s'il succombait, son adversaire se trouverait relevé de sa promesse. Le maître des cérémonies partagea le soleil aux combattants, et assigna à chacun le lieu où il devait se placer. Puis dès qu'il fut retourné à sa place, les clairons retentirent.

Tout en attendant le dernier signal, don Quichotte s'était recommandé à Dieu et à sa dame Dulcinée; quant à Tosilos, il avait bien d'autres pensées en tête. S'étant mis à considérer son aimable ennemie, elle lui avait semblé la plus charmante créature du monde: aussi le petit dieu qu'on appelle Amour ne voulut-il pas perdre l'occasion de triompher d'un cœur de laquais; il s'approcha du drôle, sans être vu de personne, et il lui décocha une flèche qui le perça de part en part (car l'amour est invisible, il va et vient, entre et sort à sa fantaisie), si bien que lorsque les clairons sonnèrent, Tosilos n'entendit rien, ne songeant déjà plus qu'à la beauté dont il était devenu tout à coup l'esclave.

Don Quichotte, au contraire, n'avait pas plutôt entendu le signal de l'attaque qu'il s'était élancé sur son adversaire de toute la vitesse de Rossinante, pendant que Sancho criait de toutes ses forces: Que Dieu te conduise, fleur et crème de la chevalerie errante! que Dieu te donne la victoire comme tu la mérites!

Bien que Tosilos vît fondre sur lui don Quichotte, il ne bougea pas; au contraire, appelant à haute voix le juge du camp: Seigneur, lui dit-il, ce combat n'a-t-il lieu que pour m'obliger à épouser cette dame?

Précisément, lui répondit celui-ci.

En ce cas, repartit Tosilos, ma conscience me défend de passer outre: je me tiens pour vaincu, et je suis prêt à épouser cette dame à l'instant même.

A ces paroles, le juge du camp, qui était un des confidents de cette facétie, demeura fort étonné, et ne sut que répondre.

Quant à don Quichotte, voyant que son ennemi ne venait point à sa rencontre, il s'était arrêté au milieu de la carrière. Le duc cherchait à deviner ce qui suspendait le combat; mais lorsqu'il sut ce qu'il en était, il entra dans une grande colère contre son domestique, sans toutefois oser le laisser paraître.

Tosilos s'approchant de l'estrade où était la señora Rodriguez: Madame, lui dit-il, je suis prêt à épouser votre fille, et je ne veux point obtenir par les armes ce que je puis posséder sans débat.

S'il en est ainsi, je suis libre et délié de mon serment, ajouta don Quichotte; qu'ils se marient, et puisque Dieu la lui donne, que saint Pierre les bénisse!

Le duc descendit dans la lice: Est-il vrai, chevalier, dit-il en s'adressant à Tosilos, que vous vous teniez pour vaincu, et que pressé des remords de votre conscience, vous consentiez à épouser cette jeune fille?

Oui, seigneur, répondit celui-ci.

Par ma foi, il fait bien, dit alors Sancho, car ce que tu voulais donner au rat, donne-le au chat, et de peine il te sortira.

Cependant Tosilos s'était mis à délacer son casque, et priait qu'on l'aidât, parce qu'il ne pouvait plus respirer, tant il était serré dans cette étroite prison. On s'empressa de le satisfaire. Alors se montra à découvert le visage du laquais Tosilos. Quand la señora Rodriguez et sa fille virent ce qu'il en était, elles se mirent à crier en disant: C'est une tromperie, c'est une infâme tromperie. On a mis Tosilos, le laquais de monseigneur, à la place de mon véritable époux. Justice, justice! nous ne souffrirons pas cette trahison.

Ne vous affligez point, mesdames, dit don Quichotte, il n'y a ici ni malice ni tromperie; du reste, s'il y en a, elle n'est point de la part de monseigneur le duc, mais de la part des enchanteurs, mes ennemis, qui, jaloux de la gloire que j'allais acquérir dans ce combat, ont changé le visage de votre époux en celui de ce laquais. N'en doutez pas, mademoiselle, ajouta-t-il, et en dépit de la malice de nos ennemis, mariez-vous avec ce cavalier; car c'est bien celui que vous désiriez. Là-dessus, vous pouvez vous en fier à moi.

En entendant notre héros, le duc sentit s'évanouir sa colère: En vérité, dit-il, tout ce qui arrive au chevalier de la Manche est tellement extraordinaire, que je suis disposé à croire que l'homme ici présent n'est point mon laquais; mais pour en être plus certains, remettons le mariage à quinzaine, et gardons sous clef ce personnage qui nous tient en suspens; peut-être alors aura-t-il repris sa première forme. La malice des enchanteurs contre le seigneur don Quichotte ne peut pas toujours durer, surtout quand ils verront que toutes leurs ruses et leurs transformations sont inutiles.

Oh! vraiment, dit Sancho, ces diables d'enchanteurs sont plus opiniâtres qu'on ne pense, et ils ne tiennent pas mon maître quitte à si bon marché: dans ce qui lui arrive, ce n'est que transformation de celui-ci en celui-là, et de celui-là en un autre. Il y a peu de jours il vainquit un chevalier qui s'appelait le chevalier des Miroirs; eh bien, les enchanteurs donnèrent au vaincu la figure du bachelier Samson Carrasco, qui est un de ses meilleurs amis; madame Dulcinée, ils l'ont changée en une grossière paysanne; mais je serais bien trompé si ce laquais ne reste pas laquais jusqu'à la fin de ses jours.

Il en sera ce qui pourra, reprit la fille de la señora Rodriguez; et puisqu'il consent à m'épouser, je l'accepte de bon cœur: j'aime mieux être la femme d'un laquais que la maîtresse d'un gentilhomme, d'autant plus que mon séducteur ne l'est pas.

Malgré tout on renferma Tosilos, sous prétexte de voir ce qui adviendrait de sa métamorphose, et don Quichotte fut proclamé vainqueur. Quant aux spectateurs qui avaient espéré voir les combattants se mettre en pièces, ils se retirèrent aussi désappointés que le sont les petits garçons lorsqu'on fait grâce au condamné qu'ils étaient venus pour voir pendre. Le duc, la duchesse et le glorieux don Quichotte rentrèrent au château; la señora Rodriguez et sa fille étaient charmées de voir que, de façon ou d'autre, cette aventure finissait par un mariage; quant à Tosilos, il ne demandait pas mieux.


CHAPITRE LVII
COMMENT DON QUICHOTTE PRIT CONGÉ DU DUC, ET DE CE QUI LUI ARRIVA AVEC LA BELLE ALTISIDORE, DEMOISELLE DE LA DUCHESSE.

Craignant enfin d'avoir un jour à rendre compte à Dieu de la vie oisive qu'il menait dans ce château, vie qu'il trouvait si contraire à sa profession de chevalier errant, don Quichotte se résolut enfin à partir, et demanda congé à Leurs Excellences. Ce ne fut pas sans montrer un grand déplaisir que le duc y consentit; mais enfin, il se rendit aux raisons du chevalier.

La duchesse remit à Sancho les lettres de sa femme. Après en avoir entendu la lecture: Qui eût pensé, se disait-il en pleurant, que toutes mes espérances s'en iraient en fumée, et qu'il me faudrait encore une fois me mettre en quête d'aventures à la suite de mon maître? Au moins je suis bien aise d'apprendre que Thérèse a fait son devoir en envoyant des glands à madame la duchesse: si elle y eût manqué, je l'aurais regardée comme une ingrate. Ce qui me console, c'est qu'on ne peut appeler ce cadeau un pot-de-vin, puisque j'occupais déjà le gouvernement quand elle l'a envoyé; si petit qu'il soit, il montre que nous sommes reconnaissants. Nu je suis entré dans le gouvernement, et nu j'en sors. Ainsi, on n'a rien à me reprocher, et me voilà tel que ma mère m'a mis au monde.

Don Quichotte, qui, la veille au soir, avait pris congé du duc et de la duchesse, voulut se mettre en route de grand matin. Au lever du soleil, il parut tout armé dans la cour du château, dont les galeries étaient remplies de gens curieux d'assister à son départ. Sancho était sur son grison avec sa valise et son bissac, le cœur plus joyeux qu'on ne pensait, car, à l'insu de don Quichotte, le majordome du duc lui avait remis deux cents écus d'or pour continuer leur voyage.

Tout le monde avait les yeux attachés sur notre chevalier, quand tout à coup l'effrontée et spirituelle Altisidore éleva la voix du milieu des filles de la duchesse et dit d'un ton amoureux et plaintif:

Arrête, ô le plus dur des chevaliers errants!
Retiens le mors, quitte la selle;
Sans fatiguer en vain les flancs
De ta vieille et maigre haridelle;
Apprends donc que tu ne fuis pas
Une vipère venimeuse,
Mais un petit agneau qui recherche tes bras,
Et qui n'est point brebis galeuse.
Monstre, tu réduis aux abois
La plus aimable créature
Que Diane ait vue dans ses bois,
Ou Vénus dans sa grotte obscure.
Cruel Énée, amant trop fugitif,
Que le diable t'emporte et t'étrangle tout vif!
Tu m'as ravi, cruel, oui, oui, tu m'as ravi
Un cœur plein d'amoureuse rage;
Et tu t'en es si mal servi,
Qu'il ne peut servir davantage:
Mais voler trois coiffes de nuit,
Et dérober ma jarretière!
Va, va te promener, et tout ce qui s'ensuit:
Ce ne sont point là tours à faire.
Tu m'as volé mille soupirs,
Et des soupirs chauds comme braise,
Non pas de languissants zéphyrs,
Mais de vrais soufflets à fournaise.
Cruel Énée, amant trop fugitif,
Que le diable t'emporte et t'étrangle tout vif.
Que toujours le nigaud qui te sert d'écuyer,
Laisse ton âme désolée,
Sans mettre en son état premier
Ta ridicule Dulcinée;
Qu'elle se ressente à jamais,
L'impertinente créature,
De toutes tes rigueurs, des maux que tu m'as faits,
De tous les tourments que j'endure.
Puisses-tu dans tes plus hauts faits,
N'avoir que mauvaise aventure,
Et qu'avec toi tous tes souhaits
Soient bientôt dans ta sépulture!
Cruel Énée, amant trop fugitif,
Que le diable t'emporte et t'étrangle tout vif[121]!

