L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
Ce misérable l'avait menée dans la montagne et enfermée dans cette caverne (p. 276).Le chanoine, le curé, et maître Nicolas, approuvèrent vivement cette résolution; et plus étonnés que jamais des simplicités de Sancho, ils se hâtèrent de replacer don Quichotte sur la charrette. La procession se reforma, et se remit en chemin, le chevrier se retira après avoir salué la compagnie; les deux archers, se voyant désormais inutiles, firent de même, non sans avoir d'abord été largement récompensés par le curé. De son côté, le chanoine ayant embrassé son confrère, le pria instamment de lui donner des nouvelles de ce qui arriverait à notre héros, et poursuivit son chemin. Bref, la troupe se sépara, et il ne resta plus que le curé, le barbier, don Quichotte et Sancho, sans compter l'illustre Rossinante, qui en tout ceci n'avait pas témoigné moins de patience que son maître. Le bouvier attela ses bœufs, accommoda le chevalier sur une botte de foin, et suivit avec son flegme accoutumé la route qu'on lui indiqua.
Au bout de six jours ils arrivèrent au village du pauvre Hidalgo, où entrant en plein midi et un jour de dimanche, ils trouvèrent la population assemblée sur la place; aussi ne manqua-t-il pas de curieux qui tous reconnurent leur concitoyen.
Pendant qu'on entoure le chariot, que chacun à l'envi demande à don Quichotte de ses nouvelles, et à ceux qui l'accompagnent pourquoi on le menait dans cet équipage, un petit garçon court avertir la nièce et la gouvernante que leur maître arrivait dans une charrette traînée par des bœufs, couché sur une botte de foin, mais si maigre et si décharné, qu'il ressemblait à un squelette.
Aussi ce fut pitié d'ouïr les cris que jetèrent ces pauvres femmes, de voir les soufflets dont elles se plombèrent le visage, d'entendre les malédictions qu'elles donnèrent à ces maudits livres de chevalerie, quand elles virent notre héros franchir le seuil de sa maison en plus mauvais état encore qu'on ne le leur avait annoncé.
A la nouvelle du retour de nos deux aventuriers, Thérèse Panza qui avait fini par savoir que Sancho accompagnait don Quichotte en qualité d'écuyer, vint des premières pour lui faire son compliment, et rencontrant son mari: Eh bien, mon ami, lui dit-elle, comment se porte notre âne?
Il se porte mieux que son maître, répondit Sancho.
Dieu soit loué, dit Thérèse. Mais conte-moi donc tout de suite ce que tu as gagné dans ton écuyerie: où sont les jupes que tu m'apportes? où sont les souliers pour nos enfants?
Je n'apporte rien de tout cela, femme, répondit Sancho; mais j'apporte d'autres choses qui sont de bien plus haute importance.
Quel plaisir tu me fais, reprit Thérèse: Oh! montre-les-moi ces choses de haute importance, mon ami; j'ai grande envie de les voir pour réjouir un peu mon pauvre cœur, qui a été triste tout le temps de ton absence.
Je te les montrerai demain, femme, repartit Sancho, prends patience, et sois assurée que, s'il plaît à Dieu, mon maître et moi nous irons encore une fois chercher les aventures, et qu'alors tu me verras bientôt comte ou gouverneur d'une île, je dis d'une île en terre ferme, et des meilleures qui puissent se rencontrer.
Dieu le veuille! ajouta Thérèse, car nous en avons grand besoin; mais qu'est-ce que cela, des îles? Je n'y entends rien.
Le miel n'est pas fait pour la bouche de l'âne, répondit Sancho; tu sauras cela en son temps, femme, et alors tu t'émerveilleras de t'entendre appeler Seigneurie par tes vassaux.
Que parles-tu de seigneurie et de vassaux, repartit Juana Panza. (C'est ainsi que s'appelait la femme de Sancho, non qu'ils fussent parents, comme le fait observer Ben-Engeli, mais parce que c'est la coutume de la Manche, que la femme prenne le nom de son mari.)
Tu as tout le temps d'apprendre cela, Juana, répliqua Sancho: le jour dure plus d'une heure; il suffit que je dise la vérité. Sache, en attendant, qu'il n'y a pas de plus grand plaisir au monde que d'être l'honnête écuyer d'un chevalier errant en quête d'aventures, quoique celles qu'on rencontre n'aboutissent pas toujours comme on le voudrait, et que sur cent il s'en trouve au moins quatre-vingt-dix-neuf de travers. Je le sais par expérience, femme; j'en ai tâté, Dieu merci, et tu peux m'en croire sur parole: il y en a d'où je me suis tiré berné; d'autres, d'où je suis sorti roué de coups de bâton; et pourtant, malgré cela, c'est une chose très-agréable que d'aller chercher fortune, gravissant les montagnes, traversant les forêts, visitant les châteaux et logeant dans les hôtelleries sans jamais payer son écot, quelque chère qu'on y fasse.
Pendant ce dialogue de Sancho et de sa femme, la nièce et la gouvernante déshabillaient et étendaient dans son antique lit à ramages don Quichotte qui les regardait tour à tour avec des yeux hagards, sans parvenir à les reconnaître ni à se reconnaître lui-même. Le curé recommanda à la nièce d'avoir grand soin de son oncle, et de veiller à ce qu'il ne vînt point à leur échapper encore une fois. Mais quand il se mit à raconter le mal qu'on avait eu à le ramener dans sa maison, les deux femmes se remirent à crier de plus belle, et fulminèrent de nouveau mille malédictions contre les livres de chevalerie; elles se laissèrent même aller à un tel degré d'emportement, qu'elles conjuraient le ciel de plonger dans le fond des abîmes les auteurs de tant d'impostures et d'extravagances. A la fin pourtant elles se calmèrent et ne songèrent plus qu'à soigner attentivement leur seigneur, au milieu des transes continuelles que leur causait la crainte de le reperdre aussitôt qu'il serait en meilleure santé; ce qui, malgré tout, ne tarda guère à arriver.
Mais quelques soins qu'ait pris l'auteur de cette histoire pour rechercher la suite des exploits de don Quichotte, il n'a pu en obtenir une connaissance exacte, du moins par des écrits authentiques. La seule tradition qui se soit conservée dans la mémoire des peuples de la Manche, c'est que notre chevalier fit une troisième sortie, que cette fois il se rendit à Saragosse, et qu'il y figura dans un célèbre tournoi, où il accomplit des prouesses dignes de sa valeur et de l'excellence de son jugement. L'auteur n'a pu recueillir rien de plus concernant ses aventures ni la fin de sa vie, et jamais il n'en aurait su davantage, si par bonheur il n'eût fait la rencontre d'un vieux médecin, possesseur d'une caisse de plomb, trouvée, disait-il, sous les fondations d'un ancien ermitage, et dans laquelle on découvrit un parchemin où des vers espagnols en lettres gothiques retraçaient plusieurs des exploits de don Quichotte, et célébraient la beauté de Dulcinée du Toboso, la vigueur de Rossinante et la fidélité de Sancho Panza.
Le scrupuleux historien de ces incroyables aventures rapporte ici tout ce qu'il a pu en apprendre, et pour récompense de la peine qu'il s'est donnée en feuilletant toutes les archives de la Manche, il ne demande qu'une chose au lecteur: c'est d'ajouter foi à son récit, autant que les honnêtes gens en accordent aux livres de chevalerie, si fort en crédit par le monde.Tel est son unique désir, et cela suffira pour l'encourager à s'imposer de nouveaux labeurs et à poursuivre ses investigations touchant la véritable suite de cette histoire, ou tout au moins à écrire des aventures aussi divertissantes.
Les premières paroles qui étaient écrites sur le parchemin trouvé dans la caisse de plomb, étaient celles-ci:
VILLAGE DE LA MANCHE
HOC SCRIPSERUNT
SUR LA VIE ET LA MORT
DU VAILLANT DON QUICHOTTE
DE LA MANCHE
~~~~~~~~~~
De plus de dépouilles que Jason de Crète;
Le jugement qui eut la girouette pointue,
Là où elle aurait dû être plate;
Puisqu'il atteignit du Catay à Gaëte,
La Muse la plus affreuse et la plus discrète,
Qui grava jamais des vers sur l'airain:
Et fit très-peu de cas des Galaors,
S'appuyant sur son amour et sur sa bravoure:
Celui qui erra çà et là sur Rossinante,
Gît ici sous cette pierre froide.
A la forte poitrine et au maintien altier,
C'est Dulcinée, reine du Toboso,
Dont le grand don Quichotte fut l'adorateur.
L'un et l'autre flanc de la grande montagne Noire
Et les fameux champs de Montiel,
Jusqu'à la plaine verdoyante d'Aranjuez.
Cette dame manchoise et cet invincible
Chevalier errant, dans leurs jeunes années,
Et lui, bien qu'il reste écrit sur le marbre,
Il ne put échapper à l'amour et aux tromperies.
Que Mars foule de ses pieds sanglants,
Le Manchois frénétique fait flotter son étendard
Avec un courage extraordinaire.
Avec lequel il détruit, il ravage, il fend, il taille:
Nouvelles prouesses; mais l'art invente
Un nouveau style pour le nouveau paladin.
Dont les braves descendants firent triompher
Mille fois la Grèce en propageant sa renommée;
Couronne don Quichotte, et la Manche se glorifie
Plus de lui que la Grèce et la Gaule.
Car Rossinante même excède en gaillardise
Brilladore et Bayard.
Mais d'un grand courage. Miracle étrange!
Je vous jure et certifie qu'il fut l'écuyer le plus simple
Et sans artifice qu'il y eût au monde.
Et il l'aurait certes été si les insolences et les injures
De ce siècle mesquin qui ne pardonne, pas même
A un âne, ne se fussent conjurées pour sa ruine.
Que marchait ce paisible écuyer, derrière le paisible
Cheval Rossinante, et derrière son maître.
Vous passez en promettant le repos,
A la fin vous devenez une ombre, de la fumée ou un rêve.
Bien moulu et mal errant
Que porta Rossinante
Par maint et maint sentier.
Repose aussi près de lui;
Ce fut l'écuyer le plus fidèle
Parmi tous les écuyers.
Que, bien que fraîche et dodue,
A été changée en poussière et en cendre
Par la mort épouvantable et vilaine.
Voici les seuls vers que l'on put lire; l'écriture des autres était tellement vermoulue, qu'on les remit à un académicien pour qu'il les défrichât par conjectures. On a appris qu'il est parvenu à le faire à force de veilles et d'assiduité et qu'il a l'intention de les publier dans l'espoir de la troisième sortie de don Quichotte.
LUGAR DE LA MANCHA
HOC SCRIPSERUNT
EN VIDA Y MUERTE
DEL VALEROSO DON QUIJOTE
DE LA MANCHA
~~~~~~~~~~
De mas despojos que Jason de Creta;
El juicio que tuvo la veleta,
Aguda, donde fuera mejor ancha;
Que llegó del Catay hasta Gaeta,
La Musa mas horrenda y mas discreta,
Que grabó versos en broncinea plancha:
Y en muy poquito á Galaores tuvo,
Estribando en su amor y bizarría:
Aquel que en Rocinante errando anduvo,
Yace debajo desta losa fria.
Alta de pechos y ademan brioso,
Es Dulcinea, Reyna del Toboso,
De quien fué el gran Quijote aficionado.
De la gran Sierra Negra, y el famoso
Campo de Montiel, hasta el herboso
Llano de Aranjuez, á pie y cansado:
Que esta Manchega dama, y este invito
Andante caballero, en tiernos años,
Y él, aunque queda en mármoles escrito,
No pudo huir de amor, iras y engaños.
Que con sangrientas plantas huella Marte,
Frenético el Manchego su estandarte
Tremola con esfuerzo peregrino.
Con que destroza, asuela, raja y parte:
Nuevas proezas; pero inventa el arte.
Un nuevo estilo al nuevo Paladino.
Por cuyos bravos descendientes Grecia
Triunfó mil veces, y su fama ensancha,
Dó Belona preside, y dél se precia
Mas que Grecia ni Gaula, la alta Mancha.
Pues hasta Rocinante, en ser gallardo,
Excede á Brilladoro y á Bayardo.
Pero grande en valor. ¡Milagro extraño!
Escudero el mas simple y sin engaño,
Que tuvo el mundo, os juro y certifico.
Si no se conjuraran en su daño
Insolencias y agravios del tacaño
Siglo, que aun no perdonan á un borrico.
Este manso escudero, tras el manso
Caballo Rocinante y tras su dueño.
Como pasais con prometer descanso,
Y al fin parais en sombra, en humo, en sueño!
Bien molido y mal andante,
A quien llevó Rocinante
Por uno y otro sendero.
Yace también junto á él,
Escudero el mas fiel,
Que vió el trato de escudero
Y aunque de carnes rolliza,
La volvió en polvo y ceniza
La muerte espantable y fea.
Y tuvo asomos de dama,
Del gran Quijote fué llama,
Y fué gloria de su aldea.
Estos fueron los versos que se pudieron leer: los demás, por estar carcomida la letra, se entregaron á un Académico, para que por conjeturas, los declarase. Tiénese noticia que lo ha hecho á costa de muchas vigilias y mucho trabajo, y que tiene intencion de sacallos á luz, con esperenza de la tercera salida de don Quijote.
Forse altro canterà con miglior plettro.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
PRÉFACE
Vive Dieu! avec quelle impatience, ami lecteur, illustre ou plébéien, peu importe, tu dois attendre cette préface, croyant sans doute y trouver des personnalités, des représailles, des injures, contre l'auteur du second don Quichotte: je veux parler de celui qui fut, dit-on, engendré à Tordesillas, et naquit à Tarragone[65]. Eh bien, je t'en demande pardon, mais il ne m'est pas possible de te donner cette satisfaction, car si d'habitude l'injustice et l'outrage éveillent la colère dans les plus humbles cœurs, cette règle rencontre une exception dans le mien. Voudrais-tu que j'allasse jeter au nez de cet homme qu'il n'est qu'un impertinent, un sot, un âne? Eh bien, je n'en n'ai pas même la pensée; qu'il reste avec son péché, qu'il le mange avec son pain, et grand bien lui fasse.
Mais ce que je ne puis me résoudre à passer sous silence et à couvrir simplement de mon mépris, c'est de m'entendre appeler par lui vieux et manchot, comme s'il avait été en mon pouvoir d'arrêter la marche du temps et de faire qu'il ne s'écoulât pas pour moi, et comme si ma main brisée l'avait été dans quelque dispute de taverne, et non dans la plus éclatante rencontre[66] qu'aient vue les siècles passés et présents et que puissent voir les siècles à venir.
Si ma blessure ne brille pas aux yeux, elle est, du moins, appréciée par ceux qui savent où elle fut reçue, car mourir en combattant sied mieux au soldat, qu'être libre dans la fuite; et je préfère avoir assisté jadis à cette prodigieuse affaire que de me voir aujourd'hui exempt de blessures sans y avoir pris part. Les cicatrices que le soldat porte sur la poitrine et au visage sont autant d'étoiles qui nous guident dans le sentier de l'honneur vers le désir des nobles louanges. D'ailleurs est-ce avec les cheveux blancs qu'on écrit? N'est-ce pas plutôt avec l'entendement, lequel a coutume de se fortifier par les années?
Autre chose encore m'a causé du chagrin: cet homme m'appelle envieux et il se donne la peine de m'expliquer, comme si je l'ignorais, ce que c'est que l'envie; eh bien, qu'il le sache, des deux sortes d'envie que l'on connaît, je n'éprouve que celle qui est sainte, noble, bien intentionnée. Comment donc oser supposer que j'aille m'attaquer à un prêtre, surtout quand ce prêtre ajoute à ce respectable caractère le titre de familier du saint-office[67]? Je le déclare ici, mon adversaire se trompe; car de celui qu'il prétend que j'ai voulu désigner, j'adore le génie, j'admire les travaux et je respecte le labeur incessant et honorable. Quant à mes Nouvelles, que cet aristarque trouve plus satiriques qu'exemplaires; eh bien, qu'importe? pourvu qu'elles soient bonnes, et elles ne pourraient l'être s'il ne s'y trouvait un peu de tout.