Tandis qu'Altisidore se lamentait de la sorte, don Quichotte la regardait avec de grands yeux; tout à coup, se tournant vers Sancho: Par le salut de tes aïeux, lui dit-il, je te prie, je t'adjure de déclarer la vérité: emportes-tu, par hasard, les trois mouchoirs et les jarretières dont parle cette amoureuse damoiselle!

Les mouchoirs, j'en conviens, répondit Sancho; mais de jarretières, pas plus que sur ma main.

Quoiqu'elle la connût pour une personne très-hardie et très-facétieuse, la duchesse ne revenait pas de l'effronterie de sa suivante; mais le duc, à qui le jeu plaisait, ne fut pas fâché de le prolonger. Seigneur chevalier, dit-il à don Quichotte, votre conduite est inexcusable, surtout après le bon accueil que Votre Grâce a reçu dans ce château: votre action dénote un mauvais cœur, et trahit un genre de faiblesse qui s'accorde mal avec ce que la renommée publie de vous. Rendez les jarretières à cette demoiselle, sinon je vous défie en combat à outrance sans craindre que les enchanteurs changent mes traits, comme cela est arrivé à mon laquais Tosilos.

Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

Furne, Jouvet et Cie, édit.

Au son des trompettes, on vit entrer le grand laquais Tosilos (p. 541).

Dieu me préserve, seigneur, répondit notre héros, de tirer l'épée contre votre illustre personne de qui j'ai reçu tant de faveurs. Les mouchoirs, je les ferai rendre, puisque Sancho dit qu'il les a: quant aux jarretières, ni lui ni moi ne les avons vues: que cette belle demoiselle veuille bien les chercher dans sa toilette, sans aucun doute elle les y trouvera. Jamais je n'ai rien dérobé, seigneur duc, et j'espère ne jamais donner sujet qu'on m'accuse de pareilles bassesses, à moins que Dieu ne m'abandonne. Cette jeune fille, on le voit bien, parle avec le dépit d'un cœur amoureux, que je n'ai nullement pensé à enflammer; aussi n'ai-je point d'excuses à lui faire, non plus qu'à Votre Excellence, que je supplie très-humblement d'avoir de moi meilleure opinion, et de me permettre de continuer mon voyage.

Partez, seigneur don Quichotte, dit la duchesse, et puisse la fortune vous être toujours fidèle, afin que nous puissions entendre parler de vos nouveaux exploits; partez, car votre présence est un mauvais remède aux blessures que l'amour a faites à mes femmes. Quant à celle-ci, je la châtierai si bien, qu'elle sera plus réservée à l'avenir.

O valeureux chevalier! s'écria Altisidore, encore deux mots, je t'en conjure: pardon de t'avoir accusé du vol de mes jarretières; je te fais réparation d'honneur, car je les ai sur moi en ce moment; mais je suis si troublée que je ressemble à celui qui cherchait son âne pendant qu'il était monté dessus.

Ne l'avais-je pas dit? s'écria Sancho: ah! vraiment, c'est bien moi qu'il faut accuser de larcin! si j'avais voulu voler, n'en avais-je pas une belle occasion dans mon gouvernement?

Don Quichotte se baissa avec grâce sur ses arçons, pour saluer le duc, la duchesse et tous les assistants, puis, tournant bride, il sortit du château et prit le chemin de Saragosse.


CHAPITRE LVIII
COMMENT DON QUICHOTTE RENCONTRA AVENTURES SUR AVENTURES, ET EN SI GRAND NOMBRE, QU'IL NE SAVAIT DE QUEL COTÉ SE TOURNER.

Lorsque don Quichotte se vit en rase campagne, libre et à l'abri des importunités d'Altisidore, il se sentit renaître, et il lui sembla qu'une force nouvelle se manifestait en lui pour pratiquer mieux que jamais sa profession de chevalier errant. Ami, dit-il en se tournant vers son écuyer, de tous les biens dont le ciel a comblé les mortels, le plus précieux est la liberté, les trésors que la terre cache dans ses entrailles, ceux que la mer recèle dans ses vastes profondeurs, n'ont rien qui lui soit comparable: pour la liberté aussi bien que pour l'honneur, on peut et on doit aventurer sa vie. Tu as été témoin, Sancho, des délices et de l'abondance dont nous avons joui dans ce château; eh bien, te l'avouerai-je? au milieu de ces banquets somptueux, de ces breuvages exquis, il me semblait toujours souffrir le tourment de la soif et de la faim. Non, je ne jouissais point de ces choses avec la même liberté que si elles m'eussent appartenu: car l'obligation de reconnaître les bienfaits et les services qu'on a reçus est un lien serré de mille nœuds qui tient une âme constamment captive. Heureux celui à qui le ciel a donné un morceau de pain, et qui n'est tenu d'en remercier que le ciel lui-même!

Malgré tout ce que vient de dire Votre Grâce, répondit Sancho, nous ne saurions nous empêcher d'être reconnaissants de la bourse de deux cents écus d'or que m'a donnée le majordome de monseigneur le duc; aussi je la porte sur mon cœur, comme une relique contre la nécessité, et comme un bouclier contre les accidents qu'on rencontre à toute heure: car pour un château où l'on fait bonne chère, il y a cent hôtelleries où l'on est roué de coups.

Déjà depuis quelque temps le chevalier et l'écuyer errants marchaient s'entretenant de la sorte, quand ils aperçurent une douzaine d'hommes en costume de paysans, qui dînaient assis sur l'herbe, leurs manteaux leur servant de nappe. Près d'eux, d'espace en espace, étaient étendus de grands draps blancs, qui recouvraient quelque chose. Don Quichotte s'approcha, et ayant salué poliment, il demanda ce que cachaient ces toiles.

Seigneur, répondit un de ces hommes, sous ces toiles sont des figures sculptées destinées à un reposoir qu'on est en train de faire dans notre village. Nous les portons sur nos épaules, de peur qu'elles ne se brisent, et nous les couvrons, afin qu'elles ne se gâtent point à l'air et par les chemins.

Vous me feriez plaisir si vous vouliez me permettre de les voir, dit don Quichotte, car je m'imagine que des figures dont on prend un tel soin doivent être fort belles.

Oui, certes, elles le sont, répondit l'interlocuteur; mais aussi il faut savoir ce qu'elles coûtent! il n'y en a pas une seule qui ne revienne à plus de cinquante ducats. Vous allez en juger, ajouta-t-il. Et il découvrit une superbe figure représentant un saint George à cheval vainqueur d'un dragon auquel il tenait la lance contre la poitrine. L'image entière ressemblait à une châsse d'or.

Don Quichotte ayant quelque temps considéré la figure: Ce chevalier, dit-il, fut un des plus illustres chevaliers errants de la milice céleste; il s'appelait saint George et fut un grand protecteur de l'honneur des dames. Passons au suivant. L'homme la découvrit, et l'on reconnut l'image de saint Martin également à cheval, et partageant son manteau avec le pauvre. Ce chevalier, poursuivit notre héros, était aussi un grand aventurier chrétien; mais il se montra plus charitable encore que vaillant, comme tu peux le voir, Sancho, puisqu'il coupe son manteau pour en donner la moitié à un pauvre; et ce fut probablement en hiver; autrement, charitable comme il l'était, il lui aurait donné le manteau tout entier.

Vous n'y êtes pas, repartit Sancho; c'est parce qu'il savait le proverbe: Pour donner et pour avoir, compter il faut savoir.

Tu as raison, Sancho, reprit don Quichotte, et il demanda qu'on lui fît voir une autre figure.

Cette fois on découvrit l'image du patron des Espagnes, l'épée sanglante à la main, culbutant les Mores et les foulant sous les pieds de son coursier. Oh! pour celui-ci, s'écria notre héros, c'était un des plus fameux aventuriers qui aient jamais suivi l'étendard de la croix: c'est le grand saint Jacques, surnommé le tueur de Mores, un des plus vaillants chevaliers qu'ait possédé le monde, et que possède maintenant le ciel.

On lui fit voir ensuite un saint Paul précipité à bas de son cheval, avec toutes les circonstances qui d'habitude accompagnent le récit de sa conversion. Ce saint-là, dit don Quichotte, fut d'abord un très-grand ennemi de l'Église de Dieu, mais il a fini par en être le plus zélé défenseur. Chevalier errant pendant sa vie, saint inébranlable dans la foi jusqu'à la mort, ouvrier infatigable de la vigne du Seigneur, docteur des nations, il puisa sa doctrine dans le ciel, et eut Jésus-Christ lui-même pour instituteur et pour maître. Enfants, couvrez vos images. Mes frères, reprit-il, je tiens à bon présage ce que je viens de voir; car ces chevaliers exercèrent la profession que j'ai embrassée, celle des armes, avec cette différence toutefois qu'ils furent saints, et qu'ils combattirent avec des armes célestes, tandis que moi, pécheur, je combats à la manière des hommes. Ils ont conquis le ciel par la violence, car le royaume des cieux veut qu'on l'obtienne par la violence; mais moi, jusqu'à cette heure, je ne sais trop ce que j'ai conquis, quelles que soient les fatigues que j'ai endurées. Oh! si ma chère Dulcinée pouvait être délivrée des peines qu'elle endure, mon sort s'améliorant et mon esprit se trouvant plus en repos, peut-être m'engagerais-je dans une voie meilleure que celle où j'ai marché jusqu'à présent.

Que Dieu t'entende! dit tout bas Sancho!