Tu vas dire sans doute, ami lecteur, que je me montre peu exigeant, mais il ne faut pas accroître les chagrins d'un homme déjà si affligé, et ceux de ce seigneur doivent être grands puisqu'il dissimule sa patrie et déguise son nom, comme s'il se sentait coupable du crime de lèse-majesté. Si donc par aventure tu viens à le connaître, dis-lui de ma part que je ne me tiens nullement pour offensé, que je connais fort bien les piéges du démon, et qu'un des plus dangereux qu'il puisse tendre à un homme, c'est de lui mettre dans la cervelle qu'il est capable de composer un livre qui lui procurera autant de renommée que d'argent et autant d'argent que de renommée. A l'appui de ce que j'avance, conte-lui avec ton esprit et ta bonne grâce accoutumée la petite histoire que voici:
«Il y avait à Séville un fou qui donna dans la plus plaisante folie dont fou se soit jamais avisé. Il prit un jonc qu'il tailla en pointe par un bout, et quand il rencontrait un chien, il lui mettait un pied sur la patte de derrière, lui levait l'autre patte avec la main, après quoi lui introduisant son tuyau dans certain endroit, il soufflait par l'autre bout, et rendait bientôt l'animal rond comme une boule. Quand il l'avait mis en cet état, il lui donnait deux tapes sur le ventre et le lâchait en disant à ceux qui étaient là toujours en grand nombre: «Vos Grâces pensent-elles que ce soit chose si facile que d'enfler un chien?» Eh bien, à mon tour, je demanderai: Pensez-vous que ce soit un petit travail de faire un livre?
Si ce conte, ami lecteur, ne lui convient pas, dis-lui cet autre, qui est encore un conte de fou et de chien: «Il y avait à Cordoue un fou qui avait coutume de porter sur sa tête un morceau de dalle en marbre ou en pierre, non des plus légers; quand il apercevait un chien, il s'en approchait avec précaution et laissait la dalle tomber d'aplomb sur le pauvre animal. Roulant d'abord sous le coup, le chien ne tardait pas à se sauver en jetant des hurlements à ne pas s'arrêter au bout de trois rues. Or, il arriva qu'un jour il s'en prit au chien d'un mercier, que son maître aimait beaucoup. L'animal poussa des cris perçants. Le mercier, furieux, saisit une aune, tomba sur le fou et le bâtonna rondement, en lui disant à chaque coup: «Chien de voleur, ne vois-tu pas que mon chien est un lévrier?» Et après lui avoir répété le mot de lévrier plus de cent fois, il le renvoya moulu comme plâtre. L'avertissement fit son effet, et le fou fut tout un mois sans se montrer. A la fin cependant, il reparut avec une dalle bien plus pesante que la première, mais quand il rencontrait un chien, il s'arrêtait tout court en disant: «Oh! oh! celui-ci est un lévrier.» Depuis lors, tous les chiens qu'il trouvait sur son chemin, fussent-ils dogues ou roquets, étaient pour lui autant de lévriers, et il ne lâchait plus sa pierre. Peut-être en arrivera-t-il de même à cet homme; il n'osera plus lâcher en livres le poids de son esprit, lequel, il faut en convenir, est plus lourd que le marbre.
Quant à la menace qu'il me fait de m'enlever tout profit avec son ouvrage, dis-lui, ami lecteur, que je m'en moque comme d'un maravédis et que je lui réponds: «Vive pour moi le comte de Lémos, et Dieu pour tous!» Oui, vive le grand comte de Lémos, dont la libéralité bien connue m'abrite contre la mauvaise fortune, et vive la suprême charité de l'archevêque de Tolède[68]! Ces deux princes, par leur seule bonté d'âme et sans que je les aie sollicités par aucune espèce d'éloges, ont pris à leur charge le soin de venir généreusement à mon aide, et en cela je me tiens pour plus honoré et plus riche que si la fortune, par une voie ordinaire, m'eût comblé de ses faveurs. L'honneur, je le sens, peut rester au pauvre, mais non au pervers; la pauvreté peut couvrir d'un nuage la noblesse, mais non l'obscurcir entièrement. Pourvu que la vertu jette quelque lumière, fût-ce par les fissures de la détresse, elle finit toujours par être estimée des grands et nobles esprits.
Ne lui dis rien de plus, ami lecteur; quant à moi, je me contenterai de te faire remarquer que cette seconde partie de Don Quichotte, dont je te fais hommage, est taillée sur le même patron, et qu'elle est de même étoffe que la première. Dans cette seconde partie, je te donne mon chevalier conduit jusqu'au terme de sa vie, et finalement mort et enterré, afin que personne ne puisse en douter désormais. C'est assez qu'un honnête homme ait rendu compte de ses aimables folies, sans que d'autres prétendent encore y mettre la main. L'abondance des choses, même bonnes, en diminue le prix, tandis que la rareté des mauvaises les fait apprécier en ce point...
J'oubliais de te dire que tu auras bientôt Persiles, que je suis en train d'achever, ainsi que la seconde partie de Galatée.
L'INGÉNIEUX CHEVALIER
DON QUICHOTTE
DE LA MANCHE
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
DE CE QUI SE PASSA ENTRE LE CURÉ ET LE BARBIER AVEC DON QUICHOTTE AU
SUJET DE SA MALADIE
Dans la seconde partie de cette histoire, qui contient la troisième sortie de don Quichotte, Cid Hamet Ben-Engeli raconte que le curé et le Barbier restèrent plus d'un mois sans chercher à le voir, pour ne pas lui rappeler par leur présence le souvenir des choses passées. Ils ne laissaient pas néanmoins de visiter souvent sa nièce et sa gouvernante, leur recommandant chaque fois d'avoir grand soin de leur maître, et de lui donner une nourriture bonne pour l'estomac et surtout pour le cerveau, d'où venait, à n'en pas douter, tout son mal. Ces femmes répondaient qu'elles n'auraient garde d'y manquer, d'autant plus que, par moment, leur seigneur paraissait avoir recouvré tout son bon sens. Cette nouvelle causa bien de la joie à nos deux amis, qui s'applaudirent d'autant plus d'avoir employé, pour le ramener chez lui, le stratagème que nous avons raconté dans les chapitres qui terminent la première partie de cette grande et véridique histoire. Toutefois, comme ils tenaient cette guérison pour impossible, ils résolurent de s'en assurer par eux-mêmes, et après s'être promis de ne pas toucher la corde de la chevalerie, dans la crainte de découdre les points d'une blessure si fraîchement fermée[69], ils se rendirent chez don Quichotte, qu'ils trouvèrent dans sa chambre, assis sur son lit, en camisole de serge verte, et coiffé d'un bonnet de laine rouge de Tolède, mais tellement sec et décharné, qu'il ressemblait à une momie. Ils furent très-bien reçus de notre chevalier, qui répondit à leurs questions sur sa santé avec beaucoup de justesse et en termes choisis.
Peu à peu la conversation s'engagea, et après avoir causé d'abord de choses indifférentes, on en vint à entamer le chapitre des affaires publiques et des formes de gouvernement. Celui-ci changeait une coutume, celui-là corrigeait un abus; bref, chacun de nos trois amis devint, séance tenante, un nouveau Lycurgue, un moderne Solon, et ils remanièrent si bien l'État, qu'il semblait qu'après l'avoir mis à la forge, ils l'en avaient retiré entièrement remis à neuf. Sur ces divers sujets, don Quichotte montra tant de tact et d'à-propos, que les deux visiteurs ne doutèrent plus qu'il n'eût recouvré tout son bon sens. Présentes à l'entretien, la nièce et la gouvernante versaient des larmes de joie et ne cessaient de rendre grâces à Dieu en voyant leur maître montrer une telle lucidité d'esprit. Mais le curé, revenant sur sa première intention, qui était de ne point parler chevalerie, voulut compléter l'épreuve, afin de s'assurer si cette guérison était réelle ou seulement apparente. De propos en propos, il se mit à conter quelques nouvelles récemment venues de la cour: On tient pour assuré, dit-il, que le Turc fait de grands préparatifs de guerre, et qu'il se dispose à descendre le Bosphore avec une immense flotte; seulement, on ne sait pas sur quels rivages ira fondre une si formidable tempête; il ajouta que la chrétienté en était fort alarmée, et qu'à tout événement Sa Majesté faisait pourvoir à la sûreté du royaume de Naples, des côtes de la Sicile et de l'île de Malte.
Sa Majesté agit en prudent capitaine, dit don Quichotte, lorsqu'elle met ses vastes États sur la défensive, afin que l'ennemi ne les prenne pas au dépourvu. Mais si elle me faisait l'honneur de me demander mon avis, je lui conseillerais une mesure à laquelle elle est, j'en suis certain, bien éloignée de penser à cette heure.
A peine le curé eut-il entendu ces paroles, qu'il se dit en lui-même: Dieu te soit en aide, pauvre don Quichotte; car, si je ne me trompe, te voilà retombé au plus profond de ta démence.
Le barbier, qui avait eu la même pensée, demanda quelle était cette importante mesure, craignant, disait-il, que ce ne fût un de ces impertinents avis qu'on ne se fait pas faute de donner aux princes.
Maître râpeur de barbes, repartit don Quichotte, mon avis n'a rien d'impertinent; il est, au contraire, tout à fait pertinent.
D'accord, répliqua le barbier; cependant l'expérience a prouvé que ces sortes d'expédients sont presque toujours impraticables ou ridicules, quelquefois même contraires à l'intérêt du roi et de l'État.
Soit; mais le mien, reprit don Quichotte, n'est ni impraticable ni ridicule: loin de là, c'est le plus simple et le plus convenable qui puisse se présenter à l'esprit d'un donneur de conseil.
Votre Grâce tarde bien à nous l'apprendre, dit le curé.
Je ne suis pas fort empressé de le faire connaître, répondit don Quichotte, de peur qu'en arrivant aux oreilles de messeigneurs du conseil, l'honneur de l'invention ne soit aussitôt enlevé.
Quant à moi, reprit le barbier, je jure devant Dieu et devant les hommes de n'en parler ni à roi, ni à Roch, ni à âme qui vive, comme il est dit dans cette romance du curé[70], où l'on avise le roi de ce voleur qui lui avait escamoté cent doublons et sa mule qui allait si bien l'amble.
Je ne connais pas cette histoire, dit don Quichotte, mais je tiens le serment pour bon, sachant le seigneur barbier homme de bien.
Et quand cela ne serait pas, reprit le curé, je me porte fort pour lui, et je réponds qu'il n'en parlera pas plus que s'il était né muet.
Et vous, seigneur curé, demanda don Quichotte, quelle sera votre caution?
Mon caractère, répliqua le curé, car il me fait un devoir de garder les secrets.
Eh bien donc, s'écria don Quichotte, j'affirme que si le roi faisait publier à son de trompe que tous les chevaliers qui errent par l'Espagne sont tenus de se rendre à sa cour, à jour nommé, ne s'en présentât-il qu'une demi-douzaine, tel parmi eux, j'en suis certain, pourrait se rencontrer qui viendrait à bout de la puissance du Turc. Que Vos Grâces veuillent bien me prêter attention et suivre mon raisonnement. Est-ce qu'on n'a pas vu maintes fois un chevalier défaire à lui seul une armée de deux cent mille hommes, comme si tous ensemble ils n'avaient eu qu'une tête à couper? Vive Dieu! si le fameux don Bélianis, ou même un simple rejeton des Amadis de Gaule était encore vivant, et que le Turc se trouvât face à face avec lui, par ma foi, je ne parierais pas pour le Turc. Mais patience, Dieu aura pitié de son peuple, et saura lui envoyer quelque chevalier moins illustre peut-être que ceux des temps passés, qui pourtant ne leur sera point inférieur en vaillance. Je n'en dis pas davantage, Dieu m'entend.
Sainte Vierge! s'écria la nièce, que je meure si mon oncle n'a pas envie de se faire encore une fois chevalier errant!
Oui, oui, repartit don Quichotte, chevalier errant je suis, et chevalier errant je mourrai; que le Turc monte ou descende quand il voudra, et déploie toute sa puissance! je le répète, Dieu m'entend.
Sur ce le barbier prit la parole: Que Vos Grâces, dit-il, me permettent de leur raconter une petite histoire; elle vient ici fort à propos.
Comme il vous plaira, reprit don Quichotte; nous sommes prêts à vous donner audience.
Le barbier continua de la sorte: A Séville, dans l'hôpital des fous, il y avait un homme que ses parents firent enfermer comme ayant perdu la raison. Cet homme avait pris ses licences à l'université d'Ossuna; mais quand même il les eût prises à celle de Salamanque, il n'en serait pas moins, disait-on, devenu fou. Après plusieurs années de réclusion, le pauvre diable se croyant guéri, écrivit à l'archevêque une lettre pleine de bon sens, dans laquelle il le suppliait de le tirer de sa misérable vie, puisque Dieu, dans sa miséricorde, lui avait fait la grâce de lui rendre la raison. Il prétendait que ses parents, pour jouir de son bien, continuaient à le tenir enfermé, et voulaient, en dépit de la vérité, le faire passer pour fou jusqu'à sa mort. Convaincu du bon sens de cet homme par les lettres qu'il ne cessait d'en recevoir, l'archevêque chargea un de ses chapelains de s'informer auprès du directeur de l'hôpital si tout ce que lui écrivait le licencié était exact, enfin de l'interroger lui-même, l'autorisant, si l'examen était favorable, à le faire mettre en liberté.
Le chapelain vint trouver le directeur de l'hôpital, et lui demanda ce qu'il pensait de l'état mental du licencié. Le directeur répondit qu'il le tenait pour aussi fou que jamais; qu'à la vérité il parlait quelquefois en homme de bon sens, mais qu'en fin de compte il retombait toujours dans ses premières extravagances, comme le chapelain pouvait d'ailleurs s'en assurer par lui-même. Celui-ci témoigna le désir de tenter l'expérience. On le mena à la chambre du licencié, avec lequel il s'entretint plus d'une heure sans que pendant tout ce temps cet homme donnât le moindre signe de folie; loin de là, ses discours furent si pleins d'à-propos et de bon sens, que le chapelain ne put s'empêcher de le regarder comme entièrement guéri.
Entre autres choses, le pauvre diable se plaignit de la connivence du directeur de l'hôpital, qui, pour plaire à sa famille et ne pas perdre les cadeaux qu'il en recevait, affirmait qu'il était toujours fou, quoiqu'il eût souvent de bons moments. Il ajoutait que, dans son malheur, son plus grand ennemi, c'était sa fortune; car pour en jouir, disait-il, mes parents portent un jugement qu'ils savent faux, puisqu'ils ne veulent pas reconnaître la grâce que Dieu m'a faite en me rappelant de l'état de brute à l'état d'homme. Bref, il parla de telle sorte, qu'il réussit à rendre le directeur suspect, et à faire passer ses parents pour cupides et dénaturés, si bien que le chapelain résolut de l'emmener, pour rendre l'archevêque lui-même témoin d'une guérison dont il n'était plus permis de douter. Le directeur fit tous ses efforts pour dissuader le chapelain, lui disant d'y prendre garde; que cet homme n'avait jamais cessé d'être fou, et qu'il aurait le déplaisir de s'être trompé sur son compte; mais quand on lui eut montré la lettre de l'archevêque, il ordonna de rendre au licencié ses anciens vêtements, et le laissa entre les mains du chapelain.