Ces hommes n'étaient pas moins surpris de la figure de notre héros que de son langage, auquel ils ne comprenaient rien ou peu s'en faut. Leur repas achevé, ils chargèrent les figures sur leurs épaules, prirent congé de don Quichotte, et continuèrent leur chemin.

Comme s'il n'eût jamais entendu parler son maître, Sancho était resté tout ébahi, voyant bien qu'il n'y avait point d'histoire au monde dont il n'eût une parfaite connaissance. En vérité, monseigneur, lui dit-il, si ce qui vient de nous arriver peut s'appeler une aventure, c'est assurément la plus douce et la plus agréable que nous ayons rencontrée jusqu'ici: nous en sommes sortis sans coups de bâton; nous n'avons point mis l'épée à la main; nous n'avons pas mesuré la terre de nos corps, enfin nous voilà sains et saufs, sans avoir souffert ni la soif ni la faim. Dieu soit béni de la grâce qu'il m'a faite de voir tout cela de mes propres yeux.

C'est vrai, Sancho, répondit don Quichotte; mais tu dois savoir que les temps ne se ressemblent pas, et qu'on n'a pas toujours mauvaise chance. Là où le vulgaire ne voit qu'un fâcheux présage, celui qui a le sens droit voit une heureuse rencontre. Un homme superstitieux sort de chez lui de bon matin, et il se trouve face à face avec un moine de l'ordre de Saint-François, aussitôt il tourne les talons comme s'il eût rencontré le diable; on renverse du sel sur la table, et le voilà tout mélancolique, comme si la nature devait employer des moyens aussi futiles pour nous avertir des malheurs qui nous menacent. L'homme sage et chrétien n'attache aucune importance à de semblables vétilles. Scipion arrive en Afrique, trébuche en sautant à terre, et voit que ses soldats tiennent sa chute à mauvais présage; aussitôt, embrassant le sol: Afrique, je te tiens, dit-il, tu ne m'échapperas pas. Ainsi, moi, ami Sancho, je considère comme un bonheur d'avoir rencontré ces images.

Je le crois, dit Sancho; je voudrais seulement que Votre Grâce daignât m'expliquer pourquoi, en invoquant, avant de livrer bataille, ce saint Jacques, le tueur de Mores, les Espagnols ont coutume de s'écrier: Saint Jacques, et ferme, Espagne[122]! L'Espagne est-elle ouverte, qu'il soit besoin de la fermer? Quelle cérémonie est-ce là?

Que tu es simple, mon pauvre ami! répondit don Quichotte: apprends que Dieu a donné aux Espagnols pour protecteur ce grand chevalier à la Croix-Vermeille, et surtout dans les luttes terribles qu'ils ont autrefois soutenues contre les Mores! C'est pour cela qu'ils l'invoquent dans les combats, car on l'a vu souvent en personne, foulant aux pieds, détruisant les escadrons ennemis, comme je pourrais t'en fournir cent exemples tirés des histoires les plus dignes de foi.

Changeant d'entretien, Sancho dit à son maître: En vérité, seigneur, je ne reviens pas de l'effronterie de cette Altisidore: il faut que la pauvrette en ait dans l'aile, et que ce petit scélérat qu'on appelle Amour l'ait diantrement blessée! Le drôle n'y voit goutte, dit-on; mais cela n'y fait rien: lorsqu'il prend un cœur pour but, il vous le perce de part en part avec ses flèches. J'avais entendu dire que les flèches de l'amour s'émoussaient contre la sagesse des filles; eh bien, c'est tout le contraire chez cette Altisidore, car on dirait qu'elles ne s'en aiguisent que mieux.

Ami Sancho, reprit don Quichotte, l'amour ne connaît ni ménagements, ni considérations: il est comme la mort, qui n'épargne pas plus les rois que les bergers. Lorsqu'il s'empare d'un cœur, la première chose qu'il fait, c'est d'en chasser la honte et la crainte. Ainsi, comme tu l'as vu, c'est sans pudeur qu'Altisidore m'a montré des désirs qui ont excité chez moi moins de pitié que de confusion.

O cruauté notoire, ingratitude inouïe! s'écria Sancho; que ne s'adressait-elle à moi, je me serais rendu au premier petit mot d'amour! Mort de ma vie! quel cœur de rocher! quelles entrailles de bronze a Votre Grâce! Mais qu'a donc pu découvrir en vous la pauvre fille pour prendre ainsi feu comme une étoupe? Où donc est la beauté qui l'a si fort charmée dans votre personne? Je vous ai bien des fois regardé de la tête aux pieds, et jamais, je dois l'avouer, je n'ai vu chez vous que des choses plutôt faites pour épouvanter les gens que pour les séduire. S'il est vrai, comme on le prétend, que pour éveiller l'amour l'essentiel soit la beauté, Votre Grâce n'en ayant pas du tout, je ne sais de quoi s'est amourachée cette Altisidore.

Apprends, Sancho, reprit don Quichotte, qu'il y a deux sortes de beauté, celle de l'âme et celle du corps. Celle de l'âme se manifeste par l'esprit, la libéralité, la courtoisie, et tout cela peut se rencontrer chez un homme laid; quand on possède cette beauté, et non celle du corps, l'amour qu'on inspire n'est que plus ardent et plus durable. Moi, Sancho, je sais fort bien que je ne suis pas beau, mais enfin je ne suis pas difforme; et il suffit à un honnête homme de n'être pas un monstre, pour être capable d'inspirer une passion aussi vive que profonde.

Cruel Énée, amant trop fugitif,               
Que le diable t'emporte et t'étrangle tout vif!(p. 544).

En devisant ainsi, ils étaient entrés dans une forêt qui se trouvait sur leur chemin, lorsque, sans y penser, don Quichotte se trouva pris dans de grands filets de soie verte, tendus parmi les arbres: Sancho, dit-il, voici, si je ne me trompe, une des aventures les plus étranges qu'on puisse imaginer: qu'on me pende si les enchanteurs qui me persécutent n'ont pas résolu de m'empêtrer dans ces filets et d'interrompre mon voyage pour venger Altisidore de l'indifférence que je lui ai montrée. Eh bien, je leur déclare que quand même ces filets, au lieu d'être tissus de soie verte, seraient de durs diamants, et mille fois plus forts que ceux dans lesquels le jaloux Vulcain emprisonna jadis Mars et Vénus, je les romprais avec la même facilité que s'ils n'étaient composés que de joncs marins ou d'effilures de coton.

Il s'apprêtait à passer outre, au risque de tout briser, quand il vit sortir de l'épaisseur du bois deux femmes vêtues en bergères; mais avec cette différence que leurs corsets étaient de fin brocart et leurs jupes de riche taffetas doré! Leurs cheveux, si blonds qu'ils pouvaient le disputer à ceux d'Apollon lui-même, tombaient en longues boucles sur leurs épaules; leurs têtes étaient couronnées de guirlandes, où se mêlaient le laurier vert et la rouge amarante, leur âge était au-dessus de quinze années, mais sans atteindre encore la dix-huitième. A cette vue, Sancho ouvre de grands yeux, et don Quichotte reste interdit; le Soleil arrête sa course, et tous étaient dans un merveilleux silence. Enfin une des bergères, s'adressant à notre héros:

Arrêtez, seigneur chevalier, arrêtez, lui dit-elle, ne brisez pas ces filets, ils ne cachent aucun piége; nous ne les avons fait tendre que pour nous divertir; comme je pense que vous désirez savoir qui nous sommes et quel est notre dessein, je vais vous l'expliquer en peu de mots. A deux lieues d'ici, dans un village qu'habitent des gens de qualité, plusieurs personnes de la même famille sont convenues de venir s'amuser en cet endroit, qui est un des plus agréables des environs, afin de former entre elles une nouvelle Arcadie pastorale. Les jeunes gens sont vêtus en bergers, les jeunes filles en bergères. Nous avons étudié deux églogues, l'une est de Garcilasso, l'autre du fameux Camoëns, poëte portugais. Nous ne sommes ici que d'hier, et nous avons fait dresser des tentes sous ces arbres, au bord de ce ruisseau qui arrose les prés d'alentour. La nuit dernière, on a tendu ces filets pour y prendre les petits oiseaux qui, chassés par le bruit, viendraient s'y jeter sans méfiance. Si vous consentez, seigneur, à devenir notre hôte, soyez le bienvenu; nous en aurons tous une grande joie, car nous ne connaissons pas la mélancolie.

En vérité, belle et noble dame, répondit don Quichotte, Actéon fut moins agréablement surpris quand il aperçut au bain la chaste Diane, que je le suis en vous voyant. Je loue l'objet de vos divertissements, et je vous rends grâces de vos offres obligeantes. Si je puis vous servir, parlez, vous êtes sûre d'être promptement obéie, car ma profession est de me montrer affable et empressé, surtout envers les personnes de votre qualité et de votre mérite. Si ces filets, qui n'occupent qu'un faible espace, s'étendaient sur toute la surface de la terre, j'irais, plutôt que de les rompre, chercher un passage dans de nouveaux continents; et afin que vous n'en doutiez pas, apprenez que celui qui vous parle est don Quichotte de la Manche, si toutefois ce nom est arrivé jusqu'à vos oreilles.

Quel bonheur est le nôtre! chère amie de mon âme, s'écria l'autre bergère; regarde ce seigneur! eh bien, c'est le plus vaillant et le plus courtois chevalier qu'il y ait au monde, si l'histoire qui court imprimée de ses hauts faits ne ment point: je l'ai lue, et je gage que ce brave homme qui l'accompagne est Sancho Panza, son écuyer, dont personne n'égale les aimables saillies.

Vous ne vous trompez pas, Madame, répondit Sancho, c'est moi-même qui suis ce plaisant écuyer que vous dites, et ce seigneur est mon maître, le même don Quichotte de la Manche dont parle cette histoire.