A peine dépouillé de sa casaque de fou, notre homme voulut aller prendre congé de ses anciens compagnons. Il en demanda avec instance la permission au chapelain, qui désira même l'accompagner dans cette visite; quelques-uns de ceux qui étaient là se joignirent à lui. En passant devant la loge d'un fou furieux qui par hasard était calme en ce moment: Adieu, frère, lui dit le licencié; voyez si vous n'avez pas quelque chose à me demander, car je vais retourner chez moi, puisque Dieu dans sa bonté infinie et sans que je le méritasse, m'a fait la grâce de me rendre la raison. J'espère qu'il fera de même pour vous; aussi priez-le bien et ne manquez jamais de confiance; en attendant, j'aurai soin de vous envoyer quelques bons morceaux, car je sais, par ma propre expérience, que la folie ne vient le plus souvent que du vide de l'estomac et du cerveau. Prenez donc courage, et ne vous laissez point abattre; dans les disgrâces qui nous arrivent, le découragement détruit la santé et ne fait qu'avancer la mort.
En entendant ce discours, un autre fou renfermé dans une loge qui faisait face à celle du fou furieux, se redressa tout à coup d'une vieille natte de jonc sur laquelle il était couché, et demanda en criant à tue-tête quel était ce camarade qui s'en allait si sain de corps et d'esprit?
C'est moi, frère, répondit le licencié; je n'ai plus besoin de rester dans cette maison après la grâce que Dieu m'a faite.
Prends garde à ce que tu dis, licencié mon ami, repartit cet homme, et que le diable ne t'abuse pas. Crois-moi, reste avec nous, afin de t'épargner l'allée et le retour.
Je sais que je suis guéri, reprit le licencié, et je ne pense pas avoir jamais à recommencer mes stations.
Toi, guéri, continua le fou; à la bonne heure, et que Dieu te conduise; mais par le nom de Jupiter, dont je représente ici-bas la majesté souveraine, je jure que pour ce seul péché, que Séville vient de commettre en te rendant la liberté, je la frapperai d'un tel châtiment, que le souvenir s'en perpétuera dans les siècles des siècles. Amen. Ne sais-tu pas, pauvre petit licencié sans cervelle, que j'en ai le pouvoir, puisque je suis Jupiter Tonnant, et que je tiens dans mes mains les foudres destructeurs qui peuvent en un instant réduire toute la terre en cendres? Mais non, je n'infligerai qu'une simple correction à cette ville ignorante et stupide; je me contenterai de la priver de l'eau du ciel, ainsi que tous ses habitants, pendant trois années entières et consécutives, à compter du jour où la menace vient d'en être prononcée. Ah! tu es libre, tu es dans ton bon sens, et moi je suis fou et en prison! De par mon tonnerre, je leur enverrai de la pluie, tout comme je songe à me pendre.
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
S'il est Jupiter, le dieu de la foudre, je suis Neptune, le dieu des eaux (p. 297).Chacun écoutait ces propos avec étonnement, quand le licencié se tourna vivement vers le chapelain et lui prenant les deux mains: Que Votre Grâce, mon cher seigneur, lui dit-il, ne se mette point en peine des menaces que ce fou vient de débiter; car s'il est Jupiter, le dieu de la foudre, je suis Neptune, le dieu des eaux, et je ferai pleuvoir quand il en sera besoin.
Très-bien, très-bien, repartit le chapelain; mais en attendant, il ne faut pas irriter Jupiter, seigneur Neptune. Rentrez dans votre loge, nous reviendrons vous chercher une autre fois.
Chacun se mit à rire en voyant la confusion du chapelain. Quant au licencié, on lui remit sa casaque, on le renferma de nouveau, et le conte est fini.
C'était donc là, reprit don Quichotte, ce conte venu si à point qu'on ne pouvait se dispenser de nous le servir. Ah! maître raseur, maître raseur, bien aveugle est celui qui ne voit pas à travers la toile du tamis! Votre Grâce en est-elle encore à ignorer que ces comparaisons d'esprit à esprit, de courage à courage, de beauté à beauté, de famille à famille, sont toujours odieuses et mal reçues? Seigneur barbier, je ne suis pas Neptune, le dieu des eaux, et je m'inquiète fort peu de passer pour un homme d'esprit, surtout ne l'étant pas; mais, quoi qu'il en soit, je n'en continuerai pas moins jusqu'à mon dernier jour à signaler au monde l'énorme faute que l'on commet en négligeant de rétablir l'ancienne chevalerie errante. Hélas! je ne le vois que trop, notre âge dépravé ne mérite pas de jouir du bonheur ineffable dont ont joui les siècles passés, alors que les chevaliers errants prenaient en main la défense des royaumes, la protection des jeunes filles, des veuves et des orphelins. Maintenant, les chevaliers abandonnent la cuirasse et la cotte de mailles, pour revêtir la veste de brocard et de soie. Où sont-ils ceux qui, armés de pied en cap, à cheval et appuyés sur leur lance, s'ingéniaient à tromper le sommeil, la faim, la soif, et les besoins les plus impérieux de la nature? Où est le chevalier de notre temps qui, après une longue course à travers les montagnes et les forêts, arrivant au bord de la mer, où il ne trouve qu'un frêle esquif, s'y jette hardiment, malgré les vagues furieuses qui tantôt le lancent au ciel, tantôt le précipitent au fond des abîmes; puis le lendemain, à trois mille lieues de là, abordant une terre inconnue, y accomplit des prouesses si extraordinaires, qu'elles méritent d'être gravées sur le bronze? A présent, la mollesse et l'oisiveté sont vertus à la mode, et la véritable valeur qui fut jadis le partage des chevaliers errants n'est plus de saison. Où rencontrer aujourd'hui un chevalier aussi vaillant qu'Amadis? aussi courtois que Palmerin d'Olive? aussi galant que Lisvart de Grèce? plus blessant et plus blessé que don Bélianis? aussi brave que Rodomont? aussi prudent que le roi Sobrin? aussi entreprenant que Renaud? aussi invincible que Roland? aussi séduisant que Roger, de qui, en droite ligne, descendent les ducs de Ferrare, d'après Turpin dans sa Cosmographie.
Tous ces chevaliers et tant d'autres que je pourrais citer, ont été l'honneur de la chevalerie errante; c'est d'eux et de leurs pareils que je conseillerais au roi de se servir, s'il veut être bien servi et à bon marché, et voir le Turc s'arracher la barbe à pleines mains. Mais avec tout cela, il faut que je reste dans ma loge, puisqu'on refuse de m'en tirer; et si Jupiter, comme a dit le barbier, ne veut pas qu'il pleuve, je suis ici, moi, pour faire pleuvoir quand il m'en prendra fantaisie. Ceci soit dit afin que le seigneur Plat-à-Barbe sache que je l'ai compris.
Seigneur don Quichotte, répondit le barbier, Votre Grâce aurait tort de se fâcher; Dieu m'est témoin que je n'ai pas eu dessein de vous déplaire.
Si je dois me fâcher ou non, c'est à moi de le savoir, reprit don Quichotte.
Seigneurs, interrompit le curé, qui jusqu'alors avait écouté sans rien dire, je voudrais éclaircir un doute qui me pèse, et que vient de faire naître en moi le discours du seigneur don Quichotte.
Parlez sans crainte, répondit notre chevalier, et mettez votre conscience en repos.
Eh bien, dit le curé, je dois avouer qu'il m'est impossible de croire que tous ces chevaliers errants dont Votre Grâce vient de parler, aient été des hommes en chair et en os; pour moi, tout cela n'est que fictions, rêveries et contes faits à plaisir.
Voilà une erreur, répondit don Quichotte, dans laquelle sont tombés nombre de gens. J'ai souvent cherché à faire luire la lumière de la vérité sur cette illusion devenue presque générale: quelquefois je n'ai pu réussir; mais presque toujours j'en suis venu à bout, et j'ai eu le bonheur de rencontrer des personnes qui se sont rendues à la force de cette vérité pour moi si manifeste, que je pourrais dire avoir vu de mes yeux Amadis de Gaule. Oui, c'était un homme de haute taille, au teint vif et blanc; il avait la barbe noire et bien plantée, le regard fier et doux; il n'était pas grand parleur, se mettait rarement en colère, et n'y restait pas longtemps. Non moins aisément que j'ai dépeint Amadis, je pourrais vous faire le portrait de tous les chevaliers errants; car sur l'idée qu'en donnent leurs histoires, il est facile de dire quel était leur air, quelle était leur stature et la couleur de leur teint.
S'il en est ainsi, seigneur, dit le barbier, apprenez-nous quelle taille avait le géant Morgan?
Qu'il ait existé des géants ou qu'il n'en ait pas existé, répondit don Quichotte, les opinions sont partagées à ce sujet. Cependant la sainte Écriture, qui ne peut induire en erreur, nous apprend qu'il y en a eu, par ce qu'elle raconte de ce Goliath qui avait sept coudées et plus de hauteur. On a trouvé en Sicile des ossements de jambes et de bras dont la longueur prouve qu'ils appartenaient à des géants aussi hauts que des tours. Toutefois je ne saurais affirmer que le géant Morgan ait été d'une très-grande taille; je ne le pense pas, et en voici la raison: son histoire dit qu'il dormait souvent à couvert; or, puisqu'il trouvait des habitations capables de le recevoir, il ne devait pas être d'une grandeur démesurée.
C'est juste, dit le curé, qui, prenant plaisir à entendre notre héros débiter de telles extravagances, lui demanda à son tour ce qu'il pensait de Roland, de Renaud et des douze pairs de France, tous anciens chevaliers errants?
De Renaud, répondit don Quichotte, je dirai qu'il devait avoir la face large, le teint vermeil, les yeux à fleur de tête et pleins de feu; il était extrêmement chatouilleux et emporté, et se plaisait à protéger les malandrins et gens de cette espèce. Quant à Roland, Rotoland ou Orland (l'histoire lui donne ces trois noms), je crois pouvoir affirmer qu'il était de moyenne taille, large des épaules, un peu cagneux des genoux; il avait le teint brun, la barbe rude et rousse, le corps velu, la parole brève et le regard menaçant; du reste, courtois, affable et bien élevé.
Par ma foi, si Roland ressemblait au portrait que vient d'en faire Votre Grâce, dit le barbier, je ne m'étonne plus que la belle Angélique lui ait de beaucoup préféré ce petit More à poil follet à qui elle livra ses charmes.
Cette Angélique, reprit don Quichotte, était une créature fantasque et légère, une coureuse, qui a rempli le monde du bruit de ses fredaines. Sacrifiant sa réputation à son plaisir, elle a dédaigné mille nobles personnages, mille chevaliers pleins d'esprit et de bravoure, pour un petit page au menton cotonneux, sans naissance et sans fortune, et dont tout le renom fut l'attachement qu'il montra pour son vieux maître[71]. Aussi, le chantre de sa beauté, le grand Arioste, cesse-t-il d'en parler après cette faiblesse impardonnable, et pour ne plus s'occuper d'elle, il termine brusquement son histoire par ces vers:
Dira comme elle obtint du grand Catay l'empire.
Ces vers furent une prophétie, car les poëtes s'appellent vates, c'est-à-dire devins, et la prédiction s'accomplit si bien, que depuis lors ce fut un poëte andaloux qui chanta les larmes d'Angélique, et un poëte castillan qui chanta sa beauté.
Parmi tant de poëtes qui l'ont célébrée, dit maître Nicolas, il doit s'en être trouvé au moins un pour lui dire son fait.
Si Sacripant ou Roland eussent été poëtes, reprit don Quichotte, j'incline à croire qu'ils auraient joliment savonné la tête à cette écervelée; car c'est l'ordinaire des amants rebutés de se venger par des satires et des libelles: vengeance, après tout, indigne d'un cœur généreux. Mais jusqu'à ce jour, je n'ai pas connaissance d'un seul vers injurieux contre cette Angélique qui a bouleversé le monde.
C'est miracle! dit le curé; et tout à coup on entendit la nièce et la gouvernante, qui depuis quelque temps déjà s'étaient retirées, jeter les hauts cris; aussitôt nos trois amis se levèrent et coururent au bruit.
CHAPITRE II
QUI TRAITE DE LA GRANDE QUERELLE QU'EUT SANCHO PANZA AVEC LA NIÈCE ET LA
GOUVERNANTE, AINSI QUE D'AUTRES PLAISANTS ÉVÉNEMENTS
L'histoire raconte que les auteurs de tout ce tapage étaient Sancho, lequel voulait entrer pour voir son seigneur, et la nièce et la gouvernante qui s'y opposaient de toutes leurs forces.
Que veut ce vagabond, ce fainéant? demandait la gouvernante. Retournez chez vous, mon ami, vous n'avez que faire céans; c'est vous qui débauchez et pervertissez notre maître, et l'emmenez courir les grands chemins.
Gouvernante de Satan, répondait Sancho, vous vous trompez de plus de moitié; le débauché, le perverti et l'emmené par les chemins, c'est moi et non pas votre maître. C'est lui qui m'a tiré de ma maison en m'enjôlant avec des tricheries et en me promettant une île que j'attends encore.
Que veut-il dire avec ses îles? répliquait la gouvernante. Est-ce par hasard quelque chose de bon à manger, glouton que tu es?
Non pas à manger, reprenait Sancho, mais à gouverner, et meilleur que quatre villes et une province entière.
Tu n'entreras pas ici, tonneau de malices, sac de méchancetés, continuait la gouvernante: va gouverner ta maison et labourer ton coin de terre, et laisse-là tes gouvernements.
Le curé et le barbier riaient de bon cœur de ce plaisant dialogue; mais don Quichotte craignant que Sancho ne lâchât sa langue et n'en vînt à débiter, selon sa coutume quelques malicieuses simplicités, fit taire les deux femmes, et ordonna qu'on le laissât entrer. Sancho entra. Aussitôt le curé et le barbier prirent congé de leur ami, désespérant de sa guérison, puisqu'il se montrait entiché plus que jamais de sa maudite chevalerie.
Vous verrez, compère, dit le curé en sortant, qu'au moment où nous y penserons le moins, notre hidalgo reprendra sa volée.
Oh! cela est certain, reprit le barbier; mais ce qui m'étonne, c'est moins la folie du maître que la simplicité de l'écuyer: il s'est si bien fourré cette île dans la cervelle, que rien au monde ne pourrait l'en faire sortir.
Dieu leur soit en aide, dit le curé; quant à nous, guettons-les bien afin de voir où aboutira cette mise en commun d'extravagances; car on dirait qu'ils ont été créés l'un pour l'autre, et que les folies du maître vaudraient moins sans celles du valet.
C'est vrai, ajouta le barbier; mais je voudrais bien savoir ce qu'ils vont comploter ensemble.
Soyez tranquille, répliqua le curé, la nièce et la gouvernante ne nous laisseront rien ignorer; elles ne sont pas femmes à en perdre leur part.
Pendant cet entretien, don Quichotte et son écuyer s'étaient renfermés. Quand ils se virent seuls: Sancho, dit don Quichotte, je suis très-peiné d'apprendre que tu ailles répétant partout que je t'ai enlevé de ta chaumière, quand tu sais que je ne suis pas resté dans ma maison. Partis ensemble, nous avons fait tous deux même chemin et éprouvé même fortune: si une fois on t'a berné, cent fois j'ai reçu des coups de bâton: c'est le seul avantage que j'ai sur toi.
C'était bien juste, répondit Sancho; puisque, d'après le dire de Votre Grâce, les mésaventures sont plutôt le fait des chevaliers errants que de leurs écuyers.
Tu te trompes, Sancho, repartit don Quichotte, témoins ces vers: Quando caput dolet...