Est-il possible, chère amie! dit l'autre bergère; en ce cas, il faut prier ces étrangers de rester avec nous; nos parents et nos frères en auront une joie infinie. J'avais déjà entendu parler de ce que tu viens de me dire; on ajoute même que ce chevalier est l'amant le plus constant et le plus amoureux que l'on connaisse, et que sa dame est une certaine Dulcinée du Toboso à qui l'Espagne entière décerne la palme de la beauté.

Rien de plus vrai, repartit don Quichotte; votre beauté, mesdames, pourrait seule remettre la chose en question. Mais cessez de vouloir me retenir: les devoirs impérieux de ma profession m'interdisent de me reposer jamais.

Sur ces entrefaites arriva le frère d'une des bergères, vêtu aussi en berger, et avec non moins de richesse et d'élégance. Sa sœur lui ayant appris que celui à qui elles parlaient était le valeureux don Quichotte de la Manche, et l'autre son écuyer Sancho, le jeune homme, qui avait lu leur histoire, adressa un gracieux compliment au chevalier, et le pria avec tant d'instance de les accompagner, que notre héros y consentit. On continua la chasse aux huées, et une multitude d'oiseaux, trompés par la couleur des filets, tombèrent dans le péril qu'ils croyaient éviter. Cela fit rassembler les chasseurs, qui bientôt réunis au nombre de plus de cinquante, vêtus en bergers et en bergères, et ravis d'apprendre que c'était là don Quichotte et son écuyer, les emmenèrent vers les tentes où la table était dressée. On fit asseoir le chevalier à la place d'honneur; et pendant le repas, tous le regardaient avec étonnement, tous étaient ravis de le voir. Mais lorsqu'on fut près de lever la nappe, don Quichotte, promenant ses yeux sur les convives, prit la parole en ces termes:

De tous les péchés des hommes, bien qu'on ait souvent prétendu que le plus grand c'est l'orgueil, je soutiens, moi, que c'est l'ingratitude, et je me fonde sur ce qu'on dit communément que l'enfer est peuplé d'ingrats. Ce péché, je me suis toute ma vie efforcé de l'éviter; et lorsque je ne puis payer par d'autres services les services qu'on me rend, mon impuissance est du moins compensée par l'intention; mais comme cela ne saurait suffire, je les publie, je les proclame, afin qu'on sache bien que si un jour il m'arrive de pouvoir les reconnaître, je n'y faillirai pas. Trop souvent, hélas! je me suis vu réduit au stérile désir de m'acquitter, celui qui reçoit étant toujours au-dessous de celui qui donne. Ainsi, envers Dieu qui nous accorde à toute heure tant de faveurs, qu'est-il possible à l'homme de faire pour s'acquitter? Rien, car la distance qui les sépare est infinie. A cette impuissance, à cette misère, supplée jusqu'à un certain point la gratitude et la reconnaissance. C'est pourquoi, reconnaissant du gracieux accueil qu'on m'a fait ici, mais ne pouvant y répondre dans la même mesure, je suis contraint de me renfermer dans les étroites limites de mon pouvoir, et de n'offrir bien à regret que les modestes prémices de ma moisson. Je déclare donc que pendant deux jours entiers, armé de toutes pièces, et au milieu de cette grande route qui conduit à Saragosse, je soutiendrai contre tout venant que les dames ici présentes sont les plus courtoises et les plus belles qu'il y ait au monde, à l'exception toutefois de la sans pareille Dulcinée du Toboso, unique maîtresse de mes pensées, soit dit sans offenser aucune des dames qui m'entendent.

A ces dernières paroles, Sancho, qui écoutait de toutes ses oreilles, ne put se contenir et s'écria: Est-il possible qu'il y ait sous le ciel des gens assez osés pour dire et jurer même que mon maître est fou? Répondez, seigneurs bergers, quel est le curé de village, si sensé et si savant qu'il soit, qui serait capable de mieux parler que ne vient de le faire monseigneur don Quichotte, quel chevalier errant avec toutes ses rodomontades oserait proposer chose pareille?

Don Quichotte se tourna brusquement vers son écuyer, et lui dit le visage enflammé de colère: Est-il possible, ô Sancho! qu'il se trouve dans l'univers entier un homme qui ose dire que tu n'es pas un sot doublé de malice et de friponnerie? Qui te prie de te mêler de mes affaires, et de rechercher si je suis fou ou si je ne le suis pas. Tais-toi, va seller Rossinante, afin que je réalise ma promesse, car avec la raison que j'ai de mon côté, tu peux tenir pour vaincus tous ceux qui oseraient me contredire.

Sur ce, il se leva avec des gestes d'indignation, laissant les spectateurs douter de sa sagesse aussi bien que de sa folie. Tous le prièrent de ne point pousser le défi plus avant, disant qu'ils connaissaient assez la délicatesse de ses sentiments, sans qu'il en donnât de nouvelles preuves; et qu'il n'avait pas non plus besoin de signaler davantage sa valeur, puisqu'ils connaissaient son histoire.

Don Quichotte n'en persista pas moins dans sa résolution. Enfourchant Rossinante, il embrasse sa rondache, et, la lance au poing, va se camper au milieu du grand chemin, suivi de Sancho et de toute la troupe des bergers et des bergères curieux de voir quelle serait l'issue d'un défi si singulier et si arrogant. Campé, comme on vient de le dire, au beau milieu du chemin, notre héros fit retentir l'air de ces superbes paroles:

O vous, chevaliers, écuyers, voyageurs à pied et à cheval, qui passez ou devez passer sur cette route pendant les deux jours entiers qui vont suivre, apprenez que don Quichotte de la Manche, chevalier errant, est ici pour soutenir que toutes les beautés et courtoisies de la terre sont surpassées par celles que l'on rencontre chez les nymphes de ces prés et de ces bois, à l'exception toutefois de la reine de mon âme, la sans pareille Dulcinée du Toboso. Que celui qui oserait soutenir le contraire, sache que je l'attends ici!

Par deux fois il répéta le même défi, et deux fois ses paroles ne furent entendues d'aucun chevalier errant.

Mais le sort, qui conduisait de mieux en mieux ses affaires, voulut que peu de temps après on vît venir sur la route un grand nombre de cavaliers, armés de lances et s'avançant en toute hâte. Ceux qui étaient avec notre chevalier ne les eurent pas plus tôt aperçus, qu'ils s'empressèrent de s'éloigner du chemin, jugeant qu'il y avait danger à barrer le passage. Don Quichotte, d'un cœur intrépide, resta seul sur la place, tandis que Sancho se faisait un bouclier de la croupe de Rossinante. Cependant la troupe confuse des cavaliers approchait, et l'un d'eux, qui marchait en avant, se mit à crier à don Quichotte: Gare, homme du diable, gare du chemin! ne vois-tu pas que ces taureaux vont te mettre en pièces?

Canailles, répondit don Quichotte, vous avez bien rencontré votre homme! Pour moi, il n'y a taureaux qui vaillent, fussent-ils les plus formidables de la vallée de Jarama. Confessez tous, malandrins, confessez la vérité de ce que je viens de proclamer, sinon préparez-vous au combat.

Le guide n'eut pas le temps de répliquer, ni don Quichotte de se détourner, quand même il l'aurait voulu: aussi la bande entière des redoutables taureaux, avec les bœufs paisibles qui servaient à les conduire, et la foule de gens qui les accompagnaient à la ville où une course devait se faire le lendemain, tout cela passa par-dessus don Quichotte, par-dessus Sancho, Rossinante et le grison, les roulant à terre et les foulant aux pieds. De l'aventure, Sancho resta moulu, don Quichotte exaspéré, Rossinante et le grison dans un état fort peu orthodoxe. A la fin, pourtant, ils se relevèrent, et don Quichotte, encore étourdi de sa chute, trébuchant ici, bronchant là, se mit à courir après le troupeau de bêtes à cornes, en criant: Arrêtez, malandrins, arrêtez; c'est un seul chevalier qui vous défie, lequel n'est ni de l'humeur ni de l'avis de ceux qui disent: «A l'ennemi qui fuit fais un pont d'or.»

Mais le vent emportait ses menaces, et, le troupeau s'éloignant toujours, notre chevalier, plus enflammé de colère que rassasié de vengeance, s'assit sur le bord du chemin, attendant Sancho, Rossinante et le grison. Ils arrivèrent enfin; maître et valet remontèrent sur leurs bêtes, et sans dire adieu aux nymphes de la nouvelle Arcadie continuèrent tout honteux leur chemin.

Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

Furne, Jouvet et Cie, édit.

Il vit sortir de l'épaisseur du bois deux femmes vêtues en bergères (p. 550).

Une claire fontaine, qui serpentait au milieu d'un épais bouquet d'arbres, fut un utile secours pour rafraîchir nos aventuriers et nettoyer la poussière qu'ils devaient à l'incivilité des taureaux. Ils s'assirent auprès de cette fontaine, et après avoir débridé Rossinante et le grison, ils secouèrent leurs habits. Don Quichotte se rinça la bouche, se lava le visage, et par cette ablution rendit quelque énergie à ses esprits abattus; quant à Sancho, il se mit à visiter le bissac, et en tira ce qu'il avait coutume d'appeler sa victuaille.


CHAPITRE LIX
DE CE QUI ARRIVA A DON QUICHOTTE, ET QUE L'ON PEUT VÉRITABLEMENT APPELER UNE AVENTURE.

Don Quichotte était si triste, si fatigué, qu'il ne songeait point à manger, et Sancho, par déférence, n'osait toucher à ce qui était devant lui. Mais voyant qu'enseveli dans ses pensées son maître oubliait de prendre aucune nourriture, il mit de côté toute retenue et commença à enfourner dans son estomac le pain et le fromage qu'il avait sous la main. Mange, ami Sancho, mange, lui dit don Quichotte; jouis du plaisir de vivre, plaisir que tu sais goûter bien mieux que moi, et laisse-moi mourir sous le poids de mes disgrâces. Je suis né pour vivre en mourant, comme toi, Sancho, pour mourir en mangeant; et afin de te prouver combien j'ai raison de parler ainsi, vois-moi, je te prie, imprimé dans les histoires, fameux par mes exploits, loyal dans mes actions, honoré des princes, sollicité des jeunes filles; et malgré tout cela, au moment où j'avais le droit d'espérer les palmes et les lauriers mérités par mes hauts faits, je me suis vu ce matin terrassé, foulé aux pieds par des animaux immondes, au point d'être pris en pitié par ceux qui apprendront notre aventure! Crois-tu, mon ami, que l'amertume d'une telle pensée ne soit pas faite pour émousser les dents, engourdir les mains et ôter l'appétit? Aussi, mon enfant, suis-je résolu à me laisser mourir de faim, ce qui de toutes les morts est la mort la plus cruelle.

Ainsi, répondit Sancho, qui ne cessait de jouer des mâchoires, Votre Grâce n'est pas de l'avis du proverbe qui dit: Meure la poule, pourvu qu'elle meure soûle. Quant à moi, je ne suis pas si sot que de me laisser mourir de faim: et je prétends imiter le cordonnier, qui tire le cuir avec ses dents jusqu'à ce qu'il le fasse arriver où il veut. Sachez, seigneur, qu'il n'y a pire folie que celle de se désespérer comme le fait Votre Grâce; croyez-moi, mangez, et après avoir mangé, dormez deux heures, le ventre au soleil, sur l'herbe de cette prairie: et si vous n'êtes pas mieux en vous réveillant, dites que je suis une bête.

Don Quichotte lui promit de suivre son conseil, sachant par expérience combien la philosophie naturelle l'emporte sur tous les raisonnements. Si, en attendant, mon fils, ajouta-t-il, tu voulais faire ce que je vais te dire, mon soulagement serait plus assuré et mes peines plus légères: ce serait tandis que je vais sommeiller uniquement pour te complaire, de t'écarter un peu, et, mettant ta peau à l'air, de t'administrer avec la bride de Rossinante trois ou quatre cents coups de fouet, à valoir sur les trois mille trois cents que tu dois te donner pour le désenchantement de Dulcinée; car, je te le demande, n'est-ce pas pitié que cette pauvre dame reste dans l'état où elle est, et cela par ta négligence?

L'affaire mérite réflexion, répondit Sancho; dormons d'abord, nous verrons ensuite; car enfin, croyez-vous que ce soit chose bien raisonnable, qu'un homme se fouette ainsi de sang-froid, et surtout quand les coups doivent tomber sur un corps mal nourri? Que madame Dulcinée prenne patience; un de ces jours, quand elle y pensera le moins, elle me verra percé comme un crible. Jusqu'à la mort tout est vie: je veux dire que je suis encore de ce monde, et que j'aurai tout le temps de tenir ma promesse.

Don Quichotte se tint pour satisfait de la parole de son écuyer, et après avoir mangé, l'un beaucoup, l'autre peu, tous deux s'étendirent sur l'herbe, laissant paître en liberté Rossinante et le grison.

Le jour était avancé quand nos aventuriers se réveillèrent; aussitôt ils reprirent leurs montures pour atteindre une hôtellerie que l'on découvrait à environ une lieue de là: je dis hôtellerie, parce que don Quichotte la nomma ainsi de lui-même, contre sa coutume d'appeler toutes les hôtelleries des châteaux. En entrant, ils demandèrent s'il y avait place pour loger; il leur fut répondu que oui, et avec toutes les commodités qu'ils pourraient trouver même à Saragosse. Ils mirent donc pied à terre; puis Sancho ayant déposé les bagages dans une chambre dont l'hôtelier lui remit la clef, il alla mettre Rossinante et le grison à l'écurie, et leur donna la ration en rendant grâces à Dieu de ce que son maître avait pris cette maison pour ce qu'elle était en réalité. Quand il revint auprès de lui, il le trouva assis sur un banc.

L'heure du souper venue, don Quichotte se retira dans sa chambre, et Sancho demanda à l'hôtelier ce qu'il avait à leur donner.

Parlez, répondit celui-ci: en animaux de la terre, en oiseaux de l'air, en poissons de la mer, vous serez servis à bouche que veux-tu.

Il ne nous en faut pas tant, repartit Sancho: deux bons poulets feront notre affaire, car mon maître est délicat et mange peu, et moi, je ne suis pas glouton à l'excès.

L'hôtelier répondit qu'il n'y avait pas de poulets, parce que les milans les détruisaient tous.

Eh bien, faites-nous donner une poule grasse et tendre, dit Sancho.

Une poule? reprit l'hôtelier, en frappant du pied, par ma foi, j'en envoyai vendre hier plus de cinquante à la ville. Mais, excepté cela, dites ce que vous désirez.

Aurez-vous du moins quelque tranche de veau ou de chevreau? demanda Sancho.

Pour l'heure, il n'y en a point céans, répondit l'hôtelier; ce matin on a mangé le dernier morceau; mais je vous assure que la semaine prochaine il y en aura de reste.

Courage, dit Sancho, nous y voilà: je gage que toutes ces grandes provisions vont aboutir à une tranche de lard et à des œufs.

Parbleu, reprit l'hôtelier, mon hôte a bonne mémoire! je viens de lui dire que je n'ai ni poules ni poulets, et il veut qu'il y ait des œufs! Cherchez, s'il vous plaît, quelque autre chose, et laissons-là toutes ces délicatesses.

Eh, morbleu! finissons-en, dit Sancho, et dites-nous vite ce que vous avez pour souper, sans nous faire tant languir.

Eh bien, répondit l'hôtelier, j'ai tout prêts deux pieds de bœuf à l'oignon avec de la moutarde: c'est un manger de prince.

Des pieds de bœuf! s'écria Sancho; que personne n'y touche, je les retiens pour moi: rien n'est plus de mon goût.

Je vous les garderai, répondit l'hôtelier, parce que les autres voyageurs que j'ai ici sont gens d'assez haute volée pour mener avec eux cuisinier, sommelier et provisions de bouche.

Pour la qualité, dit Sancho, mon maître ne le cède à personne; mais sa profession ne permet ni sommelier, ni maître d'hôtel; le plus souvent nous nous étendons au milieu d'un pré, et nous mangeons à notre soûl des nèfles et des glands.

La discussion finit là; et quoique l'hôtelier eût demandé à Sancho quelle était la profession de son maître, Sancho s'en alla sans lui donner satisfaction. L'heure du souper venue, l'hôtelier apporta le ragoût, qu'il avait annoncé, dans la chambre de don Quichotte, et le chevalier se mit à table.

A peine commençait-il à manger que, dans une chambre séparée de la sienne par une simple cloison, il entendit quelqu'un qui disait: Par la vie de Votre Grâce, seigneur don Geronimo, lisons en attendant qu'on apporte le souper un autre chapitre de la seconde partie de l'histoire de don Quichotte de la Manche.

Notre chevalier n'eut pas plutôt entendu son nom qu'il était debout, et prêtant l'oreille, il écouta ce qu'on disait de lui. Il saisit cette réponse de don Geronimo: Pourquoi voulez-vous, seigneur don Juan, que nous lisions ces sottises? Quand on connaît la première partie, quel plaisir peut-on trouver à la seconde?

D'accord, répliqua don Juan, mais il n'y a si mauvais livre qui n'ait quelque bon côté: ce qui me déplaît toutefois dans cette seconde partie, c'est qu'on y dit que don Quichotte est guéri de son amour pour Dulcinée du Toboso.

A ces mots, notre héros s'écria plein de dépit et de fureur: Quiconque prétend que don Quichotte de la Manche a oublié, ou est capable d'oublier Dulcinée du Toboso, ment par sa gorge, et je le lui prouverai à armes égales. La sans pareille Dulcinée du Toboso ne saurait être oubliée, et un tel oubli est indigne de don Quichotte de la Manche: la constance est sa devise, et son devoir de la garder incorruptible jusqu'à la mort.

Qui est-ce qui parle là? demanda-t-on de l'autre chambre.

Et qui ce peut-il être, répondit Sancho, sinon don Quichotte de la Manche lui-même, qui soutiendra tout ce qu'il vient de dire; car un bon payeur ne craint pas de donner des gages.

Sancho n'avait pas achevé de parler, que deux gentilshommes entrèrent dans la chambre, et l'un d'eux se jetant dans les bras de notre héros: Votre aspect, lui dit-il, ne dément point votre nom, ni votre nom votre aspect, seigneur chevalier, et sans aucun doute vous êtes le véritable don Quichotte de la Manche, l'étoile polaire de la chevalerie errante, en dépit de l'imposteur qui a usurpé votre nom, et qui tâche d'effacer l'éclat de vos prouesses, comme le prouve ce livre que je remets entre vos mains.

Don Quichotte prit le livre, et après l'avoir quelque temps feuilleté en silence, il le rendit. Dans le peu que je viens de lire, dit-il, je trouve trois choses fort blâmables: la première, ce sont quelques passages de la préface; la seconde, c'est que le dialecte est aragonais, car l'auteur supprime souvent les articles; et enfin la troisième, qui prouve son ignorance, c'est qu'il se fourvoie sur un point capital de l'histoire en disant que la femme de Sancho Panza, mon écuyer, s'appelle Marie Guttierez, tandis qu'elle s'appelle Thérèse Panza. Celui qui fait une erreur de cette importance doit être inexact dans tout le reste.

Par ma foi, s'écria Sancho, voilà qui est beau pour un historien, et il est joliment au courant de nos affaires, puisqu'il appelle Thérèse Panza, ma femme, Marie Guttierez: seigneur, reprenez ce livre, je vous prie, voyez un peu s'il y est parlé de moi, et si l'on n'a point aussi changé mon nom.

A ce que je vois, mon ami, repartit don Geronimo, vous êtes Sancho Panza, l'écuyer du seigneur don Quichotte?