Je n'entends point d'autre langue que la mienne, dit Sancho.
Je veux dire, répliqua don Quichotte, que quand la tête souffre, souffrent tous les membres. Ainsi, moi, ton maître, je suis la tête du corps dont tu fais partie, étant mon serviteur; par conséquent, le mal que j'éprouve, tu dois le ressentir, et moi le tien.
Cela devrait être, repartit Sancho; mais pendant qu'on me bernait, moi, pauvre membre, ma tête était derrière la muraille de la cour, et elle me regardait voltiger dans les airs, sans éprouver la moindre douleur; si les membres sont obligés de ressentir le mal de la tête, il me semble que la tête devrait à son tour prendre part à leur mal.
Crois-tu, reprit don Quichotte, que je ne souffrais pas pendant qu'on te bernait? Ne le dis, ni ne le pense, mon ami, et sois bien persuadé que je souffrais plus dans mon esprit que toi dans tout ton corps. Mais laissons cela, nous en reparlerons à loisir. Maintenant, ami Sancho, réponds-moi franchement, je te prie; que dit-on de moi dans le pays? comment en parlent les paysans, les hidalgos, les chevaliers? quelle opinion a-t-on de ma courtoisie, de ma valeur, de mes exploits? que pense-t-on du dessein que j'ai formé de rétablir dans son antique lustre l'ordre oublié de la chevalerie errante? Bref, répète-moi, sans flatterie, ce qui est arrivé à tes oreilles, sans rien ajouter, sans rien retrancher; car le devoir d'un serviteur fidèle est de dire à son seigneur la vérité telle qu'elle est, sans qu'aucune considération la lui fasse exagérer ou diminuer. Tu sauras, Sancho, que si la vérité se présentait toujours devant les princes nue et dépouillée des ornements de la flatterie, notre siècle serait un âge d'or, ce qu'il est déjà, à ce que j'entends dire chaque jour, comparé aux siècles qui nous ont précédés. Mets à profit cet avis, et réponds sans déguisement à ma question.
Volontiers, répondit Sancho, mais à condition que Votre Grâce ne se fâchera pas si je lui redis les choses telles qu'elles sont venues à mes oreilles.
Je t'assure que je ne me fâcherai nullement, dit don Quichotte; parle librement et sans détour.
Eh bien, seigneur, reprit Sancho, vous saurez que tout le monde nous tient, vous, pour le plus grand des fous, et moi, pour le dernier des imbéciles. Les hidalgos disent que Votre Grâce n'avait pas le droit de s'arroger le don, et de se faire d'emblée chevalier, avec quatre pieds de vigne, deux journaux de terre, un fossé par devant et un par derrière. Quant aux chevaliers, ils sont fort peu satisfaits que les hidalgos se mêlent à eux, principalement ceux qui sont tout au plus bons pour être écuyers, qui noircissent leurs chaussures avec de la suie, et raccommodent leurs bas noirs avec de la soie verte.
Cela ne me regarde pas, dit don Quichotte; je suis toujours très-convenablement vêtu, et je ne porte jamais d'habits rapiécés; déchirés, c'est possible, et encore plutôt par le frottement des armes que par l'action du temps.
Quant à votre valeur, votre courtoisie, vos exploits et vos projets, continua Sancho, les opinions sont partagées; les uns disent: C'est un fou, mais il est plaisant; les autres: Il est vaillant, mais peu chanceux; d'autres: Il est courtois, mais extravagant; et pour ne rien vous cacher, ils en débitent tant sur votre compte, que, par ma foi, ils ne laissent rien à y ajouter.
Tu le vois, Sancho, dit don Quichotte, plus la vertu est éminente, plus elle est exposée à la calomnie. Peu de grands hommes y ont échappé: Jules César, ce sage et vaillant capitaine a passé pour un ambitieux; on lui a même reproché de n'avoir ni grande propreté dans ses habits, ni grande pureté dans ses mœurs. On a accusé d'ivrognerie Alexandre, ce héros auquel tant de belles actions ont mérité le surnom de Grand. Hercule, après avoir consumé sa vie en d'incroyables travaux, a fini par passer pour un homme voluptueux et efféminé. On a dit du frère d'Amadis, don Galaor, que c'était un brouillon, un querelleur, et d'Amadis lui-même, qu'il pleurait comme une femme. Aussi, mon pauvre Sancho, je ne me mets nullement en peine des traits de l'envie, et pourvu que ce soit là tout, je m'en console avec ces héros, qui ont fait l'admiration de l'univers.
Oh! répliqua Sancho, on ne s'arrête pas en si beau chemin.
Qu'y a-t-il donc encore? demanda don Quichotte.
Il reste la queue à écorcher, répondit Sancho: jusqu'ici ce n'était que miel, mais si vous voulez savoir le reste, je vais vous amener un homme qui vous donnera contentement. Le fils de Bartholomé Carrasco est arrivé hier soir de Salamanque, où il s'est fait recevoir bachelier; et comme j'allais le voir pour me réjouir avec lui, il m'a raconté que l'histoire de Votre Grâce est déjà mise en livre sous le titre de l'Ingénieux chevalier don Quichotte de la Manche; il dit de plus que j'y suis tout du long avec mon propre nom de Sancho Panza, et qu'on y a même fourré madame Dulcinée du Toboso, sans compter bien d'autres choses qui se sont passées entre vous et moi, tellement que j'ai fait mille signes de croix, ne sachant comment ce diable d'auteur a pu les apprendre.
Il faut assurément, dit don Quichotte, que ce soit un enchanteur qui ait écrit cette histoire, car ces gens-là devinent tout.
Parbleu, si c'est un enchanteur, je le crois bien, reprit Sancho, puisque le bachelier Samson Carrasco dit qu'il s'appelle Cid Hamet Berengena.
C'est un nom moresque, dit don Quichotte.
Cela se pourrait, répondit Sancho, d'autant plus que j'ai ouï dire que les Mores aiment beaucoup les aubergines[72].
Il faut que tu te trompes quant au mot de cid, dit don Quichotte, car ce mot signifie seigneur.
Je n'en sais rien, répondit Sancho; mais si vous voulez que j'amène ici le bachelier, je l'irai querir à vol d'oiseau.
Tu me feras plaisir, mon enfant, dit don Quichotte; ce que tu viens de m'apprendre m'a mis la puce à l'oreille, et je ne mangerai morceau qui me profite jusqu'à ce que je sois exactement informé de tout.
Sancho s'en fut. Peu après il revint avec le bachelier, et il y eut entre eux trois la plaisante conversation que l'on verra dans le chapitre suivant.
CHAPITRE III
DU RISIBLE ENTRETIEN QU'EURENT ENSEMBLE DON QUICHOTTE SANCHO PANZA ET LE
BACHELIER SAMSON CARRASCO
En attendant le bachelier Samson Carrasco, don Quichotte resta tout pensif; il ne pouvait se persuader que l'histoire de ses prouesses fût déjà publiée, quand son épée fumait encore du sang de ses ennemis. Il en vint alors à s'imaginer qu'un enchanteur, ami ou ennemi, les avait, par son art, écrites et livrées à l'impression: ami, pour les grandir et les élever au-dessus de celles des plus illustres chevaliers; ennemi, pour les ravaler et les mettre au-dessous des moindres exploits du plus mince écuyer. Cependant, se disait-il à lui-même, jamais, s'il m'en souvient, exploits d'écuyer ne furent écrits! et s'il est vrai que mon histoire existe, étant celle d'un chevalier errant, elle doit être noble, fière, pompeuse et véridique. Cette réflexion le consola; mais venant à songer que l'auteur était More, comme l'indiquait ce nom de cid, et que de pareilles gens on ne doit attendre rien de vrai, puisqu'ils sont tous menteurs et faussaires, cela lui fit craindre que cet écrivain n'eût parlé de ses amours avec madame Dulcinée du Toboso d'une manière peu décente et qui entachât l'honneur de la souveraine de son cœur. Il espérait au moins qu'en parlant de lui, l'auteur avait eu soin d'exalter cette admirable constance envers sa dame, qui lui fit refuser tant d'impératrices et de reines, pour ne point porter d'atteinte, même légère, à la fidélité qu'il lui devait. Ce fut plongé dans ces pensées que le trouvèrent Sancho Panza et Samson Carrasco, et il sortit comme d'un assoupissement pour recevoir le bachelier, à qui il fit beaucoup de civilités.
Bien qu'il s'appelât Samson, ce Carrasco était un petit homme, âgé d'environ vingt-quatre ans, maigre et pâle, de beaucoup d'esprit et très-railleur: il avait le visage rond, le nez camard et la bouche grande, signes caractéristiques des gens qui ne se font pas scrupule de se divertir aux dépens d'autrui. En entrant chez don Quichotte, il se jeta à genoux en lui demandant sa main à baiser: Seigneur, lui dit-il, par les licences que j'ai reçues, vous êtes bien le plus fameux chevalier errant qui ait jamais été et qui sera jamais dans tout l'univers. Soit mille fois loué Cid Hamet Ben-Engeli du soin qu'il a pris d'écrire l'histoire de vos merveilleuses prouesses! et cent mille fois loué soit celui qui l'a fidèlement traduit de l'arabe en castillan et qui par là nous fait jouir d'une si agréable lecture!
Il est donc vrai, dit don Quichotte en le relevant, que l'on a écrit mon histoire, et qu'un More en est l'auteur?
Cela est si vrai, seigneur, repartit Carrasco, qu'à cette heure on en a imprimé, je crois, plus de douze mille exemplaires tant à Lisbonne qu'à Barcelone et à Valence; on dit même qu'on a commencé de l'imprimer à Anvers, et je ne doute point qu'un jour on ne l'imprime partout, et qu'on ne la traduise dans toutes les langues.
Une des choses qui peuvent donner le plus de satisfaction à un homme éminent et vertueux, dit don Quichotte, c'est de se savoir en bon renom dans le monde, imprimé et gravé de son vivant.
Oh! pour le bon renom, repartit le bachelier, Votre Grâce l'emporte de cent piques sur tous les chevaliers errants, car l'auteur more dans sa langue, et le chrétien dans la sienne, ont pris à tâche de peindre votre caractère avec tous les ornements qui pouvaient lui donner de l'éclat: l'intrépidité dans le péril, la patience dans les adversités, le courage à supporter les blessures, enfin la chasteté de vos amours platoniques avec madame dona Dulcinée du Toboso.
Ah! ah! interrompit Sancho, je n'avais pas encore entendu donner le don à madame Dulcinée du Toboso, on l'appelait seulement madame Dulcinée, voilà déjà une faute dans l'histoire.
C'est une objection sans importance, répondit le bachelier.
Certainement, ajouta don Quichotte. Mais, dites-moi, je vous prie, seigneur bachelier, quels sont ceux de mes exploits que l'on vante le plus dans cette histoire?
Les goûts diffèrent à ce sujet, répondit Carrasco, et les opinions sont partagées. Ceux-ci raffolent de l'aventure des moulins à vent, que Votre Grâce prit pour des géants; ceux-là de l'aventure des moulins à foulon; quelques-uns préfèrent celle des deux armées qui se trouvèrent être deux troupeaux de moutons; il y en a qui sont pour l'histoire du mort qu'on menait à Ségovie; d'autres pour celle des forçats; beaucoup enfin prétendent que votre bataille contre le valeureux Biscayen l'emporte sur tout le reste.
Dites-moi, je vous prie, seigneur bachelier, demanda Sancho, parle-t-on dans cette histoire de l'aventure des muletiers Yangois, quant il prit fantaisie à Rossinante de faire le galant?
Il n'y manque rien, répondit le bachelier: l'auteur n'a rien laissé au fond de son écritoire, il a tout relaté, tout bien circonstancié, jusqu'aux cabrioles que le bon Sancho fit dans la couverture.
Je ne fis pas de cabrioles dans la couverture, répliqua Sancho; mais dans l'air, et beaucoup plus que je n'aurais voulu.
Il n'y a point d'histoire, ajouta don Quichotte, qui n'ait ses hauts et ses bas, surtout les histoires qui traitent de chevalerie, car elles ne sont pas toujours remplies d'événements heureux.
En effet, repartit Carrasco, parmi ceux qui ont lu celle-ci, beaucoup disent que l'auteur aurait bien dû omettre quelques-uns de ces nombreux coups de bâton que le seigneur don Quichotte a reçus en diverses rencontres.
Ils sont pourtant bien réels, dit Sancho.
On aurait mieux fait de les passer sous silence, reprit don Quichotte: à quoi bon rapporter des choses inutiles à l'intelligence du récit, et qui sont faites pour déconsidérer le héros qui en est l'objet? Croit-on qu'Énée ait été aussi pieux que le dépeint Virgile, et Ulysse aussi prudent que le fait Homère?
En effet, répliqua Carrasco, autre chose est d'écrire comme poëte ou d'écrire comme historien; le poëte peut raconter les événements non tels qu'ils furent, mais tels qu'ils devraient être; tandis que l'historien doit toujours les rapporter comme ils sont, sans rien y ajouter, ni rien retrancher.
Pardieu, si ce seigneur more est un historien véridique, dit Sancho, sans doute qu'en parlant des coups de bâton de mon maître, il aura fait mention des miens; car jamais on n'a pris à Sa Grâce la mesure des épaules, qu'en même temps on ne m'ait pris celle de tout le corps. Mais il ne faut pas s'en étonner, si, comme le dit monseigneur, du mal de la tête les membres doivent souffrir.
Sancho, vous êtes un mauvais plaisant, reprit don Quichotte, et vous ne manquez pas de mémoire, quand cela vous convient.
Comment pourrais-je oublier les coups de bâton, repartit Sancho, quand les meurtrissures sont encore toutes fraîches sur mes côtes?
Taisez-vous, dit don Quichotte, et n'interrompez pas le seigneur bachelier, que je prie de passer outre, et de m'apprendre ce qu'on raconte de moi dans l'histoire en question.
Et de moi aussi, ajouta Sancho, car on prétend que j'en suis un des principaux parsonnages.
Dites personnages, et non parsonnages, interrompit Carrasco.
Allons! voilà un autre éplucheur de paroles, s'écria Sancho; si cela continue, nous ne finirons de la vie.
Que Dieu cesse de veiller sur la mienne, Sancho, reprit le bachelier, si vous n'êtes pas le second personnage de cette histoire; il y a des gens qui préfèrent vous entendre parler que d'entendre le plus huppé du livre; mais on trouve que vous avez été bien crédule en prenant pour argent comptant cette île que le seigneur don Quichotte devait vous donner à gouverner.
Il y a encore du soleil derrière la montagne, dit don Quichotte; à mesure que Sancho avancera en âge, il deviendra, avec l'expérience des années, plus capable d'être gouverneur qu'il ne l'est à présent.
Par ma foi, reprit Sancho, l'île que je ne saurais pas gouverner à l'âge que j'ai, je n'en viendrais pas à bout, quand même j'aurais l'âge de Mathusalem: le mal est que l'île se cache, et qu'on ne sait où la trouver, mais ce n'est pas la cervelle qui manque pour cela.
Il faut s'en rapporter à Dieu là-dessus, reprit don Quichotte, et tout ira peut-être mieux qu'on ne pense; il ne tombe pas une feuille de l'arbre sans sa volonté.
Cela est vrai, reprit Carrasco, et si Dieu le veut, Sancho aura plutôt cent îles à gouverner qu'une seule.
Moi, j'ai vu par ici, dit Sancho, des gouverneurs qui ne me vont pas à la cheville; cependant on les traite de Seigneurie, et ils mangent dans des plats d'argent.
Ce ne sont pas des gouverneurs d'îles, mais d'autres gouvernements plus à la main, reprit Carrasco; car ceux qui ont la prétention de gouverner des îles doivent au moins savoir la grammaire.
Je n'entends rien à toutes vos balivernes, répliqua Sancho; au reste, Dieu saura m'envoyer là où je pourrai mieux le servir. Seigneur bachelier, l'auteur de cette histoire a bien fait, en parlant de moi, de prendre garde à ce qu'il disait; autrement je jure que j'aurais crié à me faire entendre des sourds.
Par ma foi, on aurait crié au miracle, repartit Samson.
Miracle ou non, répliqua Sancho, que chacun fasse attention à la manière dont il parle des personnes, et qu'il ne mette pas à tort et à travers tout ce qui lui passe par la cervelle.
Un des défauts de cette histoire, continua le bachelier, c'est que l'auteur y a inséré une nouvelle intitulée: le Curieux malavisé; non que cette nouvelle soit ennuyeuse ou mal écrite, mais parce qu'elle n'a aucun rapport avec les aventures du seigneur don Quichotte.
Je gage que, dans cette histoire, ce fils de chien aura tout fourré pêle-mêle comme dans une valise, dit Sancho.
S'il en est ainsi, reprit don Quichotte, cet historien n'est pas un sage enchanteur, mais quelque bavard ignorant; il aura sans doute écrit sans jugement et au hasard, comme peignait ce peintre d'Ubeda qui, lorsqu'on lui demandait ce qu'il allait faire, répondait: Ce qui se rencontrera. Une fois, il peignit un coq si ressemblant, qu'on fut obligé d'écrire au bas: Ceci est un coq. Je crains bien qu'il n'en soit de même de mon histoire, et qu'elle n'ait grand besoin de commentaire.
Oh! pour cela, non, répondit Carrasco; elle est si claire, qu'aucune difficulté n'y embarrasse, et que tout le monde la comprend. Les enfants la feuillettent, les jeunes gens la dévorent, les hommes en sont épris, les vieillards la vantent. Finalement, elle est lue et relue par tant de gens, qu'à peine voit-on passer un cheval étique, aussitôt chacun de s'écrier: Voilà Rossinante. Mais ceux qui raffolent le plus de cette lecture, ce sont les pages: il n'y a pas d'antichambre de grand seigneur où l'on ne trouve un don Quichotte; dès que l'un l'a quitté, l'autre s'en empare; et tous voudraient l'avoir à la fois. Enfin, ce livre est bien le plus agréable et le plus innocent passe-temps que l'on ait encore vu, car on n'y rencontre pas un seul mot qui éveille une pensée déshonnête ou qui prête à une interprétation qui ne soit parfaitement orthodoxe.
Celui qui écrirait autrement mériterait d'être brûlé vif comme faux-monnayeur, reprit don Quichotte. Mais je ne sais vraiment pourquoi l'auteur s'est avisé d'aller mettre dans cette histoire des aventures épisodiques et qui n'ont nul rapport au sujet, alors que les miennes lui fournissaient une si ample matière? Rien qu'avec mes pensées, mes soupirs, mes larmes, mes chastes désirs et mes hardies entreprises, n'avait-il pas de quoi remplir plusieurs volumes? Je conclus de tout ceci, seigneur bachelier, que pour composer un livre il faut posséder un jugement solide et un mûr entendement; il n'appartient qu'aux grands esprits de plaisanter avec grâce, de dire des choses piquantes et ingénieuses. Dans la comédie, vous le savez, le rôle le plus difficile à peindre, c'est celui du niais; car il ne faut pas être simple pour savoir le paraître à propos. Je ne dis rien de l'histoire, chose sacrée, qui doit toujours être conforme à la vérité; et cependant on voit des gens qui composent et débitent des livres à la douzaine, comme si c'étaient des beignets.
Il n'y a livre si médiocre qui ne contienne quelque chose de bon, dit le bachelier.
Sans doute, repartit don Quichotte: mais on a vu souvent des écrits vantés tant qu'il restent en portefeuille, être réduits à rien dès qu'ils sont livrés à l'impression.
La raison en est simple, dit Carrasco; un ouvrage imprimé s'examine à loisir, on est à même d'en saisir tous les défauts, et plus la réputation de l'auteur est grande, plus on les relève avec soin. Nos grands poëtes, nos historiens célèbres, ont toujours eu pour envieux cette foule de gens qui n'ayant jamais rien produit, se font un malin plaisir de juger sévèrement les ouvrages d'autrui.
Il ne faut pas s'en étonner, reprit don Quichotte; nous avons quantité de théologiens qui figureraient très-mal en chaire, quoiqu'ils jugent admirablement des sermons.
D'accord, répliqua le bachelier, mais au moins ces rigides censeurs devraient être plus indulgents, et considérer que si aliquando bonus dormitat Homerus[73], il a dû se tenir longtemps éveillé pour imprimer à la lumière de son œuvre le moins d'ombre possible; il se pourrait même que ces prétendus défauts dont ils sont choqués fussent comme ces signes qui relèvent la beauté de certains visages. Aussi, je dis que celui qui publie un livre s'expose à une bien grande épreuve, car, quoi qu'il fasse, il ne pourra jamais plaire à tout le monde.
D'après cela, dit don Quichotte, je crois que mon histoire n'aura pas satisfait beaucoup de gens.
Au contraire, repartit le bachelier; comme stultorum infinitus est numerus[74], infini est le nombre de ceux à qui a plu cette histoire. On reproche seulement à l'auteur de manquer de mémoire, parce qu'il oublie de faire connaître le voleur qui déroba l'âne de Sancho; en effet, il dit que le grison fut volé, et quelques pages plus loin on revoit Sancho sur son âne, sans qu'on sache comment il l'a retrouvé. On lui reproche encore d'avoir oublié de nous apprendre ce que Sancho fit des cent écus qu'il trouva dans certaine valise; car il n'en est plus question, et l'on serait bien aise de savoir ce qu'ils sont devenus.
Seigneur bachelier, répondit Sancho, je ne suis guère, à l'heure qu'il est, en état de vous répondre sur tant de points; je viens d'être pris d'une faiblesse d'estomac que je vais m'empresser de guérir avec deux bonnes rasades. Ma ménagère m'attend, et dès que j'aurai fini, je reviendrai vous satisfaire sur l'âne, sur les cent écus, sur tout ce que vous voudrez; et il partit sans attendre de réponse.
Don Quichotte retint Carrasco à dîner; on ajouta deux pigeons à l'ordinaire, ils prirent place à table, et le bachelier se mettant à l'unisson de son hôte, on ne parla que de chevalerie. Après le repas, ils firent la sieste, et quand Sancho revint on reprit la conversation.
CHAPITRE IV
OU SANCHO PANZA RÉPOND AUX QUESTIONS ET ÉCLAIRCIT LES DOUTES DU
BACHELIER SAMSON CARRASCO, AVEC D'AUTRES ÉVÉNEMENTS DIGNES D'ÊTRE
RACONTÉS
Vous voulez savoir, seigneur bachelier, dit Sancho, reprenant la conversation précédente, quand, comment et par qui mon âne fut volé. Eh bien, je m'en vais vous le dire. La nuit où, redoutant la Sainte-Hermandad, nous gagnâmes, mon seigneur et moi, la sierra Morena, après cette maudite aventure des forçats et la rencontre du défunt qu'on menait à Ségovie, nous nous enfonçâmes dans l'épaisseur d'un bois, et là, lui à cheval, et appuyé sur sa lance, et moi planté sur mon grison, tous deux moulus de nos derniers combats, nous nous endormîmes comme sur de bons lits de plume. Pour mon compte, mon sommeil fut si profond, que qui voulut eut tout le temps de mettre quatre pieux aux quatre coins du bât pour le soutenir, puis de tirer mon âne d'entre mes jambes sans que je m'en aperçusse.
L'aventure n'est pas nouvelle, dit don Quichotte; pareille chose est arrivée à Sacripan, lorsqu'au siége d'Albraque ce larron de Brunel lui déroba son cheval.
Le jour vint, continua Sancho, et au premier mouvement que je fis en m'éveillant, les quatre pieux manquant à la fois, je tombai à terre fort lourdement. Je cherchai mon âne, et je ne le vis plus. Aussitôt mes yeux se remplirent de larmes, et je me livrai à une lamentation telle que si l'auteur de notre histoire n'en a rien dit, il peut se vanter d'avoir oublié un excellent morceau. A quelque temps de là, comme je suivais madame la princesse Micomicona, je reconnus sur le dos de mon âne, en habit de bohémien, ce vaurien de Ginez de Passamont que mon maître avait délivré de sa chaîne.
Ce n'est pas en cela qu'est l'erreur, dit Carrasco, mais en ce qu'avant d'avoir retrouvé l'âne, l'auteur dit que Sancho était monté sur ce même grison.
Je n'ai rien à répondre à cela, reprit Sancho, sinon que l'historien s'est trompé ou que c'est une faute de l'imprimeur.
C'est assez probable; mais qu'avez-vous fait des cent écus? demanda Carrasco.
Je les ai défaits, répondit Sancho; je les ai dépensés pour l'utilité de ma personne, pour celle de ma femme et de mes enfants. Ils sont cause que ma Thérèse a pris en patience toutes mes courses à la suite du Seigneur don Quichotte; car si, après ma longue absence, j'étais revenu sans âne et sans argent, je n'en aurais pas été quitte à bon marché! Maintenant veut-on en savoir plus long? Me voici prêt à répondre au roi même en personne. Et qu'on ne se mette point à éplucher ce que j'ai rapporté, ce que j'ai dépensé; car si tous les coups de bâton que j'ai reçus dans le cours de ces voyages m'étaient comptés seulement quatre maravédis la pièce, mille réaux ne suffiraient pas pour m'en payer la moitié. Seigneur bachelier, que chacun s'examine, sans se mêler de critiquer les autres.
J'aurai soin, reprit Carrasco, d'avertir l'auteur de l'histoire de ne point oublier, s'il la réimprime, ce que le bon Sancho vient de dire; cela devra rehausser le prix d'une nouvelle édition.
Y a-t-il encore autre chose à corriger? demanda don Quichotte.
Sans doute, répondit Carrasco, mais aucune correction n'aura l'importance de celle-ci.
Et l'auteur promet-il par hasard une seconde partie? poursuivit don Quichotte.
Oui, certes, répondit Carrasco, mais il dit qu'il ne l'a pas encore trouvée et qu'il ne sait où la prendre; de sorte qu'on ignore si jamais elle paraîtra. Ainsi, pour cette raison d'abord, puis à cause de la prévention que le public a toujours eue pour les secondes parties, on craint bien que l'auteur n'en reste là; et pourtant on ne cesse de demander des Aventures de don Quichotte. Que don Quichotte agisse et que Sancho Panza parle, entend-on répéter à tout propos, nous sommes contents.
Et à quoi se décide l'auteur? demanda notre chevalier.
A quoi? répondit Carrasco, à chercher cette histoire avec un soin extrême, et quand il l'aura trouvée, à la livrer sans retard à l'impression, plutôt en vue du profit que de l'honneur qu'il peut en tirer.
Ah! l'auteur ne pense qu'à l'argent! s'écria Sancho; par ma foi, ce sera merveille s'il réussit. Il m'a bien la mine de faire comme ces tailleurs qui, la veille de Pâques, cousent à grands points pour expédier la besogne, mais du diable s'il y a morceau qui tienne. Dites de ma part à ce seigneur more de prendre un peu de patience; car mon maître et moi nous lui fournirons bientôt tant d'aventures, qu'il pourra publier non-seulement une seconde partie, mais dix autres encore. Le bon homme pense peut-être que nous ne songeons qu'à dormir; eh bien, qu'il vienne nous tenir le pied à la forge, et il verra duquel nous sommes chatouilleux. Tenez, seigneur bachelier, si mon maître voulait suivre mon conseil, nous serions déjà en campagne, redressant les torts, réparant les injustices, vengeant les outrages, comme c'est le devoir des chevaliers errants.
A peine Sancho achevait de parler, qu'on entendit hennir Rossinante; don Quichotte, voyant là un favorable augure, résolut de faire sous peu de jours une nouvelle sortie. Il s'ouvrit de son projet à Samson Carrasco, et lui demanda son avis sur le chemin qu'il devait prendre.
Si vous m'en croyez, répondit le bachelier, vous vous dirigerez du côté de Saragosse, où dans peu, pour la Saint-Georges, doivent avoir lieu des joutes solennelles; là il y aura de la gloire à acquérir, car, en l'emportant sur les chevaliers aragonais, vous pourrez vous vanter de l'emporter sur tous les chevaliers du monde. Carrasco loua sa généreuse résolution, tout en lui conseillant d'affronter désormais le péril avec moins de témérité, parce que sa vie ne lui appartenait pas, mais à ceux qui avaient besoin du secours de son bras.
Voilà justement ce qui me fait donner au diable, dit Sancho; mon maître se précipite sur cent hommes armés, comme un enfant gourmand tombe sur une douzaine de poires. Mort de ma vie! il y a temps pour attaquer, et temps pour faire retraite; on ne peut pas toujours crier Saint Jacques! et Ferme Espagne! d'autant plus que j'ai entendu dire bien des fois, et, si j'ai bonne mémoire, c'est à monseigneur lui-même, qu'entre la témérité et la poltronnerie, il y place pour le vrai courage. On ne doit donc pas fuir sans motif, ni attaquer hors de propos. Au surplus, je l'avertis que s'il m'emmène avec lui, ce sera à condition qu'il se chargera seul de toutes les batailles, et que je n'aurai à m'occuper que de sa nourriture et de ses vêtements; oh! pour cela, il ne me trouvera pas en défaut; mais espérer que je mette l'épée à la main, fût-ce même contre des muletiers, par ma foi, je suis bien son serviteur.
Seigneur bachelier, jamais je n'ai songé à passer pour un Roland, mais pour le meilleur et le plus loyal écuyer qui ait servi chevalier errant. Après cela, si, en récompense de mes bons services, monseigneur don Quichotte veut m'accorder une de ces îles qu'il doit conquérir, à la bonne heure! je lui en aurai grande obligation. S'il ne me la donne pas, eh bien, il faudra s'en consoler; l'homme ne doit pas vivre sur la parole d'autrui, mais sur celle de Dieu. Et puis, gouverné ou gouvernant, le pain que je mangerai me semblera-t-il meilleur? Que sais-je même, si, en fin de compte, le diable ne me prépare pas dans ces gouvernements quelque croc-en-jambe pour me faire tomber et casser la mâchoire? Sancho je suis né, et Sancho je pense mourir. Pourtant, si, sans risques ni soucis, le ciel m'envoyait une île ou quelque chose de semblable, je ne suis pas si sot que d'en faire fi. Quand on te donne la génisse, dit le proverbe, jette-lui la corde au cou et mène-la dans ta maison.
Ami Sancho, vous venez de parler comme un livre, reprit le bachelier; prenez patience; tout vient à point pour qui sait attendre, et le seigneur don Quichotte vous donnera non-seulement une île, mais un royaume.
Va pour le plus comme pour le moins, repartit Sancho. Soyez certain, seigneur bachelier, que si mon maître me donne un royaume, il n'aura pas lieu de s'en repentir; je me suis bien tâté là-dessus, et me sens de force à gouverner île ou royaume.
Prenez garde, Sancho, dit le bachelier; les honneurs changent les mœurs, et il se pourrait qu'une fois gouverneur, vous en vinssiez à méconnaître la mère qui vous a mis au monde.
Cela serait bon pour ces petites gens nés sous la feuille d'un chou, répliqua Sancho; mais ceux qui, comme moi, ont sur l'âme quatre doigts de graisse de vieux chrétien! oh! ne craignez rien, tout le monde sera content.
Dieu le veuille ainsi, ajouta don Quichotte. Au reste, nous ne tarderons pas à voir Sancho à l'œuvre; car, si je ne me trompe, l'île est bien près de venir, je crois déjà la voir d'ici.