Oui, seigneur, c'est moi, et je serais très-fâché que ce fût un autre.

En vérité, dit le cavalier, l'auteur ne vous traite guère comme vous me paraissez le mériter: il vous fait glouton et niais, et nullement plaisant, bien différent en cela du Sancho de la première partie de l'histoire de votre maître.

Dieu lui pardonne, repartit Sancho, mieux eût valu qu'il m'oubliât tout à fait; quand on ne sait pas jouer de la flûte, on ne devrait pas s'en servir, et saint Pierre n'est bien qu'à Rome.

Les deux cavaliers invitèrent notre héros à passer dans leur chambre et à partager leur repas, disant qu'ils savaient que dans cette hôtellerie il n'y avait rien qui fût digne de lui. Don Quichotte qui était la courtoisie même, ne se fit pas prier davantage, et alla souper avec eux. Resté en pleine possession du ragoût, Sancho prit le haut bout de la table, l'hôtelier s'assit à ses côtés, et ils mangèrent avec appétit leurs pieds de bœuf, buvant et riant comme s'ils eussent fait la plus grande chère du monde.

Pendant le repas, don Juan demanda à notre héros quelles nouvelles il avait de madame Dulcinée du Toboso; si elle était mariée, si elle était accouchée ou enceinte, ou si, restée chaste et fidèle, elle pensait à couronner la constance du seigneur don Quichotte.

Dulcinée est aussi pure, aussi intacte qu'au sortir du ventre de sa mère, répondit notre chevalier; mon cœur est plus fidèle que jamais, notre correspondance est toujours nulle, et sa beauté changée en la laideur d'une grossière paysanne. Puis il leur conta l'enchantement de sa maîtresse, ses aventures personnelles dans la caverne de Montesinos, et la recette que lui avait enseignée Merlin pour désenchanter sa dame; recette qui était la flagellation de Sancho.

Les deux voyageurs furent ravis d'entendre de la bouche de don Quichotte le récit de ses étranges aventures. Étonnés de tant d'extravagances et de la manière dont il les racontait, tantôt ils le prenaient pour un fou, tantôt pour un homme de bon sens, et en définitive ils ne savaient que penser.

«Arrêtez, malandrins, arrêtez; c'est un seul chevalier qui vous défie!» (p. 552).

Ayant achevé de souper, Sancho laissa l'hôtelier bien repu, et passa dans la chambre des cavaliers: Qu'on me pende, seigneurs, dit-il en entrant, si l'auteur de ce livre a envie que nous restions longtemps bons amis; je voudrais bien, puisqu'il m'appelle glouton, comme vous le dites, qu'il se dispensât de m'appeler ivrogne.

En effet, c'est ainsi qu'il vous qualifie, répondit don Geronimo; je ne me rappelle point le passage, mais je soutiens qu'il a mille fois tort: la physionomie seule du seigneur Sancho, ici présent, fait assez voir que celui qui en parle de la sorte est un imposteur.

Vos Grâces peuvent m'en croire, reprit Sancho; le Sancho et le don Quichotte de cette histoire doivent être d'autres gens que ceux de l'histoire de Cid Hamet, qui fait mon maître sage, vaillant et amoureux, et moi, simple et plaisant, mais non ivrogne et glouton.

Je n'en doute pas, répondit don Juan, et il aurait fallu faire défense à tout autre qu'à Cid Hamet de se mêler d'écrire les prouesses du grand don Quichotte, de même qu'Alexandre défendit à tout autre peintre qu'Apelle de faire son portrait.

Fasse mon portrait qui voudra, dit don Quichotte; mais qu'on y prenne garde, il y a un terme à la patience.

Hé! répliqua don Juan, quelle injure ferait-on au seigneur don Quichotte dont il ne puisse aisément tirer vengeance? à moins qu'il ne préférât la parer avec le bouclier de cette patience qui, on le sait, n'est pas la moindre des vertus qu'il possède?

Une partie de la nuit se passa en de semblables entretiens, et toutes les instances de don Juan pour engager notre héros à s'assurer si le livre ne contenait pas d'autres impertinences, furent inutiles, don Quichotte disant qu'il tenait l'ouvrage pour lu et relu, qu'il le déclarait en tout et partout impertinent et menteur; que de plus si l'auteur venait à savoir qu'il lui fût tombé entre les mains, il ne voulait pas donner à un pareil imposteur le plaisir de croire qu'il se fût arrêté à le lire, parce que si un honnête homme doit détourner sa pensée des objets ridicules ou obscènes, à plus forte raison doit-il en détourner les yeux.

Don Juan ayant demandé à notre héros quels étaient ses projets et le but de son voyage, il répondit qu'il se rendait à Saragosse, afin d'assister aux joutes qui avaient lieu tous les ans. Mais lorsque don Juan lui eut appris que dans l'ouvrage il était question d'une course de bagues où l'auteur faisait figurer don Quichotte, récit dénué d'invention, pauvre de style, plus pauvre encore en descriptions de livrées, mais fort riche en niaiseries, en ce cas, repartit notre chevalier, il en aura le démenti, je ne mettrai pas le pied à Saragosse; et alors tout le monde reconnaîtra, je l'espère, que je ne suis pas le don Quichotte dont il parle.

Ce sera fort bien fait, dit don Geronimo: d'ailleurs il y a d'autres joutes à Barcelone où Votre Seigneurie pourra signaler sa valeur.

Tel est mon dessein, repartit don Quichotte. Mais il est temps que Vos Grâces me permettent de leur souhaiter le bonsoir et d'aller prendre quelque repos. Qu'elles me comptent désormais au nombre de leurs meilleurs amis et de leurs plus fidèles serviteurs.

Et moi aussi, ajouta Sancho; peut-être leur serai-je bon à quelque chose.

Le maître et le valet se retirèrent dans leur chambre, laissant nos cavaliers émerveillés de ce mélange de sagesse et de folie, et bien convaincus que c'étaient là le véritable don Quichotte et le vrai Sancho, et non ceux qu'avait dépeints l'auteur aragonais. Don Quichotte se leva de grand matin, et, frappant à la cloison, il dit adieu à ses hôtes de la veille; puis Sancho paya magnifiquement l'hôtelier, tout en lui conseillant de moins vanter à l'avenir son auberge, et de la tenir un peu mieux approvisionnée.


CHAPITRE LX
DE CE QUI ARRIVA A DON QUICHOTTE EN ALLANT A BARCELONE.

La matinée était fraîche et promettait une belle journée, quand don Quichotte partit de l'hôtellerie après s'être informé de la route la plus courte pour se rendre à Barcelone, résolu qu'il était, en n'allant pas à Saragosse, de faire mentir l'auteur aragonais qui le traitait si mal dans son histoire. Il chemina six jours entiers, sans qu'il lui arrivât rien qui mérite d'être rapporté.

Le septième jour, vers le soir, s'étant écarté du chemin, la nuit le surprit dans un épais bouquet de chênes et de liéges. Maître et valet mirent pied à terre, et Sancho, qui avait fait ses quatre repas, ne tarda pas à franchir la porte du sommeil. Don Quichotte, au contraire, que ses pensées tenaient constamment éveillé, ne put fermer les yeux: porté par son imagination en cent lieux divers, tantôt il se croyait dans la caverne de Montesinos, tantôt il voyait Dulcinée transformée en paysanne, cabrioler et sauter sur son âne; tantôt résonnaient à ses oreilles les paroles du sage Merlin, qui venait lui révéler l'infaillible moyen de désenchanter la pauvre dame. A ce souvenir il se désespérait en voyant la lenteur et le peu de charité de Sancho, qui, de son propre aveu, s'était donné cinq coups de fouet seulement, nombre bien minime en comparaison de ceux qu'il lui restait à s'appliquer. Notre amoureux chevalier en conçut un tel dépit, qu'il voulut y mettre ordre sur-le-champ. Si Alexandre le Grand, se disait-il, trancha le nœud gordien, en soutenant qu'autant vaut couper que délier, et n'en devint pas moins le maître de l'Asie, pourquoi donc ne viendrais-je pas à bout de désenchanter Dulcinée en fouettant moi-même Sancho? Si la vertu du remède consiste en ce que Sancho reçoive les trois mille et tant de coups de fouet, qu'importe de quelle main ils lui soient appliqués? l'essentiel est qu'il les reçoive. Là-dessus, muni des rênes de Rossinante, il s'approche avec précaution de son écuyer, et se met en devoir de lui détacher l'aiguillette, mais à peine avait-il commencé, que Sancho s'éveillant en sursaut se mit à crier: Qui va là? qui est-ce qui détache mes chausses?

C'est moi, répondit don Quichotte, qui viens réparer ta négligence et remédier à mes peines: je viens te fouetter, et acquitter en partie la dette que tu as contractée. Dulcinée périt, malheureux! et pendant que je me consume dans le désespoir, tu vis sans te soucier de rien. Défais tes chausses de bonne volonté, car mon intention est de t'appliquer dans cette solitude au moins deux mille coups de fouet.

Non pas, non pas, dit Sancho; laissez-moi, ou je vais pousser de tels cris, que les sourds nous entendront: les coups de fouet auxquels je me suis engagé, doivent être volontaires; et pour l'heure, je n'ai nulle envie d'être fouetté. Qu'il vous suffise de la parole que je vous donne de me fustiger aussitôt que la fantaisie m'en prendra, mais encore faut-il la laisser venir.

Je ne puis m'en fier à toi, mon ami, répondit don Quichotte, car tu es dur de cœur, et, quoique vilain, tendre de chair.

En parlant ainsi, il s'efforçait de lui dénouer l'aiguillette; mais Sancho, se dressant sur ses pieds, sauta sur notre héros, lui donna un croc en jambe, l'étendit par terre tout de son long, puis il lui mit le genou sur la poitrine et lui saisit les deux mains de façon qu'il ne pouvait remuer.