Cela dit, notre héros pria le bachelier, en sa qualité de poëte de vouloir bien lui composer quelques vers pour prendre congé de madame Dulcinée du Toboso. Je voudrais, lui dit-il, que chaque vers commençât par une lettre de son nom, de manière que les premières lettres de chacun d'eux formassent par leur réunion le nom de Dulcinée du Toboso.
Bien que je ne sois pas un des poëtes fameux que possède l'Espagne, puisqu'on n'en compte que trois et demi, j'essayerai de vous donner satisfaction, repartit le bachelier.
Surtout, répliqua don Quichotte, faites de façon à ne pas laisser croire que ces vers aient pu être composés pour une autre dame que pour Dulcinée du Toboso.
Ils tombèrent d'accord sur ce point et fixèrent le départ à huit jours de là. Don Quichotte recommanda au bachelier le secret, surtout à l'égard du curé, de maître Nicolas, de sa nièce et de sa gouvernante, afin qu'ils ne vinssent pas se jeter en travers de sa louable résolution. Carrasco le promit et prit congé de notre héros, le priant de l'aviser, quand il en aurait l'occasion, de sa bonne ou de sa mauvaise fortune. Sur cela ils se séparèrent, et Sancho alla faire ses dispositions pour leur nouvelle campagne.
CHAPITRE V
DU SPIRITUEL, PROFOND ET GRACIEUX ENTRETIEN DE SANCHO ET DE SA FEMME,
AVEC D'AUTRES ÉVÉNEMENTS DIGNES D'HEUREUSE SOUVENANCE
En arrivant à écrire ce cinquième chapitre, le traducteur de cette histoire avertit qu'il le tient pour apocryphe, parce que Sancho y parle un langage qui semble surpasser son intelligence bornée, et qu'il y dit des choses si subtiles qu'elles ne sauraient venir de son propre fonds; toutefois, il ajoute qu'il n'a pas voulu manquer de le traduire, comme c'était son devoir, puis il continue de la sorte:
Sancho revenait chez lui si joyeux, si content, que sa femme, qui avait aperçu son allégresse à la distance d'un trait d'arbalète, lui demanda avec empressement: Qu'avez-vous donc, mon ami, que vous paraissez si joyeux?
Femme, répondit Sancho, je le serais bien davantage, si je n'étais pas si content.
Je ne vous comprends pas, mon ami. Vous dites que vous seriez plus joyeux si vous n'étiez pas si content; encore que je sois bien sotte, je ne crois pas qu'on puisse regretter d'être content.
Apprends, Thérèse, répondit Sancho, que si je suis joyeux, c'est parce que j'ai résolu de repartir avec mon maître don Quichotte, qui s'en va pour la troisième fois chercher les aventures; apprends de plus que si je m'en vais avec lui, c'est d'abord par nécessité, et ensuite dans l'espoir de trouver cent autres écus comme ceux que nous avons déjà dépensés; car si Dieu m'avait accordé de vivre à l'aise dans ma maison, ce qui lui était facile, puisqu'il n'avait qu'à le vouloir, ma joie serait bien plus grande encore, car je n'aurais pas le déplaisir de te quitter ainsi que mes enfants! N'ai-je donc pas raison de dire que je serais plus content si je n'étais pas si joyeux?
En vérité, dit Thérèse, il n'y a plus moyen de vous entendre depuis que vous êtes dans vos chevaleries.
Dieu m'entend, femme, répliqua Sancho; et comme il est l'entendeur de toutes choses, cela me suffit. Aie seulement soin du grison pendant ces trois jours-ci, afin qu'il soit en bon état; double-lui sa ration, regarde s'il ne manque rien aux harnais, car ce n'est pas à la noce que nous allons, mais bien faire le tour du monde, nous prendre de querelle avec des géants, des andriaques, des vampires; et tout cela encore ne serait que pain bénit, si l'on ne rencontrait pas des muletiers yangois et des Mores enchantés.
Je me doute bien, répliqua Thérèse, que les écuyers errants ne mangent pas gratis le pain de leur maître; aussi je prierai Dieu qu'il vous garantisse des mauvaises aventures.
Vois-tu, femme, dit Sancho, si je n'espérais devenir bientôt gouverneur d'une île, je me laisserais tomber mort à l'instant même.
Que dites-vous là, Sancho? reprit Thérèse, vive, vive la poule, même avec sa pépie! Vivez donc, et que les gouvernements s'en aillent à tous les diables. Vous êtes sorti sans gouvernement du ventre de votre mère, et sans gouvernement vous avez vécu jusqu'à cette heure; il faudra bien trouver moyen de s'en passer; que de gens vivent sans cela, et qui n'en sont pas moins gens de bien! Tenez, la meilleure sauce du monde c'est la faim, et comme elle ne manque jamais aux pauvres, ils mangent toujours avec appétit. Mais pourtant, mon ami, si vous veniez à attraper un gouvernement, tâchez de ne pas oublier votre femme et vos enfants. Votre fils Sancho a bientôt quinze ans, et il est temps de l'envoyer à l'école, si tant est que son oncle le bénéficier le destine toujours à l'Église; quant à Sanchette, votre fille, je ne pense pas qu'un mari lui fasse peur; et si je ne me trompe, elle n'a pas moins d'envie d'être mariée que vous d'être gouverneur; après tout, mieux vaut fille mal mariée que bien amourachée.
Écoute, femme, repartit Sancho, je t'assure que si je deviens gouverneur, je marierai notre fille en si haut lieu, qu'on ne l'approchera pas à moins de la traiter de Seigneurie.
Oh! pour cela, non, non, s'il vous plaît, répliqua Thérèse, croyez-moi, mariez-la avec votre égal, c'est le plus sage parti; mais si vous la faites passer des sabots aux escarpins et de la jaquette de laine au vertugadin de velours; si d'une Sanchette qu'on tutoie, vous en faites une dona Maria, qu'on traitera de Seigneurie, la pauvre enfant ne s'y reconnaîtra plus, et fera voir à chaque instant qu'elle n'est qu'une grossière paysanne.
Tais-toi, sotte, repartit Sancho, tout cela n'est que l'affaire de deux ou trois ans, après quoi tu verras si elle ne fait pas comme les autres! Qu'elle soit Seigneurie d'abord, après nous verrons.
Mesurez-vous avec votre état, Sancho, reprit Thérèse, sans chercher à vous élever plus haut que lui. Ce serait, par ma foi, une belle affaire de marier notre Sanchette avec quelque gentillâtre, qui, lorsqu'il lui en prendrait fantaisie, l'appellerait fille de manant pioche-terre et de dame tourne-fuseau. Non, non, mon ami, ce n'est pas pour cela que je l'ai élevée; tâchez seulement d'apporter de l'argent; et quant à la marier, fiez-vous-en à moi. Nous avons ici tout près le fils de Juan Tocho, notre voisin, Lope Tocho, garçon frais et gaillard, que nous connaissons depuis longtemps; je sais qu'il ne regarde pas la petite d'un mauvais œil, il est notre égal, et avec lui elle sera bien mariée. Nous les aurons tous les deux sous nos yeux; père, mère, enfants et petits-enfants, nous vivrons tous ensemble, et la bénédiction de Dieu sera sur nous. Mais n'allez pas me la marier dans vos grands palais, où on ne l'entendrait pas plus qu'elle ne s'entendrait elle-même.
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
Mesurez-vous avec votre état, Sancho (p. 312).Viens çà, bête opiniâtre, femme de Barabbas, répliqua Sancho; pourquoi veux-tu m'empêcher, sans rime ni raison, de marier ma fille avec un homme qui me donnerait des grands seigneurs pour héritiers? Écoute, Thérèse, j'ai toujours entendu dire à mon grand-père que celui qui ne sait pas saisir le bonheur quand il vient ne doit pas se plaindre quand il s'en va; ainsi, à cette heure, qu'il frappe à notre porte, nous serions bien sots de la lui fermer au nez. Laissons-nous donc emporter par le vent favorable de la fortune, puisqu'il souffle dans nos voiles! (C'est à cause de cette façon de parler, et aussi pour ce que Sancho va dire plus bas, que le traducteur de cette histoire tient le présent chapitre pour apocryphe.) Lorsque j'aurai attrapé quelque bon gouvernement qui nous tire de la misère, et que j'aurai marié ma fille selon mon goût, tu verras alors comme on t'appellera dona Teresa Panza, gros comme le poing, et comment à l'église tu t'assoiras sur des tapis et des carreaux de velours, en dépit de toutes les femmes d'hidalgos du pays? Veux-tu donc rester toujours dans le même état, sans jamais croître ni décroître, comme une figure de tapisserie? Mais en voilà assez là-dessus. Quoi que tu dises, notre fille sera comtesse.
Prenez garde à ce que vous dites, mon ami, répondit Thérèse, j'ai bien peur que tout cela ne soit un jour la perdition de votre fille. Faites-en ce que vous voudrez, mais pour comtesse, jamais je n'y donnerai mon consentement. Voyez-vous, Sancho, j'ai toujours aimé l'égalité, et je ne saurais endurer la morgue et la suffisance; on m'a nommée, au baptême, Thérèse tout court; mon père s'appelait Cascayo, et moi je m'appelle Thérèse Panza, parce que je suis votre femme, car je devrais m'appeler Thérèse Cascayo; mais là où sont les rois, là vont les lois; tant il y a que je suis contente de mon nom, et ne veux pas qu'on le grossisse, de peur qu'il ne pèse trop et ne fasse jaser les gens. Vraiment ils se gêneraient bien pour dire: Voyez donc comme elle fait la renchérie, cette gardeuse de cochons! Hier encore elle filait de l'étoupe et allait à la messe avec le pan de sa robe en guise de mante, et aujourd'hui madame se promène avec une robe de soie et porte un vertugadin. Si Dieu me conserve mes cinq ou six sens, enfin le nombre que j'en ai, je jure bien de ne pas leur donner cette satisfaction. Pour vous, mon ami, soyez gouverneur, président, tout ce qu'il vous plaira; mais quand à votre fille et à moi, nous ne ferons jamais un pas hors de notre village, ou je n'aurai pas voix au chapitre. Femme de bon renom a la jambe cassée et reste à la maison, et fille honnête de travailler se fait fête. Allez-vous-en courir à vos aventures avec votre seigneur don Quichotte, et laissez-nous tranquilles; en vérité, je ne sais où il a pris le don celui-là, car ni son père ni son grand-père ne l'ont jamais porté!
En vérité, femme, répliqua Sancho, il faut que tu aies un démon familier dans le corps; où vas-tu prendre toutes les sottises que tu viens de débiter? Qu'est-ce que tes Cascayo, tes vertugadins et tes présidents ont à voir avec ce que j'ai dit? Viens çà, stupide ignorante; car j'ai bien le droit de t'appeler ainsi, puisque tu n'entends pas raison, et que tu fuis ton bonheur. Si je te disais qu'il faut que ma fille se jette du haut d'une tour en bas, ou s'en aille courir le monde, comme l'infante dona Urraca[75], tu pourrais te fâcher: mais si en trois pas et un saut je fais tant qu'on la nomme madame, si je la tire du chaume pour la faire asseoir sous un dais, et sur plus de coussins de velours qu'il n'y a d'Almohades au Maroc, pourquoi ne veux-tu pas être de mon avis?
Pourquoi? répondit Thérèse; c'est à cause du proverbe qui dit: Qui te couvre, te découvre. On ne jette les yeux qu'en passant sur les pauvres, mais on les arrête sur les riches; quand le riche a été pauvre, on ne fait que murmurer et en médire, et le pis est que lorsqu'on a commencé, on ne finit plus; car il y a dans les rues des médisants par tas, comme des essaims d'abeilles.
Ma pauvre Thérèse, répliqua Sancho, je m'en vais te dire des choses que tu n'as peut-être jamais entendues en toute ta vie, et certes elles ne sont pas de mon cru, car ce sont les propres paroles du prédicateur qui prêchait le carême dernier dans notre village. Il disait, si j'ai bonne mémoire, que les choses qu'on a tous les jours devant les yeux entrent dans la tête, et s'impriment mieux dans la mémoire que les choses passées. (Ce discours que va tenir Sancho est tellement au-dessus de sa portée d'esprit habituelle, que c'est le second motif pour lequel le traducteur croit que le présent chapitre n'est pas authentique.) Ainsi, lorsque nous voyons un homme paré de beaux habits et entouré de nombreux valets, nous lui portons involontairement du respect, quoique nous nous rappelions de l'avoir jadis vu pauvre, parce qu'il ne l'est plus, et que nous ne pensons qu'à ce qu'il est devenu: l'état où on le voit fait oublier l'état où on l'a vu. Pourquoi donc, celui que le sort favorise, s'il est bon et libéral, serait-il moins aimé et estimé que ceux qui sont de noble race, puisqu'il vit comme s'il l'était, et qu'il mérite de l'être; il n'y a que les envieux qui se rappellent son passé pour lui en faire reproche.
Je ne comprends rien à tout cela, reprit Thérèse; faites ce que vous voudrez, mon ami, et ne me rompez plus la tête si vous êtes si révolu de faire ce que vous dites...
Il faut dire résolu, femme, et non pas révolu, observa Sancho.
Ne nous amusons point à disputer, répliqua Thérèse, je parle comme il plaît à Dieu, et cela me suffit. Je veux dire que si vous vous opiniâtrez à être gouverneur, il faudra emmener avec vous votre fils Sancho, pour lui apprendre à tenir un gouvernement; car les fils doivent apprendre de bonne heure le métier de leurs pères.
Quand je serai dans le gouvernement, répondit Sancho, j'enverrai chercher le petit par la poste, et en même temps je t'enverrai de l'argent; je n'en manquerai pas alors, car il n'y a personne qui n'en prête aux gouverneurs; seulement, fais en sorte que son habit ne laisse pas voir ce qu'il est, mais ce qu'il doit paraître.
Commencez par envoyer l'argent, ajouta Thérèse, et je vous l'habillerai comme un chérubin.
Or çà, femme, dit Sancho, sommes-nous d'accord que notre fille sera comtesse?
Le jour où elle sera comtesse, s'écria Thérèse, je préférerais la voir à cent pieds sous terre. Mais encore une fois, faites comme vous l'entendrez: car, vous autres hommes, vous êtes les maîtres, et les femmes ne sont que vos servantes.
Là-dessus la pauvre Thérèse se mit à pleurer, comme si l'on eût porté sa fille en terre. Mais Sancho l'apaisa en l'assurant qu'il attendrait le plus tard possible pour la faire comtesse, et il alla trouver don Quichotte pour procéder aux préparatifs du départ.
CHAPITRE VI
QUI TRAITE DE CE QUI ARRIVA A DON QUICHOTTE AVEC SA NIÈCE ET SA
GOUVERNANTE, ET L'UN DES PLUS IMPORTANTS CHAPITRES DE CETTE HISTOIRE
Pendant que Sancho Panza et sa femme Thérèse Cascayo avaient ensemble l'étonnante conversation que nous venons de rapporter, la nièce et la gouvernante de don Quichotte étaient dans une grande anxiété, car à mille signes divers elles voyaient bien que leur oncle et seigneur se préparait à leur échapper une troisième fois pour retourner à sa maudite chevalerie; aussi, par tous les moyens possibles, tâchaient-elles de l'en détourner, mais c'était prêcher dans le désert et battre le fer à froid.
Enfin après y avoir dépensé toute son éloquence, la gouvernante ne put s'empêcher de lui dire: En vérité, monseigneur, si Votre Grâce a résolu de quitter encore une fois sa maison pour s'en aller courir par monts et par vaux, comme une âme en peine, cherchant ce que vous appelez des aventures, et ce qu'il faudrait plutôt appeler mauvaises rencontres, je jure que j'irai m'en plaindre à Dieu et au roi.