Comment! traître, s'écria don Quichotte, tu te révoltes contre ton maître, contre ton seigneur naturel! tu t'attaques à celui qui te donne du pain!

Je ne trahis point mon roi, répondit Sancho, je ne fais que me secourir moi-même, qui suis mon propre maître et mon véritable seigneur; que Votre Grâce me promette de me laisser tranquille et de ne point parler de me fouetter pour le moment, aussitôt je vous lâche; sinon, tu mourras ici, traître, ennemi de dona Sancha[123].

Notre héros lui promit ce qu'il exigeait, jurant par la vie de Dulcinée qu'il ne toucherait pas un poil de son pourpoint, et que désormais il s'en remettait à sa bonne volonté.

Sancho, s'étant relevé, alla chercher pour dormir un endroit plus éloigné. Comme il s'appuyait contre un arbre, il sentit quelque chose lui toucher la tête; il y porta les mains, et rencontra deux jambes d'hommes. Saisi de frayeur, il courut se réfugier sous un autre arbre, où il fit même rencontre. Alors il se mit à pousser de grands cris; don Quichotte accourut, et lui en demanda la cause.

Ces arbres sont pleins de pieds et de jambes d'hommes, répondit Sancho.

Don Quichotte toucha à tâtons, et devina sur-le-champ ce qu'il en était: Ne crains rien, lui dit-il; ces pieds et ces jambes appartiennent sans doute à des bandits qu'on a pendus à ces arbres. C'est le lieu où l'on a coutume d'en faire justice quand on les prend; on les attache par vingt et trente à la fois, et cela m'indique que nous ne sommes pas loin de Barcelone.

Le chevalier avait raison; car dès qu'il fut jour ils reconnurent que la plupart des arbres étaient chargés de cadavres. Déjà épouvantés par les morts, ce fut bien pis encore quand nos aventuriers virent tout à coup fondre sur eux une cinquantaine de bandits vivants, qui sortant d'entre les arbres leur crièrent en catalan de ne pas bouger jusqu'à la venue de leur capitaine. Se trouvant à pied, son cheval débridé, sa lance loin de lui, don Quichotte ne pouvait penser à se défendre. Il croisa les mains et baissa la tête, réservant son courage pour une meilleure occasion. Les bandits débarrassèrent le grison de tout ce qu'il portait, ne laissant rien ni dans le bissac ni dans la valise; et bien prit à Sancho d'avoir sur lui les écus d'or que lui avait donnés le majordome, ainsi que l'argent de son maître, qu'il portait dans une ceinture sous sa chemise, car ces honnêtes gens n'auraient pas manqué de le trouver, l'eût-il caché dans la moelle de ses os, si par bonheur leur capitaine n'était survenu.

C'était un homme robuste, d'environ trente-cinq ans, d'une taille haute, au teint brun, au regard sévère; il portait une cotte de mailles, à sa ceinture quatre de ces pistolets qu'en Catalogne on appelle pedrenales, et il montait un cheval de forte encolure. Voyant que ses écuyers (c'est le nom que se donnent entre eux les gens de cette profession) allaient dépouiller Sancho, il leur commanda de n'en rien faire: ainsi fut sauvée la ceinture. Étonné de voir une lance appuyée contre un arbre, une rondache par terre, et de plus un personnage armé de pied en cap, avec la mine la plus triste et la plus mélancolique qu'il soit possible d'imaginer, il s'approcha en lui disant: Rassurez-vous, bonhomme, vous n'êtes pas tombé entre les mains de quelque cruel Osiris, mais dans celles de Roque Guinart, qui jamais ne maltraite les gens dont il n'a pas à se plaindre.

Ma tristesse, répondit don Quichotte, ne provient pas de ce que je suis tombé en ton pouvoir, ô vaillant Roque, toi dont la renommée n'a point de bornes sur la terre, mais de ce que tes soldats m'ont surpris sans bride à mon cheval; car les règles de la chevalerie errante, dont je fais profession, me prescrivent d'être constamment en alerte et de me servir de sentinelle à moi-même. Apprends, ô grand Roque Guinart, que s'ils m'avaient trouvé en selle, la rondache au bras et la lance au poing, ils ne seraient pas venus à bout de moi si aisément, car je suis ce don Quichotte de la Manche qui a rempli l'univers du bruit de ses exploits.

Il n'en fallut pas davantage pour faire connaître à Roque Guinart quelle était la maladie de notre héros; il avait souvent entendu parler de lui, mais il avait peine à se persuader que semblable fantaisie fût parvenue à se loger dans une cervelle humaine. Ravi d'avoir rencontré don Quichotte, afin de pouvoir juger par lui-même si l'original ressemblait aux copies: Vaillant chevalier, lui dit-il, consolez-vous et n'interprétez point à mauvaise fortune l'état où vous vous trouvez; il se pourrait, au contraire, que votre sort fourvoyé retrouvât sa droite ligne. C'est souvent par des chemins étranges, en dehors de toute prévoyance humaine, que le ciel se plaît à relever les abattus et à enrichir les pauvres.

Don Quichotte s'apprêtait à lui rendre grâces quand ils entendirent derrière eux comme le bruit d'une troupe de gens à cheval: il n'y avait pourtant qu'un cavalier, mais il était monté sur un puissant coursier, et s'approchait à toute bride. En tournant la tête, ils aperçurent un jeune homme de fort bonne mine, d'environ vingt ans, vêtu d'une étoffe de damas vert ornée de dentelle d'or, le chapeau retroussé à la wallonne, les bottes étroites et luisantes, l'épée, le poignard et les éperons dorés; il tenait un mousquet à la main et avait deux pistolets à sa ceinture.

O vaillant Roque! je te cherchais, pour trouver auprès de toi sinon le remède, du moins quelque soulagement à mon malheur, dit le cavalier en les abordant; et pour ne pas te tenir davantage en suspens, car je vois que tu ne me reconnais pas, sache que je suis Claudia Geronima, fille de Simon Forte, ton meilleur ami et l'ennemi juré de Clauquel Torellas, qui est dans le parti de tes ennemis. Ce Torellas a un fils nommé don Vincent. Don Vincent me vit et devint amoureux de moi; je l'écoutai favorablement à l'insu de mon père; enfin il me promit de m'épouser, me donna sa parole, et reçut la mienne. Eh bien, j'ai appris hier qu'oubliant sa promesse, l'ingrat allait en épouser une autre. Cette nouvelle a produit sur moi l'effet que tu peux imaginer, aussi, profitant de l'absence de mon père, je me suis mise à la recherche du perfide en l'équipage où tu me vois. Je l'ai rejoint à une lieue d'ici; et sans perdre de temps à lui faire des reproches, ni à recevoir ses excuses, je lui ai tiré un coup de carabine et deux coups de pistolet, lavant ainsi mon affront dans son sang. Il est resté sur la place, entre les mains de ses gens, qui n'ont osé ni pu prendre sa défense. Je viens te prier de me faire passer en France, où j'ai des parents, et de protéger mon père contre la vengeance de la famille et des amis de don Vincent.

Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

Furne, Jouvet et Cie, édit.

Muni des rênes de Rossinante, il s'approche avec précaution de son écuyer (p. 559).

Surpris de la bonne mine de la belle Claudia, aussi bien que de sa résolution, Roque lui promit de l'accompagner partout où elle voudrait. Mais avant tout, ajouta-t-il, allons voir si votre ennemi est mort; nous aviserons ensuite à ce qu'il faudra faire.

Notre héros, qui avait écouté attentivement la belle Claudia et la réponse de Roque Guinart: Que personne, dit-il, ne se mette en peine de défendre cette dame; je la prends sous ma protection; qu'on me donne mon cheval et mes armes, et qu'on m'attende ici: j'irai chercher ce chevalier, et, mort ou vif, je saurai bien le forcer à ne pas devenir parjure.

Oh! cela est certain, s'écria Sancho, car mon maître a la main heureuse en fait de mariages: il y a peu de jours, il fit tenir à un certain drôle la parole qu'il avait de même donnée à une demoiselle; et si les enchanteurs qui le poursuivent n'avaient transformé cet homme en laquais, à cette heure la pauvre fille serait pourvue.

Plus occupé de la belle Claudia que des discours du maître et du valet, Roque fit rendre à Sancho tout ce que lui avaient pris ses compagnons; et après leur avoir ordonné de l'attendre, il s'éloigna avec elle au grand galop. Arrivés à l'endroit où Claudia avait rencontré son amant, ils n'y trouvèrent que des taches de sang fraîchement répandu; mais en promenant la vue de toutes parts, ils aperçurent un groupe d'hommes au sommet d'une colline. Jugeant que ce devait être le blessé que ses gens emportaient, ils piquèrent de ce côté et ne tardèrent pas à les rejoindre. En effet, ils trouvèrent entre leurs bras don Vincent, qui, d'une voix éteinte, les priait de le laisser mourir sur la place; le sang qu'il perdait et la douleur causée par ses blessures ne lui permettant pas d'aller plus loin.

Roque et Claudia sautèrent à bas de leurs chevaux, et celle-ci, le cœur partagé entre l'amour et la vengeance, s'approcha de son amant: Si tu ne m'avais pas trahie, don Vincent, dit-elle en lui prenant la main, tu ne serais pas en cette cruelle extrémité.

Le malheureux ouvrit les yeux, et reconnaissant les traits de la jeune fille: Belle et abusée Claudia, répondit-il, je vois que c'est toi qui m'as donné la mort; mais ni mes actions ni mes sentiments ne méritaient ce cruel châtiment.

Grand Dieu! repartit Claudia, tu ne devais donc pas, ce matin même, épouser Léonore, la fille du riche Ballastro?

Non, certainement! répondit don Vincent; c'est ma mauvaise fortune qui t'a porté cette fausse nouvelle, afin qu'elle me coûtât la vie. Mais puisque je la quitte entre tes bras, je ne meurs pas sans consolation, et je me trouve trop heureux de pouvoir encore te donner des marques sincères de mon amour et de ma constance. Serre ma main, chère Claudia, et reçois-moi pour époux: la seule joie que je puisse avoir en mourant, c'est de te donner satisfaction de l'injure que tu croyais avoir reçue de moi.

Pénétrée d'une vive douleur, Claudia tomba évanouie sur le corps de son amant, qui rendit le dernier soupir. Les gens de don Vincent coururent chercher de l'eau pour la jeter au visage de leur maître, mais ce fut inutilement.

Lorsque, revenue à elle, Claudia s'aperçut que don Vincent avait cessé de vivre, elle remplit l'air de ses cris, s'arracha les cheveux et se déchira le visage. Malheureuse, disait-elle, avec quelle facilité t'es-tu laissée emporter à cet horrible dessein! Ta jalousie a mis au tombeau celui qui ne vivait que pour toi; eh bien, meurs à ton tour, meurs de douleur, puisque tu survis à un époux si fidèle! Meurs de honte et de désespoir, car après ton crime, te voilà devenue l'objet de la vengeance de Dieu et des hommes! Hélas! cher amant, ajouta-t-elle en jetant ses bras autour de ce corps inanimé, faut-il que je te perde, faut-il que nous ne soyons réunis que pour être séparés à jamais!

Il y avait dans ces plaintes une douleur si déchirante et si vraie, que, pour la première fois peut-être, Roque lui-même se sentit attendri; les domestiques fondaient en larmes, et les lieux d'alentour semblaient devenus un champ de tristesse et de deuil.

Roque commanda aux gens de don Vincent de porter le corps de leur maître à la maison de son père, qui était située non loin de là. En les regardant s'éloigner, Claudia exprima le désir de se retirer dans un monastère dont l'abbesse était sa tante. Là, dit-elle, je finirai mes jours dans la compagnie d'un époux préférable à tout autre, et qui ne m'abandonnera jamais. Roque approuva sa résolution, et proposa de l'accompagner, l'assurant qu'il défendrait sa famille contre celle de don Vincent, et même contre le monde entier; Claudia le remercia de ses offres, et prit congé de lui en pleurant.

Étant venu rejoindre ses hommes, Roque trouva au milieu d'eux don Quichotte à cheval. Notre héros, par un sage discours, tâchait de leur faire quitter un genre de vie qui présente tant de danger pour l'âme et pour le corps; mais comme la plupart étaient des Gascons, gens grossiers et farouches, ils goûtaient médiocrement le prédicateur et le sermon. Le chef demanda à Sancho si on lui avait rendu tout ce qui lui appartenait; Sancho répondit que oui, hormis trois mouchoirs de tête qui valaient trois bonnes villes.

Eh! l'ami, que dis-tu là? reprit un des bandits, c'est moi qui les ai, et ils ne valent pas trois réaux.

Cela est vrai, repartit don Quichotte; mais mon écuyer les estime beaucoup à cause de la personne qui les lui a donnés.

Roque les fit rendre sur-le-champ; il fit ensuite ranger sa troupe et apporter devant lui les pierreries, l'argent, enfin le butin fait depuis le dernier partage; et après en avoir examiné la valeur, supputé en argent ce qui ne pouvait être divisé, il répartit le tout avec tant d'équité que chacun se montra satisfait. Seigneur, dit-il ensuite à don Quichotte, si avec ces gens-là on n'observait pas une exacte justice, il n'y aurait pas moyen d'être obéi.

Par ma foi, il faut que la justice soit une bonne chose, puisqu'elle se pratique même parmi des voleurs! répliqua Sancho.

A ces paroles, un des bandits qui les avait entendues le coucha en joue avec son arquebuse, et il lui aurait cassé la tête, si Roque n'eût crié à cet homme de s'arrêter. Sancho frissonna de tout son corps et éprouva un tel saisissement, qu'il se promit bien de ne plus ouvrir la bouche au milieu de gens qui entendaient si peu raillerie.

Sur ces entrefaites, un des écuyers postés sur le grand chemin accourut dire au capitaine: Seigneur, j'aperçois non loin d'ici une troupe de voyageurs qui se dirigent vers Barcelone.

Sont-ils de ceux qui nous cherchent ou de ceux que nous cherchons? demanda Roque.

De ceux que nous cherchons, répondit l'écuyer.

En ce cas, à cheval, enfants! cria le capitaine, et qu'on les amène ici sans qu'il en manque un seul.

Les bandits obéirent. Pendant ce temps, Roque, don Quichotte et Sancho se trouvant seuls, le premier dit à notre héros: Seigneur, ce genre de vie vous paraît étrange, et je ne m'en étonne pas, car ce sont tous les jours aventures nouvelles, nouveaux événements, et tous également périlleux. Il n'y a pas, je dois l'avouer, une vie plus inquiète, plus agitée que la nôtre. Malheureusement, je m'y trouve engagé par des sentiments de vengeance dont je n'ai pu triompher, car je suis par nature d'une humeur douce et compatissante; le besoin de me venger a si bien imposé silence à mes honnêtes inclinations, qu'il me retient dans ce périlleux métier en dépit de moi-même; et comme toujours l'abîme attire un autre abîme, comme les vengeances sont toutes enchaînées, non-seulement je poursuis les miennes, mais encore je me charge de poursuivre celles des autres. Malgré tout, j'espère de la miséricorde de Dieu, plein de pitié pour la faiblesse humaine, qu'il me tirera de cet affreux labyrinthe dont je n'ai pas la force de me tirer moi-même.

En entendant un tel discours, don Quichotte se demandait comment parmi des voleurs et des assassins il pouvait se trouver un homme qui montrât des sentiments si sensés et si édifiants. Seigneur Roque, lui dit-il, pour le malade, le commencement de la santé c'est de connaître son mal et de se montrer disposé à prendre les remèdes que prescrit le médecin. Votre Grâce est malade, elle connaît son mal; Eh bien, ayez recours à Dieu, c'est un médecin infaillible: il vous donnera les remèdes dont vous avez besoin, remèdes qui agissent d'autant plus sûrement qu'ils rencontrent une bonne nature et une heureuse disposition. Un pécheur éclairé est bien plus près de s'amender qu'un sot, car discernant entre le bien et le mal, il rougit de ses propres vices; tandis que le sot, aveuglé par son ignorance, n'écoute que son instinct et s'abandonne à ses passions dont il ne connaît pas le danger. Courage, donc, seigneur Roque, courage, et puisque vous avez de l'esprit et du bon sens, servez-vous de ces lumières, et ne désespérez pas de l'entière guérison de votre âme. Mais si Votre Grâce veut abréger le chemin et entrer dans celui de son salut, venez avec moi; je vous apprendrai la profession de chevalier errant. A la vérité, c'est une source inépuisable de travaux et de fâcheuses aventures, mais en les offrant à Dieu comme expiation de vos fautes, vous vous ouvrirez les portes du ciel.

Roque sourit du conseil de notre héros, et pour changer d'entretien il lui raconta la triste fin de l'aventure de Claudia, dont Sancho se trouva très-contristé, car il avait trouvé fort de son goût la pétulance et la beauté de la jeune personne.

En cet instant les bandits arrivèrent avec leurs prisonniers, c'est-à-dire avec deux cavaliers assez bien montés, deux pèlerins à pied, puis un carrosse dans lequel il y avait des dames accompagnées de sept ou huit valets tant à pied qu'à cheval. Ces hommes farouches les environnèrent en silence, attendant que leur chef prît la parole. Roque demanda aux cavaliers qui ils étaient et où ils allaient.

Seigneurs, répondit l'un d'eux, nous sommes capitaines d'infanterie; nos compagnies sont à Naples, et nous allons nous embarquer à Barcelone, d'où quatre galères ont reçu l'ordre de passer en Sicile. Nous possédons environ deux ou trois cents écus, avec lesquels nous nous croyons assez riches, car, vous le savez, le métier ne permet guère de thésauriser.

Et vous? demanda Roque aux pèlerins.

Monseigneur, répondirent-ils, nous allons à Rome; et à nous deux nous n'avons qu'une soixantaine de réaux.

Roque demanda ensuite quels étaient les gens du carrosse; un des hommes à cheval répondit: Ma maîtresse est la señora Guyamor de Quinonez, femme du régent de l'intendance de Naples, elle est avec sa fille, une femme de chambre et une duègne; nous sommes trois valets à cheval et trois valets à pied qui les accompagnons, et leur argent monte à six cents écus.

De façon, dit Roque, que nous avons ici neuf cents écus et soixante réaux. Moi, j'ai soixante soldats; voyez, seigneurs, ce qui peut revenir à chacun d'eux, car je ne sais guère calculer.

A ces mots, les bandits s'écrièrent: Vive le grand Roque Guinart, en dépit de ceux qui ont juré sa perte!

Les capitaines, la tête baissée, faisaient bien voir à leur contenance qu'ils regrettaient leur argent; la régente et sa suite n'étaient guère plus gaies, et les pauvres pèlerins ne montraient nul envie de rire.

Roque les tint un moment en suspens, mais ne voulant pas prolonger leur anxiété: Seigneurs capitaines, leur dit-il en se tournant vers eux, prêtez-moi, je vous prie, soixante écus; madame la régente m'en donnera quatre-vingts: pour contenter mes soldats, car le prêtre vit de ce qu'il chante. Cela fait, vous pourrez continuer votre route, munis d'un sauf-conduit de ma main, afin que ceux de mes hommes qui parcourent les environs ne vous fassent aucune insulte; car je ne veux pas qu'on maltraite les gens de guerre ni les femmes, et surtout les dames de qualité.

Les capitaines se confondirent en remercîments sur la courtoisie et la libéralité de Roque, car, à leurs yeux, c'en était une de leur laisser leur propre argent; la señora voulait descendre de son carrosse pour embrasser ses genoux, mais il s'y opposa, lui demandant pardon de la violence que son méchant état le forçait à lui faire.

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