J'ignore, ma mie, repartit don Quichotte, ce que Dieu répondra à vos plaintes, non plus que ce que dira le roi; mais ce que je sais, c'est qu'à sa place, je me dispenserais de recevoir toutes ces impertinentes requêtes qu'on lui fait parvenir chaque jour. Un des plus grands ennuis de la royauté, parmi beaucoup d'autres, c'est, à mon avis, d'être forcé d'écouter tout et de répondre à tout; aussi ne voudrais-je pas que mes affaires causassent au roi le moindre souci.
Dites-moi, seigneur, demanda la gouvernante, est-ce que dans la cour du roi il n'y a pas des chevaliers?
Il y en a un grand nombre, répondit don Quichotte, car ces chevaliers sont le soutien du trône, et leur présence augmente l'éclat de la majesté royale.
Eh bien, reprit la nièce, pourquoi ne seriez-vous pas un de ces heureux chevaliers qui, sans tourner les talons à tout propos, servent tranquillement, dans sa cour, leur roi et seigneur?
Ma mie, répliqua don Quichotte, tous les chevaliers ne peuvent pas être courtisans, ni tous les courtisans être chevaliers; il faut de tout dans le monde, et quoique les uns et les autres portent le même nom, il existe cependant entre eux une grande différence. En effet, sans quitter la cour, sans dépenser un maravédis, et sans éprouver la moindre fatigue, il suffit aux courtisans, pour voyager par toute la terre, de regarder simplement la carte. Mais nous, chevaliers errants, c'est exposés au brûlant soleil de l'été et au froid glacé de l'hiver, que nous parcourons incessamment la surface entière du globe; ce n'est pas en peinture que nous connaissons l'ennemi, c'est armés et à chaque instant que nous l'affrontons, sans consulter cette loi du duel qui veut que la longueur des épées soit égale de part et d'autre; sans savoir si notre adversaire n'a pas sur lui quelque talisman qui lui assure l'avantage; sans penser, avant d'en venir aux mains, à partager le soleil; et tant d'autres cérémonies en usage dans les combats singuliers. Sachez, ma chère nièce, qu'un véritable chevalier errant, loin de s'épouvanter de la rencontre de dix géants, leurs têtes dépassassent-elles les nuages, leurs jambes fussent-elles plus grosses que des tours, leurs bras plus longs que des mâts de navires, leurs yeux plus grands que des roues de moulins et plus ardents qu'un four de vitrier; sachez, dis-je, que loin d'éprouver la moindre crainte, ce chevalier doit, avec une contenance dégagée et un cœur intrépide, attaquer ces géants, s'efforcer de les vaincre, de les tailler en pièces: et cela, quand bien même ils auraient pour armure les écailles d'un certain poisson qu'on dit plus dures que le diamant, et pour épées, des cimeterres de Damas ou des massues à pointes d'acier, comme j'en ai vu très-souvent. Je vous dis cela afin que vous fassiez la différence de tel chevalier à tel autre chevalier; il serait bon que les princes sussent faire aussi cette différence, afin d'apprécier un peu mieux le mérite et l'importance de ceux qu'on appelle chevaliers errants, car il s'est rencontré tel parmi eux qui a été le salut de tout un royaume.
Que dites-vous là, mon bon seigneur? repartit la nièce; considérez donc que tout ce qu'on dit des chevaliers errants n'est que fable et mensonge; par ma foi, leurs histoires mériteraient un san benito[76], comme corruptrices des bonnes mœurs.
Par le Dieu vivant qui nous éclaire! s'écria don Quichotte, si tu n'étais ma nièce, la fille de ma propre sœur, je t'infligerais, pour le blasphème que tu viens de prononcer, un tel châtiment, que tout l'univers en parlerait. Est-il possible qu'une petite morveuse qui sait à peine tourner le fuseau, ait l'audace de parler ainsi des chevaliers errants! qu'aurait dit le grand Amadis s'il t'avait entendue tenir un semblable langage? Tiens... il aurait eu pitié de toi, car c'était le plus courtois des chevaliers et le plus grand protecteur des jeunes filles. Mais tel autre te l'aurait fait payer cher; car ils n'avaient pas tous la même modération, et pour s'appeler chevaliers, ils ne se ressemblaient pas en toutes choses. Si les uns sont d'or pur, les autres sont d'alliage. Les premiers s'élèvent par leur mérite et leur courage, les seconds s'abaissent par leur mollesse et leurs vices. Il faut, je t'assure, beaucoup de discernement et d'expérience pour distinguer ces deux espèces de chevaliers, si semblables par le nom, mais si différents par la conduite.
Sainte Vierge! s'écria la nièce; en vérité, mon cher oncle, vous pourriez monter en chaire et devenir prédicateur; et pourtant vous êtes aveugle à ce point de vous croire encore un jeune homme, tout vieux que vous êtes, et surtout de vous dire chevalier, ne l'étant pas? car bien que les hidalgos puissent le devenir, ce n'est pas quand ils sont pauvres.
En ceci tu as raison, ma chère nièce, répondit don Quichotte, et je pourrais, sur ce chapitre de la naissance, t'apprendre des choses qui t'étonneraient; mais pour ne pas mêler le divin au terrestre, je m'en abstiens. Écoutez seulement ceci, l'une et l'autre, et faites-en votre profit. On peut réduire à quatre toutes les races ou familles qu'il y a dans le monde: les unes, parties d'un humble commencement, se sont progressivement élevées jusqu'à la puissance souveraine; d'autres, illustres dès l'origine, se maintiennent encore aujourd'hui dans le même éclat; il en est dont la grandeur peut se comparer à celle des pyramides: ayant eu d'abord une base large et puissante, elles ont fini peu à peu en pointe imperceptible; la dernière, enfin, et la plus nombreuse, est toujours restée dans l'obscurité, et continuera d'y demeurer, c'est le menu peuple.
De ces races parties d'humbles commencements, je pourrais citer en exemple la maison ottomane, qui a eu pour point de départ un simple pâtre, et s'est élevée successivement au faîte de la grandeur où nous la voyons aujourd'hui. Nombre de princes qui règnent par droit de succession et qui ont su conserver en paix leurs États, sont la preuve des secondes; pour les troisièmes, qui ont fini en pointe ainsi que les pyramides, nous avons les Pharaons et les Ptolémées d'Égypte, les Césars de Rome, et cette multitude de princes, assyriens, mèdes, grecs ou barbares, dont il ne reste plus que le nom. Quant aux familles plébéiennes, je n'ai rien à en dire, si ce n'est qu'elles servent à augmenter le nombre des vivants, sans mériter aucune mention dans l'histoire.
Par tout ce que je viens de dire, mes enfants, je veux vous faire conclure qu'il y a des différences considérables entre les races, et que celle-là seule est grande et illustre, qui se distingue par la vertu, la richesse et la libéralité de ses membres; je dis la vertu, la richesse et la libéralité, parce qu'un grand seigneur sans vertu n'est qu'un grand vicieux; et le riche sans libéralité, qu'un mendiant avare. Ce ne sont pas les richesses qui font le bonheur, c'est l'usage qu'on en fait. Le chevalier pauvre a un sûr moyen de prouver qu'il est un véritable chevalier; ce moyen, c'est de se montrer loyal, obligeant, sans orgueil, et surtout charitable, car avec deux maravédis seulement qu'il donnera d'un cœur joyeux, il ne sera pas moins libéral que celui qui fait l'aumône à son de cloches. En le voyant orné de ces vertus, chacun, même en sachant sa détresse, le jugera de noble race, et ce serait miracle qu'il en fût autrement; car l'estime publique a toujours récompensé la vertu.
Deux chemins, mes chères filles, peuvent conduire aux richesses et aux honneurs; ces deux chemins ce sont les lettres et les armes. Il faut croire que la planète de Mars dominait quand je vins au monde, puisque les armes sont plus de mon goût; aussi je me vois contraint d'obéir à leur influence, et de suivre le penchant de ma nature. Oui, c'est en vain que l'on voudrait me persuader de résister à la volonté du ciel, d'aller contre ma destinée, et avant tout contre mon désir. Je connais les rudes travaux imposés à la chevalerie errante, mais je sais aussi combien on y rencontre de sérieux avantages; je n'ignore pas que le sentier de la vertu est rude et étroit, et le chemin du vice large et facile; mais je sais aussi que ces deux voies aboutissent à des résultats bien différents: le chemin du vice, avec tous ses charmes, nous conduit à la mort; tandis que le sentier de la vertu, tout pénible qu'il est, nous conduit à la vie, non à une vie périssable, mais à une vie qui n'a point de fin; et, comme dit notre grand poëte castillan[77]:
On arrive à la fin au séjour éternel;
Le chercher autrement, c'est tenter l'impossible
Et renoncer au ciel.
Miséricorde! s'écria la nièce, quoi! mon oncle est poëte aussi? il connaît tout, il sait tout; je gage, s'il l'eût entrepris, qu'il pourrait bâtir une maison.
Ma pauvre enfant, repartit don Quichotte, je t'assure que si l'exercice de la chevalerie errante ne m'absorbait tout entier, il n'est rien au monde dont je ne puisse venir à bout.
En ce moment, on entendit frapper à la porte. Sancho ayant fait connaître que c'était lui, la gouvernante se cacha aussitôt pour ne pas le voir, car elle le haïssait mortellement; la nièce alla lui ouvrir; don Quichotte courut au-devant de son écuyer, l'embrassa, se renferma avec lui dans sa chambre, où ils eurent ensemble une conversation qui ne le cède en rien à celle qui vient d'avoir lieu.
CHAPITRE VII
DE CE QUI SE PASSA ENTRE DON QUICHOTTE ET SON ÉCUYER, AINSI QUE D'AUTRES
ÉVÉNEMENTS ON NE PEUT PLUS DIGNES DE MÉMOIRE
Dès que la gouvernante vit Sancho s'enfermer avec son seigneur, elle devina leur dessein; aussi, se doutant bien que de cette entrevue allait naître la résolution d'une troisième sortie, elle prit sa mante, et, pleine de trouble et de chagrin, elle courut trouver le bachelier Samson Carrasco, pensant que, comme nouvel ami de son maître, et doué d'une parole facile, il pourrait mieux que personne le dissuader de son impertinente résolution. Quand elle entra, le bachelier se promenait dans la cour de sa maison; aussitôt qu'elle l'aperçut, elle se laissa tomber à ses pieds haletante et désolée.
Qu'avez-vous, dame gouvernante? demanda Carrasco; qu'est-il donc arrivé? On dirait que vous allez rendre l'âme.
Rien, rien, seigneur bachelier, répondit-elle, sinon que mon maître s'en va; bien certainement il s'en va.
Et par où s'en va votre maître? demanda Carrasco; s'est-il ouvert quelque partie du corps?
Non, seigneur, répondit-elle; il s'en va par la porte de sa folie; je veux dire, seigneur bachelier de mon âme, qu'il va faire une nouvelle sortie, et ce sera la troisième, afin d'aller courir encore une fois le monde à la recherche de ce qu'il appelle d'heureuses aventures, quoique je ne sache guère comment il peut les nommer ainsi. La première fois, on nous le ramena couché en travers sur un âne, et roué de coups de bâton; la seconde, nous le vîmes revenir sur une charrette traînée par des bœufs, enfermé dans une cage où il se prétendait enchanté, et dans un état tel que la mère qui l'a mis au monde aurait eu peine à le reconnaître. Il était jaune comme un parchemin, et il avait les yeux tellement enfoncés dans le fin fond de la cervelle, que pour le remettre sur pied, il m'en a coûté plus de cent douzaines d'œufs, comme Dieu le sait, et comme le diraient mes pauvres poules si elles pouvaient parler.
Il n'est pas besoin de témoin pour cela, reprit Carrasco; on sait que pour tout au monde vous ne voudriez pas altérer la vérité. Ainsi donc, dame gouvernante, il ne s'est passé rien autre chose, et vous n'avez à cette heure d'autre souci que celui de voir le seigneur don Quichotte prendre encore une fois la clef des champs?
Oui, seigneur, répondit-elle.
Eh bien, ne vous mettez point en peine, repartit le bachelier, retournez chez vous, et préparez-moi quelque chose de chaud pour déjeuner. Vous direz seulement, chemin faisant, l'oraison de sainte Apolline; je vous suis de près et vous verrez merveilles.
L'oraison de sainte Apolline! Jésus! Maria! s'écria la gouvernante; ce serait bon si mon maître avait mal aux dents; mais, ce qui est malade chez lui, c'est la cervelle.
Allez, dame gouvernante, allez, repartit Carrasco; faites ce que je vous dis sans répliquer; car, ne l'oubliez pas, je suis bachelier, et qui plus est de par l'université de Salamanque.
Là-dessus, la gouvernante se retira, et le bachelier alla trouver le curé pour comploter avec lui ce qu'on verra plus tard.
Pendant ce temps, don Quichotte et Sancho avaient ensemble une longue conversation, dont l'histoire nous a conservé la relation véridique.
Seigneur, disait Sancho, j'ai fait si bien que ma femme est réluite à me laisser aller encore une fois avec Votre Grâce, partout où il lui plaira de m'emmener.
C'est réduite qu'il faut dire, et non réluite, reprit don Quichotte.
Je vous ai déjà prié, seigneur, répondit Sancho, de ne pas me reprendre sur les mots, lorsque vous comprenez ce que je veux dire; quand vous ne me comprenez pas, dites: Sancho, je ne te comprends pas. Si après cela je m'explique mal, alors vous pourrez me reprendre; car je n'ai pas un esprit de contravention et je ne demande pas mieux qu'on m'induise?
Du diable si je te comprends, repartit don Quichotte; que veux-tu dire avec ton esprit de contravention, et ton je veux bien qu'on m'induise?
Un esprit de contravention, répliqua Sancho, cela veux dire un esprit qui est... tout... attendez... tout je ne sais comment, qui n'aime point à être... vous me comprenez bien.
Je te comprends encore moins, dit don Quichotte.
Par ma foi, si vous ne me comprenez pas, je ne sais plus comment parler, reprit Sancho: nous n'avons donc qu'à en rester là.
Ah! si vraiment, je devine, repartit don Quichotte: tu veux dire que tu n'as pas un esprit de contradiction, et que tu es bien aise qu'on t'instruise.
Je gagerais ma vie, reprit Sancho, que vous m'avez compris du premier coup; mais vous prenez plaisir à me faire trébucher à tout bout de champ.
Ce n'était pas mon intention, observa don Quichotte; mais enfin que dit Thérèse?
Thérèse dit qu'il faut que je prenne mes sûretés avec Votre Grâce, que quand l'homme se tait le papier parle; que qui prend bien ses mesures ne se trompe point: qu'un tiens vaut mieux que deux tu l'auras; et moi j'ajoute qu'un conseil de femme n'est pas grand'chose, mais que celui qui ne l'écoute pas est un fou.
C'est aussi mon avis, dit don Quichotte; continue, Sancho, tu parles aujourd'hui comme un livre.
Je dis donc, poursuivit Sancho, et Votre Grâce le sait mieux que moi, je dis donc que nous sommes tous mortels, que l'agneau meurt comme la brebis, et que nul ne peut en cette vie se promettre une heure au delà de celle que Dieu a jugé bon de lui accorder; car la mort est sourde, et lorsqu'elle frappe à notre porte, c'est toujours à grand'hâte, et alors prières, couronnes, sceptres, mitres n'y peuvent rien, comme disent les prédicateurs.
Tout cela est vrai, mais où veux-tu en venir? demanda don Quichotte.
Je veux en venir, répondit Sancho, à ce que Votre Grâce m'alloue des gages fixes, c'est-à-dire, tant par mois, tout le temps que j'aurai l'honneur de la servir, et que ces gages me soient payés sur ses biens. J'aime mieux cela que d'être à merci, parce que les récompenses viennent trop tard ou même jamais, tandis qu'avec des gages, je sais au moins à quoi m'en tenir. Peu ou beaucoup, on est bien aise de savoir ce que l'on gagne; et qui gagne, ne perd point. Malgré cela, s'il arrivait, ce que je ne crois ni n'espère plus, que Votre Grâce vînt à me donner l'île qu'elle m'a promise, je ne suis pas si ingrat ni si exigeant, que je ne consente volontiers à rabattre mes gages sur le montant des revenus de l'île.
A bon chat bon rat, ami Sancho, dit don Quichotte.
Je gage, repartit Sancho, que Votre Grâce a voulu dire qu'un rat est aussi bon qu'un chat; mais qu'importe! puisque vous m'avez compris.
Si bien compris, continua don Quichotte, que j'ai pénétré le fond de ta pensée, et deviné le but où visent les innombrables flèches de tes proverbes. Écoute, Sancho, si dans une seule histoire j'avais pu trouver le plus léger indice de ce que les chevaliers errants donnaient par mois à leurs écuyers, je ne ferais aucune difficulté de condescendre à ton désir; mais je t'affirme qu'après les avoir toutes lues et relues, je n'y ai jamais rencontré rien de semblable. Tout ce que je sais, c'est que les écuyers servaient à merci; seulement à l'heure où ils y pensaient le moins; et si la chance tournait en faveur de leurs maîtres, ils étaient gratifiés de quelque île, ou tout au moins ils attrapaient un titre ou une seigneurie. Si dans cette espérance, mon ami, vous voulez rester à mon service, à la bonne heure; sinon je vous baise les mains; car, croyez-le bien, je n'irai pas pour vos beaux yeux changer les antiques coutumes de la chevalerie errante. Vous n'avez donc qu'à retourner chez vous, et consulter votre Thérèse: si elle trouve bon que vous me serviez dans l'attente des récompenses, ainsi soit-il; si elle ne le veut pas, ni vous non plus, bene quidem, nous n'en serons pas moins bons amis. Tant que le grain ne manquera pas au colombier, le colombier ne manquera point de pigeons. Cependant, je vous avertis que bonne espérance vaut mieux que mauvaise possession, et bonne revendication mieux que mauvais payement. Vous voyez, Sancho, que les proverbes ne me coûtent pas plus qu'à un autre. Je vous parle franchement, si vous n'avez pas envie de me suivre à merci, Dieu vous bénisse et vous sanctifie! quant à moi, je saurai trouver des écuyers plus obéissants, plus empressés, et surtout moins bavards que vous.
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
Devant une si ferme décision de son maître, Sancho sentit ses yeux se couvrir d'un nuage (p. 321).Devant une si ferme décision de son maître, Sancho sentit son cœur défaillir et ses yeux se couvrir d'un nuage; car il s'était persuadé que pour tous les trésors du monde don Quichotte ne partirait pas sans lui. Il en était encore tout interdit, lorsque Samson Carrasco survint avec la nièce et la gouvernante, qui le suivaient, empressées de savoir comment le bachelier parviendrait à détourner leur seigneur de se lancer encore une fois à la recherche des aventures. A peine le bachelier fut-il entré, qu'embrassant les genoux de notre héros: O fleur de la chevalerie errante, s'écria-t-il, lumière resplendissante des armes, honneur et miroir de la vaillante nation espagnole! plaise au Dieu tout-puissant que ceux qui voudraient s'opposer à la généreuse résolution que tu as formée de faire une troisième sortie, ne sachent plus comment sortir du labyrinthe de leurs folles pensées, et ne voient jamais s'accomplir leurs souhaits les plus ardents!
Il est inutile de réciter plus longtemps l'oraison de sainte Apolline, dit-il à la gouvernante; je sais que le ciel, dans ses décrets immuables, a décidé que le seigneur don Quichotte retournerait au grand exercice de la chevalerie errante; je chargerais donc gravement ma conscience si je ne conseillais, que dis-je, si je n'intimais à ce chevalier de faire éclater de nouveau la bonté de son imperturbable cœur et la force de son valeureux bras, qu'il ne peut laisser plus longtemps dans l'inaction, sans tromper l'attente des malheureux, sans faire tort aux orphelins et aux veuves, sans exposer l'honneur des femmes et des filles, dont il est le rempart et l'appui, sans contrevenir à toutes les lois de cet ordre incomparable que Dieu enflamma de son souffle tout-puissant pour la sûreté du genre humain. Courage donc, seigneur don Quichotte! courage! commençons aujourd'hui plutôt que demain; et si quelque chose vous manque pour l'exécution de vos grands desseins, je suis prêt à vous y aider en personne; je tiendrai non-seulement à honneur d'être écuyer de Votre Grâce, mais j'en recevrai encore le titre comme la première et la plus glorieuse fortune du monde.
Eh bien, que t'avais-je dit, reprit Don Quichotte en se tournant vers Sancho; crois-tu maintenant que je manquerai d'écuyer? vois-tu qui s'offre à m'en servir! sais-tu que c'est l'étonnant bachelier Samson Carrasco, le joyeux boute-en-train de l'université de Salamanque? Considère comme il est sain de corps et d'esprit, bien fait de sa personne, et dans la vigueur de l'âge; celui-là sait souffrir le chaud et le froid, la faim et la soif, et, ce qui vaut mieux, il sait se taire; enfin c'est un homme qui possède au plus haut degré toutes les qualités requises chez l'écuyer d'un chevalier errant. A Dieu ne plaise cependant que pour mon intérêt particulier, j'expose ainsi le vase de la science, la colonne des lettres, et la palme des beaux-arts! Que le nouveau Samson reste dans sa patrie dont il est l'honneur et la défense; ne privons pas son vieux père de l'appui de sa vieillesse; et puisque Sancho ne veut pas venir avec moi... j'aime mieux me contenter du premier écuyer venu.
Si fait, si fait, je veux y aller, reprit Sancho tout attendri et les yeux pleins de larmes: il ne sera pas dit que j'aurai faussé compagnie à un homme après avoir mangé son pain. Je ne suis point, Dieu merci, d'une race ingrate, et, dans notre village, tout le monde connaît ceux dont je suis sorti; et puis, je vois à vos actes et plus encore à vos paroles, que vous avez envie de me faire du bien. Si je vous ai demandé des gages, c'était pour complaire à ma femme; car dès qu'elle s'est mis une chose dans la tête, il n'y a pas de maillet qui serre autant les cercles d'une cuve, qu'elle vous serre le bouton pour en venir à ses fins. Mais, après tout, il faut que l'homme soit homme, et puisque je le suis, je le serai dans ma maison comme ailleurs, quand on devrait en enrager. Il n'y a donc plus qu'une chose à faire, c'est que Votre Grâce rédige son testament et son concile, de telle façon qu'il ne se puisse rétorquer; après quoi mettons-nous en chemin, afin que l'âme du seigneur bachelier ne pâtisse pas davantage, car il a dit que sa conscience le pressait de pousser Votre Grâce à faire une troisième sortie. Quant à moi, mon cher maître, je suis prêt à vous suivre jusqu'au bout du monde; et je vous servirai aussi fidèlement, et même mieux qu'aucun des écuyers qui ont jamais servi les chevaliers errants passés, présents et à venir.
Le bachelier ne fut pas médiocrement étonné du discours de Sancho, car bien qu'il connût la première partie de l'histoire de don Quichotte, il ne croyait pas son écuyer aussi plaisant que l'auteur le fait; mais en lui entendant dire un testament et un concile qui ne se puisse rétorquer, au lieu d'un testament et d'un codicille qui ne se puisse révoquer, il crut aisément tout ce qu'il avait lu sur son compte, et il se dit en lui-même qu'après le maître il n'y avait guère de plus grand fou au monde que le serviteur.
Finalement, don Quichotte et Sancho s'embrassèrent, meilleurs amis que jamais; puis, sur l'avis du grand Samson Carrasco, qui était devenu son oracle, notre chevalier arrêta de partir sous trois jours, pendant lesquels il aurait le loisir de se munir des choses nécessaires pour le voyage et de se procurer une salade à visière, décidé qu'il était à en porter désormais une de la sorte. Carrasco s'offrit à lui procurer celle que possédait un de ses amis, l'assurant qu'elle était de bonne trempe, et qu'il suffirait de la dérouiller.
La nièce et la gouvernante, qui attendaient tout autre chose des conseils du bachelier, lui donnèrent mille malédictions: elles s'arrachèrent les cheveux et s'égratignèrent le visage, criant et hurlant, comme si la troisième sortie de don Quichotte eût été un présage de sa mort. Le projet de Carrasco, en lui conseillant de se mettre encore une fois en campagne, était de faire ce qu'on verra dans la suite de cette histoire.
Enfin, pourvus de tout ce qui leur parut nécessaire, Sancho ayant apaisé sa femme, et don Quichotte sa nièce et sa gouvernante, un beau soir, sans témoins, hormis le bachelier, qui voulut les accompagner à demi-lieue, nos deux chercheurs d'aventures prirent le chemin du Toboso, don Quichotte sur Rossinante, et Sancho sur son ancien grison, le bissac bien bourré de provisions de bouche et la bourse garnie d'argent. Carrasco prit congé du chevalier, après l'avoir supplié de lui donner avis de sa bonne ou de sa mauvaise fortune, afin de se réjouir de l'une ou de s'attrister de l'autre, comme le voulait leur amitié. Ils s'embrassèrent; le bachelier reprit le chemin de son village, et don Quichotte continua le sien vers la grande cité du Toboso.
CHAPITRE VIII
DE CE QUI ARRIVA A DON QUICHOTTE ET A SANCHO EN ALLANT VOIR DULCINÉE
Béni soit le Tout-Puissant Allah! s'écrie cid Hamed-Ben-Engeli au commencement de ce chapitre, Allah soit béni! répète-t-il par trois fois! ajoutant que s'il lui adresse ses bénédictions, c'est parce qu'enfin don Quichotte et Sancho sont en campagne, et que désormais vont recommencer les exploits du maître et les facéties de l'écuyer. Il invite en même temps le lecteur à oublier les prouesses passées de notre héros, pour accorder toute son attention à celles qu'il va raconter et qui commencent sur le chemin du Toboso, comme les premières ont commencé dans la plaine de Montiel; et en vérité ce qu'il demande est peu de chose en comparaison de ce qu'il promet. Après quoi il continue de la sorte:
A peine don Quichotte et Sancho venaient-ils de quitter Samson Carrasco, que Rossinante se mit à hennir et le grison à braire; ce que le maître et l'écuyer tinrent à bon signe et regardèrent comme un heureux présage. Toutefois, s'il faut dire la vérité, les soupirs et les braiments de l'âne furent plus prolongés et plus forts que les hennissements du cheval, d'où Sancho conclut que son bonheur devait surpasser celui de son maître, se fondant sur je ne sais quelle astrologie judiciaire dont il avait sans doute connaissance, quoique l'histoire n'en parle pas. Seulement on lui avait entendu dire que lorsqu'il trébuchait ou tombait, il eût voulu n'être pas sorti de sa maison, parce que trébucher et tomber signifiait, selon lui, souliers rompus, ou côtes brisées; et par ma foi, tout simple qu'il était, il faut convenir qu'il avait raison.
Ami Sancho, dit don Quichotte, plus nous marchons, plus la nuit avance, et bientôt elle sera si obscure, que nous ne pourrons apercevoir le Toboso; et pourtant c'est là que j'ai résolu de me rendre avant d'entreprendre aucune aventure. Là je demanderai à la sans pareille Dulcinée son agrément et sa bénédiction, et dès qu'elle m'aura accordé l'un et l'autre, j'espère et je suis même assuré de mener à bonne fin toute périlleuse prouesse, car rien n'exalte et ne fortifie le cœur d'un chevalier errant comme de se savoir protégé par sa dame.
Je le crois aussi, répondit Sancho; mais il me semble qu'il sera bien difficile à Votre Grâce de lui parler et de recevoir sa bénédiction, à moins cependant qu'elle ne vous la jette par-dessus le mur de la basse-cour où je la vis la première fois quand je lui portai votre lettre avec le détail des extravagances que vous faisiez pour elle au fond de la Sierra-Morena.
Un mur de basse-cour! s'écria don Quichotte. Quoi! c'est là que tu t'imagines avoir vu cet astre de beauté! Tu te trompes grandement, mon ami; ce ne pouvait être que sur quelque balcon doré ou sous le riche vestibule de quelque somptueux palais.
C'est possible, répondit Sancho; mais à moi, si je m'en souviens bien, cela m'a semblé le mur d'une basse-cour.
Quoi qu'il en soit, allons-y, reprit don Quichotte, et pourvu que je voie Dulcinée, peu m'importe que ce soit par-dessus le mur d'une basse-cour ou à travers la grille d'un jardin, car de quelque endroit que m'arrive le moindre rayon de sa beauté, il éclairera mon entendement et fortifiera mon cœur de telle sorte que je deviendrai sans égal pour l'esprit et pour la vaillance.
Par ma foi, seigneur, dit Sancho, quand je vis ce soleil de madame Dulcinée, il n'était pas assez brillant pour jeter aucun rayon. Mais cela vient sans doute de ce qu'étant à cribler le grain que je vous ai dit, la poussière épaisse qui en sortait élevait devant elle un nuage qui m'empêchait de la voir.
Est-il possible, Sancho, reprit don Quichotte, que tu persistes encore à croire et à soutenir que Dulcinée criblait du grain, quand tu sais combien une semblable occupation est indigne d'une personne de son mérite et de sa qualité! As-tu donc oublié ces vers dans lesquels notre grand poëte[78] dépeint les ouvrages délicats dont s'occupaient, au fond de leur palais de cristal, ces nymphes qui, sortant des profondeurs du Tage, allaient souvent s'asseoir dans une verte prairie pour travailler à de riches étoffes toutes de perles, d'or et de soie? Eh bien, telle devait être l'occupation de Dulcinée quand tu la vis, à moins cependant que quelque maudit enchanteur, par une de ces transformations qu'ils ont toujours à leurs ordres, ne t'ait donné le change et jeté dans l'erreur. Aussi je crains bien que l'histoire de mes prouesses (qui circule imprimée, dit-on), si elle a pour auteur un de ces mécréants, contienne fort peu de vérités mêlées à beaucoup de mensonges. O envie! source de tous les maux, ver rongeur de toutes les vertus! Les autres vices, Sancho, ont encore, malgré leur laideur, je ne sais quel charme, mais l'envie ne traîne après elle que désordres, ressentiments et fureurs!
Voilà justement ce que je pense, dit Sancho: aussi je gage que dans ce livre, dont a parlé le bachelier Carrasco, je suis arrangé de la bonne façon, et que mon honneur y va roulant de çà, de là, battant les murs comme une voiture disloquée; et pourtant, je le jure par l'âme des Panza, je n'ai de ma vie médit d'aucun enchanteur, et je ne suis pas assez riche pour faire des jaloux. Ce qu'on peut me reprocher, c'est d'avoir un petit grain de coquinerie et de dire trop souvent ce qui me vient au bout de la langue; mais, après tout, je suis plus simple que méchant, et quand je n'aurais pour moi que de croire sincèrement et fermement à tout ce que croit et enseigne la sainte Église catholique romaine, et d'être, comme je le suis, ennemi mortel des Juifs, les historiens devraient m'en tenir compte et m'épargner dans leurs écrits. Au reste, puisque je n'y peux rien, et que me voilà mis en livre, qu'ils disent ce qu'ils voudront; je m'en soucie comme d'une figue, et je ne donnerais pas un maravédis pour les en empêcher.